Che vuoi ? 2006/2 N° 26

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Article de revue

Que reste-t-il ? La langue maternelle

Pages 11 à 21

Notes

  • [1]
    Hassoun (J.), L’exil de la langue, Paris, Point Hors Ligne, 1993.
  • [2]
    D’une langue à l’autre, film de Nurith Aviv, 2005.
  • [3]
    Lacan (J.), Le Séminaire XX, Encore, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1975, p. 126-127.
  • [4]
    Freud (S.), Correspondance, 1873-1939, Paris, Gallimard, 1966.
  • [5]
    Freud (S.), Zweig (A.), Correspondance, 1927-1939, Paris, Gallimard, 1973, p. 162.
  • [6]
    Adorno (Th.), Modèles critiques, Paris, Payot, 1983.
  • [7]
    Arendt (H.), La tradition cachée, Paris, Christian Bourgois, 1993.
  • [8]
    Derrida (J.), Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée, 1996.
  • [9]
    Lacan (J.), La Troisième, Lettres de l’École freudienne n° 16,1975, p. 177-203.
  • [10]
    Ben Avi I.), Eliezer Ben Yehuda, La renaissance de l’hébreu. Le rêve traversé, Paris, Desclée De Brouwer, 1993.
  • [11]
    Discussion à propos de la langue maternelle, site Internet de l’ALI.
  • [12]
    Hassoun (J.), L’exil de la langue, op. cit.
  • [13]
    Canetti (E), La langue sauvée, histoire d’une jeunesse 1905-1921, Paris, Albin Michel, 1980.

1

Les deux textes qui suivent ont été présentés le 5 juillet 2006 au Cercle freudien, dans le cadre des Mercredis du Cercle. Ils tissent, en écho au livre de Jacques Hassoun, L’exil de la langue, le questionnement propre aux deux auteurs relativement à l’exil et la langue maternelle

2« Que reste-t-il ? La langue maternelle. » C’est ce que répond Hannah Arendt à propos de son lien personnel à l’Allemagne, sa terre natale.

3Quand le thème de la langue a été proposé au Cercle freudien, j’ai repensé au livre de Jacques Hassoun, L’exil de la langue[1]. Quitte-t-on une langue ? Qu’est-ce qu’une langue nous fait quitter ? Au premier abord, il me semblait, naïvement certes, qu’une langue était transportable par-delà les frontières, même si on y laissait des bouts, des bouts de langue que la frontière gardait captive et intraduisible. De toutes les façons, restaient les traces de cette langue première, comme ce qui reste de terre accrochée à la semelle des souliers, et ces traces ne se dérobent pas si facilement. Pourtant, on peut se sentir exilé d’une langue et celle-ci peut aussi nous exiler à son tour. Le livre de Jacques Hassoun venait en résonance avec ma propre histoire qui est aussi une histoire de relation aux langues. Ce fut d’abord avec la question du désaveu et de la honte de la langue, effet de ce que Jacques Hassoun appelle le pouvoir dominant, que j’abordais ce livre.

4C’est cette question du désaveu et de la honte que je voulais mettre au travail… Chemin faisant, les livres de Jacques Hassoun, d’Elias Canetti, Theodor W. Adorno, Jacques Derrida et d’autres encore, mais aussi certaines situations cliniques, m’ont détournée de ma première intention et m’ont amenée à me demander d’abord ce qu’on désigne par langue maternelle, et, en même temps ce que produit l’exil de cette langue.

5La notion de langue maternelle est en elle-même complexe. De quoi parle-t-on à ce propos ? On peut déjà faire un premier constat : la question « quelle est ta langue maternelle ? » ne laisse personne indifférent. Après un temps d’arrêt, elle engendre parfois l’hostilité, le rejet mais le plus souvent, un plaisir à raconter. En témoigne, par exemple, le film de Nurith Aviv [2]. Quand on la dit maternelle, la langue fait parler d’elle, c’est le moins qu’on puisse dire.

6Mais de quoi s’agit-il ? Est-ce la langue que parle la mère ? Est-ce la langue de l’enfance, une langue intime, la langue particulière dans laquelle on a prononcé les premiers mots, la langue dans laquelle on a été parlé ? Ou faut-il y voir une langue fantasmée après-coup comme originelle? Une fiction nécessaire participant du mythe et du fantasme des origines ? Ce n’est qu’une notion, rien à voir avec les termes conceptuels dont le sens est fixé. Elle est incernable et se présente comme une sorte de point de fuite.

