Notes
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[2]
Char (R.), La parole en archipel.
-
[3]
Freud (S.), « Personnages psychopathiques à la scène », in Résultats, idées, problèmes I, Paris, PUF, 1984, p. 123.
-
[4]
Grimal (P.), Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951, p. 353-354, et pour les références à la mythologie qui suivent
-
[5]
Bonnefoy (Y.) et coll., Dictionnaire des mythologies, Paris, Flammarion, 1981, p. 64.
-
[6]
Euripide, Médée, Paris, Rivages poche, 1997, p. 150.
-
[7]
Euripide, Médée, op.cit., préface de Pierre Miscevic, p. 23.
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[8]
Bollack (J.), La naissance d’Œdipe, Paris, Tel, Gallimard, 1995, p. 295.
-
[9]
C’est-à-dire la perte d’une partie du corps résultant de l’incidence du signifiant dans le corps – le rapport à l’Autre initial. Dans la reproduction sexuée, il y a une première perte des globules polaires lors de la méiose, puis la séparation du corps de la mère s’accompagne de la perte des enveloppes et du placenta. La perte du prépuce, lors de la circoncision, redouble cette séparation et Lacan en a fait le prototype de l’objet a dans le Séminaire sur l’angoisse. Cette perte creuse un vide à la place duquel viendront les objets partiels (sein, fèces, regard, voix), et l’objet du désir lors de la mise en fonction de la métaphore paternelle et de l’entrée dans la dialectique du phallus.
-
[10]
Euripide, Médée., op.cit., p. 147. Souligné par moi.
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[11]
Lacan (J.), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 852.
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[12]
Selon P. Grimal, Pélops fut lui-même la victime de son père, Tantale, qui l’avait tué, coupé en morceaux et préparé en ragoût servi aux dieux. Ceux-ci reconstituèrent ensuite son corps et lui rendirent la vie. Chrysippos, autre figure de l’enfant sacrifié, fut tué par ses demi-frères Atrée et Thyeste. Puis Atrée tua les trois enfants de son frère et les lui fit manger, bouclant ainsi la consommation mythique des fils par leurs pères.
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[13]
Freud (S.), « Un enfant est battu », in Névroses, psychoses, perversions, Paris, PUF, 1973.
-
[14]
Leclaire (S.), On tue un enfant, Paris, Seuil, 1975.
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[15]
Hassoun (J.), Fragments de langue maternelle, Paris, Payot, 1979.
-
[16]
Freud (S.), « Angoisse et vie pulsionnelle », XXXIIe des Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 129.
L’imaginaire n’est pas pur; il ne fait qu’aller.
1La réalité psychique se présente pour chacun sous une forme que le travail analytique laisse se déployer, en remettant sans cesse à sa juste place sa dimension imaginaire dans son articulation avec le symbolique et le réel. Quelle est la place du fantasme dans la structuration subjective, la création artistique et dans la psychanalyse ? Nous proposerons une lecture comparative d’œuvres écrites à des époques différentes, à travers laquelle nous verrons s’ébaucher une histoire de la subjectivité, en essayant de délinéer certaines constantes. À partir de l’écriture de la langue, constituant le texte du sujet, faisons un saut dans le texte théâtral.
Freud et le théâtre
2Dès la préhistoire de la psychanalyse, Freud s’est référé au théâtre : la méthode dite cathartique, forgée avec Breuer pour le traitement des hystériques, était inspirée de l’hypnose et visait à ouvrir la voie d’accès à la conscience d’un affect coincé dans une innervation corporelle par le mécanisme de la conversion. Freud et Breuer rejoignaient ainsi « la purification des affects » qui était, selon Aristote, l’objectif de la tragédie, en éveillant « la crainte et la pitié ». Plus tard, Freud abandonnera l’hypnose et inventera la méthode de libre association que l’on connaît sous le nom de psychanalyse.
3Freud développera son analyse de la représentation théâtrale dans un texte de 1905, Personnages psychopathiques à la scène. « Il s’agit de faire jaillir de notre vie affective les sources du plaisir ou de la jouissance, tout comme dans le comique, le mot d’esprit, etc., on les fait jaillir de notre travail intellectuel, par lequel au demeurant nombre de ces sources ont été rendues inaccessibles » [3]. Plus loin, il établit une relation entre le théâtre et le jeu de l’enfant : « Le fait pour l’adulte de participer par le regard au jeu du théâtre a la même fonction que le jeu pour l’enfant, dont l’espoir tâtonnant de pouvoir s’égaler à l’adulte se trouve ainsi satisfait. » Le spectateur peut s’identifier au héros, dont la souffrance lui est épargnée au prix d’une illusion.
4Pour transmettre sa découverte, Freud retiendra, dans le matériel que lui offrait la mythologie grecque, sa mise en scène, et il donnera à la tragédie de Sophocle Œdipe roi une portée universelle. Il trouvera dans le théâtre des métaphores pour présenter sa découverte, le rêve sera défini, dans la Traumdeutung, comme « une autre scène ». Mais bien au-delà, la tragédie grecque est une scène construite pour la parole, parole incantatoire qui mobilise les affects du spectateur.
