Notes
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[1]
Allouch (J.), Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL, 1995.
-
[2]
Entretien avec Madeleine Chapsal, publié dans L’Express en 1961.
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[3]
Coïncidences, texte signé Lord Auch dont Bataille reconnaîtra la paternité lors de l’entretien de 1961 avec Madeleine Chapsal. Cf. Bataille (G.), Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1970, p. 73.
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[4]
Coïncidences, op. cit.
-
[5]
Devant L’expérience intérieure qu’il ne peut comprendre sans se renier lui-même, Sartre s’en prend à l’auteur de ce texte qui l’insupportait offrant un bel exemple de ce que Lacan épinglera du nom de « passion de l’ignorance » : « Le reste est l’affaire de la psychanalyse. Qu’on ne se récrie pas : je ne pense pas ici aux méthodes grossières et suspectes de Freud, d’Adler ou de Jung ; il est d’autres psychanalyses. » Cf. Sartre (J.-P.), Situation I, Essais critiques, Paris, Gallimard, 1947, p. 174.
-
[6]
Bataille (G.), Œuvres complètes V, op. cit., p. 369-70.
-
[7]
Bataille (G.), ibid., p. 67.
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[8]
Cette lettre est parue dans le dernier numéro de Psychologie Clinique.
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[9]
Cornaz (L.), « L’embarras-Sade de Georges Bataille décliné par Jacques Lacan », in Me cayo il veinte, n° 2.
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[10]
Lacan (J.), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 570.
-
[11]
Lacan (J.), ibid.
Le corps de l’analyste
1Cesser de faire l’analyste pour d’autres est le sujet du dernier livre de Diane Chauvelot, Le Nœud Pape, récemment paru aux éditions de l’Harmattan - un sujet que j’élis parmi d’autres possibles. C’est un récit, le récit de ce qu’elle nomme, logiquement, une autoanalyse : elle y conte, en effet, un rêve qu’elle fit quand, ayant renvoyé ses analysants à d’autres, elle s’autorisa à n’être analyste que pour elle-même ; elle nous donne à entendre le désir que dit ce rêve et qui soutint sa vie, une vie de psychanalyste, jusque dans la décision d’en suspendre la pratique. Le point clinique (puisque c’est ce mot, absolument inconvenant, qu’il convient de convoquer à cet endroit) qui m’intéresse ici est la place du corps de l’analyste dans le procès d’une analyse. La démarche, peu commune, de Diane Chauvelot publiant un tel récit, offre un appui précieux pour interroger, au vif de la singularité de son expérience, ce qu’il en est de ce corps dans la pratique de l’analyse. Malade et vieux, il aura fallu qu’il crie sa fatigue et sa souffrance pour se faire entendre, pour avoir voix au chapitre ; jeune et beau, ne compterait-il pour rien ?
2Le corps de l’analyste. Que vient faire, dans le procès d’une analyse, ce corps, enfoncé dans un fauteuil, que l’on ne voit pas et qui, probablement, écoute ? Qui se fait silence. Corps femme, corps mâle, cheveux, yeux, bouche, haleine, odeur, humeurs, intime, forme, difforme, rides, fatigue, ankylose, douleur, vieillesse… Corps estompé, mais corps présent, vivant, respirant, aspirant l’air immobile, l’air vibrant parfois de quelques phonèmes, cris, sanglots - les aspirant par la bouche autant que par les oreilles, les expirant. Repassant au travers des organes de ce corps, de la gorge, du larynx, à certains moments, cet air se fait sonore. Non, il n’est pas dans l’ailleurs du sommeil : cela s’entend un corps qui dort. Ce silence est plutôt celui de l’aguet. Dense, épais, mais léger aussi, « flottant », suivant les moments. Celui du chasseur au petit matin ou celui de la proie qui se terre, qui guette le moment de la délivrance ? Quelque chose peut arriver, à tout moment. Le corps de l’analyste est un sismographe sensible à certains tremblements. Un outil de travail. Un bon ouvrier - le dicton, il est vrai, est ancien, il rappelle le temps où l’ouvrier possédait ses outils, les façonnait lui-même - un bon ouvrier se reconnaît à ses bons outils. L’analyste serait-il un ouvrier à l’ancienne, un ouvrier comme on n’en fait plus ? Un ouvrier nouveau puisqu’il est son outil.
3Une psychanalyse se passe dans un dispositif que régissent quelques lois simples. La plus connue (on l’appelle souvent, à la suite de Freud, la loi fondamentale) est de n’y rien faire qui empêche la parole. Lacan en promut une seconde, tout aussi fondamentale : l’analyste ne s’autorise que de lui-même. Comme l’ouvrier d’autrefois qui, avec ses propres outils, proposait ses services, et qui était payé à la tâche. C’est sur un corollaire peu étudié de cette seconde loi que je voudrais jeter un petit coup d’œil « clinique » : l’autorisation qu’un analyste a prise de ce « lui-même » qui, à l’occasion, comprend « quelques autres », est-elle réversible ? Ou, autrement formulé : la décision de ne plus recevoir d’analysants procède-t-elle du désir de l’analyste ? Un analyste prend-il une telle décision de lui-même, de ce « lui-même » dont il s’autorisait, ou la prend-il à contrecœur, parce que son corps le lâche ?