7« Langue maternelle » s’oppose à « langue étrangère » mais, pour l’infans, toute langue n’est-elle pas étrangère au début ? La rencontre entre l’enfant et la langue que l’Autre lui transmet n’est-elle pas nécessairement traumatique ? La langue maternelle ne porte-t-elle pas les traces d’une perte structurante, traces par lesquelles elle est chevillée au corps ?

8En faisant ce travail, je me suis rendu compte que j’associais toujours la langue maternelle à l’idée de perte et de langue étrangère. J’ai une langue maternelle, au sens le plus courant du terme, la langue de mon enfance qui n’est pas la langue française. Pendant longtemps, j’ai pensé que les Français nés en France, ayant de tout temps baigné dans cette langue, parce qu’ils n’ont jamais eu à quitter la France, n’avaient pas de langue maternelle, puisqu’ils n’avaient rien perdu, et ne s’étaient jamais confrontés à une langue étrangère qu’on leur faisait obligation d’utiliser.

9J’ai toujours écouté avec une attention toute particulière les patients qui venaient d’une autre langue. Ceux-là avaient, à l’évidence, une langue maternelle. Toute différente était la situation de ceux, nés en France, qui n’avaient que le français. Il m’a fallu tout un temps pour comprendre qu’eux aussi avaient une langue maternelle. Comment l’entendre, la repérer ?

10La langue maternelle est une langue qui nous échappe en permanence et je me suis demandé si ce n’étaient pas précisément les situations d’exil qui pouvaient nous en dire quelque chose. D’après l’étymologie, exil renvoie à « sauter hors », « bannir », « ravager », « ruiner » en ancien français. C’est également l’obligation faite de séjourner hors d’un lieu mais aussi loin d’une personne qu’on regrette. Notons au passage qu’exulter et exil ont la même racine.

11Si la langue de l’Autre fait rencontre traumatique, l’exil peut lui aussi se constituer comme un trauma. Dans un certain registre, ne s’agit-il pas d’un même trauma ? …être expulsé d’un lieu de jouissance ? Parlant de l’exil de la langue, Jacques Hassoun évoque la condition de tout parlêtre mais aussi ce qui se produit pour ceux qui sont effectivement amenés à quitter leur terre natale.

12Quels peuvent être les effets subjectifs d’une coupure, choisie ou imposée, d’avec la langue ? Quels sont les devenirs de son oubli, de sa perte, de sa censure, voire de son refoulement ? Cela a-t-il des effets dans le corps ? Dans le langage ? Peut-on parler de deuil à propos des effets produits par la perte de la langue maternelle ? Une séparation… qui n’en finirait pas.

13Chaque langue a une façon d’interpréter le monde et les grandes énigmes, produit des investissements imaginaires qui lui sont propres, crée un trait identitaire entre les personnes qui la parlent. C’est une façon de voir et de sentir (on pourrait également l’écrire à la voie passive). Cela retentit sur la façon à chaque fois spécifique dont le corps est parlé et dont il se vit. La langue participe de la représentation du corps.

14Dans les situations d’exil, de par la rupture effectuée, un monde se perd et on peut constater des effets dans le corps (somatisations, invalidité…) et comme quelque chose d’irrationnel auquel le corps via l’affect est convoqué. Je pense à cette femme d’origine hongroise, dans le film de Nurith Aviv, qui évoque la façon dont son corps est traversé d’une douleur lorsqu’elle entend parler hongrois dans un supermarché.

