Notes
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[1]
Singer (I. B.), Passions, Paris, Stock, 1980, p. 49-71.
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[2]
Hassidisme : mouvement socioreligieux populaire, d’inspiration mystique et piétiste, qui se développa en Pologne à partir de 1740. Les Hassidim accordaient au sentiment religieux, à la joie et à la ferveur de la prière une importance infiniment plus grande qu’à la connaissance et à la pratique de la Loi. Le mouvement fut fondé par Baal Chem Tov.
-
[3]
Singer (I. B.), Passions, op. cit., p. 54.
-
[4]
Singer (I. B.), Passions, op. cit., p. 57.
-
[5]
Leclaire (S.), Écrits pour la psychanalyse, tome 1, chapitre « Esquisse d’une théorie psychanalytique de la différence des sexes », Paris, Seuil, 1998, p. 219-274.
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[6]
Israël (L.), Boiter n’est pas pécher, Paris, Denoël, 1989, 314 p.
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[7]
Singer (I. B.), Passions, op. cit., p. 61.
1Se risquer à écrire sur le thème du rire dans une revue qui se nomme Che vuoi ? me conduit à relancer la question du vouloir supposé.
2De Freud à Lacan, il y a une continuité et un débat répétitif avec la question « que veut une femme ? » Que veux-tu ? Cette question ne serait-elle pas plutôt celle des hommes ? Et une femme pourrait leur répondre qu’ils cessent enfin de la lui poser. Mais voilà, ce serait encore du malentendu et la catastrophe, via la répétition perpétuelle, la perpète.
3Je préfère l’humour et son pas de côté, cet à-côté qui ouvre de l’ailleurs, et me souviens avec jubilation joyeuse de la lecture d’une nouvelle d’Isaac Bashevis Singer, L’admiratrice [1].
4Isaac Bashevis Singer, écrivain juif américain, originaire de Pologne, prix Nobel de Littérature, est l’auteur de nombreux romans et de nouvelles. Il est issu d’une famille juive installée depuis des années sur le bord de la Vistule. Sa mère était fille de rabbin, et son père, Pinkas, lui-même rabbin, descendait de Baal Chem Tov, le fondateur de l’hassidisme [2]. Dans cette famille ultra orthodoxe, on est rabbin de père en fils depuis au moins sept générations. Joshua, le frère aîné d’Isaac, va rompre avec la tradition et quitter très tôt la maison familiale. En rupture avec la tradition du judaïsme, il fera le choix de la littérature en écrivant des romans.
5Isaac suivra ses traces d’émancipation et prendra le chemin de l’exil en le rejoignant en 1935 à New York. Leur sœur Hindele Esther deviendra écrivain aussi et traductrice. D’une langue à l’autre, elle se fera remarquer pour ses traductions de Dickens et de Shaw en yiddish. Mais pour elle, le mouvement d’émancipation se clôturera dans le drame ; écrasée par les modèles culturels réservés à la condition féminine de l’époque, elle en tombera malade. Hindele Esther basculera dans la persécution et souffrira de graves crises épileptiques. Bien qu’Isaac ait de l’affection pour sa sœur, voire même qu’il admire son talent, sa relation à elle restera teintée d’ambivalence, il ne l’aidera pas quand il aurait pu réellement le faire. Nous pouvons lire ce passage dans lequel l’écrivain nous dit : « Elisabeth Abigail ressemblait un peu à ma sœur. Étant donné qu’elle descendait d’une lignée de Rabbis de Klendev, il n’était pas impossible que nous fussions apparentés. » [3]
6Revenons à la lecture de L’admiratrice. Elisabeth Abigail, dite l’admiratrice, après lui avoir écrit une longue lettre d’éloges est venue rencontrer un célèbre écrivain new-yorkais, un double parmi d’autres d’Isaac Bashevis Singer qui avait l’habitude lui-même de s’entourer d’admirateurs, la plupart des femmes, pour l’aider dans ses travaux. Mais ils sont surtout là pour le rassurer, mettre en place une assurance narcissique qui le protège de ses angoisses.
7Dès le début du récit, la rencontre se transforme en tentatives avortées, le rendez-vous ne peut avoir lieu à cause d’une mauvaise adresse, d’un appel téléphonique coupé par manque de jeton, et ainsi de suite… L’admiratrice n’est jamais là où il l’attend. En quelques heures à peine, dans un déchaînement de ratages et d’imprévus, elle fera irruption comme élément perturbateur et bouleversera de fond en comble la vie paisible de l’écrivain.