La mort dans l’analyse
4N’est-ce pas une façon d’anticiper sa mort que de cesser de recevoir ses analysants ? Si l’on peut soutenir que « la clinique, c’est le deuil » [1], une fin d’analyse ne saurait être un deuil. La mort, on le sait bien, n’empêche en rien - c’est une litote - l’amour. La mort de l’analyste, survenant alors que la partie n’est pas finie, ne saurait résoudre par elle-même le transfert. Ce transfert irrésolu aura toute chance de le rester si personne d’autre que le mort, si un vivant ne s’en charge. Une analyse qui se termine, c’est une question qui cesse de se poser, d’être adressée à cet(te) inconnu(e) à qui si longtemps elle fut, véhémentement parfois, adressée. Et pour qu’elle cesse vraiment de se poser, il faut que cet autre soit là, en chair et en os : on ne peut laisser tomber une telle question qu’en vivant la chute de cet Autre dans l’autre. L’analyste n’est là, en fin de compte, que pour que cette expérience soit vécue. Quelle question ? Celle qui aura fait de vous, malgré vous, un amoureux de cet A/autre supposé détenir, supposé être la réponse attendue. Mener son analyse à sa fin est le contraire d’un deuil : c’est vivre, vivre (même sans le savoir) ce moment d’une dernière poignée de main, d’une porte qui se referme sur la question qui ne se pose plus. L’oubli de la question. Pour vivre cet oubli, vivre un « après de l’amour », il faut que l’autre ait été là, bien vivant, au moment où ce meurtre de lui s’accomplissait.
5Quand un vieil analyste reçoit une demande, peut-il ne pas prendre en compte le risque que son grand âge fait encourir au demandeur : le risque que la mort interrompe l’analyse ? Mais pourquoi n’évoquer ici que l’analyste âgé ? Ce risque d’endeuiller ses analysants, qui peut l’exclure ? Chaque analyste, chaque analysant, ne le prend-il pas, de fait ? Cela est si vrai que la fin de l’analyse ne s’envisage qu’à ne plus dénier le possible d’une (brutale) intervention de la réalité dans le fragile (et illusoire) huis clos d’une analyse. (Pas de garantie de ce huis clos : même sous les colonels argentins, des psychanalyses, clandestinement, se vivaient.) Si le procès analytique débouche sur une vie possible, une « vie d’après l’amour », qu’est-ce que ce risque pris de la mort (ou de tout autre réel) interrompant le procès de l’analyse, une fois repéré, nous apprend sur la fonction du corps de l’analyste dans ce procès ?
6J’aborderai cette question par un détour du côté de la littérature.
Mort de l’auteur
7Si la question de sa propre mort n’est guère abordée par les psychanalystes, celle de l’auteur l’est, et combien, par les écrivains. La mort de l’auteur, son absence est une des problématiques dominantes de la littérature contemporaine. Pourquoi parle-t-on si facilement de la disparition de la figure de l’auteur, alors que la question de la mort du psychanalyste reste pratiquement tabou ?
8Il y a, entre les écrivains et les analystes, une parenté. Freud et Lacan ont reconnu cette parenté en puisant, qui chez Sophocle, Jensen, Goethe ou Heine, qui chez Platon, Shakespeare, Claudel, Joyce, les paradigmes de leurs théories. Le génie littéraire précède, et avec grâce disait Freud, la lourdeur de la théorie analytique. Et Lacan reconnaissait à Joyce d’avoir su faire avec son symptôme, mieux que n’importe quel analyste. La lourdeur en effet de la psychanalyse appliquée, pour ne pas dire sa grossièreté (cette grille grotesque fichant l’œuvre en perversions, névroses ou psychoses de l’artiste) ne doit pas faire écran ici. Je ne cherche pas à percer à jour le secret de la création artistique, mais à éclairer d’une lumière oblique le désir du psychanalyste en interrogeant celui de l’écrivain. Consacrer sa vie à l’écriture n’est-ce pas, aussi, faire de sa mort un usage public ? Alors, en quoi la mise en jeu de sa mort par l’écrivain n’est-elle pas celle de l’analyste ?
9Certains écrivains, très tôt, se sont sentis en terrain familier avec l’expérience psychanalytique. Ces écrivains, dans la mouvance du surréalisme le plus souvent, voyaient dans la psychanalyse une possible libération de leur art : celui-ci rejoindrait, plus véridiquement qu’aucun artiste n’avait pu le faire avant la découverte de l’inconscient, la vie même de l’esprit, la vie dans son obscure réalité. Bataille est au plus près de cette aspiration : il aura fait de l’écriture le creuset de l’expérience menée avec son analyste. « Le premier livre que j’ai écrit, je n’ai pu l’écrire que psychanalysé, oui, en en sortant. » [2] Écrire aura été sa manière à lui de sortir, de rendre public, les images que la présence chaude et secrète de son analyste faisait lever à la frange de sa conscience. « J’ai commencé à écrire sans détermination précise, incité surtout par le désir d’oublier, au moins provisoirement, ce que je peux être ou faire personnellement. » [3] Il s’étonne des « rapports extraordinaires » qu’il a pu établir dans son analyse entre certaines scènes de son enfance ou de son adolescence et ces « images élémentaires, toutes obscènes, c’est-à-dire les plus scandaleuses, celles précisément sur lesquelles glisse indéfiniment la conscience, incapable de les supporter sans éclat, sans aberration » [4]. Ce sont ces images, porteuses du plus intime de son être désirant, qui feront la matière de son écriture. Fiction poétique et tentative d’explication se renvoient l’une l’autre, participant de la même expérience, convergeant toutes deux vers ce qui, dans un cas - Madame Edwarda prenant le relais d’Histoire de l’œil et les autres textes (couverts d’un pseudonyme) de cette trempe - s’écrira par lignes entières de points de suspension, dans l’autre - c’est L’expérience intérieure (signé du nom de Bataille) qui ouvre cette seconde liste - se définira avec des mots comme dépense, transgression, extase. Par la poésie, s’atteint l’émoi de l’extase quand ses mots rejoignent le silence de l’horreur et de la jouissance et par la théorie, les raisons rationnelles de cette expérience indicible où s’éprouve l’humanité de l’homme. Ce qui fait de Bataille une figure paradigmatique de l’écrivain du temps de la psychanalyse, c’est cette osmose qui s’opère avec lui entre l’œuvre et la vie, dans une évocation tantôt poétique, tantôt rationnelle du corps. Il nommera bientôt cela : l’expérience intérieure.
