Che vuoi ? 2006/1 N° 25

Couverture de CHEV_025

Article de revue

Ce que l'homosexualité féminine enseigne sur la loi

Pages 37 à 54

Notes

  • [2]
    Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient.
  • [3]
    Delon (M.), Album Diderot, Paris, La Pléiade, Gallimard, 2004, p. 41-45.
  • [4]
    Diderot (D.), Contes et romans, Paris, La Pléiade, Gallimard, 2004, p. 651.
  • [5]
    Diderot (D.), op. cit., note p. 1172.
  • [6]
    Rieder (I.), Voigt (D.), Sidonie Csillag, Homosexuelle chez Freud, Lesbienne dans le siècle, Paris, EPEL, 2003.
  • [7]
    Rieder (I.), Voigt (D.), op. cit., p. 77.
  • [8]
    Freud (S.), « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
  • [9]
    Rieder (I.), Voigt (D.), op. cit., p. 27.
  • [10]
    Ibid., p. 41.
  • [11]
    Que Freud interprète à partir du double sens du verbe niederkommen qui signifie tomber et accoucher, in « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », op. cit., p. 261.
  • [12]
    Ibid., p. 260.
  • [13]
    Lacan (J.), Séminaire X, L’angoisse, leçons des 9, 16, 23 janvier 1963.
  • [14]
    Rieder (I.), Voigt (D.), op. cit., p. 36.
  • [15]
    Lacan (J.), Séminaire X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 22.
  • [16]
    Ferenczi (S.), Journal clinique, Paris, Payot, 1985, p. 127.
  • [17]
    Ibid., p. 131.
  • [18]
    André (S.), Que veut une femme ?, Points, Seuil, Paris, 1995, p. 169.
  • [19]
    Ibid., p. 168.
  • [20]
    Freud (S.), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Idées, Gallimard, 1962, p. 169.
  • [21]
    Freud (S.), « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », op. cit., p. 270.
  • [22]
    Freud (A.), Féminité mascarade, Paris, Seuil, 1994, p. 57.
  • [23]
    Young-Bruehl (E.), Anna Freud, Paris, Payot, 1991, p. 94.
  • [24]
    Freud (S.), Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 90, note de 1923.
  • [25]
    Lacan (J.), Séminaire IV, La relation d’objet, p. 138.
  • [26]
    Fontanier (P.), Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 288.
  • [27]
    Dans son explication, il introduit deux hypothèses fondamentales : la bisexualité et la dissociation de la pulsion et de l’objet.
  • [28]
    Freud (S.), L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 60.
  • [29]
    Benveniste (E.), « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », in Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Tel, Gallimard, 1966, p. 75-87.
  • [30]
    Cette hypothèse rejoint l’assertion de Lacan, dans son Séminaire D’un Autre à l’autre (inédit), du 18.6.1969 : « La structure perverse est le moulage imaginaire de la structure signifiante. »
  • [31]
    Lacan (J.), Séminaire IX, L’identification, inédit, 1962.
  • [32]
    Diderot (D.), Contes et romans, op. cit., p. 573.
  • [33]
    Ibid., p. 573.
  • [34]
    Ibid., p. 206.
  • [35]
    Foucault (M.), La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 59.
  • [36]
    C’est-à-dire « le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée », ibid., p. 123.
  • [37]
    « Littérature et homosexualité », Magazine littéraire, n° 426, décembre 2003.
  • [38]
    Ibid., p. 59.
  • [39]
    Butler (J.), Gender trouble, feminism and subversion of identity, Routledge, 1989.
  • [40]
    Dans le journal Le Monde du 2 septembre 2004.
  • [41]
    Cf. l’entretien qu’il nous a accordé dans Che vuoi ?, n° 21, La psychanalyse en traductions, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 19.
  • [42]
    Melman (Ch.), L’homme sans gravité, entretiens avec J.-P. Lebrun, Paris, Denoël, 2002, p. 231.
  • [43]
    Lacan (J.), Séminaire XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 73.
  • [44]
    Comme le disait Freud : « D’emblée, elle a jugé et décidé. Elle a vu cela, sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir », « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes » (1925), in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 127.
Qu’est-ce que le monde ?
Un composé sujet à des révolutions, qui toutes indiquent une tendance conti-nuelle à la destruction, une succession rapide d’êtres qui s’entre-suivent, se poussent, disparaissent, une symétrie passagère, un ordre momentané.

1Quelques semaines après la parution de la Lettre sur les aveugles, apologie de ceux qui refusent d’accepter l’évidence de Dieu d’après les beautés de la Nature, le 24 juillet 1749, Diderot est arrêté et conduit au château de Vincennes [3].

2La loi arbitraire du roi tentait d’arrêter le mouvement de recherche d’un ordre du monde.

3Cet ordre momentané, dans un univers sans Dieu, livré aux seules forces de la matière, Diderot va lui apporter un développement dans le projet de l’Encyclopédie, sous-titré Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres. En même temps, il publie des Mémoires sur différents sujets de mathématiques, cet essai philosophique sur les aveugles et un roman, Les bijoux indiscrets. Ce dernier raconte l’histoire du sultan Mangogul et de sa compagne Mirzoza qui ont obtenu du génie Cucufa un anneau magique sachant faire parler le sexe des femmes, leur bijou, grâce auquel ils vont s’amuser à découvrir les secrets des dames de la cour.