5Le rapport de la scène tragique au monde imaginaire de la mythologie est équivalent à celui que le transfert donne, dans l’analyse, aux fantasmes. Les deux dispositifs sont construits pour qu’une parole trace dans l’imaginaire son sillon de vérité. Le théâtre fait saisir la dynamique des conflits inconscients. Comment met-il en scène le meurtre de l’enfant ?
6On a beaucoup parlé d’infanticide l’été dernier, période pendant laquelle les gazettes sont traditionnellement en mal d’informations. Ce sont des cas rares que l’on rencontre parfois dans les hôpitaux psychiatriques. Le plus souvent il s’agit chez la mère d’une pathologie psychotique: état délirant aigu ou suicide dit altruiste des mélancoliques, quand le sujet entraîne dans la mort un de ses proches. Du côté des hommes, le meurtre de l’enfant est souvent associé aux abus sexuels. L’histoire des mythes, des religions, ou du théâtre nous montre que ce crime a toujours existé et suscite, au-delà de l’horreur, de multiples interrogations. Il ne s’agit nullement de donner une explication au crime, mais d’interroger ce que le texte nous enseigne.
7« L’exemple est la chose même » disait Freud dans son analyse de l’Homme aux rats. Nous aborderons cette chose irreprésentable, l’infanticide, en prenant trois exemples : Médée d’Euripide composée en 431 avant notre ère, un an avant Œdipe roi de Sophocle, Macbeth au début du XVIIe et Le Petit Eyolf d’Ibsen à la fin du XIXe siècle.
Médée
8Pour commencer, comment ne pas évoquer la figure de Médée ?
9Médée est une femme outragée, elle a tout donné, a abandonné sa terre natale et a été jusqu’à sacrifier son frère pour Jason. En utilisant ses pouvoirs de magicienne, elle l’a aidé à remplir sa mission héroïque, conquérir la toison d’or. C’est une barbare, elle vient des confins de l’empire, du Pont-Euxin, à l’extrémité orientale de la mer Noire. Elle est identifiée au lieu qu’elle a fui, elle est littéralement la Mère Noire, du côté de la magie et de la déraison. Fille d’Aeétès qui a pour père le Soleil, et selon une tradition d’Hécate, déesse de la Nuit et patronne des magiciennes, elle maîtrise à la fois le feu de la vie, le pouvoir de redonner la jeunesse, et les brûlures mortelles.
10Jason l’a répudiée. Le réfugié qu’il est ne peut laisser passer la chance qui s’offre à lui d’épouser la fille du roi Créon. Créon ne transige pas et ordonne à Médée l’exil avec ses deux fils. Médée réussira à convaincre Jason de s’exiler seule, s’il garde les enfants, et elle leur fera porter en offrande à sa rivale le voile et le diadème empoisonnés sous lesquels celle-ci mourra dans d’atroces brûlures.
11Médée tue ses enfants après qu’ils aient été reconnus par Jason, et que leur père ait accepté de leur donner une place. À travers les enfants, elle détruit leur père. Jason a manqué à sa parole en la laissant sur une terre étrangère, abandonnée de tous sauf des dieux qui favoriseront sa fuite sur un char ailé.
12L’enfant appartient-il à la mère, est-il son objet, ou est-il transfiguré par la loi du père, qu’il porte et représente ? N’y a-t-il pas, en tout enfant, ces deux aspects, enfant produit de la mère, et porteur de la loi du père ? Pour Médée, l’enfant est une partie du père, une métonymie. Il n’y a pas de métaphore, principe de substitution à l’œuvre, qui verrait le fils succéder au père en assumant une loi commune.
13La loi grecque définit l’ordre de la raison, du sujet et de la Cité. Une parole tierce, même injuste, voudrait régler les passions : ainsi Créon, pour protéger les siens, décide d’exiler Médée et ses enfants. Cette parole est déniée par Médée qui la divise et feint d’en accepter une partie : l’exil pour elle, mais sans les enfants qui resteront à la charge, à la cour, de leur père. Jason, plus tendre que Créon, accepte l’intercession. Mais il ne perçoit pas que les enfants seront utilisés comme émissaires de la haine meurtrière.
14Les meurtres de la princesse, puis de Créon, suffiront-ils à assouvir la soif de vengeance de Médée ? Épargnera-t-elle, suivant le conseil du chœur, la vie de ses enfants ? Il ne s’agit pas seulement de satisfaire sa haine jalouse, elle veut atteindre Jason dans son être même, là où il a failli à sa parole en la répudiant. Elle doit donc aller à l’extrême et supprimer ses enfants en portant atteinte à leur chair, à coups de poignard.
15Le chœur est composé de femmes. Il comprend la douleur de Médée et la soutient dans son affliction, il a parfois des accents féministes, tout en condamnant son projet meurtrier. Mais il ne s’agit pas ici de comprendre et de tempérer, une autre logique est à l’œuvre, celle de la passion. La vengeance doit être totale, le triomphe de Médée absolu : la promise, le roi son père et les enfants seront assassinés, Jason anéanti. Exilée condamnée à l’exil, Médée trouvera refuge à Athènes auprès d’Égée. Dans l’ordre de la loi grecque, Créon avait donc raison, seul l’exil pouvait sauver la royauté et les enfants. La loi barbare lui est opposée, elle correspond à la loi d’une divinité maternelle toute-puissante. Médée avait fait de Jason un héros, elle peut détruire ce qu’elle a créé.
