1L’humour, c’est un art de la chute.
2Celui qui raconte une histoire humoristique conduit son histoire jusqu’à ce qu’on appelle justement la chute, mais son art est précisément de faire de cet instant de la chute l’instant même du rebond, à travers l’éclat de rire qu’elle produit, dont l’effet est de renverser la situation, notamment en mettant les rieurs du côté de la victime.
3À ce titre, l’acte d’humour consiste à s’intéresser à ce qui est tombé au plus bas, à aller le ramasser en quelque sorte, pour le faire rebondir, pour provoquer des rebondissements, pour relancer la question.
Aller à la ramasse
4Le mot ramasser est intéressant pour notre propos, en tant qu’il véhicule de forts paradoxes. Ramasser une pelle, se ramasser, ça signifie tomber, se casser la figure. On parle aussi d’aller à la ramasse pour évoquer la confrontation à une situation calamiteuse, peu glorieuse. D’un athlète qui a fait une mauvaise performance, d’une équipe qui a subi une cuisante défaite, on dit qu’ils sont allés à la ramasse. Mais le verbe ramasser peut aussi signifier tout autre chose : ramasser, c’est aussi recueillir, ramasser ce qui est tombé. Dans ramasser, il y a l’idée d’un recueil qui rassemble, qui rassemble ce ou celui qui s’était dispersé dans sa chute.
5Cette tension entre se ramasser au sens de chuter et ramasser au sens de recueillir pourrait-elle s’entendre autrement si on y repérait les deux temps d’un seul acte : saisir l’occasion de la chute (temps 1), pour, touchant le fond et y prenant appui, surmonter l’effondrement et le morcellement, en produisant un mouvement de recueil, de rassemblement (temps 2) ? Tomber, mourir presque, pour reprendre contact avec des énergies neuves, un sang nouveau, les re-susciter en quelque sorte ? Ou aller les chercher plus loin, plus profond ? Ne dit-on pas que le meilleur vin est celui des années de sécheresse ? Ces années-là, la vigne réplique à la sécheresse en allant chercher beaucoup plus profond dans le sol son aliment et le vin s’en trouve enrichi. Une aridité féconde en quelque sorte, un désert fertile.
6Bien des histoires comiques sont suscitées par cette dialectique, cette tension dynamique. Elles nous présentent une situation catastrophique, par exemple un être malmené, humilié, pour mieux le faire surgir du lieu où il a été mis au plus bas, plus bas que terre comme on dit parfois, pour le faire surgir du lieu de l’humiliation, afin qu’il reprenne corps et place, afin qu’il se réapproprie une force, une énergie en risque de lui être confisquées.
Faire quelque chose avec le rien
7La capacité humoristique à rebondir dans l’adversité ou face à la catastrophe relève d’un certain traitement de l’angoisse, angoisse qui peut se présenter sous différents visages : angoisse de l’échec, angoisse de la gaffe, angoisse du vide, angoisse du rien, angoisse d’être réduit à rien, d’être devenu rien. Or, entrer dans une disposition humoristique, n’est-ce pas précisément apprendre à savoir y faire avec ce rien, avec cette angoisse du rien ? Je dis bien savoir y faire avec et non pas savoir faire avec. Faire avec, c’est se résigner. Comme on dit parfois pour se consoler : contre mauvaise fortune bon cœur. C’est gentil, mais ça ne va pas très loin, ça ne porte pas vraiment à conséquence.
8Savoir y faire avec, c’est tout autre chose. Cela implique un pas de côté radical, une traversée en quelque sorte, une traversée du vide, une traversée du rien, chose qui, après tout, n’est peut-être pas si difficile, si l’on en croit Raymond Devos dans Matière à rire, dans son fameux discours Parler pour ne rien dire [1] :
9« Mais, me direz-vous, si on parle pour ne rien dire, de quoi allons-nous parler ?
10Eh bien, de rien ! de rien !
11Car rien… ce n’est pas rien !
12La preuve.
13C’est qu’on peut le soustraire.
14Exemple :
15Rien moins rien = moins que rien !
16Si l’on peut trouver moins que rien, c’est que rien vaut déjà quelque chose.
17On peut acheter quelque chose avec rien,
18En le multipliant !
19Une fois rien… c’est rien !
20Deux fois rien… ce n’est pas beaucoup !
21Mais trois fois rien… Pour trois fois rien, on peut déjà acheter quelque chose… et pour pas cher. »
22L’acte humoristique, serait-ce cela ? Serait-ce ce pas de côté-là : plutôt que de gémir sur le rien, plutôt que de gémir de n’être rien, plutôt que de jouir de gémir, apprendre à y faire avec ce rien, apprendre à le transformer, à faire avec ce rien quelques emplettes, à fabriquer avec ce rien quelque facétie, quelque facétie qui appelle un rire, ou parfois, un simple sourire ?