4Transportons-nous 170 ans plus tard à Vienne, en 1919. Le Professeur Freud se trouve devant une énigme, et il n’a pas à sa disposition d’anneau magique pour la résoudre. C’est un grand savant et homme de lettres alors mondialement reconnu, et tout juste découvert en France. Ses recherches l’ont conduit à jeter les bases d’une nouvelle science, la psychanalyse, qui permet de traiter des troubles nerveux réputés incurables, et d’éclairer la conduite parfois étrange des êtres parlants dans leur choix amoureux, que seuls les poètes, avant lui, avaient osé aborder. Lecteur de Diderot, il a reconnu en lui un précurseur de sa découverte du complexe d’Œdipe, organisateur de la sexualité et du destin des individus. Diderot n’avait-il pas écrit, dans un célèbre dialogue intitulé Le neveu de Rameau[4] : « Si le petit sauvage était abandonné à lui-même ; qu’il conservât toute son imbécillité et qu’il réunît au peu de raison de l’enfant au berceau, la violence des passions de l’homme de trente ans, il tordrait le col à son père, et coucherait avec sa mère. » Certes, comme le note Michel Delon, Diderot est inspiré par la philosophie de Hobbes, dont il dit dans l’Encyclopédie : « Sa définition du méchant me paraît sublime. Le méchant de Hobbes est un enfant robuste : malus est puer robustus […], l’homme devient bon à mesure qu’il s’instruit. » [5] Mais Freud a reconnu, dans cette phrase, la loi humaine fondamentale que son étude des psychonévroses lui a fait découvrir, l’interdit de l’inceste, c’est-à-dire l’inceste fils-mère.

5Depuis quelques semaines, Freud a entrepris l’analyse de sa fille Anna, et ce qu’il entend l’incite à se pencher sur la question de l’homosexualité féminine. On peut supposer qu’il est averti des grandes difficultés qui l’attendent dans cette analyse, mais il a accepté comme un fait l’inévitable : cette génération des premiers analystes ne pourra pas échapper à un mélange détonant de relations imaginaires et réelles ; il a confiance en leur esprit pionnier et leur haute valeur intellectuelle. Et puis, à qui aurait-il pu confier sa fille ?

La jeune homosexuelle

6Le hasard lui fait alors rencontrer un riche industriel viennois, Antal Csillag, qui s’inquiète pour sa fille Sidonie, âgée de 19 ans [6]. Celle-ci affiche son attachement à une prostituée nobiliaire et a récemment fait une récente tentative de suicide. Son père compte sur Freud pour la ramener dans le droit chemin.

7Freud ne se fait pas la moindre illusion sur un « traitement » possible, parce que d’une part, il a toujours considéré sans préjugé l’homosexualité comme une simple variante dans le choix d’objet, d’autre part, il constate l’absence de demande de l’intéressée. Au bout de quatre mois d’observation, à raison de cinq séances par semaine, il interrompra l’expérience en lui disant : « Vous avez des yeux si rusés […]. Je n’aimerais pas vous rencontrer dans la vie en tant que votre ennemi. » [7] Il avait reconnu, dans le transfert, le facteur affectif puissant de la vengeance contre le père, et estimé que cet obstacle majeur ne pourrait éventuellement être surmonté qu’avec une femme analyste.

8Nous allons dans un premier temps revenir sur ce cas [8], que nous relirons avec la biographie récente de Sidonie écrite par Inès Rieder et Diana Voigt.

9La jeune homosexuelle défie son père. Partagée entre une attitude de « franchise excessive ou de dissimulation », comme le dit Freud, elle doit bien se douter qu’elle risque de le rencontrer. C’est ce qui ne manque pas de se produire un jour, alors qu’elle se promène en compagnie de la baronne Léonie von Puttkamer. Elle aperçoit son père, prenant congé d’un collègue, et elle est, soudain, « saisie de frayeur » [9]. Elle se détache de Léonie, puis revient vers elle et se fait éconduire. Elle se jette alors sur la voie de chemin de fer.

10On se demandera ce qui a été le plus insupportable pour elle : que son père lui ait lancé un regard furieux (version de Freud) ou qu’il ait feint de ne pas la voir, ce que les auteures de la biographie supposent, en s’appuyant sur la disposition des lieux [10] ? Est-ce le rejet de Léonie, qui se moque de son désarroi, ou l’indifférence de son père ?

11Il existe une autre face, proprement mélancolique, soulignée par Freud : on pourrait dire que l’ombre du couple parental est tombée sur son Moi. Elle aurait par son geste accompli à la fois une punition (retournement d’un désir de mort dirigé contre sa mère depuis qu’elle était devenue enceinte du petit frère et vengeance contre le père destructeur de son amour) et un désir : celui d’avoir un enfant de son père [11], dont la déception l’avait poussée dans l’homosexualité [12].

12Reprenons l’analyse. La solution homosexuelle lui avait jusqu’alors permis de s’exhiber avec la Dame, c’est-à-dire à la fois la Femme idéale et le phallus. Voulait-elle le montrer ou le cacher ? Subitement, elle doit affronter le regard de son père et le rejet de la Dame, la colère supposée de celui qu’elle défie et le dédain de celle qu’elle idéalise. Elle était soutenue dans l’existence par ce défi et cette idéalisation. Pensant les avoir perdus, elle choisit de se donner la mort. Elle tombe, et en même temps elle accouche d’elle-même, elle se fond dans la mère. La mère de Sidonie était coquette et névrosée. Surtout préoccupée d’elle-même et de ses fils, elle régentait la maison avec un mari à son service. La naissance du dernier enfant du couple, au moment où, à l’adolescence, Sidonie s’était à nouveau tournée vers son père, était venue lui confirmer la préférence paternelle. Elle cherche donc à rejoindre cette mère, froide et distante, dont elle s’occupera malgré tout avec dévouement à la fin de sa vie.

13Ce fantasme d’auto-engendrement dérive de la fixation à un choix d’objet narcissique. Elle accouche d’elle-même, elle est la mère, et en même temps, elle tue l’enfant - le frère haï que son père avait donné à sa mère.

14Dans la cure, Freud nous dit que ses interventions entraînaient une acceptation intellectuelle de façade, sans atteindre réellement sa jeune patiente. Du point de vue de Sidonie, les interprétations de Freud étaient parfois révoltantes ; elle s’empressait d’aller les rapporter à Léonie qu’elle rencontrait après ses séances, au café du coin, malgré la promesse faite à son père de ne plus la voir, et cela les amusait beaucoup.

15Freud compare les résistances de Sidonie à celles d’un névrosé obsessionnel. Elle avait adopté ce qu’il appelle une « tactique russe », par laquelle « la résistance se replie jusqu’à une frontière déterminée au-delà de laquelle elle s’avère ensuite invincible ».

