Notes
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[1]
Exergue de Jeu et réalité : À mes patients qui ont payé pour m’instruire, NRF Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1975.
-
[2]
Freud (S.) (1936a), « Lettre à Romain Rolland : Un trouble du souvenir sur l’Acropole », Œuvres complètes, XIX, Paris, PUF, 1995, p. 325-338.
-
[3]
Porge (É.) Vol d’idées ?, Paris, Denoël, coll. « L’espace analytique », 1994, p. 85-86.
-
[4]
Freud (S.), (1936a), « Lettre à Romain Rolland : Un trouble du souvenir sur l’Acropole », Œuvres complètes, op. cit., p. 329.
-
[5]
Freud (S.), ibid., p. 335.
-
[6]
Freud (S.), ibid., p. 334.
-
[7]
Lettre à Viktor Wittkowski qui le sollicite : « J’aimerais donner, mais je n’ai rien à donner », in O. C., p. 327.
-
[8]
Freud (S.) (1918b), À partir de l’histoire d’une névrose infantile, Œuvres complètes, XIII, Paris, PUF, 1988, p. 9.
-
[9]
Voir Freud (S.), L’Homme aux loups par ses analystes et par lui-même, Paris, NRF Gallimard, 1981, p. 272.
-
[10]
Freud (S.) (1890), « Traitement psychique », in Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1984, p. 2.
1La pratique analytique ne peut se réduire à l’espace divan-fauteuil, telle qu’elle existe dans un cabinet d’analyste. Quand ce même analyste reçoit dans un espace où la circulation de l’argent ne le traverse plus, où il n’est pas dans son lieu privé mais dans un espace public, où il y écoute une demande qui prend les formes bien repérées de la névrose, quelle place y prend l’argent, dans son absence matérielle, alors qu’il est l’un des outils de la cure ?
2À la différence des patients psychotiques, les névrosés qui sont ainsi écoutés par un analyste manifestent, par la mise en mouvement des formations de l’inconscient, les traits où l’on peut entendre la gratification, offerte à l’analyste, en réponse à la certitude d’être écouté. Une adresse d’altérité s’établit. Ces traits communs à tout début de travail analytique me paraissent amplifiés par l’adresse à une consultation publique gratuite. Les rêves, la modification de l’habillement, la ponctualité dévoilent, dans la séduction, ce plaisir à être écouté. Ces patients, dont l’inconscient trouve une orientation dans le transfert, vont jusqu’à dire la chance qu’ils ressentent d’être en présence d’un analyste certes, mais aussi la gratitude d’avoir été choisis. Ce flot de reconnaissance qui vient dans les toutes premières séances a aussi pour but de protéger, de défendre contre l’inconnu en soi. Au moins en disant de telles gentillesses, l’infantile de l’analysant estime qu’il ne sera pas rejeté, renvoyé à la demande trop insatisfaite qui le taraudait, il anticipe que l’analyste devra s’en contenter. Cette séduction est une résistance. La candeur que j’entends dans ces cures me paie en retour. La parole y trouve une fraîcheur qui en fait tout le prix. Il m’arrive parfois de penser que cette circonstance d’écoute, où le discours n’est pas prédéterminé par le poids d’un savoir, universitaire ou culturel, et par les données implicites du milieu social, donne à l’analyste, pour quelques instants, le plaisir d’une réinvention de la psychanalyse et la satisfaction d’entendre, à l’état naissant, le travail de l’inconscient.
3Cette période d’euphorie idyllique ne dure qu’un temps. Au-delà de ces moments de « lune de miel », quand elle devient, dans la complaisance, une résistance dont j’ai appris à me méfier, j’interromps la jouissance symptomatique en train de s’établir par quelques séances dont la scansion inattendue tire le transfert de son enlisement prévisible. Viennent alors des séances très comparables à celles qui se construisent lors d’une cure payante. La pratique de séances de durée variable, de la scansion, permet de soutenir la rigueur de l’écoute et l’exigence du patient. Mais la difficulté principale me paraît survenir lors des absences.