15Ainsi que l’affirme Lacan : « Cet être [parlant] donne l’occasion de s’apercevoir jusqu’où vont les effets de lalangue, par ceci, qu’il présente toutes sortes d’affects qui restent énigmatiques. Ces affects sont ce qui résulte de la présence de lalangue, en tant que, de savoir, elle articule des choses qui vont beaucoup plus loin que ce que l’être parlant supporte de savoir énoncé. » [3]

16Le lieu d’expression de l’affect, c’est le corps. Freud évoque cette même articulation, corps et langue. Dans une lettre à Raymond de Saussure, en 1930, il écrit : « La perte de la langue dans laquelle [l’émigrant] a vécu et pensé est irremplaçable. » [4] Et dans une autre lettre à Arnold Zweig en 1936 : « En Amérique, il vous faudrait en plus renoncer à votre langue, qui n’est pas un vêtement, mais votre propre peau. » [5]

17Ce n’est peut-être pas qu’une métaphore, de la part de Freud… Je pense à cette femme d’origine portugaise qui, dès qu’elle franchit la frontière entre la France et l’Espagne vers le Portugal, se dévêt de sa maladie de peau qui lui sert tant en exil. À d’autres, la langue étrangère donne un corps qu’ils peuvent alors habiter, loin de l’étouffement incestueux de la langue maternelle : par exemple Samuel Beckett, pour qui l’anglo-irlandais était trop proche pour qu’il puisse y soutenir une position d’énonciation. Après la mort de sa mère, il traduit toute son œuvre en anglais. Nancy Huston, qui a écrit tous ses livres en français, tombe malade quand elle décide d’écrire un roman dans sa langue maternelle. À l’inverse, Adorno, après avoir quitté l’Allemagne nazie, est revenu de son exil américain en 1949, parce qu’il se sentait « contraint » dans la langue anglaise. Il dit : « Ma décision de revenir en Allemagne était à peine motivée par le besoin subjectif, par le mal du pays. Il y avait aussi une motivation objective. C’est la langue. » Ne peut-on pas lire cette motivation objective, comme une dénégation de la part d’Adorno ? On en veut pour preuve ce qu’il avance dans son texte Was ist deutsch ?[6] : « Un soir de tristesse incommensurable, je me surpris à faire usage du subjonctif ridicule et erroné d’un verbe lui-même plus tout à fait correct en haut allemand, et qui fait partie du dialecte parlé dans ma ville natale. Je n’avais pas entendu - et encore bien moins utilisé - cette forme erronée et familière depuis mes premières années de classe. Une mélancolie m’entraînait irrésistiblement vers les gouffres de l’enfance et réveilla cette résonance ancienne qui attendait, impuissante, en leur fonds. »

18Ne change-t-on pas un peu de corps quand on parle une langue étrangère ? Une langue procure des sensations de plaisir /déplaisir, et pas seulement auditives. Il y a des effets dans le corps, tel qu’il peut être ressenti comme autre. La langue est un lieu de rencontre entre les mots et la jouissance, via le corps.

19Hannah Arendt [7], à qui Günther Gauss demande si son attachement à la langue allemande a survécu aux temps les plus amers du nazisme, à son exil américain, au choix de l’anglais, répond : « Immer, toujours. Je me disais : que faire ? Ce n’est tout de même pas la langue allemande qui est devenue folle ! Et en second lieu : rien ne peut remplacer la langue maternelle. » Jacques Derrida [8] commente cela de la manière suivante : « Toujours, dit-elle, sans détour et sans hésitation. La réponse semble tenir d’abord en un mot, immer. Elle a toujours gardé cet attachement indéfectible et cette familiarité absolue. Le toujours semble qualifier justement ce temps de la langue. Il dit peut-être davantage : non seulement que la langue dite maternelle est toujours là, le toujours là, le toujours déjà là, et le toujours encore là ; mais aussi qu’il n’y a peut-être d’expérience du toujours et du même, là, comme tel, que là où il y a, sinon la langue, du moins quelque trace qui se laisse figurer par la langue. Comme si l’expérience du toujours et de la fidélité à l’autre comme à soi supposait la fidélité indéfectible à la langue. » « Familière », dit Derrida, laissant entendre le heimlich allemand, et par là, la part d’unheimlich que pouvait receler cette langue pour H. Arendt. Notons que Derrida, à l’instar de Lacan, parle de la langue « dite maternelle ».