16À deux autres reprises, Sidonie fera des tentatives de suicide graves (une balle tirée près du cœur et une prise de toxiques), au soir ses passions, ce qui ne l’empêchera pas de vivre jusqu’à l’âge de 99 ans.

17Comment Lacan reprend-il le cas ?

18Puisque Freud avait exploré toutes les relations possibles dans la structure œdipienne, il fallait éclairer les choses autrement. Lacan aborde le cas avec son objet a, et tente d’en repérer les incidences. Elle se serait donc faite objet a, et serait, par son acte, passée de la scène au monde. Belle démonstration que l’on trouve dans le Séminaire sur L’angoisse[13], un peu gâchée par sa chute, si j’ose dire, puisque Lacan fait entendre à ses auditeurs que Freud, en quelque sorte pris dans le mouvement, aurait mis brusquement fin à la cure en « laissant tomber » sa patiente.

19Comme le note dans la postface Thomas Gindele, le traducteur de la biographie, cette interprétation repose sur une transformation du niederkommen en niederkommen lassen. Il me semble néanmoins que, par cette déformation, Lacan s’approche d’une vérité : elle se laisse, en effet, tomber, la route de l’objet étant barrée, elle s’identifie régressivement à l’enfant qu’elle a été, elle redevient cet enfant objet a de sa mère, cette mère qui avait mis ses fils à la place du phallus imaginaire. Elle satisfait, en même temps, ses tendances, sadique et masochiste : « un enfant est battu devient un enfant s’est brisé ».

20Pour Freud, la question posée par Sidonie est : « Que veut la fille ? » Il est peut-être particulièrement pris, à ce moment, dans les méandres de la relation père-fille.

21Lacan oriente la discussion du côté de la jouissance : « Que veut cette jeune femme, quel fantasme réalise-t-elle ? Cette mise en acte du fantasme qui vient clore le scénario de la rencontre avec le père nous oriente vers une structure perverse. Elle mettra six mois pour se relever de ses blessures, qui heureusement ne laisseront pas de séquelles, et réussira à en obtenir une plus grande tolérance de ses parents et le retour de la baronne.

22On trouve dans la biographie d’autres indices du fantasme masochiste. Sidonie éprouva dans sa vie deux véritables passions, l’une pour son chien, nommé Pétri, l’autre pour un singe, Chico. Une photo [14] où l’on voit Léonie voluptueusement allongée sur un sofa en train de caresser un gros chien, fait supposer que Sidonie aurait voulu être à la place de ce chien (dans le rôle du fétiche ?), quand elle se tenait aux pieds de la baronne en lui baisant la main. Être dominée, dressée, soumise, par une descendante de la noblesse prussienne, alors qu’elle était issue d’une famille de la bourgeoisie d’origine juive, quelle vengeance contre les pères !

23On notera également que le mari qu’elle se choisit, pour un temps, était un ancien officier, dresseur de chevaux. Pendant la guerre, il collaborera avec le régime nazi, alors qu’elle réussira à quitter l’Autriche pour rejoindre deux de ses frères à Cuba, via le Transsibérien et la traversée du Pacifique. Elle eut en effet l’intelligence de comprendre que ni son antisémitisme, ni son baptême, ni ses relations dans la bonne société viennoise ne la protégeraient des lois anti-juives instaurées par le régime nazi.

24Nous reprendrons pour conclure les éléments de cette discussion sur le passage à l’acte.

25Sidonie idéalisait l’objet aimé : elle avait transféré sur lui l’amour qu’elle portait à sa mère et transformé l’amour déçu pour son père en vengeance et défi.

26Elle se trouve brusquement confrontée aux impasses de l’amour : rejet de la baronne, indifférence du père. Le passage à l’acte est une tentative pour faire tenir la structure quand ces deux voies se trouvent barrées.

27Sur le plan imaginaire, il met en jeu différents fantasmes : retour vers la mère, accoucher selon le vœu du père, auto-engendrement narcissique, fantasmes sadique et masochiste. Sur le plan symbolique, le sujet Sidonie cherche à se faire reconnaître après la rupture. Enfin, sur le plan du réel, elle devient cet objet a, a-sexué, corps pesant soumis à la loi de la chute des corps, corps venant se briser à la place de sa recherche sur la jouissance féminine.

28La solution sera partiellement trouvée, comme nous l’avons vu : elle obtiendra le retour de la baronne, et sera choyée par ses parents, durant sa convalescence.

29Lacan a donné pour coordonnées au passage à l’acte l’embarras et l’émotion sur les échelles respectives de la difficulté et du mouvement, au-delà du symptôme et en deçà de l’angoisse [15]. Nous le situerons comme un point d’instabilité dans un système complexe, une tentative de solution par laquelle le sujet cherche à ajuster sa place dans le monde en mobilisant la machine à fantasmes, quand l’échangeur du même à l’autre se dérègle en le laissant seul face à sa jouissance.

30Nous distinguerons la structure perverse de la perversion « normale » à la sortie de l’Œdipe (augmentation du complexe de masculinité de la fille). Lacan se référait peut-être à cette perversion-là, quand il disait que la perversion est la structure elle-même. L’homosexualité féminine est-elle une perversion ou un choix dans la structure ? Tout choix dans la structure ne serait-il pas lié à une part de perversion ?

31Ferenczi donne, dans son Journal clinique, des indications qui vont dans le même sens. Pour lui, « toute analyse d’une femme doit finir avec de l’homosexualité, celle d’un homme avec de l’hétérosexualité [16] […]. L’homosexualité féminine est au fond quelque chose de très normal, aussi normal que l’hétérosexualité masculine. Homme et femme ont, au début, le même objet d’amour (la mère). L’analyse approfondie conduit chez les deux sexes à des déceptions et conflits avec la mère […]. La fixation au père est par contre, absolument normale. » [17]

32L’observation de la jeune homosexuelle « modifie la conception que Freud avait jusque-là défendue de la position œdipienne classique de la fille (aimer le père et souhaiter recevoir un enfant de lui) », comme l’indique Serge André [18]. Freud découvre, à l’arrière-plan de la relation de la jeune fille à son père une relation plus primaire à la mère. « Il va introduire, dans l’examen de la vie amoureuse du sujet, une distinction entre deux ordres : d’un côté, l’identification sexuée du sujet, c’est-à-dire la position masculine ou féminine qu’il adopte - aime-t-il (ou elle) comme un homme ou comme une femme ? - et d’un autre côté, le choix d’objet - aime-t-il un objet masculin ou féminin ? […]. Sur chacun de ces deux versants, c’est la mère qui apparaît à la place centrale. » [19]

33Freud développe ici le point de vue de Ferenczi, qui distinguait dans ce qu’il appelait l’homoérotisme, deux types, subjectif et objectif [20].