23Avoir suffisamment compassion de soi-même pour sourire à l’adversité et prendre en charge en en riant, ce qui, en soi ou dans le monde, dans l’adversité, est en souffrance.
Prendre en charge, en ayant l’air de se moquer
24L’humour, serait-ce une manière de prendre soin, prendre soin de ce qui, en soi ou dans le monde, est en souffrance, est en attente, en attente d’une main tendue, d’une parole tendue, tendue notamment dans sa polysémie, dans le pas de côté de sa polysémie, terreau du double sens, de la redistribution du sens ?
25L’acte d’humour, à ce titre, est une certaine manière d’être au monde, de venir au monde, d’y venir d’une manière renouvelée. L’acte d’humour, c’est une manière renouvelée d’habiter le monde, ce monde, ce monde qu’on appelle parfois l’ici-bas, ce bas monde, une manière malgré tout de ne pas lui faire la gueule, une manière paradoxale, en ayant l’air de se moquer, de tenter, malgré tout, de l’aimer.
26Beaucoup de choses dans l’ici-bas vont mal, beaucoup de choses pâtissent, parfois s’effondrent, gisent à terre, au tapis en quelque sorte. L’acte d’humour tente de prendre en charge précisément cela : ce qui dans le monde, et aussi en soi, est en souffrance, pâtit et s’effondre, gît par terre, mis au tapis, knock out. L’acte d’humour concerne donc la question de la chute, la chute qui ne cesse de survenir, depuis toujours, et pour toujours, la chute de tout ce qui gît au sol, épars, abattu, humilié, exsangue, au-delà du principe de plaisir en quelque sorte, bien au-delà.
Une folle re-création du monde
27« À chaque effondrement des preuves, écrit René Char, le poète répond par une salve d’avenir. »
28À ce titre, l’acte d’humour est aussi un acte poétique, un acte de transformation, voire de re-création, du monde. Un acte fou aussi : l’acte fou qui consiste à faire objection, à faire objection à la chute entendue comme désastre, comme anéantissement, l’acte fou de porter un autre regard sur la chute. Ici encore, Raymond Devos peut nous servir de guide. Ne nous enseigne-t-il pas dans cette folle histoire qu’il a intitulée Le savoir choir [2] :
« Les gens ne savent plus choir !Ils s’imaginent que choir, c’est déchoir.Choir n’est pas déchoir !Un homme qui a chu n’est pas déchu…À condition qu’il choie bien !Comme disait mon père,- Où que tu chois, chois bien !Parce que mon père savait ce que c’était que de choir… »
30De fait, le père de Raymond Devos savait ce que c’était que de choir, et lui-même savait ce que c’est qu’être confronté à l’effondrement du père. Dans un entretien télévisé, peu de temps avant sa mort, il avait livré au public ce point d’histoire familiale : son père, qui dirigeait une entreprise, alors qu’il était enfant, avait fait faillite. Le père, ne pouvant plus payer les frais de scolarité, il avait été mis dans l’obligation de retirer ses fils de l’établissement scolaire privé où ils étaient inscrits. Devos, dans son récit, laissait entendre son humiliation d’enfant.
31Mais, il n’en est pas resté là. Il a su y faire avec la chute du père et son humiliation. De l’effondrement du père, il a su faire matière à rire et nous montrer comment, quand on choit, il n’y a pas lieu d’en faire un drame. Il suffit, s’abandonnant au mouvement de la chute, se retrouvant le cul par terre, et ayant donc, paradoxalement retrouvé un appui, de se ramasser et de rebondir, fut-ce dans une facétie. L’acte d’humour ici consiste à faire sol avec la langue, à faire de la langue le lieu de la chute et du rebondissement. Cet acte produit un petit miracle : la chute, qui aurait pu faire honte, devient la source même de l’éclat de rire qui emporte cette honte, la transmute, comme elle transmute le regard du spectateur-auditeur ébahi, bluffé.
32Ici, l’humoriste se fait poète et artiste. Partant d’une blessure, il parvient à la transformer et à créer du beau, s’inscrivant dans une démarche de transmutation si bien décrite par Jean Genet au début du recueil L’atelier d’Alberto Giacometti [3] :
33« Il n’est à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun […].
34L’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine. »
35Mais la beauté de l’acte de l’humoriste ne s’inscrit pas dans un tableau ou une sculpture, dans une œuvre en dur et qui dure. Elle relève de l’éphémère : d’un mot, d’une phrase projetée et qui, l’espace d’un fugitif instant, sidère et illumine, jusqu’à faire éclater… de rire.