1Anne-Lise Stern dans l’analyse avec les enfants : un combat urgent pour que la vie, la vie psychique, la vie de l’esprit soit gagnante sur la mort.
2Lorsque les parents arrivent avec leur enfant, à l’hôpital, un enfant gravement malade ou pas, l’angoisse est à son comble, les forces de vie et de mort sont convoquées. Dans cet évènement hospitalier, la voix du psychique entendue est un acte psychanalytique, un temps logique qui ne se représentera pas. À prendre au vol.
3Anne-Lise Stern a mis ses inscriptions à partir des traces de « là-bas », dans son travail d’analyste avec les parents, les enfants qui arrivent dans l’urgence, la détresse, à l’hôpital d’enfants, à la consultation.
4Pourquoi l’urgence ? Pourquoi les enfants ? Parce qu’une parole où les signifiants étaient là surgit dans cette urgence. Parce que l’enfant est l’objet qui mobilise le plus de désir pour ses parents, objet le plus précieux (surtout après les destructions généalogiques qui ont caractérisé le nazisme). L’enfant, lieu où sont représentés toutes les transmissions inconscientes qui détermineront les existences et surtout celle de l’enfant. Un passé, n’intéressant pas la médecine, où pourtant se jouait tout l’avenir, était là dans le discours des parents à ciel ouvert.
5En 1960, jeune interne des hôpitaux et pédiatre, j’arrivais dans le service du docteur Jenny Aubry. Elle venait de quitter un lieu où étaient entassés les enfants placés, abandonnés, les « cas sociaux » (fondation Parent de Rosan). Dans ces lieux, on ne parlait pas aux enfants, les soignants parlaient au-dessus de leurs têtes, eux, qui ne parlaient pas.
6Avec les infirmiers, les infirmières surtout, mères elles-mêmes, plus rapides que les médecins, avec les jeunes médecins, les psychanalystes, ceux qui étaient en formation, une équipe autour de Jenny Aubry a fait un travail de sortie de cette sorte d’autisme construit, d’hospitalisme, d’abandon, de manifestations somatiques, qui a transformé ce dépôt, ce dépotoir, où les enfants ressemblaient à des déchets, enfants poubelles. On s’adressait aux enfants en les nommant par leur nom, leur prénom, et plus du tout par le numéro de leur lit. Il faut souligner fortement qu’en quelques années, grâce aux psychanalystes ces pouponnières, ces services de petits ont totalement changé.
7À la fin des années cinquante, à Bichat, puis aux Enfants-Malades, naît une nouvelle psychanalyse avec les enfants, assez radicalement différente de l’analyse leibovicienne de l’époque tellement orthodoxe.
8La rencontre avec les parents se fait sur l’accueil d’une parole subjective, et plus sur l’interrogatoire. Ils parlent, l’analyste écoute, repère les nœuds signifiants et interroge les dates, les lieux, les histoires anciennes, et tente de donner une place au fantasme inconscient, au désir qui met l’enfant à un certain endroit de la structure œdipienne, et noue dans la parole l’histoire à la grande Histoire, celle que les parents et les grands-parents viennent de vivre. Dans l’échange de paroles surgit d’elle-même l’interprétation qui dénoue.
9Intrication des symptômes du corps, des paroles qui ont marqué chaque histoire, des vœux secrets, des angoisses de mort pour cet enfant amené là, à ce moment-là de l’histoire familiale. Tout cela saute aux yeux et aux oreilles d’Anne-Lise Stern avec son savoir-déporté. Dans un couloir, au lit du « petit malade », elle dit les paroles au petit, souvent dénudé, le sortant de la solitude terrible du moment hospitalier qui a été appelé par elle : « la scène hospitalière ». Et cela nous a été transmis.
10Avec les analystes qui entourent Jenny Aubry, Raymonde Bargues, Ginette Raimbault, Anne-Lise Stern et bien d’autres, une analyse en acte, de l’urgence, dans la salle hospitalière, se fait et va former beaucoup de monde, et essaimera dans la pratique de nombreux jeunes psychanalystes. Les réunions, les cartels, les colloques de l’EFP accueillent ces histoires cliniques.
11Il fallait, après le grand chambardement des années quarante, que les psychanalystes écoutent les familles dans le champ social et pratiquent une analyse avec les enfants qui sorte de la séance figée du cabinet privé.
12Ce savoir-déporté, il a fallu plusieurs décennies pour qu’Anne-Lise Stern puisse le nommer. Artistes, psychanalystes, écrivains, ils sont nombreux à nous enseigner cela.
13Le chemin d’écriture tracé par un grand écrivain hongrois, juif, prix Nobel de littérature 2000, Imre Kertész, un « chercheur de traces », puisque c’est le titre de son avant-dernier roman traduit en
14France et paru chez Actes Sud, est de ceux-là : création de l’écrivain, création du psychanalyste. L’écriture qu’il partage avec son lecteur, son travail de recherche des traces effacées, d’inscription de ces traces et de création à partir de ses inscriptions, de l’expérience première en fait expérience seconde : enfant il a été mis dans un internat à cinq ans au moment du divorce de ses parents. Mais celle-ci, la seconde, est le déroulement d’une catastrophe, dont il essaie indéfiniment et par l’écriture de revenir ; celle de la déportation à 15 ans à Auschwitz, puis à Buchenwald, traversée comme adolescent [1].
15C’est comme presque enfant que j’ai rapproché son trajet d’écrivain de celui d’Anne-Lise Stern, analyste avec les enfants, qui elle aussi, avec ses propres traces, entend chez les parents tout ce qui a fait trace dans leur langue. C’est que la question des enfants est devenue soudain, après cela, urgente, brûlante.
16Ce qu’il dit, écrit, vient de « là-bas », un regard désillusionné sur les hommes, le monde, mais attentif sans cesse à ce qui ne doit pas être silencié. Sortir de ce silence qui s’installe très vite pour cet homme extralucide sur ce qui l’entoure, comme si son dire, quel qu’il soit, ne pouvait s’entendre, mais peut-être seulement s’écrire dans la métaphore de l’écriture. « Assombrissez les accents des violons alors vous montez en fumée dans les airs, alors vous avez une tombe dans les nuages, on n’y est pas à l’étroit. » [2]
17Son travail d’écrivain : « Un coup de pelle à la fosse, à la tombe, que je creuse dans l’air. » Tentative de mettre en mots le formidable combat pour la vie, vie de l’esprit, qui s’est joué « là-bas » pour lui et qui désormais apparaît dans le champ de la sublimation [3].
18De même, la psychanalyste fait entendre sa voix, sans se lasser, sans s’arrêter.