34Il faut donc un double renversement pour aboutir à l’inversion : le sujet doit s’identifier au parent du sexe opposé et choisir un objet du même sexe. Loin d’échapper à la différence sexuelle, les homosexuelles la soulignent et en éclairent toutes les faces.

35En suivant Freud, nous pourrions dire que l’homosexualité féminine est une sorte de preuve par le défi de la loi phallique, un hymne au phallus. Défier la loi du père, n’est-ce pas l’accepter en la contournant, en l’inversant, en jouant des rôles et des places à sa façon ? Ainsi, Sidonie choisit d’être contre son père et tout contre sa mère.

36Pour Lacan, le Tout phallique ne permet pas de rendre compte de la sexualité féminine : il y a une Autre jouissance, jouissance du corps, qui lui est spécifique. Cette jouissance serait à situer du côté du masochisme féminin, ce carrefour dans l’économie de la jouissance.

37Sidonie n’aura pas eu, semble-t-il, accès à cette jouissance. Elle s’enflammait d’une caresse, mais souffrait d’inhibition dans les relations sexuelles, elle idéalisait l’amour. Elle aimait la beauté mais était dégoûtée par la sexualité. C’était une esthète. Possédant un don pour la peinture, elle réalisait des portraits. Elle s’intéressait aux contours…

38L’observation de la jeune homosexuelle nous a montré comment Freud avait découvert, derrière la loi phallique, l’attachement à la mère primordiale.

39Il concluait son article en ces termes : « La psychanalyse n’est pas appelée à résoudre le problème de l’homosexualité. Elle doit se contenter de dévoiler les mécanismes psychiques qui ont conduit à la décision dans le choix d’objet, et de suivre les voies qui mènent de ces mécanismes aux montages pulsionnels. » [21]

40La psychanalyse n’est pas une orthosexie.

41Nous pourrions dire que Lacan, dans son élaboration, est passé de la loi de la jouissance à la féminité primordiale. La division de la jouissance féminine entre la jouissance phallique et une Autre jouissance ne vient-elle pas redoubler la division de l’espace subjectif entre un côté homme et un côté femme ?

Freud et sa fille

42Le fantasme masochiste occupait une place centrale chez la jeune homosexuelle. C’était la forme passive du défi.

43Nous allons tenter d’en donner un autre éclairage en comparant ce cas avec celui que présenta Anna Freud à la Société psychanalytique de Vienne le 31 mai 1922, intitulé « Fantasme d’être battue et rêverie diurne » (Schlagephantasie und Tagtraum) [22]. Cette conférence fut prononcée dans le cadre de la procédure d’inscription à cette Société : il fallait un certain courage pour parler ainsi de ses fantasmes. En effet, la biographe d’Anna nous a révélé qu’elle s’exposait elle-même dans le cas présenté [23].

44Le fantasme de fustigation dont il est question (une jeune fille est battue, c’est-à-dire aimée par le père, par régression au stade sadique-anal, parce qu’elle a mal agi), aboutit à la masturbation. Dans un second temps, il est remplacé par une rêverie avec de nouveau un double changement : changement de sexe, et changement du mal vers le bien (le jeune héros affronte un burgrave médiéval qui va le torturer, puis le libérer). Anna Freud l’interprète comme une victoire de la réalité qui aboutit à une sublimation des tendances sexuelles directes et au triomphe de la tendance tendre.

45Ce double changement ne nous indique-t-il pas une victoire de la tendance homosexuelle ? Dans ce cas, à la différence de Sidonie, il y a un changement d’identification sexuée (de la jeune fille en garçon), mais pas de changement d’objet (l’objet choisi reste le père, représenté par le burgrave avec lequel s’établit, après la torture et l’emprisonnement, une relation pacifiée). L’adoration du Père remplacerait, pour Anna, la vengeance et l’opposition de Sidonie.

46Anna est le jeune chevalier amoureux de son burgrave. Sa libido se divise en un courant sensuel refoulé (le fantasme d’être battue sert de préliminaire à une satisfaction masturbatoire) et un courant tendre sublimatoire conforme à la loi (qui produit la « belle histoire » avec abandon des tendances sexuelles directes).

47Dans cet article, Anna Freud rapproche le fantasme et la rêverie en constatant qu’ils ont la même structure. Sacrifie-t-elle sa sexualité ? Elle en aurait obtenu des bénéfices secondaires : servir l’œuvre de son père, et bâtir la sienne. Elle accompagna son père avec un grand dévouement à la fin de sa vie, et lui servit d’infirmière.

48On observera la solidité de cette position, en rapport avec la fixité du fantasme, comme chez Sidonie. Anna passe, elle aussi, de la scène au monde en s’offrant au service du père. Son fantasme va servir d’intermédiaire entre la réalisation préconsciente de son vœu professionnel et ses tendances homosexuelles inconscientes ; la tendance sexuelle directe est abandonnée au profit d’une rêverie dont le thème est la domination, la conquête du pouvoir.

49Anna rejoindrait ainsi Sidonie dans la position de Chevalier servant, l’une de la Dame, l’autre de son Père. Si nous devions répartir les composantes du fantasme masochiste, nous pourrions dire qu’il aura été dans un cas plutôt mis en acte, dans l’autre plutôt sublimé, mais Sidonie devint plus tard une portraitiste de talent, et Anna inventa une forme particulière d’existence : une « vie analytique » à deux avec son amie Dorothy Burlingham, et ses enfants.

