Les infidèles, Jean-Michel Hirt, Paris, Grasset, 2003
1Ce livre de Jean-Michel Hirt est le dernier volet d’un triptyque que composent aussi Vestiges de Dieu et Le Miroir du Prophète. L’ensemble du parcours de cet auteur a sa logique et son intérêt.
2Le travail que Hirt poursuit depuis de longues années fait valoir ici, au travers d’une série de portraits, une méditation sur l’Altérité. L’Altérité n’est pas à définir comme le dissemblable ou le différent. Elle serait plus à entendre, au-delà de toute figure figée de l’étranger, comme le site de l’étranger. Je reprends là une expression de P. Fédida.
3Se laisser interroger par l’autre, en profondeur, suppose une disponibilité certaine. L’attitude psychique qui donne la mesure de cette épreuve de l’étranger est celle d’un éveil, c’est-à-dire aussi d’un accueil à l’événement. Les Infidèles : le titre est provocateur, nécessairement. Nous lirions mal Hirt en faisant de cette provocation un accident, un luxe ou une parade. Car ce dont il nous parle, depuis le premier des trois livres, évoqués est essentiel. Il s’agit de l’altérité de la parole. Rien de moins que de la vie psychique telle qu’elle se transmet d’une génération à une autre, et telle qu’elle accepte de prendre acte de la rencontre avec le nouveau.
4On saisit alors l’entrecroisement des deux axes qui ordonnent la composition de ce livre : l’invention dans la déformation de l’héritage et la saisie d’un soi inédit dans la rencontre avec un étranger radical. Un tel entrecroisement concerne la vie psychique, ici ou ailleurs, mais il est bien, sur un autre plan, au cœur des grandes scènes de la révélation, il est bien au principe même du monothéisme. Une double infidélité certes, mais à quoi ? Car être infidèle pourrait se réduire à un slogan épris de maîtrise et de volonté d’appropriation d’un signe de l’humain, et aucun pas décisif n’aura été même esquissé.
5L’éloge de l’infidélité ne doit pas nous faire oublier que le sujet parlant ne peut pas – sauf à se momifier dans un idéal funèbre – être strictement fidèle à quoi que ce soit d’établi une fois pour toute, et ce pour une raison qui est de structure. Le langage ne vit que par le pouvoir qu’il a de toujours représenter au-delà de l’ordre des représentations. C’est bien la raison pour laquelle la parole donnée force cette indétermination du langage. Le sujet ne sera jamais épingle par un seul dogme, par un seul signifiant. On voit donc que la fidélité réduite à la répétition est bien un puissant credo idéologique qui vient oblitérer la saisie de ce que chaque identité, individuelle ou collective, a de fragile et d’inachevé, c’est-à-dire d’ouvert. Les implications d’une telle ouverture de la notion d’infidélité sont si nombreuses que je ne saurai les épingler en un résumé trop commode. Qu’on me permette, à partir de ce livre une provocation : je différencie l’infidélité, condition nécessaire à l’invention de l’héritage, de la pire trahison qui soit du mouvement même du travail de la culture, à savoir la trahison intégriste.
6« Etre infidèle à soi-même pour ne pas détruire l’étranger en soi et hors soi », écrit Hirt. Et nous revoilà revenu, mais c’est une retrouvaille, à la dimension de la reconnaissance de la différence et de la pensée du sexuel. Ou, plus exactement à saisir que c’est notre incapacité à penser, en termes de totalisation et d’achèvement, le sexuel et la mort qui incitent la pensée au déplacement et à l’amour de la différence.