Bataille : l’expérience intérieure
10L’expérience intérieure est ce qui court-circuite la contradiction de l’écriture à la vie et de la vie à l’écriture. C’est la littérature devenue la vie même, le lieu de l’impossible qu’est la vie. Pour Bataille - comme pour Kafka -, la littérature est l’activité humaine la moins utile, la moins justifiable socialement : le mal. Une aventure mystique, comme l’épinglera Sartre qui voulait la littérature engagée dans l’Histoire collective de l’humanité. Sartre n’admet pas que l’écriture soit, pour Bataille, le lieu de l’expérience vitale ; il ne comprend pas que le militant antifasciste le plus résolu fasse de l’excès, de la dépense en pure perte, du rire, de l’extase l’enjeu de son combat, combat politique, mais combat total, « intérieur » [5].
11Le moment où s’abolit pour lui, la frontière entre la vie et l’écriture, Bataille l’a précisément repéré, fin 1940, lors d’une des toutes premières conversations qu’il a eues avec Blanchot, et qu’il consignera dans L’expérience intérieure. Jusqu’alors, il avait gardé l’idée, hégélienne, d’une marche de l’histoire à laquelle son existence participerait. C’était son tourment, puisqu’il en était arrivé à se définir, dans une lettre adressée à Kojève le 6 décembre 1937 et publiée dans Le Coupable, en réponse à cette philosophie qui fait de l’action une « « négativité », comme « négativité sans emploi » : « J’imagine que ma vie - ou son avortement, mieux encore, la blessure ouverte qu’est ma vie - à elle seule constitue la réfutation du système fermé de Hegel. » [6] Il était entré dans le tourbillon d’une contradiction sans issue : sa vie étant une négativité sans avenir, sans « « grand soir ». Un vide dont il ne cessait de souffrir. C’est ce que, trois ans plus tard, il expliquera à Blanchot : « L’expérience intérieure, lui confie-t-il, n’a ni but, ni autorité qui la justifie. » Mais voilà : « Si je fais éclater le souci d’un but, d’une autorité, du moins subsiste-t-il un vide. » La réponse de Blanchot - « l’expérience elle-même est l’autorité » - le libèrera de l’inféconde contradiction dont il ne sortait pas. Si l’expérience est elle-même l’autorité, plus rien, aucune raison extérieure, venue des hommes et de leur Histoire, ne s’oppose à ce qu’elle s’atteigne, sans médiation, par l’écriture. Tombe alors la contradiction entre la vie et l’écriture. Et si, comme l’ajoute Blanchot, « cette autorité doit être expiée », alors le titre que va donner Bataille à la partie centrale de L’expérience intérieure (où il rapporte cette conversation [7]) dit exactement ce qu’est sa vie, c’est-à-dire son écriture : le supplice.
12L’expérience bataillienne que partage Blanchot ne va pas sans un étroit rapport à la mort. Donner à lire, c’est se taire. C’est, en un sens non métaphorique, être mort à l’autre. Écrire, quand on cherche à faire de l’écriture l’expérience même du parlêtre, implique que l’auteur se retire de la vie ordinaire, sociale des hommes. Qu’il leur parle d’outre-tombe. Qu’il ne dise, dans le silence de l’écriture, que ce à quoi la mort réduit l’homme - et pour Bataille, cela s’appelle l’érotisme. L’écriture permet cela.
13Expérience est bien le maître-mot de cette tentative de faire, par l’écriture, advenir le sujet. Ce mot, repris par Lacan, paraît relier écriture et psychanalyse, dispositif littéraire et dispositif analytique. Il n’en n’est rien. Pour que l’œuvre ait pouvoir de mener le lecteur à l’expérience de son néant - à l’extase, disait Bataille -, il y faut une condition qu’il est de règle dans l’analyse (encore une règle fondamentale ?) de ne pas satisfaire : que les mots déposés par l’auteur sur la page fassent, pour le lecteur, miroir sans tache. Il faut que les mots que lit le lecteur ne renvoient plus, d’aucune façon, à la présence physique de l’individu qui les a écrit ; il faut que l’auteur disparaisse pour que dans les mots que parcourt le regard aveugle du lecteur (ce regard lecteur ne les voit pas), il voie l’objet de sa fantasmagorie. Le texte seul, coupé de la main qui l’a écrit, porte son imaginaire. L’expérience n’est possible que dans le vide de cette absence. Dès que l’écrivain sort de cette place de l’absent - lieu de l’auteur où Blanchot se sera obstinément réfugié - dès que son moi parasite son œuvre, le lecteur, encombré d’un trop de présence, ne fera plus l’expérience purement solitaire que visait l’écriture de Bataille. Extase, expérience d’un ineffable « qui suis-je ? » au miroir des mots muettement aligné sur la page.