16Pour les Grecs, l’homme est le seul maître de la parole et dicte sa loi. Quelle serait alors la place des enfants ? Ils trouveraient une place en tant que demi-frères des enfants à venir. Cela ne saurait satisfaire Médée qui oppose à la loi du patriarcat grec une autre loi. Il n’y a plus d’écart, pour elle, entre les enfants et la parole du père. En la répudiant, en reprenant la parole donnée, et en la privant d’une terre, Jason la tue. Elle doit donc à son tour tuer : elle fait de ses enfants les porteurs de sa parole.
17Médée représente l’étrangeté radicale de la folie. Il y a la raison grecque et ce qui la déborde, le surnaturel, la folie, comme il y a les dieux et les hommes. Division externe qui représente une division interne. Les hommes sont des jouets dans les combats des dieux pour assouvir leurs passions.
18Euripide met en scène l’horreur absolue et le triomphe dans le crime. La tragédie pose de multiples questions. Qu’est-ce qu’une parole, qu’un enfant ? Quelles sont les forces qui agitent le parlêtre ? Un enfant n’est-il qu’un produit? Quelles limites donner à la jouissance? Jason, submergé de reconnaissance envers Médée, devrait-il lui être totalement assujetti ?
19Médée est une barbare c’est-à-dire non-grecque, colchidienne et femme. Qu’est-ce qui la rend folle ? Je soutiendrais l’hypothèse que c’est une longue suite de promesses non tenues, jusqu’à celle de Jason. Pour saisir les enjeux de la tragédie d’Euripide, il faut la resituer dans son contexte légendaire, et revenir à la génération précédente.
20Le père de Jason, Aeson, a été chassé par son frère Pélias du trône d’Iolcos. Qui est Pélias ? Comme Œdipe, il fut exposé à sa naissance que sa mère voulait tenir secrète. Il est recueilli par des marchands de chevaux, d’où la marque livide (en grec pélion) que Pélias portait sur le visage, après avoir reçu un coup de sabot [4].
21Le héros est toujours un enfant rejeté, abandonné, rescapé, il porte sur son corps la marque de son élection, depuis la langue de Moïse et le pied d’Œdipe jusqu’à la petite zébrure sur le front d’Harry Porter. Versions mythologiques de ce que l’on nomme aujourd’hui du terme technique à la mode de « résilience ».
22Ainsi Jason est mis en sûreté à la campagne, chez le centaure Chiron. Revenu à la fête de proclamation du roi, il perd l’une de ses sandales en traversant une rivière et arrive à la cérémonie un pied nu. En le voyant dans cette tenue, Pélias se souvient de l’oracle de Delphes qui lui avait dit de se méfier d’un homme qui n’aurait qu’un pied chaussé. Il envoie donc son neveu conquérir la toison d’or pour l’éloigner, en promettant de lui rendre le pouvoir s’il la rapporte, puis il tue ses parents et son frère.
23Après de nombreuses péripéties dont il sort vainqueur grâce aux pouvoirs de Médée, Jason se rend auprès du roi Aeétès, le père de Médée, qui ne tient pas sa promesse et lui refuse la toison, malgré ses exploits. Jason la dérobe et s’enfuit, guidé par Médée. Après un long périple, les amants reviennent à Iolcos où Pélias refuse, à son tour, de tenir sa promesse. Jason se vengera grâce à une ruse de Médée qui fera tuer Pélias par ses propres filles après les avoir persuadées qu’en le découpant en morceaux, et en le faisant bouillir dans un chaudron avec des herbes magiques, il rajeunirait, comme Aeson qui avait subi le même traitement avec succès.
24Le couple s’enfuit à nouveau et trouve refuge près du roi Créon à Corinthe, où la tragédie d’Euripide commence. Elle met au premier plan la parole. Pour tenter de comprendre pourquoi Médée ne peut supporter que Jason se dédise, il faut revenir à l’histoire de la toison.
25Inô, fille de Cadmos, tenta de tuer les enfants du premier lit de son époux Athamas – l’un des fils d’Éole –, Phrixos et Hellé. Athamas avait répudié leur mère, Néphélé (Nuage). Elle parvint à sauver ses enfants grâce à un bélier à toison d’or, présent d’Hermès et de Zeus, qui les enleva dans les airs ; le bélier merveilleux était parlant. Arrivé en Colchide, Phrixos fut accueilli par Aeétès qui lui donna pour épouse l’une de ses filles. Il sacrifia le bélier à Zeus, et donna la toison à Aeétès qui la cloua à un chêne, dans un bois consacré à Ares, dieu de la guerre. Le mythe oppose Néphélé, porteuse de la pluie et de la fertilité, à Inô qui avait fait griller les semences et rendu la terre stérile pour justifier le sacrifice des enfants, prescrit pour conjurer la famine [5] ; la mère qui secoure contre la marâtre assassine
26On notera également que Jason et Phrixos sont cousins germains (petit-fils d’Éole), et tous deux rescapés. Jason récupère la toison du bélier parlant que son alter Phrixos avait sacrifié. Le bélier à toison d’or qui s’élance dans les airs serait-il une métaphore de la parole, parole d’or quand elle s’élance portée par un frémissement d’air ? La substitution du bélier à l’enfant n’est pas sans évoquer le mythe abrahamique, mais la mère intervient ici dans le sauvetage en mobilisant la parole des dieux.
