Notes
-
[1]
Lacan (J.), « La chose freudienne », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
-
[2]
Ce tableau est visible aujourd’hui au Musée d’Orsay. Dans un roman récent de S. Rezvani, intitulé L’origine du monde, un nain cleptomane projette de dérober le tableau non pour le revendre mais pour le retoucher : « Jusqu’à ce que je réussisse à faire rentrer dans son espace […] la femme entière. » Il se justifie ainsi : « Par cette fragmentation provocatrice, par cette volonté d’isoler ce sexe de l’ensemble du corps humain, Courbet a réussi à permuter d’une manière radicale Origine et Fin du Monde, ouvrant innocemment la voie à toute la peinture chirurgicale qui caractérise notre époque – oui, ce siècle épouvantable au cours duquel le corps humain, au préalable désacralisé par ses artistes, a été l’objet de toutes les mutilations, de toutes les expériences » (S. Rezvani, L’origine du monde, Arles, Actes Sud, 2000).
-
[3]
Diane, dans la mythologie romaine, et Artémis, son homologue grecque, sont les déesses traditionnellement protectrices de la vie féminine, de l’accouchement et de la petite enfance. Leurs territoires se situent dans les confins, les bois, les marais, aux limites des terres cultivées et de l’espace sauvage, lieux des initiations féminines. En Grèce, les jeunes filles, avant le mariage, dédiaient leurs jouets et leurs ceintures à Artémis. Déesses vierges, elles sont gardiennes de la séparation entre monde civilisé et espace sauvage, Nature et Culture, et punissent durement toute tentative d’effacer la distinction des deux domaines à tous les niveaux de la vie humaine : chasse, guerre, politique ou vie sexuelle.
-
[4]
Pierre Vidal-Naquet, dans Chasse et sacrifice dans l’Orestie d’Achille, présente la chasse comme l’expression du passage de la nature à la culture, à l’instar de la guerre. La chasse est liée aux rites sacrificiels, de manière à la fois complémentaire et opposée, car tous deux sont des actes culinaires (nourrir les hommes ou les dieux). L’art de la chasse définit les modalités de passage de la sauvagerie à la civilisation, de la nature à la culture. La parabole de Diane et d’Actéon repose sur une double inversion qui subvertit la logique animal ? humaine ? divin : Actéon se retourne sur la déesse et Diane retourne les chiens d’Actéon contre lui. La chasse et le sacrifice se rejoignent au point où l’homme n’est plus qu’un animal, ce qui peut être considéré, selon l’auteur, comme l’équivalent d’un inceste (Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie, Paris, La Découverte, 1972).
-
[5]
Lacan (J.), « La chose freudienne », Écrits, op. cit.
-
[6]
Lacan (J.), La relation d’objet, séminaire du 3 avril 1957, années 1956-1957, publication hors commerce, document interne à l’Association Freudienne.
-
[7]
Une statue de la Diane d’Éphèse, qui se trouvait dans le temple, a le torse recouvert de ce qui semble au premier abord être une multitude de seins, les fantaisies allant bon train, certains y reconnaissent des testicules de taureaux, régulièrement sacrifiés à son culte.
-
[8]
Freud (S.), « Grande est la Diane des Éphésiens » (1911), in Résultats, idées, problèmes, t. 1, Paris, PUF, 1984
-
[9]
Freud (S.), « Parallèle mythologique à une représentation obsessionnelle plastique », in L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, 1985.
-
[10]
Ceci formant l’argument majeur à mon sens de l’article de Freud: Die Verneinung.
-
[11]
Comme le remarque Pascal Guignard dans Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994.
-
[12]
Contrairement à la jouissance phallique qui est hors-corps. Cf. le schéma RSI de la Troisième.
-
[13]
Selon la belle expression de Pascal Guignard (idem).
-
[14]
Lacan (J.), Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, séance du 17 février 1971, inédit.