L’impayable séance manquée
4En pratique orthodoxe, la séquence manquante est payée. Cette exigence fait venir un petit bout de haine infiltrée dans l’hainamoration. La dimension de choix, et donc de liberté qu’implique la décision de paiement, écarte la dette de son inscription dans le corps. Ici, dans une cure sous le signe de la gratuité, l’analyste ne peut réagir à la séance manquée que par un acte : il lui faut réintroduire l’asymétrie de la direction de la cure. La maîtrise de la durée de la séance en est le moyen. L’analyste, dans ce cadre de gratuité, ne peut intervenir autrement : il ne peut ni augmenter le prix, ni proposer une séance supplémentaire, ce qui serait une gratification masochiste paradoxale. Comme un artiste dont la palette est amputée d’une couleur fondamentale, il doit inventer un mode de réponse à une clinique du transfert dont les signes se délivrent transcrits autrement. En l’absence de l’argent, le fantasme d’agresser l’analyste, par exemple en ne venant pas à une séance, ne trouve pas de contrepartie. L’agression contre l’analyste tombe dès lors à plat. Le patient ne peut rencontrer l’analyste que dans la séduction, sans prendre des appuis qui viseraient à atteindre symboliquement le corps de l’analyste. La poussée agressive se retourne en destruction de la séance elle-même, par un arrêt. Comme la poussée sur une porte ouverte fait chuter dans le réel du vide. C’est cette impossibilité de toucher le corps psychique de l’analyste qui rend la partie plus difficile et produit de l’inachèvement.
5Je ne perçois pas une séance manquée, dans la consultation publique au CMP, comme le vide d’une présence suscitant en moi, dans une pointe d’angoisse, une interrogation parfois douloureuse. Dans le cadre privé, une absence inattendue pousserait à se remémorer les séances précédentes, à reconstruire, au moins pendant le temps de l’attente, le faisceau des motifs à cette absence. La séance aurait bien eu lieu puisque, pendant cette remémoration et cette construction freudienne, l’analyste rend encore plus présents les signifiants et l’histoire du sujet. Mais je suis forcé de constater que l’absence d’un patient dans le cadre de la gratuité d’une consultation publique ne produit pas ce processus de construction freudienne placé sous l’ombre de l’angoisse. Ce temps de solitude, attentif à l’absence de l’autre, est vite chassé par la possibilité de faire tout autre chose que de penser à la cure en cours. Il y alors cent possibilités pour déplacer l’angoisse : aller parler à un collègue, prendre presque instantanément le patient suivant pour compenser, par exemple, un éventuel retard, s’en réjouir impulsivement à l’idée de finir plus tôt… Dans une consultation publique, la pression sociale de la demande est telle que l’analyste pratiquant la gratuité ne peut garder longtemps une place libre. La place est vite prise.
6En effet, lors d’une absence dans une situation classique, pendant le moment d’attente, je réagis bien autrement : j’éprouve, dans un mouvement d’angoisse, un entrelacs d’affects : qu’est ce qui se passe ? reviendra-t-il ? ai-je été mauvais ? Je ne peux pas me permettre de laisser partir ainsi des patients ! Lui est-il arrivé quelque chose ? C’est un processus de pensée, un acte de penser qui est interrompu. L’analyste, comme le dit D. W. Winnicott [1], est instruit par ses patients. Il y trouve une partie de son paiement. Dès lors, si l’absence sans explications de la part du patient se renouvelle à la séance suivante, l’angoisse revient avec insistance. Elle me gagne et m’engourdit. Le temps de la séance de l’absent, horaire devenu temps indécis, en attente, avant d’être décidé « libre », se fige peu à peu en point mélancolique qui ne disparaît que quand cette place est bien prise par un autre analysant. L’horaire, le temps de ce patient absent s’inscrit en moi au point qu’il m’est arrivé de me surprendre à penser à un patient depuis quelque temps « absent » alors que c’est un autre qui avait pris cette place et dont il s’agissait en réalité. C’est cette présence, presque obsédante dans la pensée, qui justifie qu’à son retour l’analysant honore le fil de la continuité de sa vie en réglant sa dette. Jamais une telle atemporalité ne me vient dans la pratique publique. Elle estampille la marque d’un point de Réel, introduit par l’absence d’objet, dans un transfert suspendu, devenu atemporel. La répétition de l’acte silencieux d’absence produit une condensation, un précipité dirait un chimiste, du transfert qui fixe un bout de Réel. Ténus bouts de Réel insistants et non-identifiés, qui reviennent erratiques, signes à peine perceptibles, offerts à la vigilance de l’analyste pour qu’il les identifie et les nomme les « manifestations inhabituelles », au prix d’une attention, d’une enquête sur soi dont Freud nous a montré l’exemple dans Un trouble du souvenir sur l’Acropole [2].