Sidonie et Dora

50Il y avait chez Sidonie une aversion de la sexualité. Dans son analyse de Dora, Freud constate après-coup qu’il n’a pas su reconnaître à temps la force de son amour homosexuel pour Mme K [24]. Comment distinguer la part de l’homosexualité dans l’hystérie ?

51Pour Lacan, « l’hystérique aime par procuration et aborde son objet homosexuel par identification avec quelqu’un de l’autre sexe » [25]. Dora aime Mme K., elle cherche en elle une réponse à la question : « Qu’est-ce qu’une femme ? » Dans le premier rêve de Dora analysé par Freud, sa mère veut sauver la boîte à bijoux de la maison en flammes. Quel objet recèle-t-elle ? Le choix homosexuel de Dora, qui formalise sa question sur son sexe, la conduit à s’identifier à M. K. Elle est orientée par sa recherche sur l’objet du désir qui circule dans le couple.

52Sidonie avait fait le chemin de la petite fille à la jeune fille qui s’identifiait aux mères qu’elle rencontrait dans les villes de cure où elle accompagnait la sienne. Elle veut l’enfant, au moment où son père le donne à sa mère. Lacan remarque ici que le père de Dora était impuissant, et trompait sa femme, alors que celui de Sidonie avait toute sa virilité. La déception, et la vengeance, entraînent le renversement subjectif qui la place en position masculine. C’est parce qu’elle était (presque) devenue femme qu’elle peut devenir (presque) un homme.

53Son père en avait, mais ce n’est pas elle qui en a profité. Elle ne se pose pas de question, elle choisit, comme lui, l’Autre sexe.

54Dora est prise dans un nœud pervers, manipulée par son père qui la vend à M. K. en échange des faveurs de sa femme. Elle voudrait être, comme Mme K., l’objet du désir paternel, elle est à la fois attirée et dégoûtée par ce jeu pervers du quatuor dans lequel elle a été enfermée. Jusqu’où sa mère est-elle impliquée dans la duperie générale ? Dora est considérée comme un objet, alors que Sidonie a presque achevé son parcours subjectif de femme.

Note sur le mécanisme de l’inversion

55Comment situer dans la théorie cette inversion que l’on retrouve sous des aspects variés chez Sidonie, Anna et Dora ?

56Invertir, c’est renverser symétriquement.

57L’inversion consiste à mettre dans un sens ce qui était dans un autre, alors que la perversion implique un changement du bien en mal : pervertere signifie renverser.

58C’est un renversement de l’ordre normal des mots, d’après le Bloch et von Wartburg.

59On trouve dans le Littré la définition suivante : « Terme générique de toute construction qui n’est pas conforme à l’ordre analytique. » L’exemple donné, un vers de Racine, vaut la peine d’être cité : « On accuse en secret cette jeune Eryphile / Que lui-même captive amena de Lesbos »… où l’on voit le génie du poète qui, pour évoquer Lesbos, utilise le procédé d’inversion grammaticale.

60Enfin, pour Fontanier, « l’inversion sert particulièrement à caractériser la phrase poétique » [26].

61Figure de style, l’inversion est aussi un mécanisme général de la vie psychique que Freud met en évidence à différents moments de son élaboration théorique. Au début des Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), il utilise le terme dans la catégorie des déviations se rapportant à l’objet [27], et pour qualifier une des formes du complexe d’Œdipe.

62Dans son article de 1910 intitulé « Sur le sens opposé des mots originaires » [28], il relève dans le texte de K. Abel le « phénomène de l’inversion phonique », qui lui évoque « combien les enfants aiment jouer à inverser les phonèmes d’un mot, et combien fréquemment le travail du rêve se sert de l’inversion de son matériau représentatif à des fins diverses ». Il conclut par cette note : « On est également tenté de supposer que le sens opposé originaire des mots représente le mécanisme préformé qui est mis à profit par le lapsus par énonciation du contraire au service de tendances variées. »

63Émile Benveniste a montré que Freud, peut-être entraîné par sa recherche de l’origine historique, prenait appui sur des thèses réfutées par les linguistes [29]. La concordance, qu’il établit, « entre les particularités de l’élaboration du rêve [ignorance du non, réunion des contraires], et celles de l’usage linguistique découvertes par le philologue dans les langues les plus anciennes », ne permet pas de conclure que le langage du rêve est analogue aux langues dites primitives. Il retient cependant l’essentiel, l’inversion phonique, qui repose sur la décomposition ultime du langage en éléments sonores distinctifs. Si l’on retire le caractère « primitif » de ce mécanisme, nous sommes amenés à reconnaître une véritable trouvaille sur le symbolisme de l’inconscient.

64En étudiant les Mémoires d’un névropathe du Président Schreber (1912), Freud découvre que les formes du délire paranoïaque sont construites sur les différentes façons d’inverser les pronoms dans la phrase « je l’aime » (lui, un homme). Enfin, le mécanisme d’inversion se manifeste dans les mouvements de réversion du sujet à l’objet, de l’actif au passif, de la fille au garçon, dont le fantasme « Un enfant est battu » est le prototype (1919).

65Nous avancerons l’hypothèse que l’inversion représente le « mécanisme préformé » dans lequel vient se mouler la tendance homosexuelle[30].

66Quant à Lacan, il emploie la notion d’inversion au début de son enseignement, dans sa définition de la communication intersubjective, puisque « l’émetteur reçoit du récepteur son message sous une forme inversée ». C’est un élément essentiel dans le fonctionnement de l’imaginaire, voir le schéma optique dit « du vase renversé ».

67Pus tard, les surfaces topologiques qu’il utilise pourraient en rendre compte : une surface auto-traversante comme la bouteille de Klein, ou la bande de Möbius dont l’endroit et l’envers se rejoignent, ou encore l’inversion de la demande et du désir sur les deux tores enlacés [31]

68L’inversion serait donc une propriété fondamentale de la matière subjective et de la langue, liée à la circulation de la libido dans la structure.