7Une extrême fidélité au dogme révélerait en ce point qu’elle vaut pour un slogan de retour, sinon à l’indifférencié, du moins à ce que Freud nommait le « moi-plaisir purifié ». Cette fidélité n’est pas fidélité à la parole donnée, mais aliénation aux prescriptions immobilisantes du Surmoi : jouir du commerce du même au même. Cette fidélité aliénée vocifère, mais il se cache dans ce vacarme qu’elle est mutique, dépourvue de parole pleine. Prôner alors l’infidélité, en reconnaître son travail dans le psychisme, signent le respect pour la dimension psychique du vivant, cette dimension à la fois essentielle et fragile et souvent mise à mal. Les spéculations, toutes métapsychologiques, que j’avance jusqu’ici ne sont pas sans prolongements politiques. La fidélité au dogme, au texte clos, à la terre éternelle, à l’Origine, ou même à la race, voilà bien des slogans que notre modernité n’a pas peu contribué à remettre au goût du jour, massacres ou ségrégations à l’appui. Lorsque s’évanouit la dimension politique qui est d’instituer aussi la pensée de l’écart et du différent, une zone psychique, nommée transitionnelle, est tout à fait menacée.
8Sans se jeter tête en avant dans des dissertations sur le politique, au demeurant assez dégoulinantes ici ou là sous la plume des chroniqueurs de la post-modernité, Hirt suit son sillon. Il traque, à travers les récits visionnaires des trois monothéismes, les stratégies du déplacement et de l’absence qui laissent penser que la condition ouverte et inachevée du vivant-parlant (condition qui est son seul vrai pouvoir) a été pensée et voulue par les auteurs de ces récits et par leurs plus intelligents et inspirés exégètes. L’auteur, enfin, a brossé le portrait et laissé place à ces quelques autres qui, selon lui, ont fait de « l’infidélité de la pensée » un choix, une responsabilité, un destin : Sigmund Freud, pionnier, Wladimir Granoff, des écrivains puis des auteurs marqués par le désir de l’étranger tels Victor Segalen, Thomas Edward Lawrence, Louis Massignon et Simone Weil.
9Une fois ce beau livre refermé, j’ai eu envie de relire quelques autres psychanalystes qui avaient, il y a des années, travaillé sur l’étranger et la crise de la représentation, dont Philippe Lévy, Michel Guibal, Alice Cherki et Radmila Zigouris.
10Olivier Douville
Pouvoirs et marché au Vietnam, Tome 1 : « Le travail et l’argent » – Tome 2 : « Les morts et l’Etat », Monique Sélim, Paris, L’Harmattan, 2003
11Monique Sélim fait partie de ces rares anthropologues qui ont su nouer un rapport d’échange et de travail avec des cliniciens. Son travail mené au Vietnam, et de même celui qu’elle mena à bien au Bangladesh et au Laos, s’éloigne, à son tour, de tout folklorisme ethniciste. Ceci est d’importance, tant cette dernière approche est encore trop surestimée par les cliniciens français. Une autre anthropologie nous est présentée ici, qui, dans le droit fil de Balandier et de Gérard Althabe, se conçoit comme l’analyse des émergences de rapports sociaux et de processus sociaux dans les espaces industriels et résidentiels. Cette optique est puissamment développée dans le premier tome. Le second prend appui sur les nouvelles formes du religieux et de l’occulte.
12L’objectif de l’auteur est de proposer une analyse anthropologique et politique des nouvelles mises en place des cultes des morts et des cultes des ancêtres, ces derniers étant les morts convenablement traités et honorés. C’est donc une anthropologie de l’actuel, et non pas une anthropologie des permanences inentamées des rites, mythes et coutumes. Pourtant, à peine est-il arrivé au Vietnam, l’observateur est frappé par la luxuriance d’un retour en force des pratiques magiques, profusion qu’indiquent cette génération de nouveaux médiums, cette multiplication des fêtes et des rituels, ces cohortes qui se pressent vers les temples, ce ruissellement de couleurs chatoyantes, coruscantes et criardes qui fulgure dans les processions, de jour en jour plus denses. Tout cet empressement et, parfois, toute cette ferveur, tout ce commerce de la piété, enfin, n’indiquent-ils pas la résurgence des formes les plus pérennes de l’organisation culturelle de base de la société vietnamienne ?