27La toison du bélier qui a sauvé Phrixos du sacrifice se retrouve donc être l’enjeu de la dette contractée par Jason envers Médée : sans son aide, il ne lui aurait pas été possible de la conquérir. La parole de Jason couvre cette dette. En se dédisant, en répudiant Médée, c’est comme s’il annulait la vertu salvatrice de cette toison, et de la parole : des enfants seront sacrifiés, les siens, Il ne suffit pas de conquérir la parole, il faut la tenir. Le crime de Médée est donc justement relié par le chœur, dans l’exodos, à celui d’Inô [6], et c’est en m’appuyant sur cette remarque du chœur tragique que j’ai élaboré ma construction.
28Les enfants sont devenus chair, morceau de viande que l’on place de nos jours dans un congélateur. Ils sont à la fois « chair de la chair » de leur mère, et partie de leur père. La métonymie fonctionne dans le réel, l’objet du fantasme n’est pas advenu, il reste un objet réel. Il n’y a pas de déploiement métaphorique qui donnerait sa signification au phallus, pas de castration qui en négativant le phallus rendrait possible l’accès à l’objet du désir. Nous sommes dans la contiguïté, il n’y a pas de successivité possible, donc pas de générations qui puissent se succéder.
29Pour Médée, il n’y a pas de père symbolique et donc pas d’écart possible entre les générations : elle rajeunit les pères et tue les enfants, inversant l’ordre des générations. La parole du père est rejetée, laissant place à la figure énigmatique des premières étapes du développement : une mère omnipotente contenant en elle les mauvais objets.
30Médée n’arrive pas à trouver en elle les limites entre le monde humain et le monde divin. Si elle n’était un personnage de légende, cela la rapprocherait de la psychose. Jason est l’objet élu entièrement dévoué à son service sexuel.
31Selon les points de vue, Médée pourrait être considérée comme une femme « ardente à revendiquer les droits de sa couche » [7], ou comme une figure évoquant la mante religieuse qui se repaît de son mâle une fois l’acte accompli (le mot mante vient du grec mantis qui signifie devineresse). Version féminine dans le premier cas, masculine dans le second. Des deux côtés, Médée représente l’angoisse majeure : la perte de son enfant pour une femme, et de sa virilité pour un homme. C’est pourquoi, nous semble-t-il, la tragédie d’Euripide reçut un accueil réservé du public athénien : elle n’obtiendra que la troisième et dernière place au concours dramatique des Dionysies.
32Nous mentionnerons pour conclure celle qui serait, selon une tradition, la mère de Médée, Hécate, car on pourrait dire que Médée agit au nom de sa mère, elle lui est indissolublement liée. Pasolini nous fait saisir cette dimension quand, dans son film, il fait dire à Médée qu’elle est un vase qui contient un savoir qui ne lui appartient pas. Déesse nourricière indépendante des divinités olympiennes, Hécate descend des Titans. Elle est considérée comme la divinité qui préside à la magie, aux enchantements et aux carrefours, qui sont les lieux par excellence de la magie ; on y dresse sa statue, sous la forme d’une femme à trois corps ou à trois têtes. Cette transition nous conduira vers le carrefour aux trois fourches d’Œdipe roi.
La loi tragique
33Il se trouve que la tragédie de Sophocle, Œdipe roi, fut composée en 430 avant notre ère, soit un an après Médée.
34L’exclamation d’Œdipe à Colone, mé phûnai, plutôt ne pas être, résonne étrangement avec celle de Médée – « O enfants maudits d’une mère odieuse, puissiez-vous périr avec votre père et toute notre maison aller à sa ruine ! » –, et avec celle de Jason : « Plût aux dieux que jamais je ne les eusse engendrés pour les voir morts sous tes coups ! » Le vœu de mort de l’enfant prend différentes formes : ne l’avoir jamais engendré ou qu’il meure, du côté des parents, ne pas être né du côté du sujet. La naissance est porteuse d’une malé-diction, l’être est d’emblée associé au non-être. Comme l’indique Jean Bollack dans La naissance d’Œdipe, la communauté se constitue en excluant ces crimes que le héros tragique porte sur lui [8].
35Médée et Œdipe sont deux exilés, la « loi tragique de la castration primordiale [9] » règne sur leur destin (Lacan l’oppose à la « comédie » œdipienne). Si Œdipe est « né damné », Médée est née avec des pouvoirs surnaturels, ce qui ne lui rend pas la vie plus facile, elle est en dehors de l’humanité.
36Bien qu’elles soient bâties sur le même schéma, les deux tragédies présentent des différences. Médée est la mise en scène d’un crime annoncé dès le prologue par la nourrice, alors qu’Œdipe enquête sur un crime passé. Le dossier est ré-ouvert, comme dans la série télévisée Cold case. Enfin, si chaque spectateur se reconnaît inconsciemment dans Œdipe et peut s’identifier à lui, Médée provoque l’aversion du public qui rejette sa folie.
37II est remarquable de constater l’absence totale de culpabilité de Médée, au contraire d’Œdipe. Sophocle le croyant s’oppose à un Euripide distant de la religion.
