« Vous me donnerez bien un petit quelque chose. »
1Nous allons tenter d’aborder le paiement des séances comme une nécessité, aussi bien pour le patient que pour l’analyste. Que la question se pose révèle que cela ne va pas de soi. En effet, personne ne conteste la nécessité de payer un loyer ou son boucher. Quand il s’agit du médecin, son paiement nous introduit à la problématique du remboursement. Solidarité mutuelle ou État-providence sont-ils susceptibles de jouer un rôle dans la cure ? Ceci indique qu’il nous faut définir préalablement ce qu’est une cure analytique.
2La pratique psychanalytique n’est pas une profession de santé au sens ordinaire du terme. En effet, si l’analyse soigne radicalement, elle ne vise pas à guérir tout. Son but n’est pas la restauration d’un état antérieur, celui d’avant la maladie. Pour le psychanalyste, le symptôme n’est pas qu’un empêchement de vivre, il recèle aussi la vérité du sujet. Si une partie du ou des symptômes doit tomber, comme l’indique l’étymologie du terme, en tant que compromis qui a servi à vivre mais qui n’a plus lieu d’être, ayant perdu son sens, l’autre partie, celle que Lacan appelle « sinthome » subsiste : c’est la partie structurelle, qui signe notre être au monde, notre structure propre en tant que résultat de notre trauma. Elle fonde notre singularité, notre savoir personnel ainsi que notre point de bêtise. Cette partie restera à jamais comme notre marque de fabrique.
3L’analyse vous soigne, car elle vous désoblige, au deux sens du terme. L’analyse est désobligeante pour le moi, car elle entame le narcissisme secondaire (besoin d’être comblant pour l’autre, d’être complètement satisfaisant pour la parentèle ou les personnes de soin), elle vous oblige à renoncer à incarner la jouissance totale de l’autre. Elle vous dé-s-oblige aussi, des allégeances aux identifications surmoïques : vouloir être un bon militant, un bon juif, un bon chrétien, une bonne mère, « un homme un vrai », ou vouloir figurer à soi toute seule, la femme, tout ceci à rebours de votre organisation pulsionnelle. L’organisation pulsionnelle fonctionne comme grammaire de notre désir. En tant que marquée du signifiant, elle indexe, au-delà de notre choix d’objet, la manière dont nous désirons. La cure analytique nous permet de désirer et de jouir avec ce que nous sommes, et non ainsi que nous croyons devoir être.
4L’analyste ne donne rien, il n’y a pas d’objet intermédiaire entre son patient et lui. Pas de prescription, pas de manipulation corporelle ; il offre juste un espace de parole bien particulier, et une façon d’entendre le dire du patient d’une manière bien spécifique.
5Le patient peut avoir l’impression qu’il paye pour rien, puisqu’il ne reçoit rien de tangible en retour. En général, il n’obtient que le silence, ou un dire qui l’amènera à se saisir dans l’ici et maintenant de la séance ou dans l’escalier, de sa jouissance inconsciente le plus souvent mortifère.
6L’analysant ne règle pas son analyste au sens d’une rétribution, même s’il paye son temps, sa disponibilité et le savoir que l’analyste a dû nécessairement acquérir pour sa pratique. Subjectivement, l’analysant ne paye pas son analyste, il lui donne de l’argent. Lacan pouvait dire à certains de ses patients : « Vous me donnerez bien un petit quelque chose », qui n’était généralement pas si petit.
7Ce que l’analysant paye en réalité, ce n’est pas tant l’espace offert pour le déploiement de son dire ; il paye pour la jouissance que celui-ci recèle. Entre l’analysant et l’analyste, il ne s’agit pas que d’une relation contractuelle avec un paiement d’honoraires pour service rendu ; il s’agit surtout d’amour. Car l’amour de transfert, comme le disent Freud et Lacan, c’est de l’amour véritable (« il présente toutes les caractéristiques d’un amour véritable »). Autrement dit, l’amour est foncièrement un phénomène de transfert. Mais qui dit amour dit haine: haine parce que l’analyste ne répond pas, parce qu’il est désobligeant et qu’il ne vous donne rien.
8Le rapport bien connu de l’argent à l’analité, via la célèbre équation freudienne : enfant = pénis = fécès = cadeau = argent, nous fait comprendre pourquoi le paiement est absolument nécessaire. D’une part, pour permettre à la haine et l’agressivité de s’énoncer, puisque je le paye, il peut entendre ; et d’autre part cela vient couper dans la demande d’amour : si je le paye, c’est qu’il ne me reçoit pas pour mes beaux yeux.