7Nous savons par la correspondance intégrale que Freud a vécu très douloureusement la chute brutale du transfert à Fliess en juillet 1904. Les effets d’après-coup de la rupture du transfert à Fliess sont évoqués trente deux ans plus tard dans sa lettre à Romain Rolland, sans qu’il énonce explicitement cette cause qui avait précédé de quelques semaines son départ précipité pour Trieste [3]. On se souvient que Fliess avait perçu comme une trahison le fait que Freud ait informé son analysant Hermann Swoboda, ami d’Otto Weininger, de sa théorie sexuelle et en particulier de la bisexualité. La chute de la confiance en Fliess, confiance transférentielle, qui le soutenait dans son travail malgré la fin de leur correspondance est violente et suscite chez Freud une forme de confusion dont il énonce très précisément les symptômes dans Psychopathologie de la vie quotidienne. Freud y reconnaît ces symptômes névrotiques comme les siens, comme l’exacerbation dans l’angoisse de faits qu’il sait analyser. Ce qu’il écrit à Romain Rolland est d’un autre registre : « Un phénomène de cette sorte […] que je n’avais jamais compris, ne cessa ces dernières années d’émerger dans mon souvenir ; tout d’abord je ne sus pas pourquoi. » [4] Il le décrit toujours allusivement sous la forme du « Déjà vu », de l’illusion de Sosie, des « hallucinations occasionnelles des êtres sains » [5], du « sentiment d’étrangement » [6]. Le mot « étrangement », devenir étranger (Entfremdung), tente de rendre compte de l’effet de trauma. La date précise que Freud donne montre bien que ce qu’il éprouve est à mettre en rapport avec la violence des échanges de juillet 1904 avec Fliess. Ce qui engendre une rupture et une mise en arrêt du transfert auquel Freud ne s’était pas préparé. Cet exemple historique que nous pouvons maintenant reconstituer nous aide à comprendre les effets du transfert quand il s’interrompt sans paiement de la dette, quand il n’est pas sublimé par le paiement de la dette. Une telle absence, une telle disparition immotivée qui ne peut trouver sa construction psychique est un bout de Réel qui joue à la manière d’un trauma.
8La formation de l’analyste doit lui permettre d’en faire quelque chose, au lieu de se soumettre, comme l’individu « sain », à la loi de la nature qui lui impose de s’adapter, c’est-à-dire d’oublier pour continuer de vivre. Freud, par cette lettre à Romain Rolland, montre qu’il lui a fallu plusieurs circonstances pour que deviennent conscients et compréhensibles les fragments de Réel persistants et insistants venus de ce trauma : la commande d’un article pour honorer Romain Rolland, prix Nobel de littérature de 1915, leur différence d’âge, 10 ans, identique à celle de Freud avec son frère cadet, la défense préalable dont il fait état dans sa lettre du 6 janvier 1936 [7] et enfin la facilité qu’il ressent à l’écrire d’un jet quelques jours plus tard. Ainsi, après une longue perlaboration, les fragments épars se sont réunis en un article essentiel. L’analyste expérimenté devient ainsi la somme des traumas psychiques qui n’ont pas stérilisé son acte ni sa pensée.