13Loin de se laisser duper par le fond atemporel qui cristalliserait la psychologie des peuples, Monique Sélim situe cette reprise de la religiosité populaire pré-coloniale comme un symptôme, et en cela elle est très proche de la clinique vivante. Les lecteurs qui miseraient sur les forces supérieures de la continuité culturelle seront attristés. Il s’agit bien d’une étude qui indique ce qu’ont d’actuel et de légitimant les manigances occultes. Le regard d’observatrice (et parfois de participante à des rituels) que porte M. Sélim suppose un détournement des codifications dogmatiques internes à l’anthropologie puisque la division épistémique entre l’anthropologie du religieux et l’anthropologie du politique est subvertie au point qu’une telle distinction apparaît virtuellement ruinée.
14La jonction entre les deux tomes de ce livre se marque en ce point : comprendre de l’intérieur les logiques mises en œuvre par la population face à de nouveaux agencements sociétaux qui mobilisent autrement le rapport au passé encore récent qu’est celui de la guerre contre les Etats-Unis, antérieurement contre la France. On sait maintenant que le déclin du communisme et l’ouverture au marché s’accompagnent d’une mise en fonction autre des rapports aux morts, aux ancêtres et aux génies, et au passé historique et politique de façon plus large. De sorte que le travail de l’anthropologue dont témoigne l’auteur est d’aller à la recherche de ces « nouvelles capsules interprétatives » qui disent les bouleversements des liens aux biens, à l’altérité et à l’identité. Voici donc l’argumentaire : considérer que ces capsules interprétatives sont d’autant plus lourdes d’assignation de sens et de légitimité qu’elles se produisent dans des scènes censées présenter les crises subjectives et les modes de résolution de ces crises. Chacune de ces capsules interprétatives et chacune de ces nouvelles institutions médiumniques sont centrées sur un Réel récurent : celui de la retrouvaille et d’identification des lieux où sont tombés les morts durant les deux guerres mentionnées plus haut. Aussi le plus subjectif est lié au plus collectif, ces nouveaux cultes restant tout à fait encadrés par les tentatives du régime de forger de nouveaux instruments et de nouveaux scénarii de légitimité. Une anthropologie de l’Etat est rendue possible qui fait de ce dernier le sujet obscur de ces pratiques en même temps qu’un promoteur d’imaginaire, un souverain qui règne sur la mise en circulation marchande des imaginaires et des traumas.
15Les morts de guerres d’indépendance sont donc aujourd’hui convoqués à devenir les militants suprêmes, la caution ultime du rapport actuel de l’Etat à une historicité officiellement romantique et héroïque, légitimant la force actuelle idéologique de cet Etat vietnamien. Cependant, en lisant attentivement M. Sélim, il ne nous a pas semblé que la force de la métaphore spirite dans la fabrique actuelle de scénarios porteurs, pour le consultant vietnamien, d’identités et de liens avec une histoire commune puisse être totalement disjointe de tout ce qui, à la surface de la planète, communique avec les morts dans la mouvance du New-Age. La démarche anthropologique voulue par l’auteur spécifie, quant à elle, les contextes politiques. L’Etat vietnamien surgit comme le terme inattendu. Quoi de plus privé, en effet, que la pratique magique ou médiumnique ? Pourtant, l’Etat joue un rôle central comme autorité de référence dans le champ des représentations des entités symboliques : il a toujours été doté de la faculté constitutive de légitimer ou d’exclure les génies.