- [15]
-
[16]
Ce que Lacan appelle avec humour la « petite différence-hourrah », pour les hommes, dans le Séminaire XIX, …Ou pire, 1971-1972.
-
[17]
Lacan (J.), Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, séance du 9 juin 1971, version AFI, p. 136.
-
[18]
Rapport à entendre au sens de rapport mathématique comme absence de commune mesure.
-
[19]
Lacan (J.), Séminaire XX, Encore, 1972-1973, Paris, Seuil, p. 14.
-
[20]
Lacan (J.), Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, séance du 10 mars 1971, version AFI, p. 77.
-
[21]
Mode de célibat prolongé, certains vivent même en couple sans jamais se toucher.
-
[22]
Celui qui échappe à la castration.
-
[23]
À suivre tout le déploiement de l’écriture des formules de la sexuation, Lacan pose clairement que le pas-tout est ce qui contient en lui-même sa propre limite de ne rien nier de la fonction phallique : la limite est de fait, elle n’a pas besoin de se rencontrer sous la forme d’un personnage d’exception qui joue un rôle de bord et détermine un « tout » enclos, comme Lacan le remarque dans la dernière leçon du « savoir du psychanalyste », l’exception confirmant alors la règle qui vaut pour tous. serait une écriture de la castration comme effet de la structure : « Du côté pas-tout c’est en tant qu’il y a absence de quoique ce soit qui nie la fonction phallique, qu’il n’y a rien d’autre que ce pas-tout à l’endroit de la fonction phallique […] ce qui ne veut pas dire que, sous quelqu’incidence que ce soit, elle le nie. » Avec pour conséquence qu’il est impossible de prendre la femme pour le lieu de l’Autre, le lieu de la Vérité : « […] Du côté pas-tout c’est en tant qu’il y a absence ; ce n’est pas elle, mais il est tout à fait ailleurs, au lieu où se situe la parole » (J. Lacan, Séminaire XIX, Le savoir du psychanalyste, séance du 1er juillet 1972).
-
[24]
Lacan (J.), Séminaire XIX, …Ou pire, séance du 8 mars 1973.
-
[25]
Lacan (J.), ibid.
-
[26]
Ce décentrement est lisible dans la partie basse du tableau des quanteurs, à droite, dans le double rapport de la femme : à Phi, côté homme, et à S de A barré, qui désigne, dans l’algèbre lacanienne, le signifiant du manque dans l’Autre.
-
[27]
Terme relevé par Philippe Julien pour spécifier le féminin du pas-tout, et trouvé chez saint Augustin qui en qualifie la fonction de la vierge de n’être soumise à aucun homme. L’aula pudoris serait : « Un lieu fermé, une part secrète, une cour intérieure, une zone cachée au regard du public », in La féminité voilée, alliance conjugale et modernité, éditions DDB, 1997. Ce secret-là n’a pas besoin de s’exhiber comme tel. La féminité voilée n’a donc pas besoin de voile !
Car la vérité s’y avère complexe par essence, humble en ses offices et étrangère à la réalité, insoumise au choix du sexe, parente de la mort et, à tout prendre, plutôt inhumaine, Diane peut-être... Action trop coupable à courre la déesse, proie où se prend, veneur, l’ombre que tu deviens, laisse la meute aller sans que ton pas se presse, Diane à ce qu’ils vaudront reconnaîtra les chiens.