38Au fur et à mesure de l’avancée de l’action, toutes les tentatives pour trouver du sens au projet criminel de Médée échouent. Au contraire, Œdipe est un découvreur de sens, il résout l’énigme de la sphinge, puis mène sa propre enquête sur le meurtre de Laïos. La clairvoyance d’Œdipe s’oppose à la méconnaissance de Jason.
39Médée a commis l’irréparable dans la rupture avec ses attaches ancestrales, elle a tué son frère pour que Jason puisse s’enfuir. C’est un personnage complexe divisé entre une certaine tendresse pour ses enfants et sa passion pour Jason, entre ses origines divines et sa volonté de mortelle cherchant à se fixer sur une terre.
40Le crime premier n’est-il pas le parricide ? À travers ses enfants Médée anéantit leur père. Aux vœux de mort qu’elle prononce dans le prologue, la nourrice répond : « Malheur, malheur à moi ! Hélas ! Quelle part tes enfants ont-ils donc au aime de leur père ? Pourquoi les haïr ? » Et dans l’exodos, le chœur s’écrie : « Pourquoi à présent cette haine sanguinaire? Funeste est aux mortels la souillure d’un parricide… » [10]
41Dans Œdipe roi, le crime est double, l’inceste permet de déployer la dimension de la loi : la faute est reconnue, les dieux inspirent le respect, un chœur de vieillards remplace le chœur de femmes, il n’y a plus de rajeunissement.
42Œdipe, enfant rescapé, a échappé au meurtre fomenté par ses parents : il deviendra meurtrier à son tour. Le meurtre de l’enfant et celui du père sont liés. Il n’y a plus d’intervention divine qui puisse le sauver. Dieu est intériorisé, ce regard intérieur lui fait éprouver sa faute et le pousse à la payer en portant atteinte à sa vue. Œdipe, le mortel croyant, agit en fonction de cette transcendance divine qu’il reconnaît, alors que Médée, se trouve du côté des dieux, la loi de sa passion surpasse la loi des hommes et triomphe.
43Médée est prise dans le lien à sa mère Hécate, elle est de substance divine. Ses origines divines lui empêchent de se donner la mort. Elle s’écrie, dans le prologue : « Hélas ! Puissé-je quitter par une mort libératrice une vie odieuse ! » De plus, elle attaquerait par ce geste la mère, alors qu’elle vise le père.
44Le meurtre de l’enfant serait une conséquence ultime de l’indistinction entre la mère et l’enfant à laquelle la reconnaissance du tiers séparateur permettrait d’échapper.
L’objet de sacrifice
45L’infanticide pose la question de l’objet de sacrifice.
46Pour les Grecs, le conflit se situe entre les dieux et les hommes. Les premiers assouvissent leurs pulsions au détriment des seconds. La mythologie est un espace de création intermédiaire qui donne forme à ces pulsions, un réservoir imaginaire inépuisable qui organise la vie d’un peuple, comme le fantasme donne son cadre à la réalité psychique de l’individu. Les mythes font partie de l’imaginaire qui noue la dimension symbolique au réel humain. Freud en a construit quelques-uns, du complexe d’Œdipe jusqu’au meurtre du père de la horde primitive dans Totem et tabou, et au dualisme des pulsions de vie et de mort.
47Dans Médée, le meurtre est programmé, inéluctable. Est-ce un sacrifice ? Les hommes font des sacrifices pour obtenir la faveur des dieux. La magicienne est du côté des dieux, elle a pouvoir de vie et de mort. Le côté énigmatique du pouvoir d’engendrement des femmes est en question. S’il y avait sacrifice, il serait fait à une divinité maternelle obscure qui ordonnerait : « Tu peux reprendre la vie que tu as donnée. » Les dieux acquiescent, ils envoient un char ailé pour sauver Médée.
48Le pouvoir d’engendrement des femmes n’a rien à envier à la puissance masculine. C’est pourquoi le meurtre de l’enfant renvoie à la castration. Freud a découvert qu’il n’y avait, dans l’organisation génitale infantile, qu’un seul représentant de la libido pour les deux sexes, le phallus. Pour la fille, le complexe de castration précède l’entrée dans le complexe d’Œdipe et la conduit à changer d’objet, de la mère au père. Le garçon sort de l’Œdipe par la castration et doit alors renoncer à l’objet. Pourrait-on dire que si Œdipe n’a pas connu le complexe d’Œdipe, Médée n’a pas connu la castration ?
49À travers ses enfants, Médée tue leur père, mais elle les sacrifie aussi à sa jouissance, elle est toute-puissante et triomphe. Une question traverse la tragédie : comment régler le déchaînement des passions ?
50Quelque chose est à sacrifier, il faut renoncer à la jouissance incestueuse pour accéder au désir. C’est une problématique que l’on retrouve, par exemple, dans la circoncision : la circoncision re-sépare l’enfant de la mère pour l’inscrire dans sa lignée. Elle se pratique au nom du père, du fils, et de la Loi : c’est une opération symbolisante qui nous met au plus près de la structure.