69Il faut un double renversement de l’identification et du choix d’objet pour aboutir à l’inversion homosexuelle proprement dite.

Retour sur la loi et les mœurs : Freud avec Diderot

70Pour situer le débat actuel provoqué par les théoriciens de l’homosexualité, nous reprendrons la discussion du début sur le rapport entre la loi et les mœurs au XVIIIe siècle.

71Les philosophes des Lumières reformulent la question des Anciens : Quid leges sine moribus vanae proficiunt (pourquoi les lois sont vaines si elles ne sont pas utiles aux mœurs ?).

72Pour Rousseau, les lois suivent les mœurs.

73Diderot défend l’idée contraire, dans le Supplément au voyage de Bougainville (sous-titré : « Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas »). Pour lui, la loi précède les mœurs, elle résulte de l’organisation de la matière.

74La matière est organisée naturellement ; de la même façon, les sociétés ont une organisation interne. Il propose une théorie des trois codes, le code de la nature, le code civil et le code religieux. Les deux derniers sont en contradiction avec le premier, donc « il n’y a point de mœurs ».

75Diderot ne croit pas comme Rousseau à une loi morale « gravée au fond de nos cœurs et qui sera toujours la plus forte » [32]. Fondée sur l’organisation, au sens de conditionnement physique, la morale vaut pour tous les lieux et tous les temps : « Nous n’apportons en naissant qu’une similitude d’organisation avec d’autres êtres, les mêmes besoins, de l’attrait vers les mêmes plaisirs, une aversion commune pour les mêmes peines, ce qui constitue l’homme ce qu’il est et doit fonder la morale qui lui convient. » [33]

76Comme le note Stéphane Pujol, Diderot expose cette idée d’une origine matérialiste de la morale dans le Salon de 1767[34] : « La morale se renferme donc dans l’enceinte de l’espèce […]. Qu’est-ce qu’une espèce ? […] Une multitude d’individus organisés de la même manière […] Quoi ! L’organisation serait la base de la morale ? […] Je le crois. »

77Freud avait reconnu en Diderot un précurseur dans la découverte du complexe d’Œdipe. La définition du monde citée en exergue pourrait être lue comme une anticipation de la pulsion de mort. Le style les rapproche également : dialogues vivants, progression de la pensée qui se fait en réfutant les arguments d’un interlocuteur fictif.

78Pour Freud le sujet est supposé savoir, parce qu’il est le sujet d’un dialogue.

79Cette discussion sur le rapport entre la loi et les mœurs nous servira de socle pour en venir à la place de l’homosexualité dans la société moderne.

80Selon Michel Foucault [35], le pouvoir [36], en contrôlant depuis le XIXe siècle le « vice » des enfants, a entraîné, je cite, « une incorporation des perversions et une spécification nouvelle des individus […]. L’homosexuel du XIXe siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie. »

81À partir des années 70, est apparue une génération de théoriciens qui a cherché à « penser à partir de l’homosexualité », comme l’écrit Patrice Maniglier [37] : « Pour Monique Wittig, c’est parce qu’elle fait échapper, sans même s’y opposer, à la différence des sexes, que l’expérience lesbienne est source de nouvelles questions politiques et philosophiques. Les identités de “genre” sont non seulement complémentaires, mais asymétriques : l’hétérosexualité n’est pas seulement une position de désir, c’est surtout la plus vieille figure de l’exploitation de “l’homme” par “l’homme”. Celle aussi sur le modèle de laquelle se pensent toutes les autres […]. Son analyse l’amène à cette phrase célèbre et provocante : “Les lesbiennes ne sont pas des femmes.” Pour elle, c’est toute la socialité qui se réinvente à travers les relations homosexuelles. Elle cherche dans la théorie du contrat social de Rousseau et non dans celle de la lutte des classes de Marx les concepts permettant cette réinvention. Les lesbiennes sont des individus échappant à leur sexe, à tout sexe, non pas comme groupe mais une par une, pour constituer un collectif qui n’est fait que de singularités. » [38] Cette phrase aurait pu être prononcée par Sidonie Csillag.

82Ces thèmes sont repris par Judith Butler dans son Essai sur les minorités sexuelles[39], ainsi présenté par Clarisse Fabre [40] : « Judith Butler développe l’idée que nos sociétés produisent des normes qui assurent la domination du genre masculin et de l’hétérosexualité. Les hommes et les femmes assimilent jour après jour les codes présumés correspondre à leur genre. Ces normes opèrent avec d’autant plus d’efficacité qu’elles sont discrètes - à la différence des lois, qui sont votées au grand jour […]. Les pratiques sexuelles minoritaires doivent servir à “troubler la norme” et à montrer que l’hétérosexualité ne va pas de soi. »

83Nous rejoignons là le débat Rousseau/Diderot, côté Rousseau : c’est la société qui produirait les normes. Ce point de vue est opposé à la psychanalyse puisque pour Freud, la norme c’est de passer par l’Œdipe pour prendre sa place en tant qu’être sexué dans sa génération. Il s’agit pour la psychanalyse d’une organisation interne des humains qui se fonde sur la bipartition sexuelle et l’écart des générations : l’opérateur sexuel sectionne, sépare, différentie. Les théoriciens de l’homosexualité, au contraire, font penser que le genre est une donnée « naturelle », alors que les normes sociales sont construites : on naîtrait homo- ou hétéro-, et le combat de la minorité sexuelle rejoindrait celui de la Révolution pour les Droits de l’Homme et du citoyen.

84La loi qui structure les échanges, la loi symbolique, l’interdit de l’inceste, est différente des lois de la société civile. Celles-ci viennent en fonction des « sujets d’actualité », c’est-à-dire les fantasmes, illusions ou délires selon lesquels s’organisent les comportements réglés des individus dans une société. Ici règne la manipulation mentale, d’autant plus que le sujet du savoir scientifique exclut le fantasme (Lacan).