9Freud remarquait déjà à propos de la gratuité des séances – ajoutons la possibilité aujourd’hui de remboursement par la Sécurité sociale – que cela favorise chez les femmes (nous dirions pour le féminin) la tentation dans le transfert de payer de sa personne, en nature ou en symptôme, et que pour les hommes (pour le masculin), le non-paiement augmente la résistance à la reconnaissance de la dette symbolique.
10La dette symbolique, c’est ce dont on est redevable à la fonction paternelle. Cette dette ne se rembourse pas, on doit la reconduire. L’obsessionnel a déjà du mal avec la dette symbolique, la prenant pour une dette réelle, persécutive, car par essence impayable (voir l’Homme aux rats). L’hystérique, quant à elle, ne demande qu’à être l’exception qui fera chuter le maître, qui ne le doit pas, dans ses bras.
11Actuellement, le remboursement par la Sécurité sociale tend à maintenir le patient en position d’assisté, ce qui rend impossible l’accès aux attendus de la castration : « J’ai déjà beaucoup payé dans ma vie, je ne vais pas encore payer pour ça. » La demande de remboursement des séances s’apparente le plus souvent au besoin qu’ont certains enfants de voler leurs parents. Ce type de vol étant toujours une tentative de se rembourser d’un amour qu’ils jugent absent ou inapproprié, ne se sentant pas reconnus dans leur valeur phallique, ne se sentant pas aimés comme ils le voudraient, ou comme ils le devraient.
12Le remboursement maintient la plainte plutôt que la prise en compte de notre participation. Car quoi qu’on ait vécu d’inacceptable, si on n’en est pas mort, physiquement ou psychiquement, c’est qu’on a pu survivre au trauma, et à tous les traumatismes constitutifs de notre être. Le paiement de la séance permet de payer au bon endroit, en renonçant pour une bonne part à la jouissance incestueuse (combler les parents), pour avoir accès à la castration en se dégageant de l’envie d’être ou d’avoir le phallus, pour accéder au phallus comme fonction, c’est-à-dire en s’acceptant comme n’étant pas sans l’avoir ni sans l’être.
13L’argent comme équivalent général oblige le patient à prendre au sérieux le poids des mots, c’est-à-dire des signifiants (phonèmes marqués, indexés de jouissance), signifiants égrenés au cours de son énonciation, grâce à la règle de l’association libre favorisée par le silence de l’analyste. In fine, ce qui incombe au sujet humain, c’est d’être comptable de sa jouissance. Le rituel du paiement en fin de séance l’introduit petit à petit à la nécessité de cette comptabilité et transforme une grande partie de sa culpabilité en responsabilité.
14Pour l’analyste, au-delà de la rémunération de sa formation et de son temps, et de la plus-value narcissique que le paiement lui procure, le paiement valorise non seulement sa personne comme praticien, mais aussi son acte. La saisie de cet acte est difficile, aussi bien pour le patient que pour lui, puisque l’acte analytique consiste pour une grande part à ne rien dire et à ne rien faire (à ne pas entrer dans la forme de dialogue suggérée par le patient). Pour cette raison, l’analyste lui aussi vit comme un don les sommes qu’il perçoit. Pour l’analysant comme pour l’analyste, l’argent de l’analyse échappe au calcul d’utilité et de gestion, c’est l’argent de la jouissance. C’est pourquoi bien souvent l’argent qu’ils touchent brûle les doigts des psychanalystes débutants, qui ne peuvent le dépenser que pour de la jouissance, en oubliant l’utilitaire ; ceci redoublé du fait que cet argent la plupart du temps vient en plus, en plus de celui du métier qu’ils pratiquent avant de pouvoir ne vivre que de l’analyse.
15Freud faisait déjà remarquer aux analystes que leur acte peut se comparer à celui du chirurgien, afin qu’ils n’éprouvent pas de gêne à se faire payer. Mais le paiement concrétise aussi, surtout, la valeur de la théorie analytique, l’analyste n’étant qu’un agent de la théorie analytique en acte. Car les patients transfèrent sur le discours, même s’ils n’en connaissent rien, avant de transférer sur la personne de l’analyste. En effet, même si cela est plus visible dans l’analyse car il n’y a pas d’objet de médiation, ce qui est thérapeutique, même en médecine, au-delà du médicament, c’est le discours. C’est bien parce qu’on est persuadé de l’efficace du discours médical que son produit, le médicament, peut fonctionner comme un placebo. C’est pour cela qu’il peut aussi y avoir des malades à qui aucun médicament ne réussit. C’est ce que Pierre Benoît, dans son livre, Le corps et la peine des hommes (éd. L’Harmattan), nomme l’« effet nocebo ». Car si, comme le dit Lacan, on transfère sur le sujet supposé savoir (supposé savoir rendre la jouissance entièrement concluante), on ne peut transférer que parce que ce « sujet » est censé connaître et appliquer la méthode analytique.