1Étant donné, la dernière œuvre de Marcel Duchamp fut, dit-on, conçue dans le plus grand secret durant une période de vingt ans, de 1946 à 1966. Il s’agit d’une installation en volume, en deux parties, composée de différents matériaux : une vieille porte en bois, des briques, du velours, du bois, du cuir tiré sur une trame de métal, des branchages, de l’aluminium, du fer, du verre, du plexiglas, du linoléum, du coton, une lampe à gaz, un moteur, etc. Le spectateur passe devant une vieille porte de bois, à deux battants mais sans poignée, enchâssée dans des montants de briques rouges. Cette partie s’intitule « la chute d’eau », titre énigmatique pour une vieille porte en bois ! S’il s’approche, il peut voir par deux petits trous aménagés à hauteur d’homme – à la manière d’un peep show – une scène à travers la brèche d’un vieux mur : un coin de verdure et une femme nue, les cuisses écartées. On pense immédiatement au tableau de Courbet, L’origine du monde, qui figure également un sexe féminin en gros plan ; tableau qui fit scandale en son temps et que Lacan acquit dans les années 50, le cachant sous un cadre à double-fond et demandant à Masson de peindre une œuvre par-dessus ce cadre, représentant la même scène mais dans un style surréaliste [2].
2Dans l’installation de Duchamp, le bras de la femme est tendu et sa main tient avec fermeté une veilleuse à gaz allumée qui donne son nom à cette partie de l’installation : « Le gaz d’éclairage ». Le fond en trompe-l’œil est une photocopie coloriée à la main dans le style des arrière-plans des peintures de la Renaissance.
3La chute d’eau n’est pas sans en évoquer une autre, celle de la Diane [3] au bain surprise par Actéon, le chasseur, qui fit l’objet de nombreuses représentations artistiques. Actéon découvrant la nudité de la déesse se baignant à la cascade sera transformé en cerf et devient la proie de ses chiens qui ne peuvent plus le reconnaître.
4Dans ces diverses représentations, il est question du regard et de la transgression, de ce qu’on ne doit pas voir, de ce qui ne peut pas se savoir, du sexe féminin. Le sort d’Actéon rejoint celui d’Œdipe ou de Tirésias : regard où s’anamorphose le chasseur en bête traquée et où ce qui capte et fascine fait perdre la parole [4]. Car la vérité n’est jamais nue, elle ne peut que se mi-dire.
5Lacan fait très souvent référence à Diane et Actéon, dans Les Écrits comme dans les séminaires, notamment dans la Chose freudienne [5] en 1955 où l’homme en quête de la vérité devient la proie des chiens de ses pensées. Diane y incarne la vérité. Mais laquelle ? Celle du désir de l’homme ou celle de « Was will das Weib – Que veut la / une femme ? » comme question du psychanalyste, nommément celle de Freud ?
6Dans le séminaire La relation d’objet, Diane incarne le phallus imaginaire, celui que l’enfant attribue à la mère et dont il doit reconnaître l’inexistence car, comme le dit Lacan : « La profonde complexité des relations de l’homme à la femme vient précisément de ce que nous pourrions appeler dans notre rude langage, la résistance des sujets masculins à admettre bel et bien effectivement que les sujets féminins sont véritablement dépourvus de quelque chose, à plus forte raison qu’ils soient pourvus de quelque chose d’autre. » [6] (Notons au passage que ce pourvus garde une certaine ambiguïté dans son attribution.)
7Concernant Diane comme représentation du phallus, on ne trouve chez Freud que ces deux références, assez énigmatiques l’une et l’autre :
8- La première, à la Diane d’Éphèse [7], dans un texte très bref où il situe cette représentation dans un syncrétisme païen, allant d’Isis à la vierge Marie, en remarquant que le judaïsme y fut rétif, comme à toute représentation idolâtre [8].
9- Et une seconde évocation, un peu plus éloignée mais probablement du même ordre, sous la forme de Baubo, personnage mythologique qui guérit Déméter de sa mélancolie en soulevant ses jupes et en exhibant, dessiné sur son ventre et son sexe, une forme de visage grotesque et souriant. Freud met cette représentation en parallèle avec une formation fantasmatique d’un patient obsessionnel, associée à un père trop idéalisé ainsi caricaturé [9].