La foule et le un par un
9La pratique par les analystes lacaniens de séances où plusieurs analysants attendent simultanément pour la même heure, n’engage-t-elle pas l’analyste à faire l’économie d’une construction freudienne depuis ce point de mise en souffrance, comme on le dit d’une lettre, qui ne trouve pas son correspondant ? Le trauma d’absence dans le transfert porte l’analyste de ce point vers une autre trace, lointaine mais restée inoubliée. Il est exigible que l’analyste s’efforce de perlaborer ce temps où le transfert se gèle et se noue, au point de nouage le plus archaïque de l’infantile, en un moment d’horreur pour l’acte d’analyser, horreur qui peut pousser à l’abandon de la position d’analyste. Je pense que ce nouage au Réel est ce que l’on peut aussi nommer point mélancolique réactivé, cicatrice avivée chez l’analyste. Un amour chasse l’autre, dit la vox populi, mais encore faut-il que cet amour de transfert s’individualise et ne soit pas dans le continu d’une ouverture où il deviendrait jouissance. Les analystes formés à l’IPA se méfient particulièrement de trouver chez le candidat à la didactique un point de mélancolie, qui deviendra comme un point d’appel, un ancrage pour des restes transférentiels producteurs de signes venus de l’autre.
10L’argent donné à l’analyste en paiement de la fonction analytique doit lui procurer l’assise matérielle, à partir de laquelle il est socialement libre pour bâtir ses constructions intellectuelles nées du transfert. Il a aussi pour fonction d’établir une distance dans l’amour de transfert. Sur le plan de la description sociologique, la figure-type de l’analyste peine à être différenciée de celle d’un gourou. La circulation de l’argent convergeant d’un groupe de personnes vers un seul, le lien de dépendance à un discours, pourrait, avec d’autres traits, accentuer la similitude. C’est la prohibition par Freud du toucher et de la relation sexuelle qui serait le toucher ultime, qui donne un statut spécifique à l’argent dans l’analyse. L’argent reçu traverse le corps de l’analyste pour être l’objet d’une jouissance qui échappe à la connaissance de l’analysant.
11On pourrait s’interroger sur la position psychique d’un analyste, et donc sa manière de soutenir son acte, quand il n’a plus d’attente financière à l’égard de son analysant. J’ai souvent remarqué que, dans le cadre de la gratuité, je pouvais être beaucoup plus lacanien que je ne le suis lorsque les patients me paient, comme si l’horreur de l’acte analytique me mettait dans une situation de crainte, voire d’inhibition, alors que, dans le cadre de la gratuité, cette horreur ne se déplaçant plus sur la crainte d’éventuellement manquer d’argent, je pouvais beaucoup plus me laisser porter par le mouvement de l’inconscient entre le patient et l’analyste. Il me semble que cette disponibilité, cette liberté dans l’acte, avantage de la gratuité, a aussi son pendant dans le risque de moindre implication.
12Lacan a transformé sa pratique quand la foule a sonné à sa porte, disait-il. Entre quels points cette liberté peut-elle jouer ? Si l’analyste dépend excessivement de quelques patients, à la fois sur le plan de son existence matérielle et sur celui de son existence psychique en tant qu’analyste, il est dans la nécessité de maintenir le lien financier et transférentiel, même au prix d’un évitement de la castration. La perte pour l’analyste deviendrait alors trop lourde. À l’inverse, s’il n’en dépend pas, le travail de la cure devient du surcroît. Entre ces deux bornes, qui vont spécifier, peut-être déterminer, le style de l’analyste, se place un point d’errance. L’analyste ne peut être le même selon le transfert qui s’établit dans telle ou telle cure, et selon telle ou telle circonstance. Le point constant est l’enjeu narcissique que l’analyste met dans la cure. Enjeu mobile qu’il a à se représenter pour pouvoir s’en détacher. Si cet enjeu est fixé par un nouage symptomatique au Réel, ce point devient lieu d’origine des signes dont Freud a été l’objet, par exemple. On peut le nommer point mélancolique insistant, plutôt que nouage paranoïaque dans le transfert, même si, dans cette situation, il apparaît que Freud était pris dans la paranoïa de Fliess. L’argent est sans doute l’expression de ce nouage. La difficulté de parler de l’argent et de son rôle dans le transfert tient, me semble-t-il, à cette focalisation des résistances en un nouage symptomatique, retraversé par le lien de l’analyste à la société et au groupe social des analystes.