14Cette extase qui ravit le lecteur, n’est-ce pas l’amour même dans l’absence de l’autre ?
Une expérience de lecteur
15Vient maintenant, une petite anecdote. Longtemps, je me suis - vous sentez, je présume, l’imminence du trauma -, longtemps je me suis plongé dans la lecture de Pascal Quignard. Ce temps, je le dis long parce que lorsque est passé le moment de conclure, le temps pour comprendre paraît toujours un peu trop long. En fait, il fut un temps où je découvris les livres de Pascal Quignard, un temps pas si long que ça où je lisais tout, tout ce qui sortait et tout ce qui, avant que je l’eusse découvert, avait été publié dans des éditions un peu confidentielles parfois. J’allai de bonheur en bonheur, me demandant, à chaque fois, comment il était possible de dire aussi bien. J’avais l’étrange impression que j’en apprenais plus sur l’objet même de la psychanalyse - le foudroiement de lalangue arrachant l’homme à lui-même - que dans beaucoup d’ouvrages qui s’efforcent de le théoriser. Je retrouvais, dans la prose littéraire et savante de Quignard, une tension, une vérité qui faisait écho à celle que seule la lecture de Freud et de Lacan m’avait jusqu’alors données.
16Dans Rhétorique spéculative, l’écrivain m’apparut totalement engagé dans une expérience radicale et proche, ma foi, de la mienne. Une expérience dont il tirait des formules qui faisaient mouche. Il en savait, cela me semblait évident, plus que moi. Il savait mieux le dire, en tous cas. Car ce savoir rhétorique équivalait alors, à mes yeux, au savoir de la chose même. Je lisais :
Tout livre vise le point final. Le point final, c’est le seul point où l’écrivain et le lecteur se rencontrent : ils se rencontrent pour se dire adieu.
Le point final, c’est le point où ils se tuent.
Le point final est leur œil crevé.
Alors l’imaginaire rend le corps du lecteur au réel comme la mer un cadavre sur le rivage.
C’est pourquoi l’auteur ne peut pas rencontrer son lecteur. Lorsque l’auteur accepte de signer un livre qui vient de paraître dans une librairie, il s’assoit devant une petite table ; il salue un homme qui lui tend un livre. L’un se penche vers lui et ne peut parler. L’autre élève sa main et ne peut rien dire. Parce que l’un n’est plus lecteur. Parce que l’autre n’est plus auteur.
Ce sont leurs cadavres.
18Lecteur, j’atteignais, me semblait-il, à l’expérience même. Je me lisais lisant. L’écrivain localisait, sur la page même que je lisais, le point de rencontre de l’impossible rencontre, l’ombilic, la blessure mortelle du dispositif littéraire. Il livrait ainsi un témoignage sur le désir de l’écrivain au moment où, ce désir, il le réalisait. Et je réalisais que ce désir était mon désir : lecteur, je désirais mourir des mots de l’écrivain. J’étais ravi.
Fin d’expérience
19Quelques temps après, l’impossible eut lieu : l’auteur, en chair et en os, faisait une signature dans une librairie de mon quartier ! Je décidai de m’y rendre, non sans ressentir un malaise ; après tout s’il avait accepté ce rite de la signature, forcé sans doute par son éditeur, je pouvais bien, moi, y participer aussi. Je m’y devais même : pour faire taire le soupçon de complaisance, de double jeu que cette attitude faisait naître en moi, justement, il importait que je m’y rende. Faisant aveuglément confiance aux mots que j’avais lus, aux mots que cet être de chair avait écrits et qui contrevenaient à l’action qu’il s’apprêtait à commettre, je « savais bien » qu’il se prêtait à ce jeu sans lui accorder la moindre importance. Et parce que je le savais si bien, je me devais de ne pas douter de lui. D’ailleurs, je saurais bien lui faire comprendre que, moi non plus, je n’étais pas dupe ; et ainsi - mais cet espoir secret, je le gardais secret - l’impossible aura bel et bien lieu : nous nous parlerons.
20M’approchant, j’articulai dans un souffle : « Je suis un cadavre qui vient rencontrer un cadavre. » Il y eut, autour de la petite table, un vent de panique. L’amie qui m’accompagnait eut un sursaut et s’enfuit prestement ; on me regardait comme un Huron, un fou. J’étais pétrifié. Quignard ne disait rien. Ses yeux délavés paraissaient ne pas me voir. Rien. Au lieu de la connivence attendue, la gêne, épaisse, et la honte indicible de l’amoureux éconduit.