10Dans les deux cas, il s’agit en réalité d’une référence au phallus, tout comme cette représentation classique de la Diane comme phallus voilé, puissance phallique cachée, interdite au regard et au savoir de l’homme, qui rappelle ces cérémonies des mystères de l’Antiquité, initialement réservées aux femmes et supposées leur garantir la fécondité. L’histoire en fait abonde de ces représentations phalliques sous une forme féminine.
11La psychanalyse a découvert, avec Freud, que le phallus est la référence commune, pour les hommes comme pour les femmes et que l’inconscient ignore la différence des sexes : il n’y a pas de différence des sexes dans l’inconscient, comme peuvent coexister les sens opposés des mots originaires, de même l’inconscient ignore la négation, ce qui fait que ce sera justement la fonction de la négation de supporter le dire de l’inconscient dans la parole : ça ne peut sortir du refoulement qu’à s’indicer de la négation [10].
12N’est-ce pas aussi parce que le sexe, le sexuel, d’aller vers ce qui n’est pas lui-même, vers d’autres plaisirs que seulement narcissiques, va en se différant, en errance, explorant d’autres erres, en ouvrant de l’entre, qu’on appelle l’intimité ?
13La sexualité humaine serait donc ordonnée par cette instance, phallique, pour les deux sexes, du fait du langage. Au-delà règne l’effroi. Et parce qu’il n’y aurait pas de mot pour le dire, ce serait l’inhumain. Au-delà représenté, dans le tableau de Duchamp et la métaphore de la Diane, par le corps de la femme, son sexe, et sa jouissance énigmatique.
14Ainsi la vérité, sous le phallus dévoilé, appellerait un vide, un vide de mot et de représentation : a-letheia, strictement le non-oublié [11] : une jouissance effractive et confusante parce qu’elle serait du corps [12] et ramènerait par-là les souvenirs des émois les plus lointains, voire pourrait trouver quelque écho, imaginaire bien entendu, dans les transgressions incestueuses. Jouissance féminine effrayante parce qu’elle « laisse resplendir l’inconnu » [13].
15Le phallus serait alors en dernière instance « l’organe en tant qu’il est la jouissance féminine » [14] mais en tant justement qu’il la masque, la voile, et la contiendrait malgré tout dans l’ordre langagier.
16Le phallus donc, comme référence commune aux deux sexes, est aussi le terrain où se joue la dialectique de l’être et de l’avoir, avec cette différence notable entre Freud et Lacan :
17- Pour Freud, l’homme le possède mais craint de le perdre alors que la femme ne l’a pas mais ne renonce pas à le revendiquer (le fameux Penisneid). Tous deux butant sur le roc de la castration.
18- Pour Lacan, ni l’homme ni la femme ne l’ont en propre mais tous les deux font semblant : l’un de l’avoir, et la femme, de l’être ; c’est la mascarade, qui vaut pour les deux sexes en fait, la comédie des identifications sexuées.
19La parade, du côté de l’homme, qui s’en empare, sépare, s’en pare et se pare (car on peut également entendre « parer » comme une défense : se défendre de la femme dangereuse, mais aussi intimider le rival). Et la mascarade féminine qui se fait fétiche et colifichet pour plaire à son homme, pour se faire le répondant de son vœu de l’avoir en l’étant elle-même, non sans dérision et ruse. Miroitement des signes et insignes qui font l’ordinaire du bal masqué des amours.
20Dans cette perspective, le phallus devient un point pivot où s’articule, pour les deux sexes, la castration : un manque à avoir ou un manque à être qui est aussi le manque d’un signifiant qui fait trou dans l’Autre, qui barre l’Autre, de n’apporter aucune réponse.
21On voit donc qu’entre Freud, tout centré sur le problème de l’avoir et de l’anatomie, et Lacan, plutôt du côté de l’être et du signifiant, la société de consommation est passée par là, avec la multiplication exponentielle des objets métonymiques qui en rendent la quête à la fois plus relative et plus évanescente, mais également plus exacerbée.