13La gratuité rejoint ici une position de retrait libidinal que l’on peut observer quand l’analyste n’est plus impliqué par ce qui, dans la réalité sociale, a un coût et par ce que ça coûte au patient. Je pense que cette absence de perlaboration produit une sorte de détachement, reflet de l’absence de risque pris par l’analyste dans ce cadre où la foule, l’excès des demandes, l’excès de fortune peut-être, le protège d’être confronté à ce point de manque, point mélancolique qui tend à creuser, à entamer la certitude de l’analyste par ce que j’ai nommé répétition d’un trauma dans le transfert. La perlaboration du point mélancolique qu’engendre le transfert exigerait des conditions qui définiraient un cadre idéal pour la cure : ni dans la gratuité pour l’analysant, ni dans le peu de chose pour l’analyste, ni dans le déséquilibre économique et libidinal entre les deux parties du contrat analytique.
14Je remarque dans l’après-coup, aujourd’hui, que souvent les cures ainsi engagées dans la gratuité s’arrêtent ou « foirent », comme un pas de vis qui tourne à vide ou de travers. Elles se sont établies sur une forte idéalisation de la personne de l’analyste. Dans le cadre de la gratuité, l’idéalisation se maintient d’autant plus qu’elle se renforce de culpabilité. « Pourquoi moi et pas ces autres que je vois dans la salle d’attente…? » L’argent, qui est chose commune à l’analyste et à l’analysant, chose qui passe de l’un à l’autre, donnant la preuve de la matérialité partagée de l’existence, a pour fonction ultime de faire chuter l’idéalisation. À la fin de la cure, la chute de l’idéal fait advenir l’analyste comme objet a, lui-même.
Les identifications à l’idéal
15Lorsque ces pièges successifs ont été surmontés, l’analyse de ces patients névrosés, écoutés dans un cadre gratuit, semble se construire sur un chemin où l’analyste soutient ses repères jusqu’à ce que l’inconscient le prenne par surprise. À la manière des moments pionniers de l’invention de la psychanalyse, plusieurs patientes m’ont annoncé qu’elles interrompaient le travail en raison de leur grossesse et de l’indisponibilité temporelle qu’allaient leur donner maternité et soins au futur bébé. À la différence des cures classiques, ces femmes n’ont pas repris ensuite leurs séances. Il m’est apparu que ce don de l’enfant était une manière, œdipienne certes, de m’incorporer dans leur vie mais aussi une manière d’exprimer, faute d’argent pour payer les séances, leur reconnaissance. Par la suite, elles ont en effet tenu soit à me faire parvenir des photos, soit même à venir me montrer le nouveau-né à la consultation.
16Une autre modalité d’identification à l’objet de l’analyste est le désir de devenir soignant. Dans l’un et l’autre cas, c’est comme si l’analysant se saisissait d’un fragment de l’être de l’analyste, d’une parcelle de ce qui lui est attribué pour la mettre en œuvre pour lui-même. Je pense que cette identification massive à ce trait nécessiterait en elle-même d’être analysée. Mais l’analyse gratuite s’interrompt alors ; elle ne peut que tourner court car les bénéfices qui en sont obtenus et le prix qu’y attache le patient sont tels qu’il n’envisage nullement de les mettre en question. C’est comme si les symptômes qui avaient été le point d’appui initial de la cure, ressurgissaient en fin de cure n’ayant pas été traversés par l’exigence de la castration sous la forme d’un choix. Le mouvement de construction psychique implique une succession de renoncements pour tenir. Certains l’ont exprimé en évoquant la culpabilité de prendre le temps de l’analyste et la place qui pourrait être donnée à d’autres. Ce mouvement suspendu se conclut en un acte, un acting plus précisément, où une patiente m’annonce qu’elle va demander à s’occuper d’un enfant de la DDASS en plus des siens, une autre qu’elle va devenir « soignante », une autre encore qu’elle arrête pour cause de maternité et adresse au CMP une carte de naissance, comme si l’ensemble des soignants la connaissait.