16Une anthropologie de l’Etat est rendue possible qui fait de ce dernier le sujet obscur de ces pratiques en même temps qu’un promoteur d’imaginaire, un souverain qui règne sur la mise en circulation marchande des imaginaires et des traumas. Aujourd’hui, sur la scène vietnamienne, les morts des guerres reviennent. Des institutions et des directions étatiques font broderies de mythes, d’épos, opérant dans le lien, à partir de cette réalité irruptive et parfois orchestrée. Bien entendu le texte de l’anthropologue n’empiète pas sur les prérogatives du clinicien. Et la fameuse efficacité symbolique de tels rituels n’est pas objet de discussion. C’est très clair. L’approche clinique serait ici de reconsidérer ce qui opère dans chaque consultation. Ce qui toutefois, nous est donné à lire, car l’auteur est une observatrice, permet de dire que ce n’est pas une interprétation révélatrice ou une simple imposition de rituel qui soignent. Il y a des médiums qui pourront utiliser les mêmes techniques que certains de leurs confrères réputés à juste titre, sans être pour autant à même de susciter du changement psychique. Ici comme ailleurs on n’opère pas de changements avec une administration de sens commun.
17Les enfants, dont la folie dit aussi la carence des générations précédentes à être responsables de leurs morts, ou encore les personnes moins insérées dans les réciprocités et les contraintes familiales et sociales proches, jouent un rôle de caisse de résonance de ces violences de l’histoire. L’anthropologue qui rencontre des sujets et des médiums n’est pas à l’abri de l’angoisse universelle qu’il y a à redonner parole et corps aux morts mal-morts, à ceux qui insistent encore comme cadavres errants à défaut de fonctionner comme ancêtres localisés. Ce que je souhaite souligner, c’est qu’une recherche anthropologique sur les facteurs religieux impliqués dans des scènes de reconstitution des identités se réalise précisément à partir d’un modèle exemplaire de division subjective, celui de la médiumnité. D’où une possible connivence entre ce qui serait une idéologie de la bonne personne et la popularisation de théories toutes faites sur la synthèse psychologique. Ce qui est alors mis à l’arrière-plan, c’est la dimension de l’influence de cette idéologie de la personne sur la consultante, tant qu’elle demeure masquée par l’évidence de la révélation faite au consultant puisque chaque révélation, concernant le plus souvent les lieux où l’on peut identifier le corps d’un disparu, se double de prescriptions de comportements.
18Pour autant dès qu’un(e) anthropologue parle des cultes des morts, que ces cultes soient considérés comme ayant lieu de toute éternité, ou que leurs formes récentes fassent l’objet d’une analyse politique, c’est de nous aussi qu’il est question, à travers nos passages de frontières et nos ancrages généalogiques. Faire parler l’inanimé, rechercher l’imaginaire par le réel, retrouver la trace et sauvegarder ce qui résiste à l’effacement, individuer, au un par un, les morts en masse détruits : toutes ces opérations supposent une institutionnalisation de la référence généalogique afin de conforter l’idéologie des morts comme garants de l’Etat, de sa légitimité et de sa mémoire héroïque. Au strict plan du sujet, le proche ou l’aïeul qui a perdu la vie au combat n’étant alors jamais supposé l’avoir perdu pour rien. Les anciens mis à morts, voilà qu’on les entend à nouveau et comme jamais auparavant, mais à une condition : leur trouver un tombeau, un lieu où les entendre, un lieu où leur parler. Et c’est depuis ce tombeau retrouvé et recrée que ces morts narrent l’histoire, la leur, la grande histoire aussi, l’une à l’autre étroitement tressées, l’héroïsme vertueux, bref, ils déclinent les arcanes les moins contestables et les plus sacrées de l’institution moderne de l’Etat post-colonial. S’agit-il alors de faire parler les morts ou de faire vibrer encore le cadavre du communisme à la oncle Ho ? Le lecteur appréciera, ou pas, selon sa culture politique, ses croyances, son impertinence… Une chose est patente : les systèmes qui renouent une activité de mémoire collective aux édifications de sépultures ont, au-delà du bric-à-brac qu’ils font pulluler, au-delà même des formes contingentes de leur calcul, des incidences subjectives à comprendre. Ces dernières laissent un degré de liberté au sujet, lequel n’est jamais totalement jointoyé aux expansions mythiques élaborées pour les besoins de la cause.