22La question se pose cependant de savoir si la mascarade des hommes et des femmes est inévitable ou si elle vient témoigner d’une tentative d’échapper à la castration ? La mascarade comme semblant du semblant et non renoncement à la perte ? Ils se condamnent tous deux à donner des preuves qui, comme le dit Georges Braque, finissent par fatiguer la vérité !
23N’assiste-t-on pas aujourd’hui à une telle forme de récusation du semblant, tant en Occident, avec cette tendance à l’effacement ou au rejet des modèles identificatoires masculins et féminins au profit de l’égalitaire, de la parité, de l’unisexe qui n’est en fait qu’une manière d’aligner tout le monde sur le réfèrent masculin, qu’à contrario, dans d’autres sociétés, par le renforcement caricatural de la dichotomie des modèles identificatoires allant souvent de pair avec un violent sexisme et une répression des femmes et de la sexualité ?
24Si le non-savoir sur le féminin ne tient plus, le féminin devient inquiétant et son effacement, ou son refoulement, en est la conséquence pour s’en défendre. Les apparences ne sont plus trompeuses ou ne sont plus acceptées comme trompeuses, ce qui va ouvrir la porte à toutes les ségrégations.
25Un point de vue nouveau sur ces questions a été introduit par Lacan vers la fin de son enseignement, avec ce qu’il a appelé les formules de la sexuation.
26Bien sûr, tout se joue encore autour de la fonction phallique qui se lit « ? de x » dans tous les énoncés logiques qui constituent les quanteurs de la sexuation, que ce soit sur le versant homme ou sur le versant femme [15]. La nouveauté c’est que ce qui constitue la différence homme-femme n’est pas tant l’anatomie et la « petite différence » [16] que la différence des jouissances.
27Le semblant reste bien phallique pour les deux sexes mais le hiatus est ailleurs : il est dans la « division sans remède de la jouissance et du semblant » [17]. Ce qui fait cause de cette formule très hermétique au premier abord :
Il n’y a pas de rapport sexuel [18]
28Lacan affirme en effet ceci, dans le séminaire Encore et dans ceux qui suivront : « J’énonce que le discours analytique ne se soutient que de l’énoncé qu’il n’y a pas, qu’il est impossible de poser le rapport sexuel. » [19]
29À l’heure du sexe self-service, de la science toute-puissante et de la religiosité triomphante, un tel dire est plus que jamais subversif.
30Comment l’entendre aujourd’hui ?
31Il précise : « Pas de rapport qui puisse s’écrire. »
32Pas de rapport sexuel qui puisse s’écrire met l’accent sur une disjonction entre la parole et l’écrit.
33Lacan cependant n’exclut pas que la Science puisse un jour parvenir à écrire le rapport sexuel, par exemple en trouvant la formule qui démontre que le spermatozoïde et l’ovule sont faits l’un pour l’autre [20]. On n’en est peut-être pas si loin avec les avancées de la génétique. Mais si le rapport sexuel pouvait se mettre en équation, si la vérité devait se rabattre sur le savoir, nous aurions droit à la paranoïa généralisée. Cette vérité-là, vérité du « rapport » qui s’écrirait, ne sera jamais celle du désir, qui lui se trouve du côté de la parole. Car le désir passe par la demande, la relation à un autre où, pour l’un comme pour l’autre, se joue, s’entremêle et parfois se heurte, le rapport que chacun des partenaires entretient avec le phallus et la castration. Ainsi le désir s’avère toujours en décalage de la jouissance, ce que toute la clinique démontre, malgré le Prozac, le Viagra ou les thérapies de couple. Comme la jouissance s’avère inadéquate à satisfaire le désir, pour l’homme comme pour la femme.