16L’argent règle les émois transférentiels. Car si pour le patient le paiement fonctionne comme un rappel à la réalité, coupant dans sa demande d’amour et de reconnaissance, pour l’analyste, le paiement repousse la tentation de s’y croire, de recevoir le transfert au bénéfice de son moi, de sa personne et non en tant que tenant lieu de l’objet a (objet cause du désir).
17Si l’analyste a du talent, il aura tendance à trop jouir de son acte, de son état. Car s’« il n’y a pas d’Être de l’analyste » (Lacan), pour pratiquer l’analyse, il faut être en état de l’être, ce qui demande pour ce faire de se mettre dans un certain état. Le fait de se faire payer, d’en faire un métier, limite la satisfaction trop narcissique qu’il a à manipuler le transfert, à produire des effets, fussent-ils analytiques. Souvent, le débutant doué se livre à cette jouissance tous azimuts, sans limites de temps et d’espace. Le paiement, en le professionnalisant, lui permettra d’accéder à l’obligation de rendre compte de son acte. Faire savoir son savoir-faire, se faire reconnaître de ses pairs, implique une confrontation à la théorie, ce qui fera barrage à sa jouissance qui le consume trop, en y introduisant de l’objet.
18Le paiement empêche l’analyste de jouir de son patient pour son propre compte, agissant comme une barrière à la tentation de se payer sur la bête, aussi bien pour satisfaire sa libido que pour servir ses intérêts, même ses intérêts analytiques. Là se situe l’interdit analytique, bien qu’il soit malheureusement courant que des analystes se servent de leurs patients en formation, en les inféodant à l’institution analytique à laquelle ils appartiennent. Il est banal de dire que le paiement du patient participe de son investissement. Mais pour l’analyste aussi, le lien d’argent remplace le lien de filiation, car le fait que ses patients le fassent vivre matériellement donne à ceux-ci un statut particulier. Bien qu’il ait besoin d’eux, il faut qu’il puisse les lâcher à la fin de l’analyse, comme les parents qui, quel que soit l’amour qu’ils portent à leurs enfants, doivent les aider à se séparer d’eux afin qu’ils partent vivre leur vie, actualisant la parole de l’Éternel à Abraham : « Pars pour toi », lorsqu’il lui a ordonné de quitter son père Terar pour s’installer en terre de Canaan.
19Le paiement en petites coupures coupe, sépare, séparant de ses parents, aussi bien dans le registre symbolique que dans la réalité. C’est pour tout cela que le paiement s’avère un acte analytique, car il participe de la coupure interprétative.
20Les analystes qui travaillent en institution, pratiquant des thérapies analytiques, s’ils perçoivent un salaire pour leurs heures de présence, n’ont pas à gérer ce type d’investissement, et les patients ne peuvent se saisir de ce que leur fait le fait de donner de l’argent à la personne qui les reçoit. C’est bien parce que le patient vit subjectivement le fait de payer son analyste comme un don que le paiement des séances manquées est si problématique. Car si on doit payer les séances manquées, ce n’est pas seulement parce qu’on paye le temps de l’analyste, ou le loyer de sa séance, comme on paye sa leçon d’auto-école si on n’a pas prévenu à temps. On doit payer pour diverses raisons.
21D’abord, comme le remarquait Freud, parce que cela met un frein à l’absentéisme de résistance : « Je ne viens pas parce que j’ai des choses gênantes à ressentir ou à dire. » Cela empêche aussi l’analyste de se placer en position de juge, qui déciderait si son patient a de bonnes ou de mauvaises raisons de s’absenter. Le patient pourrait manquer pour enterrer sa grand-mère, mais pas pour accueillir sa petite amie de passage à Paris. Cette position est une position morale, alors qu’on peut considérer comme un gain thérapeutique le fait que le patient accepte de perdre sa séance pour aller voir sa petite amie. De toute façon, ce n’est pas à l’analyste d’en juger, car il serait tenté de légitimer ses propres investissements. Par exemple, si l’analyste est politisé, il trouvera légitime que son patient ne vienne pas à sa séance pour aller à telle manifestation, qu’il trouve justifiée.