8Tout de même, après les premières tentatives ratées, la rencontre peut enfin avoir lieu. Elisabeth Abigail commence à lui confier ses rêveries et fantasmes. « Maintenant que vous semblez avoir ouvert, pour ainsi dire, une source qui était restée fermée au plus profond de moi-même, je vous dirai autre chose. Depuis que j’ai commencé à vous lire, vous êtes devenu l’amant de mes rêveries, vous avez chassé tous les autres. » [4]
9Cette fois-ci, c’est un appel téléphonique du mari qui vient troubler l’entretien. Autre appel au transfert, celui d’Olivier Leslie de Solar qui est désireux de prévenir l’écrivain des risques par lui encourus. Il taxe sa femme d’hystérique, de sorcière et l’accuse de le rendre impuissant. Et tout cela avec un ton d’expert, bien suffisant quant à son savoir, un tant soit peu condescendant, qui fait écho au malaise actuel où foisonnent les experts de tous genres. Taxer d’une femme d’hystérique impliquerait qu’il faudrait la faire soigner parce qu’elle ne se plie pas au désir de l’homme ? Effacement de l’autre sexe et fixité des fantasmes masculins, voire bascule dans la paranoïa ?
10C’est un homme psychanalyste, Serge Leclaire, qui écrira : « Je pense que Freud, en découvrant la psychanalyse avec les hystériques, a fait une tentative pour entendre comment une femme pouvait quand même parler dans la société viennoise. L’effet a été la construction de la psychanalyse et sa théorisation, mais il me semble qu’il n’a exploré qu’une petite partie du territoire qu’il a découvert : celui de la névrose, c’est-à-dire de l’obsessionnalité. Je crois que c’est vrai qu’il n’y a qu’une névrose, la névrose obsessionnelle […] et que la construction de la notion de névrose hystérique n’est qu’un effet en retour de ce qui a été vraiment exploré, mais laisse tout à fait en suspend ce qui lui a permis de découvrir la psychanalyse, à savoir la question du désir d’une femme. » [5]
11Continuons de ce pas à lire la nouvelle d’Isaac Bashevis Singer. Olivier Leslie de Solar, le mari, reproche à sa femme de ne pas se conduire comme le modèle d’une mère avec son enfant, le sien qu’il a eu lors d’un premier mariage. Au cours de cet entretien, passablement dérangé par les appels du mari avec la complicité de la mère qui s’est mise à son tour à appeler l’écrivain, nous apprenons qu’Elisabeth Abigail de Solar est encore vierge et n’a pas de sexualité. Assignée aux rôles de fille docile et d’épouse sainte, entre prison et exil, elle est enfermée dans une impasse !
12Voilà notre écrivain placé dans une position de supposé savoir dans les transferts qui lui sont adressés. Position qui nous rappelle celle de l’analyste, appel aux transferts. Voilà Elisabeth Abigail de Solar réduite à un cas, étiquetée d’hystérique et de folle qui ne sait pas ce qu’elle dit. Elle n’a qu’une voie de secours : mimer la persécution ou la crise d’épilepsie. Du rôle au drôle, avec ses résonances étranges, comme l’étrangeté de l’autre sexe, l’humour qui se développe tout le long de cette fiction a pour effet de déstabiliser la fixité des positions narcissiques et la rigidité du savoir. La drôle-rie déconcerte, désoriente et laisse cours à l’agressivité. La pulsion agressive, qui libère de l’emprise du même, délie les identifications phalliques et donne accès au réel du vivant. Ce réel donne du bord à la jouissance et en particulier la jouissance du tragique qui se loge dans la fin d’une analyse.
13La jeune femme n’est jamais là où l’écrivain l’attend, la rupture avec l’échange symétrique fait ouverture au non-savoir, au hors-sens que représente l’altérité de l’autre sexe. Altérité qui ne se laisse pas enfermer dans un modèle et laisse une chance au désir d’une femme. Une femme n’est pas toute prise dans la question de l’avoir, ce qui la situe pas-toute du côté phallique.
14L’écrivain est perdu, une place est perdue, il a perdu ses repères et son savoir. Rupture d’un système de croyances : se déconstruit le sérieux de la position de maîtrise, se désarrime la pesanteur du sérieux qui est l’affaire du moi, se démantèle le tragique qui donne toute la place au succès de la fonction paternelle.
15Instants jubilatoires de déprise, d’affranchissement de la soumission aux identifications associées aux affects socialisés comme la honte et la culpabilité. Le rire est un affect qui laisse les traces d’un passage. Passage qui suppose l’existence et la présence d’un autre. Rencontre avec l’autre où s’accomplissent des instants de liberté au service du réel, de l’actuel.