34C’est peut-être ce qui est dénié aujourd’hui à travers ces multiples phénomènes que sont les fécondations in vitro, la pornographie silencieuse, la mode du sex-less [21] ou des speed-dating et même le mouvement trans-genre qui prétend « dynamiter les genres » et rechercher « l’indifférence sexuelle », ce qui d’ailleurs peut s’entendre de manière équivoque : pas de différence entre les sexes, mais également non affecté par ce qu’il en serait du sexe. Notre époque, celle de la quête éperdue du bonheur, rêve d’un monde débarrassé de cette encombrante sexualité source à la fois de jouissances et d’insatisfactions.
35« Il n’y a pas de rapport sexuel » souligne donc la discontinuité des jouissances phalliques et de la jouissance pas-toute phallique, masculine et féminine, leur hétérogénéité l’une à l’autre. Éros pas sans Hétéros, pour des amours qui ne seraient pas qu’homo-sexués.
36Lacan, avec les formules de la sexuation, a également apporté cette nouveauté de nous emmener à considérer que le versant Homme de la sexuation, celui de la jouissance phallique qui s’appuie sur l’existence de la figure de l’exception [22], ne recouvre pas forcément toute la classe des individus de sexe masculin. De même, le versant Femme, celui de la jouissance féminine dite « supplémentaire » ou pas-toute phallique, ne recouvre pas forcément la classe de tous les individus nés de sexe féminin. La sexuation selon les modes de jouissance ne recouvre pas strictement ce qu’on appelle l’identité de genre et les différences biologiques. Notons également, parce que c’est quelque chose qui entraîne facilement de la confusion, dont celle qui consiste par exemple à glisser un peu vite du pas-tout phallique au tout pas-phallique, que le pas-tout n’est ni l’illimité ni la jouissance débarrée et mortifère [23]. Il est simplement autre chose.
37Une femme serait ainsi « dans la fonction phallique, sans pour autant être sa négation » [24], et Lacan définit ainsi son style : « Son mode de présence est entre centre et absence, entre la fonction phallique dont elle participe, singulièrement de ce que l’au-moins-un qui est son partenaire, dans l’amour, y renonce pour elle, ce qui lui permet, à elle, de laisser ce par quoi elle n’en participe pas, dans l’absence qui n’en est pas moins jouissance, d’être jouis-absence. » [25]
38Le centre, le phallus, comme tiers terme entre homme et femme, ne les fait toutefois pas communiquer l’un avec l’autre, d’autant que la pas-toute est en partie décentrée.
39C’est ce décentrement [26], à condition que l’homme consente à ne pas la ramener dans le phallocentrisme, qui les conduit tous deux à faire place à de l’Entre, de l’entre eux deux, lieu de l’Autre. Mais comme lieu vide, que le phallus recouvre.
40Une femme pouvant dès lors supporter ce qui la divise, autrement que l’homme, d’être toujours un peu ailleurs, sans pour autant récriminer de n’être pas son égale. Comme un homme peut alors supporter qu’elle ne soit pas toute à lui, pas toute dans son fantasme, pas toute « la maman ou la putain », sans pour autant se sentir châtré.
41N’Y A PAS (nia / pas) ouvre une brèche, une béance, une faille.
42Entre deux mondes.
43Entre l’Un (il y a) et l’Autre (il n’y a rien).
44Entre deux ‘tout’ qui ne font pas un univers, que l’amour parfois se prend à rêver de nouer ensemble. Mais au risque, que Lacan relève avec humour, que l’Unien de l’union ne vire à l’ennui, qui est son revers (et même son anagramme, en français du moins).
45J’ose donc cette hypothèse que le pas-tout, tel que Lacan en a déduit l’existence logique et les propriétés, est ce qui aujourd’hui se trouve le plus fragilisé, le plus insupporté et peut-être le plus menacé de disparition, comme les baleines des eaux profondes. Avec pour conséquence ce que certains psychanalystes récusent d’un monde qui deviendrait « sans limite » et où régnerait la perversion généralisée. Cette sensation de sans limite me semble devoir plutôt être rapportée à la disparition de l’hétérogénéité en tant que l’hétérogénéité est elle-même la coupure.