17La fin de la cure tourne court car elle se constitue sur une identification à l’un des objets propres attribué à l’analyste. C’est une manière dans le transfert de s’approprier le corps de l’analyste et d’y geler la dette, tout en croyant perpétuer ou mettre en jeu ce qui s’est transmis. La gratuité n’a pas permis que s’intériorise la transformation, le renversement où l’analyste devient un objet intime dont le sujet doit se détacher pour qu’il prenne les traits d’un objet petit a. La dette colle dès lors à un objet qui doit être sans cesse offert à l’analyste. Percevant que ce nouage constitue dès lors un symptôme, j’ai été amené à proposer de prolonger la cure qui a alors retrouvé une dynamique, montrant bien que cette identification offerte à l’analyste, en s’appropriant l’un de ses traits, était un leurre de séparation. Ce trait d’identification vise à garder l’analyste en soi, mais surtout à maintenir présent un regard parental sur l’activité quotidienne, comme l’enfant en forme le vœu. Avec l’interruption prématurée des séances, cela ne pouvait durablement tenir.
La cure et l’excès
18Dans le cadre de la gratuité, l’analysant paie par son symptôme pour susciter l’intérêt de l’analyste. La gratuité n’est pas que l’absence de paiement. Elle est aussi à entendre comme une exclusion de la valeur d’échange de l’argent. C’est ce qui survient quand l’argent n’a pas un sens commun entre l’analyste et l’analysant, quand l’argent n’a pas le sens de la circulation d’une dette, quand l’argent de la séance n’impose pas à l’analysant une privation. L’Homme aux loups était tellement riche que, quel que soit le prix que Freud aurait pu lui demander, c’est par ses symptômes, et la jouissance qui s’y condense, qu’il imaginait susciter le désir de Freud et le maintien du transfert. L’acte de Freud, de décider en février 1914 pour la fin juin, l’arrêt de la cure signe ainsi son impossibilité à agir avec le ressort de l’argent. Freud a dû, pour lui signifier à la fois sa jouissance dans les symptômes et la place figée dans l’idéalisation où il mettait « le grand Professeur », prendre appui sur le transfert pour faire entendre que « cette échéance, j’étais décidé à la respecter ». Freud utilise ensuite un terme de droit pour nous montrer qu’il rompt unilatéralement le contrat analytique : « Le patient crut enfin à mon sérieux. Sous la pression impitoyable de l’assignation de cette échéance», il obtient «la dissolution de ses inhibitions et la suppression de ses symptômes » [8]. La suite de la cure, en novembre 1919, a bien montré la part de haine qui s’y était maintenue. Le transfert n’avait nullement chuté dans cette invention qui allait conduire, chez les lacaniens, à la scansion des séances. Freud ne pouvait ni augmenter le prix de la cure, ni multiplier les séances, puisque Serguei Pankejeff venait tous les jours. Il aurait pu abréger la durée de certaines séances, mais on sent ici qu’il ne pouvait penser hors du cadre des cinquante minutes établi par la tradition médicale. Il a choisi d’abréger la cure ce qui, à cette époque de la psychanalyse naissante, était un acte courageux. Il aurait pu aussi, comme cela a été fait par S. Nacht dans les années 1950, renoncer au paiement pour mettre le patient trop riche en situation de dette. Mais l’Histoire a empêché que ce qui allait se reprendre, cinquante ans plus tard, avec la scansion lacanienne, se joue dans le mouvement de continuité du transfert pour y introduire, par différentes modalités, la castration. Alors que la Grande Guerre avait éclaté trois mois plus tôt, Freud pouvait confier en octobre 1914, qu’il manquait désormais de patients, n’en ayant qu’un ou deux, dont Sandor Ferenczi, et donc qu’il manquait aussi d’argent…
L’argent et la réalité dans un choix
19L’argent a aussi pour fonction de faire venir la réalité dans un choix, c’est à dire dans l’espace d’une castration symbolique. Bien évidemment, Serguei Pankejeff n’était pas en situation de faire un choix d’objet puisqu’il pouvait tout avoir: c’est la pulsion qui le dirigeait. Il montre ainsi dans ses Mémoires que l’argent était dépourvu de sens quand il confie, dans la crainte d’être fouillé à l’arrivée du bateau à Odessa, tout son liquide au premier venu, un officier français, qui disparaît ensuite. Poussé par sa compagne, bien qu’ayant obtenu au bout de quelques mois un emploi honorable, il continuera de revendiquer de l’argent auprès de Freud et de la communauté analytique. Puis, après avoir récupéré des bijoux qui les sortaient de la gêne initiale, sur son insistance cupide, il n’en dira rien à Freud, ce qui déclenche une culpabilité ravageuse [9].