20Dans le séminaire Encore, Lacan avance que l’expérience de l’inconscient est faite de lalangue, en un seul mot, « pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi ». En parlant de lalangue, néologisme surgi d’un lapsus, de langue dite maternelle, Lacan interroge et laisse l’énigme, glisse un écart d’avec le sens commun. On peut noter, du moins d’après ce que je sais, qu’il fait peu de références à la langue maternelle, dans son enseignement, excepté dans cette séance du séminaire Encore où il conjoint lalangue et langue maternelle. On peut se demander si, pour Lacan, l’une vient se substituer à l’autre ou si ce sont deux notions bien distinctes. Dans La Troisième[9], Lacan nous dit de lalangue que c’est elle qui civilise la jouissance du corps. Elle est, en quelque sorte, la cheville ouvrière de la prise de la jouissance du corps dans le Symbolique. La lalangue est cette langue privée entre mère et enfant, la langue de ce premier corps à corps érogène. S’y inscrivent les traces de la jouissance qu’elle recèle. Ce que Françoise Dolto dit autrement : « La langue maternelle est un objet transitionnel subtil. »

21Trame de sons qui s’opposent et se lient entre eux, lalangue est ce qui introduit le jeu de l’équivoque dans la parole. Elle est ce qui permet à un enfant de se mettre à jouer avec les mots, autrement dit de se servir de ce flux sonore dans lequel il baigne pour le découper à sa guise… Le Witz trouve ses racines dans lalangue quand celle-ci vient hanter le sens pour le déstabiliser et le faire basculer.

22La lalangue est un mot dont Lacan nous dit qu’il l’a voulu aussi proche que possible de lallation, terme qui évoque le chant (c’est même son étymologie latine : chanter la, la, la, pour endormir les enfants), mais qui évoque aussi le lait. Lallation entre lait et langue, répétition de syllabes qui produit une jouissance phonétique, entre pulsion orale et pulsion invoquante à partir de la bouche dont Joyce Mac Dougall dit qu’elle est le premier théâtre du corps…

23À ce titre, le chant, la chanson russe chantée à Ithamar Ben Avi [10] par sa mère, en l’absence du père qui avait interdit toute autre langue que l’hébreu, chanson qui parlait des flots de la mer bleu azur, c’est cela qui lui a permis de se mettre à parler, aba, premier mot… en hébreu, qui a jailli de la bouche de l’enfant, après quatre ans de mutisme, au retour du père absent. D’avoir été bercé par une lalangue, le russe de sa mère, c’est ce qui a permis à Ithamar d’entrer dans une langue maternelle, l’hébreu.

24Il y a dans la langue maternelle un autre versant : celui qui concerne la prise de sens, la syntaxe et les règles grammaticales. C’est la langue dans laquelle on apprend à compter et à conjuguer « je, tu, il… », l’hétérogène est là et qui introduit aux places différentes.

25À ce titre, on peut faire l’hypothèse à la suite de Charles Melman [11], que ce serait la langue du refoulement, la langue dans laquelle l’interdit de l’inceste a été dit et entendu. C’est une langue qui conjoindrait interdit et jouissance incestueuse. Dans cette mesure, ce qui lui donne son importance pour chacun, c’est un effet d’après coup qui la situe comme le lieu d’une nostalgie, d’une jouissance perdue. Serait-ce la perte de l’enfant merveilleux, envers de la Hilflosigkeit de l’infans ? Cette nostalgie laisse entendre que ce serait la langue dans laquelle on pourrait tout dire, tout savoir, être totalement compris. Jacques Hassoun [12] évoque la marque de l’ange barrant ce tout savoir à la naissance, ce qui pourrait être une métaphore kabbalistique de l’interdit de l’inceste… Dans les cures de personnes faisant leur analyse en français bien que nées dans une autre langue, ce fantasme revient souvent. La langue maternelle comme langue originaire serait porteuse d’un savoir absolu, une langue dans laquelle l’objet ne serait pas tout à fait perdu.

26Quand on pense à la langue maternelle, la question des origines est souvent immédiatement associée. Question sulfureuse puisque l’idée de pureté n’est jamais loin. Au-delà de la seule langue maternelle, l’exigence de pureté se manifeste toujours quand il est question de la langue : insupportable peut être l’accent charrié qui est souvent une dette à l’égard de la langue de jadis, ou une syntaxe en défaut, autrement dit une langue « écorchée ». En France, quantité d’ouvrages ont été écrits sur la pureté de la langue, cela bien évidemment en relation avec l’histoire politique française marquée, entre autres, par un jacobinisme qui n’a accepté aucun dialecte sur son sol.