46D’où peut être le malaise actuel dans ce qui fonde l’assise des identifications masculines et féminines : non pas à cause d’un bouleversement du primat de la logique phallique sur celle du pas-tout, mais à cause de la perte de ce qui fait écart de non savoir du masculin sur le rapport au monde du féminin, la disgrâce de cette aula pudoris [27], ce grain de poésie et ce lieu du sans raison où serait laissé dans l’ombre le secret du pas-tout.
47Un malaise né d’un monde où tout devient trop visible et trop lisible, hyper réel, et où la violence de ce qui veut réduire l’hétérogène crève l’écran.
48Gageons tout de même que quelques-uns et quelques-unes – puisque ce n’est pas exclusif – sauront soutenir ce négatif silencieux, cet ailleurs et cet écart qui empêche la structure de se fermer sur elle-même en construisant une Totalité où s’unifieraient les jouissances, en s’équivalant ou en se complémentant.
49Le maintien de cette ouverture est peut-être ce qui nous préserve du totalitarisme.
Notes
-
[1]
Lacan (J.), « La chose freudienne », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
-
[2]
Ce tableau est visible aujourd’hui au Musée d’Orsay. Dans un roman récent de S. Rezvani, intitulé L’origine du monde, un nain cleptomane projette de dérober le tableau non pour le revendre mais pour le retoucher : « Jusqu’à ce que je réussisse à faire rentrer dans son espace […] la femme entière. » Il se justifie ainsi : « Par cette fragmentation provocatrice, par cette volonté d’isoler ce sexe de l’ensemble du corps humain, Courbet a réussi à permuter d’une manière radicale Origine et Fin du Monde, ouvrant innocemment la voie à toute la peinture chirurgicale qui caractérise notre époque – oui, ce siècle épouvantable au cours duquel le corps humain, au préalable désacralisé par ses artistes, a été l’objet de toutes les mutilations, de toutes les expériences » (S. Rezvani, L’origine du monde, Arles, Actes Sud, 2000).
-
[3]
Diane, dans la mythologie romaine, et Artémis, son homologue grecque, sont les déesses traditionnellement protectrices de la vie féminine, de l’accouchement et de la petite enfance. Leurs territoires se situent dans les confins, les bois, les marais, aux limites des terres cultivées et de l’espace sauvage, lieux des initiations féminines. En Grèce, les jeunes filles, avant le mariage, dédiaient leurs jouets et leurs ceintures à Artémis. Déesses vierges, elles sont gardiennes de la séparation entre monde civilisé et espace sauvage, Nature et Culture, et punissent durement toute tentative d’effacer la distinction des deux domaines à tous les niveaux de la vie humaine : chasse, guerre, politique ou vie sexuelle.
-
[4]
Pierre Vidal-Naquet, dans Chasse et sacrifice dans l’Orestie d’Achille, présente la chasse comme l’expression du passage de la nature à la culture, à l’instar de la guerre. La chasse est liée aux rites sacrificiels, de manière à la fois complémentaire et opposée, car tous deux sont des actes culinaires (nourrir les hommes ou les dieux). L’art de la chasse définit les modalités de passage de la sauvagerie à la civilisation, de la nature à la culture. La parabole de Diane et d’Actéon repose sur une double inversion qui subvertit la logique animal ? humaine ? divin : Actéon se retourne sur la déesse et Diane retourne les chiens d’Actéon contre lui. La chasse et le sacrifice se rejoignent au point où l’homme n’est plus qu’un animal, ce qui peut être considéré, selon l’auteur, comme l’équivalent d’un inceste (Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie, Paris, La Découverte, 1972).
-
[5]
Lacan (J.), « La chose freudienne », Écrits, op. cit.
-
[6]
Lacan (J.), La relation d’objet, séminaire du 3 avril 1957, années 1956-1957, publication hors commerce, document interne à l’Association Freudienne.