19Au clinicien maintenant de savoir ce qu’il attend des anthropologues : de l’imaginaire éternel, ou un apport irremplaçable sur le sujet dans le monde d’aujourd’hui. Qui parmi les cliniciens ne se sentirait pas concerné par ces travaux d’envergures qui portent tout d’abord l’accent sur notre lien aux altérités actuelles ?
20Olivier Douville
Jim Morrison, l’état limite du héros, Didier Lauru, Paris, Bayard, 2003
21Les Doors. Une légende ; mieux encore une nostalgie. Une idole, Jim Morrison qu’héberge maintenant notre vieux Père-Lachaise – cimetière qui sur la dalle vénérée, comme sur d’autres, offre asile à tout un ruissellement de païennes ferveurs pour les trépassés (ce site traditionnel est aujourd’hui supplanté au palmarès des lieux d’idolâtrie dans le monde par la tombe de Claude François, crooner français agité et millimétré… les couvents vaudous sont loin du compte).
22Jim Morrison donc, qui eut comme première passion la littérature. Dévorateur de livres, tel l’enfant rimbaldien il aimait, jeune, composer journaux intimes et poèmes. Une telle éducation, qu’on ne manquera pas de juger féconde et utile, doit logiquement se risquer sur des scènes, en ouverture. Jim part, en 1964, étudier le théâtre et le cinéma à UCLA (University of California Los Angeles). Il s’essaye au cinéma et réalise des films expérimentaux, que D. Lauru, impitoyable, trouve ennuyeux ou ratés. Cette expérience de saisie de soi hors de soi donne lieu à la rencontre des futurs membres des Doors : Manzarek, Krieger et Densmore. Je ne ferai pas au lecteur l’insulte de rappeler les grandes étapes, les grands succès du groupe. En 1971, Morrison rejoint Paris avec sa femme et continue d’écrire de la poésie, les plus poignants de ses textes seront groupés dans les deux recueils La nuit américaine et Arden lointain. Il meurt peu après.
23Les ouvrages accessibles sur cet artiste d’exception ne manquent pas. Ils sont inégaux, très. On peut considérer que The Lost Diaries of Jim Morrison, paru au printemps 2003 sous la direction de Marshal Lawrence Pierce, est la plus récente et la meilleure référence accessible à ce jour.
24Didier Lauru, en rédigeant cette courte et tonique biographie tente ici d’illustrer la méthode de la psychobiographie, à renfort de psychanalyse appliquée. Pour cela, il semble d’être donné un double objectif. D’une part situer l’originalité de la personne et de l’œuvre, d’autre part expliquer les raisons du culte dont jouit l’artiste, post-mortem.
25Un fil rouge soutient la démonstration qui fait de l’artiste Jim Morrison un cas exemplaire d’état-limite. Obligé comme il l’est, et quel que puisse être son goût pour la musique des Doors, d’admettre la profonde mélancolie de Morrison, dans l’immédiate évidence de faits, le psychanalyste déchiffre l’artiste et son œuvre en campant une figure archétypale de l’adolescent postmoderne. Il montre l’artiste en adolescent magnifique, sacrifié et vénéré en tant que parfait produit de son autodestruction, idole autopotlatché s’il est permis de l’écrire ainsi. C’est, parvenu en ce point de la lecture de Lauru, moins le clinicien que le musicien que je suis qui éprouve, à de brefs instants, un doute devant les arguments proposés. Suffisait-il que Morrison soit exceptionnel, soit la figure exemplaire du rebelle, pour qu’il ait déclenché une telle passion, et la suscite encore. Mais que dire alors de Johnny Rotten, auteur et chanteur de l’excellent Anarchy in the U. K. avec le meilleur groupe punk qui ait jamais été : les Sex Pistols (même si les Lords of the New Church où figure S. Jones – ancien des Sex Pistols – et, dans une moindre mesure, les Berrurier nous ont réjoui par de forts jubilatoires moments) ? Figure trop emblématique d’une anarchie quasi dadaïste, il ne fut jamais idolâtré comme le fut Morrison. Vous irez m’objecter, ami lecteur que Rotten n’est pas mort ! Tant mieux pour lui. Au reste, on le sait assagi, calme, ancien combattant presque. Trop âgé pour être angélique. Tenez, le voici proche à nouveau et qui nous parle, posément : en effet, à l’occasion de la sortie du documentaire L’obscénité et la fureur, réalisé par Julian Temple, Claire Vallecalle a rencontré un gentleman de cinquante ans, fidèle à sa tignasse, à sa bière et à ses idées. Les propos sont nets, calibrés, apaisants et en tout point consensuels : « Quand on y pense, c’est absolument sordide de faire partie d’un groupe de rock et finalement le seul truc qui nous fait avancer, c’est la passion. Et à l’inverse d’autres groupes, la musique des Sex Pistols avait un sens. » Certes, mais ce sens s’est évaporé et personne, hormis Greil Marcus dans son approximatif Lipstick Traces n’irait tracer de lignes directes de Schwitters à Rotten. Le U. K. résiste fort bien à l’anarchie.