27Voilà quelques questions ébauchées à partir de la lecture du livre de J. Hassoun, mais aussi d’autres textes autour de la langue maternelle et de son exil.

28Pendant ce travail, m’accompagnaient les paroles d’une patiente. C’est une jeune mère que j’ai reçue pendant un peu moins d’un an dans le cadre d’une institution. Après les premiers entretiens, son fils a été reçu par une collègue. C’est grâce à la question de la langue et parce que j’y suis sensible, que quelque chose a pu se dire, se mettre au travail et qu’un changement a pu se produire pour cette patiente. Dans cette histoire, le fil rouge, c’était la langue.

29Madame C. n’avait que l’ombre d’un accent et parlait un français châtié, nuancé, truffé de termes médicaux et psychologiques, toujours très adaptés au contexte qu’elle évoquait… Pas un mot de travers, aucune faute quand elle me parlait, et, d’elle pendant longtemps, pas un mot. Tout était toujours approprié, rien ne prêtait à un malentendu. Son très fort désir d’assimilation passait par la perfection de la langue. Je me demandais à quoi pouvait bien servir cette perfection, sinon à taire ce qui faisait symptôme pour elle. Elle s’était faite objet de cette langue française qu’elle ne pouvait pas habiter. Le développement de son fils de 5 ans l’inquiétait; elle avait vu de multiples médecins qui lui disaient que « ça allait passer ». Le « ça », c’était de multiples somatisations et hospitalisations : il ne courait ni ne sautait comme les garçons de son âge, ne mangeait que des aliments liquides dont il ne reconnaissait pas le goût, parlait bouillie, mangeait les voyelles principalement, faisait des « dessinscrabouillages ». D’un de ses dessins, il me dira que c’est un « bébé-vache »… c’était peut-être lui le bébé-vache, celui aussi qui n’avait pas tété le lait de la langue. Pour ce garçon, on peut penser que l’histoire tue et la langue censurée de sa mère ont eu des effets dans le corps et dans le langage verbal dont il ne pouvait se servir.

30Lors d’une séance, elle l’appelle « mon fils français », laissant entendre sa difficulté à inscrire ce garçon dans sa propre filiation. C’est alors que je l’interroge à propos de son accent, ce qui a permis d’ouvrir une série de questions restées tues jusque-là.

31Elle est moldave, de langue roumaine, et est venue en France avec sa petite fille de 2 ans. En un temps record, elle a quitté son pays, sa langue, est tombée enceinte, a épousé un homme français, d’origine italienne, et a accouché de son fils français, Nicolas. « Tout est allé vite, trop vite », dit-elle. Elle a parlé de cette venue en France, dans ce contexte, avec le rouge de la honte qui lui montait au visage. Elle craignait qu’on se méprenne sur son compte, c’est-à-dire, qu’on l’identifie à ces femmes de l’Est qui rêvent de l’Occident et qui viennent s’y installer grâce au mariage via Internet ou une agence. Mais elle, elle était amoureuse de celui qui allait devenir son mari avec qui elle parlait un anglais rudimentaire. Pour elle, comme pour Elias Canetti [13], les mots semblaient maigrir en anglais ! Quinze jours après la naissance de Nicolas, elle le confie à une nourrice et décide qu’il lui faut en urgence apprendre le français. Ce sera sa plus importante préoccupation, pendant plus d’un an et demi. Cette langue qu’elle apprenait d’arrache-pied lui permettait de lutter contre la dépression et l’angoisse qui l’envahissaient. Elle avait tout quitté comme dans un passage à l’acte, un fils lui était né comme un trait d’union qu’elle ne pouvait pas accueillir, et cet apprentissage forcené du français lui permettait d’ériger des digues contre les flots de la mer, de ce qui lui revenait de ce qu’elle a quitté sans un regard en arrière. Elle disait en quelque sorte : « Du passé, faisons table rase » et avait jeté sa langue avec l’eau du bain. Or, une femme, quand elle devient mère, est toujours convoquée à repasser par les signifiants de sa propre mère, ou encore à réutiliser pour elle, et pas forcément pour son enfant, les mots et la musique de sa langue maternelle (dans tous les sens du terme), quel que soit le registre langagier qu’elle utilise. Elle n’a pas pu jouer de sa langue maternelle, de sa lalangue pour elle-même, ni pour son fils. Cela n’est pas sans évoquer l’histoire d’Ithamar Ben Avi…

32Le jour où elle a obtenu ses papiers français, elle a soudain pensé qu’elle se vivait comme un arbre sans racines. Cela entérinait la coupure et le trauma, reconduisait sa tristesse.