21Quand parut le livre suivant, dès les premières lignes, un écœurement me saisit. Cela, mais ne l’avais-je pas déjà lu ? Je me récriai : comment éprouvait-il le besoin de l’écrire à nouveau ? Non, ce n’était pas possible, cette impression de répétition jetait le soupçon sur mon ravissement d’antan. Cet « on ne peut mieux dire » que j’avais lu était donc une façon de dire, un exercice de style. J’avais compris de travers ; bercé par leur musique, j’avais lu des phrases définitives là où, tout bêtement, je me laissais aller à un accord parfait :
Le seul lieu de l’espace où peuvent se rencontrer le lecteur et l’auteur est dans le point final.
Cela dure le plus bref du temps, même pas un quart de seconde.
Et le lecteur est plein de dépit de se retrouver désert de ce monde soudain faux qui le quitte d’un coup, à l’instant Et l’auteur est rempli d’une joie indicible et confuse d’avoir décapité un corps sans la moindre trace de sang, et il se cache et n’ose pas dire que tel est son métier.
23Ce n’était donc que des phrases ! Paradoxe : je me retrouvais « désert d’un monde soudain faux qui me quittait d’un coup », mais pour de bon, ça n’était plus du jeu ! L’embarras où ma naïveté avait plongé le corps de l’auteur surgi par magie en face de moi, m’avait sorti de mon hypnose. J’aurais pu, avant cela, lire cent fois ces phrases sans me lasser : « me retrouver désert » n’était qu’une façon de poursuivre ma rêverie, une pluie de mots qui, inlassablement, la fécondait. Désormais, ces mots ne faisaient plus rêver ; j’avais du mal à les lire.
Un transfert inanalysable
24L’art de Quignard, je m’en apercevais dans cet après-coup, avait piégé mon envie de lire en la satisfaisant. Comme le dormeur désire dormir, le lecteur - un certain lecteur épris d’un certain amour de la lecture - désire lire. Peu importe le flacon du rêve, pourvu qu’on ait l’ivresse - l’ivresse que donne ce lire-là ! J’étais dégrisé, je ne désirais plus ce lire-là. Si l’auteur vivait de son habileté à me maintenir dans mon sommeil lecteur, l’expérience de lecture à laquelle me conviaient ses livres était celle de mon propre leurre. Mais ce désir qui me poussait à lire, qui me faisait trouver dans les mots si subtilement tressés une satisfaction sans fin, quel était-il ? La beauté - l’éternelle jeunesse donc. Et, de fait, tant que je désirais lire, chaque livre nouveau, loin de m’écœurer, était un printemps, le monde énoncé pour la première fois. La beauté éprouvée avait bel et bien partie liée au refoulement de ma mort. En faisant le mort - Vie secrète se présente comme un texte écrit à la suite d’une mort annoncée -, l’écrivain m’offrait, avec son texte, comme une traversée de la mort, de la mienne. Le ravissement était celui-là : le temps du lire, la mort n’était qu’un rêve. Lecteur, j’étais ce papillon rêveur dont rêve Zhuangzi. Le Sage taoïste, dans son rêve, se demande si son existence n’est pas produite par le rêve du papillon. Immortel papillon : comment la mort l’atteindrait-elle, lui dont le rêve maintient en vie les existants !
25D’un coup, plus de papillon ! Le livre, opaque, me laissait avec mon « qui suis-je ? » J’étais passé d’un amour immortel à plus d’amour, d’un transfert inanalysable à plus de transfert. J’en tire une conclusion provisoire : cette expérience littéraire est celle d’un transfert sur un mort, au sens où l’auteur, inaccessible, fait de moi le rêveur de son rêve. Mort ici ne renvoie pas au cadavre, mais au fantôme. L’anticipation de sa mort par l’écrivain ne le réduit pas au cadavre, comme l’écrit Quignard, mais en fait un être évanescent, un fantôme. Un fantôme ne meurt pas. Il s’efface à la lumière du jour, pour réapparaître chaque nuit. Il apparaît, il disparaît. L’amour du lecteur pour le fantôme qui a fait l’œuvre est, dans le dispositif littéraire, inanalysable. Le dispositif étant fait pour que lisant les mots écrits par cet autre évanoui, j’oublie l’insoluble « qui suis-je ? », la blessure que je suis, dirait Bataille. Le lire qu’induit ce dispositif me fait amoureux d’un autre qui me laisse toute la place. C’est le ravissement. On comprend qu’on puisse envisager une vie entière passée à lire, à écrire. (Mais lorsque Pascal Quignard fait l’éloge d’une telle vie, rien n’interdit de savoir l’impossible auquel il s’affronte.) La condition d’une telle expérience, ma petite anecdote me l’avait appris, c’est l’irréalité de l’auteur. La non rencontre. Fantôme, il ne tient à la vie que par les mots. Alors le lecteur peut vampiriser les mots qu’il aura laissés sur la page, y boire son être. Qu’un peu de réel, de vie, de sexe s’interpose, la fiction se brouille, l’énamoration disparaît, révélant par là sa nature onirique.