16Je dirais que le gai rire qui se met en jeu dans la relation analytique vient reposer la question de la fin d’une analyse et de celle de l’analyste. Bien qu’il soit difficile de définir ce qu’est une fin d’analyse et la fin d’un transfert, il est essentiel que l’analyste-analysant ait le goût de jouer et se soit dépris de l’idéologie analytique qui privilégie le signifiant au détriment de tout affect. L’analyste, figé dans la position de l’Autre supposé savoir, risque de se laisser enfermer avec l’analysant dans une impasse, et de tourner en rond. À côté et au-delà de la question « que veut une femme ? », de l’inquiétante étrangeté, de la non-réponse qui reconduit la déception et le transfert à perpétuité, le rire de l’humour vient témoigner avec tact du manque, il apprend le manque à être nécessaire pour se dégager du ravage haineux attaché à des moments de désupposition au savoir. Limites de l’analyste et celles de l’analyse qui creusent l’espace futur de la séparation.
17« Il n’y a d’analyse que si l’analysant peut se détacher de l’analyste et s’en détache parce qu’il a constaté ou découvert que l’analyste en question peut aussi bien prêter à rire que lui-même. » [6]
18En lisant la fin de la nouvelle d’Isaac Bashevis Singer et en évoquant la fin d’une analyse, je me suis posée la question de ce qui différencie la position de l’analyste de celle de l’écrivain. Ils ont chacun affaire avec l’objet a, un objet perdu et cause du désir, mais le rapport à l’objet n’est pas le même.
19La nouvelle se termine sur le constat d’un malentendu, il y a eu erreur sur la personne. Mascarade féminine, bas les masques. « C’était comme si elle venait d’ôter un masque porté depuis trop longtemps et était, en une fraction de seconde, devenue quelqu’un d’autre – juvénile et malicieuse. » [7]
20L’écrivain, troublé par Elisabeth Abigail, tente de se défendre de ce qu’il peut ressentir pour elle. Les portes claquent, il se retrouve sur le palier de son propre appartement, sans clé, ne pouvant plus rentrer chez lui, tandis qu’Elisabeth Abigail se retrouve seule, enfermée à l’attendre. Ce passage me ramène au commencement de la psychanalyse, à la rencontre entre un homme et une femme, de Breuer et d’Anna O. Breuer prendra la fuite et laissera en plan Anna O.
21Dans L’admiratrice, la fille et la mère se retrouvent seules face à face, la fille lui envoie une flopée d’injures, ça fait flop, elles ne décolèrent pas, impossible de se décoller. C’est ainsi qu’Elisabeth Abigail claque la porte et sort précipitamment de la vie de l’écrivain, il ne la reverra jamais. Rupture du transfert.
22L’objet cause du désir de l’écrivain n’est jamais perdu et toujours retrouvé puisqu’un nouvel admirateur, Jeffrey Lifshitz, l’appelle pour le rencontrer. L’écriture de la fiction se situerait du côté de la répétition, de la rencontre manquée avec le réel, ce qui ne cesse pas de s’écrire. Il y a eu erreur et l’erreur sera reconduite. L’écrivain ne chutera pas de sa position supposé savoir et continuera à produire des admirateurs.
23La position analytique produit l’arrêt du jeu de la fiction, conclut la série sans fin des rencontres manquées, deuil d’une fiction et fin des transferts. La fin d’une analyse qui passe par le savoir du réel, la reconnaissance de l’impossible, ne se fait pas sans humour.
Notes
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[1]
Singer (I. B.), Passions, Paris, Stock, 1980, p. 49-71.
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[2]
Hassidisme : mouvement socioreligieux populaire, d’inspiration mystique et piétiste, qui se développa en Pologne à partir de 1740. Les Hassidim accordaient au sentiment religieux, à la joie et à la ferveur de la prière une importance infiniment plus grande qu’à la connaissance et à la pratique de la Loi. Le mouvement fut fondé par Baal Chem Tov.
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[3]
Singer (I. B.), Passions, op. cit., p. 54.
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[4]
Singer (I. B.), Passions, op. cit., p. 57.
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[5]
Leclaire (S.), Écrits pour la psychanalyse, tome 1, chapitre « Esquisse d’une théorie psychanalytique de la différence des sexes », Paris, Seuil, 1998, p. 219-274.
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[6]
Israël (L.), Boiter n’est pas pécher, Paris, Denoël, 1989, 314 p.
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[7]
Singer (I. B.), Passions, op. cit., p. 61.