-
[7]
Une statue de la Diane d’Éphèse, qui se trouvait dans le temple, a le torse recouvert de ce qui semble au premier abord être une multitude de seins, les fantaisies allant bon train, certains y reconnaissent des testicules de taureaux, régulièrement sacrifiés à son culte.
-
[8]
Freud (S.), « Grande est la Diane des Éphésiens » (1911), in Résultats, idées, problèmes, t. 1, Paris, PUF, 1984
-
[9]
Freud (S.), « Parallèle mythologique à une représentation obsessionnelle plastique », in L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, 1985.
-
[10]
Ceci formant l’argument majeur à mon sens de l’article de Freud: Die Verneinung.
-
[11]
Comme le remarque Pascal Guignard dans Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994.
-
[12]
Contrairement à la jouissance phallique qui est hors-corps. Cf. le schéma RSI de la Troisième.
-
[13]
Selon la belle expression de Pascal Guignard (idem).
-
[14]
Lacan (J.), Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, séance du 17 février 1971, inédit.
- [15]
-
[16]
Ce que Lacan appelle avec humour la « petite différence-hourrah », pour les hommes, dans le Séminaire XIX, …Ou pire, 1971-1972.
-
[17]
Lacan (J.), Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, séance du 9 juin 1971, version AFI, p. 136.
-
[18]
Rapport à entendre au sens de rapport mathématique comme absence de commune mesure.
-
[19]
Lacan (J.), Séminaire XX, Encore, 1972-1973, Paris, Seuil, p. 14.
-
[20]
Lacan (J.), Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, séance du 10 mars 1971, version AFI, p. 77.
-
[21]
Mode de célibat prolongé, certains vivent même en couple sans jamais se toucher.
-
[22]
Celui qui échappe à la castration.
-
[23]
À suivre tout le déploiement de l’écriture des formules de la sexuation, Lacan pose clairement que le pas-tout est ce qui contient en lui-même sa propre limite de ne rien nier de la fonction phallique : la limite est de fait, elle n’a pas besoin de se rencontrer sous la forme d’un personnage d’exception qui joue un rôle de bord et détermine un « tout » enclos, comme Lacan le remarque dans la dernière leçon du « savoir du psychanalyste », l’exception confirmant alors la règle qui vaut pour tous. serait une écriture de la castration comme effet de la structure : « Du côté pas-tout c’est en tant qu’il y a absence de quoique ce soit qui nie la fonction phallique, qu’il n’y a rien d’autre que ce pas-tout à l’endroit de la fonction phallique […] ce qui ne veut pas dire que, sous quelqu’incidence que ce soit, elle le nie. » Avec pour conséquence qu’il est impossible de prendre la femme pour le lieu de l’Autre, le lieu de la Vérité : « […] Du côté pas-tout c’est en tant qu’il y a absence ; ce n’est pas elle, mais il est tout à fait ailleurs, au lieu où se situe la parole » (J. Lacan, Séminaire XIX, Le savoir du psychanalyste, séance du 1er juillet 1972).
-
[24]
Lacan (J.), Séminaire XIX, …Ou pire, séance du 8 mars 1973.
-
[25]
Lacan (J.), ibid.
-
[26]
Ce décentrement est lisible dans la partie basse du tableau des quanteurs, à droite, dans le double rapport de la femme : à Phi, côté homme, et à S de A barré, qui désigne, dans l’algèbre lacanienne, le signifiant du manque dans l’Autre.
-
[27]
Terme relevé par Philippe Julien pour spécifier le féminin du pas-tout, et trouvé chez saint Augustin qui en qualifie la fonction de la vierge de n’être soumise à aucun homme. L’aula pudoris serait : « Un lieu fermé, une part secrète, une cour intérieure, une zone cachée au regard du public », in La féminité voilée, alliance conjugale et modernité, éditions DDB, 1997. Ce secret-là n’a pas besoin de s’exhiber comme tel. La féminité voilée n’a donc pas besoin de voile !