85Il est donc par exemple question, de nos jours, de légaliser le mariage des homosexuels, l’adoption d’enfants par des couples homosexuels. L’hypothèse de base, reprenons le terme de Bion, est la suivante : il faut être deux pour élever un enfant - pour le faire, deux cellules suffisent, la science se charge du reste - peu importe que les deux « parents » soient du même sexe. Donc, ce qui est exclu, c’est le fantasme de la scène primitive, qui sous-tend la question que se posent les enfants de savoir comment ils ont pu être fabriqués par ces deux là qui se nomment leurs parents.

86La loi symbolique : une place pour le père, est remplacée par la législation, et l’État est mis en position de Père sans nom.

De l’homosexualité à l’homoparentalité

87Nos temps modernes ont donc vu apparaître un mot nouveau : homoparentalité. L’apparition de ce mot ne viendrait-elle pas confirmer le propos de Jean-Claude Milner : les noms de parenté n’ont plus aucun sens [41] ?

88Es war : c’est du passé. Wo es ist, soll ich sein (je dois être là où c’est) : tel pourrait être l’énoncé de la loi moderne, à l’opposé de la psychanalyse : les choses sont comme posées à plat dans un espace sans profondeur.

89Dans son ouvrage sur la sociologie de l’engendrement, Luc Boltanski avance que « le dispositif du projet parental est devenu l’arrangement actuel » : deux humains vont entrer dans un « projet parental » dont la société va codifier la réalisation. Les noms viennent, puis les choses (Foucault). Le mot homoparentalité va produire la chose, rencontre entre le biologique (les progrès de la science qui aboutissent à une production réglée du vivant), et l’institutionnel (le cadre politico-juridique).

90Nous assistons à une inversion généralisée : ce n’est plus l’objet cause du désir, mais le désir cause de l’objet. La perte de l’objet est niée, en particulier du premier, la mère.

91N’y a-t-il pas là un montage pervers, que l’on retrouve, par exemple, dans le film Matrix : la production des corps dépend de la machine, la mère universelle, l’ordinateur géant qui conçoit les enfants ?

92La question posée par Freud : « Was will das Weib? », ne serait-elle pas devenue : « Was will das Web? »

93Le renversement, opéré par Michel Foucault, de l’étude de la sexualité humaine en histoire des pratiques sexuelles, a déplacé la question de la loi vers celle de la norme. Ce serait la société qui produit une norme.

94Que deviennent alors les repères structuraux de l’anthropologie sociale, tels qu’ils ont été définis par Françoise Héritier : différence des sexes et des générations, ordre dans la fratrie, valence différentielle des sexes ?

95Qu’en est-il de la sexualité infantile découverte par Freud ? Comment situer la perversion comme fait clinique si l’on supprime le champ de la perversion au nom d’une nouvelle norme sociale ?

96Dans ce débat, il faut, me semble-t-il, distinguer une juste lutte contre la discrimination, des revendications qui nient les caractères spécifiques d’une sexualité humaine non réductible à la nature.

97La sexualité humaine est construite. Le discours sur la norme s’oppose à la théorie freudienne de la sexualité. On retrouve les deux aspects de clarté et d’obscurité des Lumières : clarté du côté de la reconnaissance des différences, obscurité du côté d’une revendication « naturelle » qui prime sur la loi symbolique.

98La véritable subversion est freudienne. Ce n’est pas la norme (politico-juridique) d’un moment qui fait la loi. Il y a une loi hors normes, un principe d’organisation interne, la loi symbolique (loi du père) qui est aussi loi du symbolique (les lois du signifiant).

Homoparentalité et perversions

99Freud, dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité, définissait les perversions adultes par le franchissements d’une barrière. Il en dénombrait cinq : la barrière entre espèces (le fossé entre l’homme et l’animal), la barrière du dégoût, celle de l’inceste, la barrière entre personnes du même sexe, enfin le transfert du rôle génital à d’autres organes et aires corporelles.

100Qu’en est-il de l’homoparentalité ? La barrière du nom de parents n’est-elle pas franchie ?

101Charles Melman posait la question d’une nouvelle jouissance, la nécroscopie, à propos de l’exposition de cadavres plastifiés découpés en tranches qui a fait le succès de « l’artiste » von Hagens [42]. Il y a là, en effet, le franchissement d’une limite, le respect dû à la sépulture. L’homoparentalité, en clivant le nom de père de sa fonction de transmetteur de la loi phallique, ne s’inscrit-elle pas dans le registre des nouvelles perversions ? Le père, l’Autre de la mère, est là, mais sans le phallus, c’est un père désexualisé, tellement sublimé que son sexe a été vaporisé.

102L’hommification de la femme-père momifie le père. Le Père désexualisé ne peut pas mourir, il reste aux cieux. L’homoparentalité accompagne le retour du religieux. Elle rejoindrait le dogme chrétien de l’Immaculée Conception.

103Freud, dans son analyse du célèbre tableau de Léonard de Vinci « la Vierge, l’Enfant Jésus, sainte Anne », avait découpé, d’un coup d’œil aiguisé, le vautour du souvenir d’enfance. À notre époque où l’homoparentalité des couples lesbiens est devenue une réalité, ne pourrions-nous voir, en sainte Anne et Marie, le premier couple homoparental ?

104Cette place à part que le Père occupe dans l’imaginaire féminin est lisible dans les formules de la sexuation de Jacques Lacan [43]. Celui qui, placé en position d’exception, dit non à la fonction phallique, se trouve en haut et à gauche, du côté homme. Les filles sont, comme les garçons, soumises à la castration (la mère est interdite pour les deux sexes), mais du fait de la différence des sexes, leur rapport à la castration est autre [44]. Du côté femme, si elles sont toutes soumises à la castration, elles ne le sont pas-toutes à la fonction phallique ; les femmes ne sont pas intéressées par le parricide.

105Quel sera le devenir des enfants ainsi produits ? Sauveront-ils l’humanité à venir ?

106Les enfants élevés exclusivement par des femmes auront toutes les chances de devenir homosexuels, selon Freud. Pour les filles, l’avenir est moins tracé, il reste une chance de surprise. Elles se révolteront peut-être. Trouveront-elles alors des « hommes protégés », comme dans le roman de Robert Merle, qui acceptent de n’être pas-tout pères, ni tout-hommes (machos), qui acceptent leur part féminine ?