Brève rencontre
26Diane Chauvelot, elle aussi, a un éditeur ; une signature fut organisée où je fus invité. Je tenais à la rencontrer. Je lui avais écrit le bonheur qu’avait été pour moi la découverte d’un parler vrai de psychanalyste [8] et je voulais le lui dire de vive voix. Qu’est-ce donc qui sonnait juste dans ce texte où, apparemment, elle ne parlait que d’elle-même ? Pourquoi ce récit de vie ne m’était-il pas tombé des mains comme il m’arrive quand un auteur n’a rien d’autre à dire que lui-même ? Pourquoi ne m’avait-il pas ravi, à l’instar des fictions de Quignard ? Probablement parce que le récit de vie que produit une autoanalyse n’entraîne pas son lecteur dans l’ailleurs du rêve et qu’il dit autre chose que l’anecdote d’une vie. Quelle « autre chose » ?
27Je ne vois pas d’autre réponse à cette question que : le désir de l’auteur. Son désir n’est ni celui de faire rêver, ni celui de se raconter ; il est porté par l’expérience qu’elle traversa, seule, et qu’elle cherche ainsi à déposer auprès d’un lecteur qui pourrait l’entendre - c’est-à-dire tant soit peu le partager, ce désir, pourtant impartageable dans sa singularité. Mon impression de liberté venait de là : ce récit me confiait le plus léger des secrets, un secret que je pouvais partager, mais que je pouvais aussi bien laisser là où il se trouvait. Son récit me touchait à l’endroit de ma propre question. Diane Chauvelot dit, au travers d’un récit très simple, le désir qui l’a portée une vie entière - de la petite fille guettant les voitures venues de la ville à la vieille femme décidant que son « souci de soi » ne passait plus par ces autres qui venaient lui parler et dont son corps ne soutenaient plus la présence physique, mais par quelques lecteurs.
28Oui, là était la liberté de ce texte, de la lecture qu’il m’offrait de faire : il n’entrait pas dans le dispositif si bien décrit par Quignard. Point de mise à mort finale, point d’auteur caché derrière une muleta, point d’absent à aimer. Pour n’être pas d’un journaliste, Le Nœud Pape n’est pas une fiction romanesque non plus. Il ne requiert pas l’amour du lecteur ; c’est un texte « d’après l’amour ». Autoanalyse, ce mot vieilli, presque indécent, est ici à sa place : celle qui écrit est seule, mais sa solitude n’est pas demande d’amour. Elle n’a pas besoin du lecteur auquel pourtant elle s’adresse, pour dire ce qu’elle a à dire. Sa solitude n’est pas absence, elle est celle de qui s’autorise d’elle-même.
29La rencontre avec Diane Chauvelot a bien eu lieu. Avant même que j’articule une phrase - et ce n’était certes pas de cadavres que j’aurais parlé ! - elle me toisa : « C’est vous qui m’avez écrit ? Eh bien, vous êtes comme moi, vous n’y allez pas de main morte ! » L’âge ne faisait rien à l’affaire, c’est le sourire qui comptait.
Lacan lecteur
30La littérature comme engagement, non pas seulement politique mais total, vital - comme l’ont vécu bien d’autres que Georges Bataille -, Lacan en aura parlé, mais toujours dans une certaine distance. Comme s’il y avait dans le rendez-vous donné par l’artiste un piège pour le psychanalyste. Cette littérature est là, depuis le début, en arrière-fond, comme en contrepoint, à chaque étape de son frayage. Mais, mise à part son étude sur Gide, les écrivains sont tenus beaucoup plus à l’écart que les philosophes. Le nom de Bataille est absent des Écrits. Sa présence pourtant est perceptible, à fleur de peau parfois, dans maints passages. Elle hante littéralement Kant avec Sade, écrit dans les mois qui suivirent son décès [9]. Il ne commente les écrivains qu’il lit qu’indirectement, sans jamais s’appuyer - et cela est loin d’être anodin - sur la lettre du texte. Il ne les cite pas ; quand il le fait, c’est allusivement et sans le dire. Il laisse à son indicible cette littérature de l’ineffable. Comme si l’amoureux dans l’écriture était inanalysable. Éperdu d’amour dans la lettre qu’il écrit ou qu’il lit - et perdu pour l’analyse.
31Quand il aborde les textes littéraires, Lacan adopte le point de vue de Freud : un texte littéraire est à lire non comme l’invitation au rêve, mais comme le récit d’un rêve. Il ne s’agit pas, pour l’analyste, de faire l’expérience du rêve, mais de savoir comment procède l’écrivain pour suivre, dans son écriture, la logique inconsciente d’un désir que son art vise à accomplir chez le lecteur. Pour Lacan : d’en écrire le mathème. Dans sa lecture du Banquet, ce n’est pas en se mettant dans la peau des personnages, ni en reprenant le discours, sublime, que Platon met dans la bouche de Diotime, que Lacan l’attrape, cette logique. Il la trouve dans la réponse, comme faite en passant, de Socrate à Alcibiade, son vieil amoureux saoul de dépit. Que savait Platon de l’amour, que savent, sans le savoir, les écrivains pour que leurs écrits s’inscrivent dans la structure que rencontre l’analyste dans sa pratique ? Voilà la question que Lacan pose aux textes qu’il lit - depuis ceux de Marguerite Anzieu et jusqu’à ceux de cette autre Marguerite écrivant Lol V. Stein. Il lit ces textes comme symptômes.