33De Nicolas, elle disait : « C’est le fils de mon mari. » Elle disait qu’elle ne s’adressait pas à lui mais parlait de lui à la cantonade, pensant qu’il ne comprenait pas. Elle n’a jamais parlé, bercé, enveloppé le corps de son fils en roumain ou dans un mélange franco-roumain. Quelle langue maternelle lui a-t-elle parlé ? Y en avait-il une pour cet enfant et pour cette mère avec cet enfant ? Cette langue-là restait en souffrance, pour son enfant mais beaucoup aussi pour elle. Le français qu’elle lui parlait devenait langue désintégrative, assurait la censure et empêchait la création de cette filiation maternelle.

34De séances en séances, les choses ont commencé à changer quand nous avons parlé de sa fille, V., née en Moldavie, d’une rencontre sans lendemains. V. avait baigné dans la langue de sa mère, toujours utilisée par toutes les deux à l’occasion, et fonctionnant comme leur langue privée. Un changement s’est opéré quand elle s’est mise à me parler en roumain, en séance, pour me raconter une histoire qui n’est pas n’importe laquelle. Voici ce qu’elle raconte et dont elle traduira les mots : peu avant son mariage, le temps qu’elle s’installe en France, elle a été obligée de laisser sa fille chez ses parents, en Moldavie. Lorsque V. a commencé à parler, ma patiente a été prise d’inquiétude à l’idée de savoir comment sa fille allait nommer son grand-père. Elle redoutait qu’elle puisse l’appeler « papa », et raconte comment le grand-père, la grand-mère et leur petite fille se sont débrouillés pour se nommer, laisser sa place au père, nommer le reste du monde. Tout cela, dit pour la première fois, en roumain, avec une émotion évidente et qu’elle acceptait. À la suite de cela, les mots roumains affluent pour me raconter des chansons d’enfants, les recettes de cuisine qu’elle faisait avec sa mère, les moments de confidences avec elle, son frère mort, à l’adolescence.

35Cette patiente a pu se défaire d’une jouissance mortifère avec l’usage de la langue maternelle qui est redevenue vivante pour elle. Quand la censure portant sur le maternel de la langue a pu être levée, dans et par le transfert, son corps a pu se laisser habiter par la jouissance de la lalangue, ce qui lui a permis de tisser un autre lien avec son fils.

Notes

  • [1]
    Hassoun (J.), L’exil de la langue, Paris, Point Hors Ligne, 1993.
  • [2]
    D’une langue à l’autre, film de Nurith Aviv, 2005.
  • [3]
    Lacan (J.), Le Séminaire XX, Encore, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1975, p. 126-127.
  • [4]
    Freud (S.), Correspondance, 1873-1939, Paris, Gallimard, 1966.
  • [5]
    Freud (S.), Zweig (A.), Correspondance, 1927-1939, Paris, Gallimard, 1973, p. 162.
  • [6]
    Adorno (Th.), Modèles critiques, Paris, Payot, 1983.
  • [7]
    Arendt (H.), La tradition cachée, Paris, Christian Bourgois, 1993.
  • [8]
    Derrida (J.), Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée, 1996.
  • [9]
    Lacan (J.), La Troisième, Lettres de l’École freudienne n° 16,1975, p. 177-203.
  • [10]
    Ben Avi I.), Eliezer Ben Yehuda, La renaissance de l’hébreu. Le rêve traversé, Paris, Desclée De Brouwer, 1993.
  • [11]
    Discussion à propos de la langue maternelle, site Internet de l’ALI.
  • [12]
    Hassoun (J.), L’exil de la langue, op. cit.
  • [13]
    Canetti (E), La langue sauvée, histoire d’une jeunesse 1905-1921, Paris, Albin Michel, 1980.
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