22Mais qu’en est-il des « cas de force majeure », arrêt du métro, devoir emmener son enfant aux urgences, etc. ? Il est particulièrement important, quand cela est possible parce que le patient peut le tolérer, de demander le paiement des séances manquées dans ce qu’il a d’injuste puisque le patient n’y est pour rien. Ce paiement injuste procède de l’acte analytique parce qu’il coupe du monde maternel, le monde où chaque chose est à sa place et où il y a une place pour chaque chose, monde où la femme est faite pour l’homme, et vice versa, monde où il y aurait du rapport sexuel, monde juste où les mérites et les fautes sont rétribués à leur juste mesure.
23Le paiement des séances manquées coupe du monde paradisiaque ou infernal incestueux. Pour l’analyste, tenir cette position de représentant de l’injustice et du pas de sens permet au patient d’énoncer son transfert négatif, sa haine et l’agressivité à son égard, ce qui lui permettra de faire avec l’insensé et l’injuste de la vie.
24L’obligation de payer aide le patient à parler de son rapport à l’argent, sujet souvent aussi tabou que sa sexualité. Le fait de payer en espèces, objet pulsionnel du registre de l’analité, aide le patient à parler, au-delà de ses problèmes matériels, de son désir par rapport à l’argent. En effet, l’argent fonctionne comme une matérialisation de l’objet a, en tant qu’équivalent général des objets de désir. Au-delà du pulsionnel, qui établit la correspondance entre l’avarice et la constipation dans une problématique de rétention anale, on peut considérer la thésaurisation comme une façon d’éviter la castration qu’implique la réalisation d’un désir. Car désirer un objet implique de renoncer aux autres, alors qu’Harpagon peut virtuellement tout avoir.
25Savoir fixer le prix des séances et les modalités de leur paiement fait partie intégrante du savoir-faire de l’analyste, car ce prix s’établit non pas à partir de l’économie matérielle du patient, mais par rapport à son économie psychique. On ne peut ni fixer les séances par rapport à soi, en se disant « je vaux tant », car de toute façon notre prix ne se réduit pas au prix des séances, ni en fonction de ce que gagne le patient. Il peut être plus important de faire payer très peu un patient très riche, lui montrant ainsi que l’analyse ne s’achète pas comme un cours de multimédia ou une leçon de golf. Il peut aussi être important de faire payer relativement cher quelqu’un de pauvre, afin qu’il s’estime plus : « Je peux me payer ça. » De plus, si le prix des séances n’est pas fixé au départ (parce que mon temps vaut tant), il est possible, grâce aux patients qui payent cher, d’en prendre d’autres qui payent peu. En n’oubliant pas que l’analyse, n’ayant pas de prix, sera toujours hors de prix.
26Ce n’est pas parce que le paiement en espèces favorise la dissimulation fiscale qu’il faut le rejeter, pas plus qu’on ne doit hésiter à augmenter un patient si cela est nécessaire pour son analyse, même si l’analyste en profite aussi. Bien sûr, il faut savoir accepter si besoin est le paiement par chèque, qui peut participer aussi d’une ouverture à l’inconscient : oublier de signer, se demander si les juifs déposent les chèques à la banque plus vite que les autres… Mais le paiement par chèque signe surtout une tentative de maîtrise agressive envers l’analyste : l’empêcher de faire du noir. Au minimum comme une tentative de juguler la jouissance.
27Établir les modalités de paiement avec les enfants, ou la personne du couple qui ne gagne pas elle-même de l’argent, participe aussi de ce qu’il faut d’invention dans le cadre analytique pour maintenir la situation analytique.
28L’argent permet aux patients de s’interroger sur votre désir, passant de : « Qu’est-ce que vous faites de l’argent que je vous donne ? » à : « Qu’est-ce que vous me voulez ? », pour se demander en fin de compte ce qu’ils désirent en vérité, dégageant ainsi leur désir de la demande réelle ou supposée de l’autre.
29Si, pour le patient, l’argent n’est pas le moteur de l’analyse, la cause de son investissement, il participe de sa mise. Le maniement du paiement, dans ses effets de scansion et de coupure interprétative, est donc un acte analytique au sens fort du terme.