32Lisant Claudel, Lacan fait valoir le saut qu’accomplit l’auteur moderne au regard de la tragédie antique. Le héros de Sophocle s’affrontait aux dieux dans un combat qu’il savait perdu d’avance. Sa grandeur était de soutenir sa parole face aux dieux inflexibles et de mourir de ne point céder sur son désir. Dans la tragédie claudélienne, l’homme s’affronte à lui-même. Sygne de Coûfontaine est le lieu d’un paradoxe logique de même nature que celui que, dans le même temps, Russell faisait remarquer à Frege : l’ambition logicienne de ce dernier rencontrait l’impossible qu’elle générait. L’ambition métaphysique de Sygne rencontre, comme Bataille le rencontrera, son impossible : tout sacrifier revient à sacrifier le sacrifice lui-même. En sacrifiant jusqu’à son salut, Sygne ôte tout sens à son sacrifice. Son Dieu n’est plus le Père qui pourrait recevoir son sacrifice, il est sa souveraine liberté, le non qu’elle dira jusqu’au bout. La tragédie de Claudel est certes d’inspiration chrétienne, mais d’un christianisme parvenu au bout de la mutation moderne.
33Si Lacan convoque le théâtre de Claudel à son séminaire, c’est pour y lire le symptôme du sujet moderne. L’objet de la critique littéraire est le rapport du lecteur à l’œuvre ; l’objet du travail de Lacan est le sujet que suppose le symptôme qu’est l’œuvre.
Le symptôme littéraire
34Là où l’anticipation de sa mort ouvrait à l’écrivain l’espace de l’œuvre, l’espace du rêve, du transfert sans fin pour le lecteur, la présence de l’analyste oblige l’analysant à dire son rêve, à le lui dire à haute voix, l’empêchant de le rêver. On ne peut à la fois rêver et dire son rêve à autrui. L’effet de la littérature ne peut se passer du rêve, du rêver du lecteur. La pratique analytique non plus ; mais elle n’en fait pas le même usage, elle restitue au rêveur le désir qui l’aura fait rêver. On ne peut à la fois lire et raconter ce qu’on lit. Le lecteur se tait ; l’analysant parle.
35Le Joyce de Finnegans Wake serait-il arrivé à écrire non plus des incitations au rêve, mais l’en-deçà du rêve, sa gestation, le non-sens du jeu des mots dont le rêve n’est que l’habillage ? Cela intrigua Lacan. Comment, sans recours à l’expérience de l’analyse - mais pas sans Freud, précisait-il, - un écrivain était arrivé, en allant « au bout de l’anglais », à un résultat dont il avait pensé que seule la pratique analytique pouvait l’obtenir ? C’est bien du sujet - « Joyce le sinthome », ainsi qu’il le nomme - qu’à travers l’œuvre, Lacan cherche à formuler l’énigme. L’auteur de Finnegans Wake, montrant son travail sur la pâte charnelle des langues, serait parvenu à mettre en évidence l’opaque jouissance du rêveur. Qu’il en ait fait œuvre, en publiant cet exercice jubilatoire, laisse Lacan perplexe car, à ses yeux, toute littérature en est affectée - « sur le flan », écrit-il, sans c, signifiant du même coup l’esbroufe de qui écrit « au flan » : « Il coupe le souffle du rêve. » [10]
36« La fonction de la hâte, dans Joyce est manifeste », écrit Lacan. Manifeste, la fonction de la hâte ? Voilà bien un constat qui ne s’impose qu’à celui qui ne lit pas comme il faudrait lire - je veux dire : qui ne joue pas le jeu littéraire. Lacan ne rejoint pas dans sa lecture l’imaginaire que laisse à rêver, à penser l’absence de l’auteur. Il ne dialogue pas avec les morts, comme Quignard le dit de lui-même quand il lit. Il ne fait pas du texte cette relique de l’âme de l’écrivain, à quoi fonctionne le culte du renom littéraire. Et l’ascèse de l’écrivain qui sacrifie le plus clair de son temps, de sa vie, à son œuvre. Dans la hâte : il faut se hâter avant que survienne la mort ; anticiper, sous peine d’inexister. La hâte : le sacrifice de la vie à l’œuvre.
37Joyce donne occasion à Lacan de rabattre la question de l’être (la question à quoi l’amour, et ce que j’ai appelé le transfert littéraire, fait, toujours singulièrement, réponse) sur celle de l’avoir : « J’ai ça, c’est son seul être », écrit-il à propos de « LOM, lom de base, cahun corps et nan-na Kun » [11]. Dire « j’ai ça », c’est vivre la « blessure de sa vie » dans l’intranquillité où vous plonge le corps d’un autre, ce n’est pas l’écrire. Un corps ne vit pas sur une page d’écriture.
Du corps au petit (a)
38Pouvons-nous, après ce détour par la littérature, mieux saisir comment la mort de l’analyste s’inscrit dans son acte ? Nous pouvons saisir, en tous cas, la redoutable difficulté de l’exercice. L’analyste ne peut que mi-dire. Il ne dispose pas de l’espace littéraire de l’œuvre. Et c’est pourquoi, prenant la parole publiquement, il doit se faire pardonner. Si l’écrivain anticipe sa mort et subordonne l’œuvre à sa vie, l’analyste, ne faisant pas œuvre immortelle, instaure une autre temporalité. Dans le dispositif analytique, il joue de sa mort, au présent, en s’y introduisant comme corps. À la place où me met la parole de l’analysant, il y a un corps, le mien. Qu’il soit mien ne regarde que moi. Ce corps, pour l’analysant, c’est le corps de l’A/autre. Ce corps qui, pour le coup, n’est plus dans le transfert exclusivement mien - pas plus que sa mort - est le lieu réel de destination des paroles que l’analysant m’adresse. L’analyse n’est possible que lorsque l’analysant me parle. Le lieu d’adresse de la parole de l’analysant, lieu de l’Autre, c’est ce corps qui l’écoute, lieu de petit (a).
