1« On a pu dégager une doctrine faisant du fantasme une phrase qui aurait la place éminente d’un axiome unique dans la structure du sujet, c’est-à-dire d’un point fixe ou d’un centre de gravité qui supporterait l’ensemble de cette structure. Il s’agirait d’une constante déterminant la vie du sujet, d’une loi singulière du désir donnant le chiffre de son destin [...].
2Cette doctrine, si forte et si séduisante par sa simplicité, s’est-elle vérifiée cliniquement ? Oui et non. Oui dans certains cas, j’en donne ci-dessous un exemple - je ne pense pas cependant qu’elle est universalisable à tous. Non quand on considère les excès des années 90 auxquels a conduit la croyance qu’il suffirait de trouver “la” formule du fantasme d’un sujet pour dénouer ses symptômes et terminer son analyse. Cela s’est bien évidemment avéré une impasse, car il ne suffit pas de nommer la jouissance du symptôme pour le résoudre. Il s’agissait en fait d’un retour à une théorie insuffisante du symptôme comme métaphore qui se déferait sans reste par une interprétation. Surtout, la fin de chaque analyse se trouvait subordonnée à une théorie posée à l’avance, en contradiction expresse avec les avertissements de Freud quant au maintien de la place nécessaire de non-savoir de l’analyste face à un nouveau cas. Le résultat de ces simplifications abusives a été sensible dans la réduction d’une part de la clinique à des vignettes stéréotypées et, en réaction, au rejet, par d’autres analystes, de toute clinique, ce qui est théoriquement insoutenable » (p. 43).
3Ces quelques lignes illustrent bien la démarche théorique de Geneviève Morel qui compte parmi ces défricheurs travaillant dur et qui ouvrent de nouveaux horizons tout en restant à leur place et au risque du non-savoir. Car il y a d’une part l’effort consistant à travailler inlassablement le concept, à le situer, à en refaire l’histoire et le parcours, à en éprouver la valeur clinique dans la cure (et pas ailleurs, loin de la glose par exemple) et qui aboutit à repérer les ouvertures et les impasses auxquels il a pu conduire. Il s’agit dans cet essai de reprendre le « sinthome sexuel » de Lacan pour l’affiner si besoin. Et puis il y a d’autre part l’exigence de se maintenir toujours « à la place nécessaire du non-savoir de l’analyste face à un nouveau cas ».
4Cette manière de faire, on l’a compris, est constamment sous-tendue par une grande rigueur et un souci de rendre compte et de partager l’expérience de la psychanalyse avec une honnêteté intellectuelle indéniable à chaque moment de lecture.
5Le résultat de ce travail exigeant est un livre aussi ardu que vivifiant et captivant : l’élaboration théorique de la psychanalyse, lorsqu’elle ne se prend pas à égrener des généralités psychologiques pour on ne sait quel lecteur, permet vraiment de penser ce qui se passe sur le divan du psychanalyste. La clinique y prend alors une grande place et un tour à chaque fois inédit : le cas ne « tombe » pas sous le concept, bien au contraire, c’est sa restitution qui laisse entendre la théorie avec la justesse et la précision de la première intuition mais aussi avec ses nombreuses imperfections qui font entrevoir d’autres élaborations à venir, pour plus tard.
6Ce livre qui se lit très lentement, parce qu’il est difficile et qu’il oblige à réfléchir intensément, est un essai travaillé par la clinique. Les nombreuses recensions de cures ou de « passes », suffisamment longues et circonstanciées pour qu’on y entende des parcours de vie, résonnent longtemps et donnent matière à de nouvelles intuitions théoriques.
7Geneviève Morel déplie une thèse passionnante qui reprend et prolonge ce que Lacan a nommé le sinthome à partir de Joyce, cette fonction du symptôme qui soutient le sujet devant le risque de la « folie », qui rattrape ce qui fuit, qui corrige ce qui est mal ficelé et ne tient pas dans son rapport au monde. La cure psychanalytique vient réduire le côté pathologique et trop contraignant du symptôme, le modifie, « mais ne le supprime pas dans sa fonction » (p. 15). Conçu ainsi, le symptôme, désormais baptisé sinthome, se laisse entendre dans son inventivité au service d’une séparation autrement impossible d’avec la mère.
8Cette thèse est patiemment développée tout au long de l’ouvrage depuis son socle théorique avec la reprise minutieuse des élaborations de Lacan sur le thème, et en particulier dans son séminaire sur Joyce, jusqu’aux nombreux et très prenants récits de cure où s’entend la créativité du sinthome.