20Dès lors il faut se poser la question : une analyse dans la gratuité est-elle possible ? J’ai appelé analyse ce travail avec un analyste dans un souci démonstratif et rhétorique, mais le terme de psychothérapie analytique est le seul qui convient. Il y a certes des avancées liées au transfert et à l’effet d’une mise en mots. Effet de ce que Freud décrivait, dès 1890, comme « magique » : « Un tel moyen est avant tout le mot, et les mots sont bien l’outil essentiel du traitement psychique », et plus loin Freud continue : « Restituer au mot au moins une partie de sa force magique d’antan » [10]. Le mot gratuité porte en lui la résonance avec l’acte gratuit, celui qui est le fait du prince ou dont le caractère serait désintéressé. À la fin d’une telle psychothérapie, le patient interroge le time is money : « Je vous prends votre temps », et non pas ce à quoi il aurait renoncé en venant payer pour une psychanalyse, voire même quel eut été le désir de l’analyste dans la cure. Il faudrait alors examiner si, dans un autre contexte, avec un paiement remboursé par exemple, le travail pourrait aller plus loin, c’est-à-dire au-delà de cette prise imaginaire dans un trait venant de l’analyste. Mais l’expérience, à l’étranger ou en France, des cures remboursées, montre qu’elles ne peuvent être que des psychothérapies, dont l’adjectif analytique leur vient d’être conduites par un psychanalyste qui doit, en contrepartie, avoir l’exigence de refonder sa démarche par une pratique de la psychanalyse stricto sensu.
21L’analyse réussie est celle qui permet des choix et des renoncements. Si l’argent n’a pas ou peu de prix pour l’analyste, il est nécessaire en contrepartie que sa mise personnelle dans l’analyse ait une vraie valeur d’enjeu. C’est à partir de ce trait prêté à l’analyste que le lien, et donc son détachement, devient négociable, et que se forme la Dette. Si le lien à l’analyste ne se fonde sur aucun trait négociable, c’est-à-dire susceptible de renoncement, les symptômes n’obtiennent pas leur dissolution, mots prémonitoires de Freud, comme si de n’être pas entrés dans un système d’échanges, ils étaient venus masquer le fait que la libido a un prix, celui de son détachement du corps. Le paiement de la cure est la condition de son existence, et de ce fait la psychanalyse n’existe que liée au processus de dette, d’échange, de symbolisation que détermine la circulation de l’argent.
Notes
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[1]
Exergue de Jeu et réalité : À mes patients qui ont payé pour m’instruire, NRF Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1975.
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[2]
Freud (S.) (1936a), « Lettre à Romain Rolland : Un trouble du souvenir sur l’Acropole », Œuvres complètes, XIX, Paris, PUF, 1995, p. 325-338.
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[3]
Porge (É.) Vol d’idées ?, Paris, Denoël, coll. « L’espace analytique », 1994, p. 85-86.
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[4]
Freud (S.), (1936a), « Lettre à Romain Rolland : Un trouble du souvenir sur l’Acropole », Œuvres complètes, op. cit., p. 329.
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[5]
Freud (S.), ibid., p. 335.
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[6]
Freud (S.), ibid., p. 334.
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[7]
Lettre à Viktor Wittkowski qui le sollicite : « J’aimerais donner, mais je n’ai rien à donner », in O. C., p. 327.
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[8]
Freud (S.) (1918b), À partir de l’histoire d’une névrose infantile, Œuvres complètes, XIII, Paris, PUF, 1988, p. 9.
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[9]
Voir Freud (S.), L’Homme aux loups par ses analystes et par lui-même, Paris, NRF Gallimard, 1981, p. 272.
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[10]
Freud (S.) (1890), « Traitement psychique », in Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1984, p. 2.