51La castration règle le désir, je cite Lacan : « Freud nous révèle que c’est grâce au Nom-du-Père que l’homme ne reste pas attaché au service sexuel de la mère, que l’agression contre le Père est au principe de la Loi et que la Loi est au service du désir qu’elle institue par l’interdiction de l’inceste. Car l’inconscient montre que le désir est accroché à l’interdit, que la crise de l’Œdipe est déterminante pour la maturation sexuelle elle-même. » [11]
52La castration, pour une femme, disait Lacan, c’est qu’il lui faut perdre ce qu’elle n’a pas. Chose impossible à envisager pour Médée qui possède son homme et ses enfants corps et âme, elle les tient captifs dans son chaudron magique. L’agression contre le père est au service de sa jouissance, la Loi est déniée.
Œdipe et Hamlet : du fantasme au fantôme
53Pour avancer dans notre lecture, comparons maintenant Œdipe roi à Hamlet. La structure est la même, mais l’on passe de la tragédie du destin au drame du désir (Lacan). Chaque mise en forme théâtrale correspond à un moment historique. Dans Œdipe, Dieu est entré en l’homme. Le héros en porte la marque, alors que pour Hamlet, le conflit est intériorisé, être ou ne pas être. Le fantasme se présente sous la forme d’un fantôme.
54Œdipe est dans le vrai d’un bout à l’autre, c’est un survivant, un enfant rejeté, abandonné, laissé pour mort. Il porte inscrite dans son corps la marque de cet abandon, comme il portera, en se rendant aveugle, la marque de sa voyance mise à nu. Œdipe le héros connaît la réponse à la question de la sphinge, il délivrera la ville de Thèbes du mal qui s’est abattu sur elle, mais le savoir sur le destin de l’homme contenu dans sa réponse ne lui donne pas le chiffre de sa propre destinée. De Labdacos le « boiteux » à Laïos le « gauche », puis à Œdipe « pied-enflé », il y a quelque chose de fondamentalement tordu dans la filiation des Labdacides. Avant d’attenter à la vie de son fils, Laïos conçut une passion pour le jeune Chrysippos, fils de Pélops, et l’enleva [12]. De ce point de vue, Œdipe avait-il une autre issue ? Tuer le père reviendrait à faire resurgir une réalité déniée, la tentative d’infanticide, sous la forme du parricide, quand le fantasme n’a pu se constituer.
55Hamlet cherche à démêler la vérité du mensonge, et pour cela il a recours à… la fiction théâtrale, la fameuse scène du théâtre dans le théâtre, dont l’effet qu’il observe sur les spectateurs lui fournira une preuve de la justesse de ses soupçons. Il cherche à extraire la vérité du malentendu, comme tout névrosé, alors qu’Œdipe s’aveugle de ce qu’il a vu.
56Œdipe est acteur, il ne doute jamais, alors qu’Hamlet est paralysé dans l’action. Il y a la scène, et le regard sur la scène, ce qui nous introduit à la construction du fantasme.
57Freud l’a étudiée dans son texte Un enfant est battu [13]. Il analyse ce fantasme typique à partir de l’observation de six cas féminins et le relie au complexe parental de l’enfant. Le fantasme est la cicatrice, dit-il, un sédiment laissé par le complexe d’Œdipe. Il met en jeu l’enfant du complexe d’Œdipe au temps où il se situe par rapport au deuxième objet, le couple des parents ; l’acte de battre se substitue à l’acte sexuel. Le jeu de l’instrument agité par le père, le fouet phallique, règle l’orientation sexuelle dans les deux sexes. C’est pour Lacan le fantasme fondamental.
58De la même façon, le fantasme désigné par Leclaire comme le plus originaire dans son ouvrage On tue un enfant [14] serait la cicatrice de ce temps supposé du narcissisme primaire, temps mythique de l’enfant merveilleux que l’on a été pour ses parents.
59La constitution du sujet est sous-tendue par la vivance des fantasmes. Il convient de bien distinguer ces fantasmes du meurtre de l’enfant qui signerait, à l’extrême, la mise en échec de leur déploiement. Dans l’infanticide, l’enfant a perdu sa brillance phallique, il est réduit à un simple objet de la mère. Nous ne sommes plus dans le refoulement de la sexualité infantile mais dans l’étrangeté radicale et l’absence de traduction : il y a un trou dans le texte.
Macbeth
60Hamlet interrogeait le désir du fils dans la relation à ses parents. Dans Macbeth, le complot criminel fomenté par le couple se fait sur le fond d’une absence d’enfant. Il m’a semblé que dans l’action, le moment de bascule était situé autour d’un enfant survivant, futur roi d’Écosse, Fleance, le fils de Banquo, qui réussit à s’enfuir lors de l’assassinat de son père. Il enraye le mécanisme de la folie criminelle de Macbeth. Le spectateur le sait depuis la promesse faite par les sorcières à Banquo, au début de la pièce :
« Moindre que Macbeth et plus grand.Pas si heureux, mais plus heureux.Tu produiras des rois, bien que ne l’étant pas. »
62Une parole donne à chacun sa place, l’enfant sauvé sera le futur roi. La prédiction des sorcières laisse entendre que la possession du sceptre royal importe moins que sa transmission : le père symbolique, c’est-à-dire le père mort, donne sa signification au phallus.
63En supprimant Duncan, le bon roi d’Écosse, Macbeth est entraîné par sa femme dans le tourbillon d’une folie meurtrière. Pour garder le pouvoir obtenu par son acte de traîtrise, il ne doit plus cesser de tuer, les proches du roi, leurs femmes et enfants. Sans instance régulatrice, le pouvoir consume.