39Ce mot corps que j’ai employé jusqu’à maintenant a, en français, cette particularité qu’il ne dit pas si la chose que l’on nomme ainsi est vivante ou morte. Bizarrerie de la langue française que peu de langues accueillent. Dans le dispositif analytique, ce qui pousse l’analysant à dire est la présence physique de cet A/autre à qui il adresse son dire. Or celui-là, à qui il s’adresse, n’est pas là. Ce qui est là, c’est l’analyste, corps et âme, comme on dit. Mais même s’il se suppose une âme, l’analyste n’est pas l’Autre. Va-t-il, jouant de son âme (de ses affects, ses propres associations, sa culture, ses valeurs) répondre de la place de l’aimé et, de là, régner sur celle de l’analysant ? C’est toute la question du contre-transfert. Ou laissant son corps, de par son obstinée et pudique présence, faire obstacle à cet amour, va-t-il permettre à l’analysant de le quitter, lui et son corps ?
40Comment, dans le dispositif analytique, la présence de l’analyste, en chair et en os, permet l’analyse du transfert - alors que le dispositif littéraire ne peut, au mieux (au pire ?) que l’éterniser ? Pour répondre à cette question, parler de corps reste en-deçà de la question. Et c’est en cherchant à serrer de plus près cette question de la présence du corps de l’analyste dans la séance que Lacan a inventé l’objet (a).
41Le récit de Diane Chauvelot n’a pas d’ambition théorique ; elle ne souffle mot de sa pratique - qu’elle n’évoque que pour dire à quel point « les séances, même si elles [lui] paraissaient d’avance comme une épreuve redoutable, [la] soutenaient dans une sorte de fuite en avant ». Épreuve physique, tant son corps était devenu souffrance, souffrances et fatigues. Il faut aller à la dernière page pour découvrir le corps enfin rendu à lui-même (« La petite fille a enfin enlevé ses sabots et ses bas de laines : et j’ai osé être ce que je suis »), la présence insolite, comme nonchalante, d’un objet (a) lui aussi libéré et qui surgit là tel qu’en lui-même :
Mais alors où est-on, quand on est là où je suis et où il n’arrive plus rien ? Bref, quand on a terminé son analyse ? Alors là, c’est très bref, et cela ne peut se dire que sous forme d’une sorte d’apologue. Je me vois couchée sur un parquet ciré. Une odeur légère d’encaustique et puis rien, le vide, sur un beau parquet ciré. Le plafond au-dessus de moi s’associe à mon parquet pour finir ensemble selon les lois de la perspective, plus ils vont loin, plus ils se rapprochent l’un de l’autre, mais de moins en moins clairement Au loin tout devient gris et en fin de compte noir. Le point noir de l’infini. - Alors vraiment rien de rien ? Non. Ah si ! j’ai entendu tomber quelque chose, toc, et puis ça roule, et puis toc et re-toc comme une boule poussée jusqu’à moi. Je regarde : c’est une crotte.
43Cette crotte qui s’approche par petits bonds, est ce qui, du corps, ne vieillit pas, objet nommé par Lacan « petit a » qui, dans le transfert, polarise le désir de l’analysant. Diane Chauvelot ne fait pas œuvre d’écrivain ; écrivant, elle passe de la position d’analyste à celle d’analysante, analyste d’elle-même ; passant, mais pas sans nous qui la lisons. Et nous laisse sur cet indestructible objet du désir sautant sur un parquet…
Notes
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[1]
Allouch (J.), Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL, 1995.
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[2]
Entretien avec Madeleine Chapsal, publié dans L’Express en 1961.
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[3]
Coïncidences, texte signé Lord Auch dont Bataille reconnaîtra la paternité lors de l’entretien de 1961 avec Madeleine Chapsal. Cf. Bataille (G.), Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1970, p. 73.
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[4]
Coïncidences, op. cit.
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[5]
Devant L’expérience intérieure qu’il ne peut comprendre sans se renier lui-même, Sartre s’en prend à l’auteur de ce texte qui l’insupportait offrant un bel exemple de ce que Lacan épinglera du nom de « passion de l’ignorance » : « Le reste est l’affaire de la psychanalyse. Qu’on ne se récrie pas : je ne pense pas ici aux méthodes grossières et suspectes de Freud, d’Adler ou de Jung ; il est d’autres psychanalyses. » Cf. Sartre (J.-P.), Situation I, Essais critiques, Paris, Gallimard, 1947, p. 174.
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[6]
Bataille (G.), Œuvres complètes V, op. cit., p. 369-70.
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[7]
Bataille (G.), ibid., p. 67.
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[8]
Cette lettre est parue dans le dernier numéro de Psychologie Clinique.
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[9]
Cornaz (L.), « L’embarras-Sade de Georges Bataille décliné par Jacques Lacan », in Me cayo il veinte, n° 2.
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[10]
Lacan (J.), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 570.
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[11]
Lacan (J.), ibid.