Conclusion

107Au terme de cette étude, nous avons situé l’énigme de l’homosexualité féminine, et son déchiffrage freudien, dans ce que nous avons appelé une inversion généralisée, en prenant trois exemples. Puis nous avons constaté que la norme, dans la société, tendait à se substituer à la loi. Paradoxalement, les théoriciennes de l’homosexualité, en cherchant à troubler la norme, soulignent, en la niant, la découverte par la psychanalyse de la loi symbolique primordiale sur laquelle se fonde la différence entre le masculin et le féminin. Nous reviendrons, pour conclure, sur l’évolution récente de l’homosexualité vers la question de l’homoparentalité.

108Marcel Proust a donné une description remarquable de l’homosexualité masculine : « L’inversion elle-même, venant de ce que l’inverti se rapproche trop de la femme pour avoir des rapports utiles avec elle, se rattache par là à une loi plus haute qui fait que tant de fleurs hermaphrodites restent infécondes, c’est-à-dire à la stérilité de l’autofécondation. »

109À la manière de Proust, nous pourrions dire que la femme homosexuelle se rapproche trop de l’homme. Elle conserve, par ailleurs, son pouvoir d’engendrement, et la science permet actuellement de maîtriser les techniques de la fécondation : les fleurs hermaphrodites ne sont plus stériles.

110Nous assistons donc à l’apparition d’une nouvelle forme de parentalité. Dans l’actualité récente, un couple de femmes homosexuelles a gagné son procès pour faire reconnaître l’autorité parentale conjointe sur la fille de l’une d’elle conçue par insémination artificielle.

111Ce franchissement, dû à un progrès scientifique et à l’évolution des mœurs, réalise ce qui est inscrit dans la structure même de l’homosexualité féminine, puisque l’identification au père qui place la femme homosexuelle en position masculine entraîne un choix d’objet hétérosexuel : la femme reste toujours l’Autre sexe.

112Ainsi, la société moderne n’aurait-elle pas trouvé une solution originale au malaise des pères ? Faire tenir leur rôle par une femme.

Notes

  • [2]
    Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient.
  • [3]
    Delon (M.), Album Diderot, Paris, La Pléiade, Gallimard, 2004, p. 41-45.
  • [4]
    Diderot (D.), Contes et romans, Paris, La Pléiade, Gallimard, 2004, p. 651.
  • [5]
    Diderot (D.), op. cit., note p. 1172.
  • [6]
    Rieder (I.), Voigt (D.), Sidonie Csillag, Homosexuelle chez Freud, Lesbienne dans le siècle, Paris, EPEL, 2003.
  • [7]
    Rieder (I.), Voigt (D.), op. cit., p. 77.
  • [8]
    Freud (S.), « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
  • [9]
    Rieder (I.), Voigt (D.), op. cit., p. 27.
  • [10]
    Ibid., p. 41.
  • [11]
    Que Freud interprète à partir du double sens du verbe niederkommen qui signifie tomber et accoucher, in « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », op. cit., p. 261.
  • [12]
    Ibid., p. 260.
  • [13]
    Lacan (J.), Séminaire X, L’angoisse, leçons des 9, 16, 23 janvier 1963.
  • [14]
    Rieder (I.), Voigt (D.), op. cit., p. 36.
  • [15]
    Lacan (J.), Séminaire X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 22.
  • [16]
    Ferenczi (S.), Journal clinique, Paris, Payot, 1985, p. 127.
  • [17]
    Ibid., p. 131.
  • [18]
    André (S.), Que veut une femme ?, Points, Seuil, Paris, 1995, p. 169.
  • [19]
    Ibid., p. 168.
  • [20]
    Freud (S.), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Idées, Gallimard, 1962, p. 169.
  • [21]
    Freud (S.), « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », op. cit., p. 270.
  • [22]
    Freud (A.), Féminité mascarade, Paris, Seuil, 1994, p. 57.
  • [23]
    Young-Bruehl (E.), Anna Freud, Paris, Payot, 1991, p. 94.
  • [24]
    Freud (S.), Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 90, note de 1923.
  • [25]
    Lacan (J.), Séminaire IV, La relation d’objet, p. 138.
  • [26]
    Fontanier (P.), Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 288.
  • [27]
    Dans son explication, il introduit deux hypothèses fondamentales : la bisexualité et la dissociation de la pulsion et de l’objet.
  • [28]
    Freud (S.), L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 60.
  • [29]
    Benveniste (E.), « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », in Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Tel, Gallimard, 1966, p. 75-87.
  • [30]
    Cette hypothèse rejoint l’assertion de Lacan, dans son Séminaire D’un Autre à l’autre (inédit), du 18.6.1969 : « La structure perverse est le moulage imaginaire de la structure signifiante. »
  • [31]
    Lacan (J.), Séminaire IX, L’identification, inédit, 1962.
  • [32]
    Diderot (D.), Contes et romans, op. cit., p. 573.
  • [33]
    Ibid., p. 573.
  • [34]
    Ibid., p. 206.
  • [35]
    Foucault (M.), La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 59.
  • [36]
    C’est-à-dire « le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée », ibid., p. 123.
  • [37]
    « Littérature et homosexualité », Magazine littéraire, n° 426, décembre 2003.
  • [38]
    Ibid., p. 59.
  • [39]
    Butler (J.), Gender trouble, feminism and subversion of identity, Routledge, 1989.
  • [40]
    Dans le journal Le Monde du 2 septembre 2004.
  • [41]
    Cf. l’entretien qu’il nous a accordé dans Che vuoi ?, n° 21, La psychanalyse en traductions, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 19.
  • [42]
    Melman (Ch.), L’homme sans gravité, entretiens avec J.-P. Lebrun, Paris, Denoël, 2002, p. 231.
  • [43]
    Lacan (J.), Séminaire XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 73.
  • [44]
    Comme le disait Freud : « D’emblée, elle a jugé et décidé. Elle a vu cela, sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir », « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes » (1925), in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 127.
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