9Elle sera amplifiée avec une réflexion sur le « prolongement du symptôme », repérable chez les enfants qui réussissent à aller plus loin (ou pas) que les symptômes de leurs parents, à pousser plus avant, à leur tour, un sinthome. Pris entre sa propre interprétation du désir de ses parents et la réponse qu’il y apporte, l’enfant crée du symptôme, comme « un fardeau qui [le] leste pour vivre, qui [l’] empêche d’errer, qui devient paradoxalement une sorte de support ». Or le désir des parents pour leur enfant est nourri par leurs symptômes, et c’est pourquoi Geneviève Morel peut écrire que les enfants « prolongent » les symptômes de leurs parents, et s’en séparent ainsi. Ajoutons ici tout à fait sérieusement qu’ils peuvent en être fiers, et ce serait une manière de lever un peu la culpabilité qui les taraude si souvent à l’idée d’avoir transmis leurs symptômes à leurs enfants. L’idée sera aussi développée grâce à l’expérience de « passeur » à l’École freudienne de l’auteure : dans les récits de « passants » qu’elle relate, on retrouve également cette idée de prolongement du symptôme, de l’analyste par son analysant cette fois, lorsqu’il devient à son tour psychanalyste par exemple.
10La question de l’identité sexuelle est aussi travaillée à partir de Gide cette fois par Geneviève Morel avec le même outil. On peut penser avec elle que le sinthome ouvre à l’identité sexuelle autrement que la simple identification, notamment dans toutes les situations, et Dieu sait si elles sont nombreuses, marquées par l’ambiguïté de l’assignation sexuelle. Là encore, et l’auteure insiste, « la variété des sinthomes est étonnante : on y trouve toujours une large part d’invention et de création qui excède largement l’identification […]. Ces sinthomes, profondément singuliers et originaux, forment une collection d’œuvres d’art: on peut les mettre en série, mais ils ne forment pas pour autant une classe d’objets identifiables les uns aux autres. Autant de sujets, autant de sinthomes » (p. 33).
11Mais cet « essai sur le sinthome sexuel » dit aussi quelque chose de plus que cette magistrale analyse d’un concept lacanien qu’il fallait reconstruire pour le faire entendre dans toute son ampleur. C’est son titre, son nom, qui nous en donne la plus belle des indications : « la loi de la mère ».
12Faites vous-mêmes l’expérience : achetez ce livre, emportez-le avec vous où vous voulez, posez-le sur une table, illustration de Médée furieuse d’Eugène Delacroix sur le dessus - c’est ce que devrait faire d’ailleurs tout libraire averti - et vous verrez vite que c’est de la psychanalyse que vous aviez emportée avec vous. La loi de la mère ? Est-ce dire que la loi vient de la mère, qu’elle y trouve son origine ? Est-ce dire qu’à côté de la loi du père qu’on connaît, qu’on aime et qu’on révère, il y aurait aussi une loi de la mère ? Aucune de ces questions mal venues ne résistera bien longtemps ; « la loi de la mère », c’est un titre qui parle et qu’on reconnaît.
13La loi de la mère, écrit Geneviève Morel, ce sont tous ces signifiants équivoques venus de notre mère et que nous devons, comme nous le pouvons, interpréter : « Encore infans nous sommes confrontés à la jouissance de notre mère. Pour ne pas nous y perdre nous devons nous séparer de ce qui s’en impose à nous avec la force d’une loi, d’une loi singulière et folle qui fait de nous des “assujets”. Or, se séparer de “la loi de la mère” est coûteux : nous fabriquons des symptômes séparateurs qui sont en fait l’enveloppe de la seule loi universelle que reconnaît la psychanalyse, l’interdit de l’inceste. Si ne pas se séparer de la mère constituerait certes une pathologie gravissime de la loi, le symptôme qui nous en sépare en est une autre, mais nécessaire et inévitable. »
14C’est cette pensée qui nous parle à travers ce titre, une pensée qui n’est pas « au service du père » [1] et qui embrasse nos existences. Désencombré de ce pseudo-savoir venu d’une certaine psychanalyse qui singe les autres disciplines [2], un nouveau champ s’ouvre alors sous le fatum de lalangue maternelle, trop obscur ou trop accepté, et qu’on n’allait pas voir. C’est ce champ-là que la psychanalyste Geneviève Morel explore.