64Macbeth n’a pas pu avoir d’enfants. C’est l’enfant rescapé de l’autre général, son alter Banquo, qui deviendra roi.
Le petit Eyolf
65Nous prendrons comme dernier exemple la pièce d’Ibsen, Le Petit Eyolf, qui fut créée en janvier 1895 à Berlin : année où Freud publie avec Breuer ses Études sur l’hystérie et commence son auto-analyse dont nous avons le témoignage dans la correspondance avec son ami Fliess.
66Ibsen met en scène un couple qui délaisse son enfant. Alfred Allmers s’est retiré pendant trois semaines sur les hauteurs qui bordent le fjord, pour réfléchir sur le sujet de son prochain ouvrage, la « responsabilité humaine ». Au retour, il retrouve son épouse passionnée Rita, leur fils Eyolf, et sa sœur bien-aimée Asta accompagnée par son prétendant. Il revient transformé. Il a compris que c’est envers son fils qu’il doit exercer sa responsabilité d’homme et a décidé d’abandonner l’écriture et de se consacrer à son éducation. Il est devenu père.
67La mère d’Eyolf ne supportait pas qu’il vienne perturber son désir exclusif pour Alfred. Elle est, comme Médée, une femme « ardente à revendiquer les droits de sa couche ». Tout jeune, victime de la négligence de ses parents, Eyolf avait fait une chute qui l’avait rendu infirme, il se déplace avec l’aide d’une béquille. Survient la demoiselle aux rats, la Rattemamsell, sinistre et inquiétante, figure de sorcière ou de mère meurtrière. Elle passe pour débarrasser le village de ses rats. Elle fascine Eyolf qui la suit et se noie. Fin du premier acte.
68La suite nous montrera le couple des parents en proie aux déchirements du désespoir le plus profond, torturé par la question de la possibilité de continuer à vivre, alors que l’autre couple se sépare. À la fin, pour se racheter, ils décideront de poursuivre leur chemin ensemble, en s’occupant des enfants du fjord… Les forces obscures mises en jeu au début de la pièce ont laissé place à une version christique rédemptrice de l’enfant sacrifié.
69La pièce d’Ibsen nous intéresse particulièrement car elle met en scène la culpabilité parentale après la mort de l’enfant, ce qui la situe à l’opposé de Médée. De plus, elle occupe une place éminente dans l’histoire de la psychanalyse, puisque Freud la mentionne dans l’analyse de l’Homme aux rats, relatée dans les Cinq psychanalyses. Son patient était envahi par la crainte obsédante qu’il n’arrive quelque chose à deux personnes qui lui étaient chères, son père (décédé) et la dame aimée, et par la peur du supplice des rats, récit qu’il avait entendu alors qu’il faisait une période militaire de réserve. Après avoir assisté à la représentation d’Eyolf, les associations qui viendront dans sa cure révéleront l’équivalence symbolique entre enfant, rat et pénis, et permettront de dénouer le point nodal du fantasme des rats.
70Quels effets inconscients produisit sur Ernst Lanzer cette histoire d’enfant sacrifié et de paternité impossible ? Vertu thérapeutique du théâtre, par la mobilisation des affects qu’il entraîne et la réceptivité de l’auditeur-spectateur aux signifiants de l’auteur… à condition qu’il puisse à son tour être entendu.
71Le Petit Eyolf montre l’écart entre l’enfant imaginaire et l’enfant réel, la perte de l’enfant est corrélée aux fantasmes de ses parents. L’enfant pourrait être une métaphore du fantasme que le sujet doit traverser pour se réaliser. En devenant parent chaque sujet réactive dans l’inconscient les traces de son propre complexe parental et ses premiers investissements libidinaux. Le nouveau venu vient perturber l’économie de la jouissance du couple, jusqu’à retrouver un équilibre qui donne à l’enfant sa juste place.
Conclusions
72À travers l’étude de ces textes, nous avons pu constater la place centrale occupée par la figure du meurtre de l’enfant dans l’histoire du théâtre. La scène du théâtre, depuis la tragédie grecque a remplacé celle du sacrifice, elle jouxtait le temple consacré au culte de Dionysos: le mot tragôidia, tragédie, contient tragos, bouc, et ôidê, chant. Le théâtre interroge l’acte dans ses fondements, sépare les éléments en jeu et les met en perspective. Le choix de textes écrits à des époques différentes permet d’esquisser une histoire de la subjectivité.
73Une structure à quatre termes, père, mère, enfant et phallus, donne son cadre à la réalité subjective – c’est-à-dire au fantasme. Ces éléments fixes du réel humain sont comme les étoiles de la constellation signifiante qui préexiste à tout sujet. Le complexe d’Œdipe est ce carrefour structural où l’enfant se positionne dans la bipartition sexuelle homme-femme et la différence des générations. Nous avons observé la faille qui sépare le passage à l’acte meurtrier des différentes représentations de l’enfant dans l’imaginaire.
74L’enfant est à la fois un objet de jouissance et le vecteur de la loi qui lui est transmise, loi de renonciation à la jouissance que le phallus symbolise. L’enfant peut équivaloir à l’objet partiel et au phallus et devra passer, dans le rapport à la mère, par une double négation, pour devenir sujet : elle ne l’a pas, il ne l’est pas. Lacan a présenté le carrefour œdipien comme le chiasme de cette double négation et l’a nommé métaphore paternelle; le garçon et la fille l’abordent différemment selon que l’accent est mis sur l’être ou sur l’avoir.
75La division de l’enfant dans le fantasme recouvre celle du sujet, c’est pourquoi il est si important, au cours d’une analyse, d’entendre sa voix, de là où ça parle. Le mouvement de l’analyse favorise la substitution de l’enfant vivant du fantasme à l’enfant merveilleux du narcissisme primaire, que Jacques Hassoun avait nommé « l’[enfant-mort] » [15] – sage comme une image.
76Le progrès de la civilisation s’est accompagné d’un progrès du refoulement de l’agressivité et de sa transformation en sentiment de culpabilité – le Malaise dans la civilisation de Freud. En même temps l’intention théologisante, présente dans Œdipe roi, et dans le rachat final des parents du Petit Eyolf, recule : la faute n’est plus référée à la toute-puissance divine. La société moderne se caractérise par la promesse de jouissance qu’apportent les objets de consommation produits par l’avancée de la science. Il y a un recul du refoulement, et donc des névroses, devant la perversion. Les médias donnent en pâture au public les atteintes du corps de l’enfant, de la pédophilie à l’infanticide.
77Le théâtre d’Edward Bond donne une vision saisissante de la violence de notre temps. Dans les Pièces de guerre, une guerre atomique a réduit presque à néant l’humanité. Un personnage nommé Le Monstre navigue entre les visions d’un monde violent qu’il présente comme la vie qu’il aurait vécue… s’il n’avait pas été tué dans le ventre de sa mère par un bombardement. La tragédie de notre temps ne s’exprime plus dans le destin de l’être sur le fond du non-être, mais dans le non-être qui aurait pu naître si… Cela rejoint les écrits d’Imre Kertész, le roman d’un Être sans destin, ou le Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas.
78Nous conclurons par une comparaison entre la mythologie et la métapsychologie freudienne. La mythologie met en scène un conflit entre les hommes et les dieux. Pour la psychanalyse, la transcendance n’est pas extra-, mais intra-humaine : le langage divise le sujet. Elle laisse de côté la question de son origine. Le langage fait l’homme – parlêtre, reste à en tirer toutes les conséquences.
79La métapsychologie freudienne est une construction théorique, en quoi est-elle différente du mythe ? « La théorie des pulsions est, pour ainsi dire, notre mythologie » [16], avançait Freud. Le travail analytique repose sur la croyance dans l’inconscient, comme les mythes sur la croyance dans les dieux. La psychanalyse fait vivre l’enfant du fantasme. Lorsque l’enfant disparaît, la métaphore se défait.
Notes
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[2]
Char (R.), La parole en archipel.
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[3]
Freud (S.), « Personnages psychopathiques à la scène », in Résultats, idées, problèmes I, Paris, PUF, 1984, p. 123.
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[4]
Grimal (P.), Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951, p. 353-354, et pour les références à la mythologie qui suivent
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[5]
Bonnefoy (Y.) et coll., Dictionnaire des mythologies, Paris, Flammarion, 1981, p. 64.
-
[6]
Euripide, Médée, Paris, Rivages poche, 1997, p. 150.
-
[7]
Euripide, Médée, op.cit., préface de Pierre Miscevic, p. 23.
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[8]
Bollack (J.), La naissance d’Œdipe, Paris, Tel, Gallimard, 1995, p. 295.
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[9]
C’est-à-dire la perte d’une partie du corps résultant de l’incidence du signifiant dans le corps – le rapport à l’Autre initial. Dans la reproduction sexuée, il y a une première perte des globules polaires lors de la méiose, puis la séparation du corps de la mère s’accompagne de la perte des enveloppes et du placenta. La perte du prépuce, lors de la circoncision, redouble cette séparation et Lacan en a fait le prototype de l’objet a dans le Séminaire sur l’angoisse. Cette perte creuse un vide à la place duquel viendront les objets partiels (sein, fèces, regard, voix), et l’objet du désir lors de la mise en fonction de la métaphore paternelle et de l’entrée dans la dialectique du phallus.
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[10]
Euripide, Médée., op.cit., p. 147. Souligné par moi.
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[11]
Lacan (J.), Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 852.
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[12]
Selon P. Grimal, Pélops fut lui-même la victime de son père, Tantale, qui l’avait tué, coupé en morceaux et préparé en ragoût servi aux dieux. Ceux-ci reconstituèrent ensuite son corps et lui rendirent la vie. Chrysippos, autre figure de l’enfant sacrifié, fut tué par ses demi-frères Atrée et Thyeste. Puis Atrée tua les trois enfants de son frère et les lui fit manger, bouclant ainsi la consommation mythique des fils par leurs pères.
-
[13]
Freud (S.), « Un enfant est battu », in Névroses, psychoses, perversions, Paris, PUF, 1973.
-
[14]
Leclaire (S.), On tue un enfant, Paris, Seuil, 1975.
-
[15]
Hassoun (J.), Fragments de langue maternelle, Paris, Payot, 1979.
-
[16]
Freud (S.), « Angoisse et vie pulsionnelle », XXXIIe des Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 129.