26Pour ma part, je verrai en Morrison plus qu’un rebelle exacerbé, un réel poète qui transcende les limites du bon sens et de la signification ordinaire de l’expérience du Monde. Il n’est pas tout entier prisonnier de son œuvre qui, pourtant, le consume entièrement. Je regrette alors que certains des poèmes de l’artiste soient ici analysés par le psychanalyste comme des symptômes ou des moments d’affirmation de la toute puissance infantile (p. 90). Ne pourrait-on pas alors loger sous la rubrique conventionnelle des récits déniant la castration (id.), la majeure part des créations de Rimbaud, d’I. Ducasse, de R. Daumal et de quelques autres ?
27En revanche, il faut noter et s’en réjouir une réelle évolution de la position de Lauru. Un brin trop expert de l’état-limite, il devient au fil de l’évolution de son patient un clinicien subtil, respectueux des solutions psychiques et des impasses que s’est créés l’artiste. La fin de ce livre qui relate la fin de Morrison est de belle facture, nuancée et sensible.
28Le mythe de Morrison est-il pour autant réductible à celui d’un héros moderne, en état-limite. En lisant les textes de Morrison et quelques-unes des analyses qu’en propose Lauru, je me suis surpris à voir aussi en Jim Morrison un personnage d’un autre âge, tout à fait spécifique au paysage culturel des Etats-Unis, un errant créateur de son propre langage et expérimentateur de ses dérives que fixent, de là, de ça, quelques explosions rythmiques (tout comme Keroauc, cloué d’émotion à Los Angeles, le 6 juillet 1947, devant les jazzmen Howard Me Ghee, Dexter Gordon et Wardell Gray), une résurrection de cette figure à la fois contemporaine et immémoriale, qui tient du voyageur sans refuge et du clochard céleste. Bien davantage et autrement que ce que les mouvances rock, punk ont pu créer et distiller dans l’imaginaire actuel, Morrison ne serait-il pas un avatar, un hybride quelque chose encore de Kerouac, ou même un lointain enfant de ces compositeurs qui dirent et chantèrent les longues routes sans but (W. Davis, Y. Rachell, M. Allison) ou qui firent se lever des poussières d’étoile sans aubes fixes (H. Carmichaël) ? Un (h)éros alors, qui survivrait à toutes les esthétiques de la ruine et de l’excès.
29Olivier Douville
Rapport sur moi, Grégoire Bouillier, Paris, Editions Allia, 2002, 159 pages (Prix Flore 2003)
30L’autobiographie est en vogue. Signe des temps, un nombrilisme triomphant occupe les rayons des librairies. On dit que les premiers romans sont autobiographiques et il en paraît beaucoup.
31Rapport sur moi, le premier livre de Grégoire Bouillier n’est pas une autobiographie comme les autres. Certes, les événements qui jalonnent la vie du personnage, « moi », sont peu banals. Avec le talent évident de son écriture, Bouillier aurait pu simplement en faire le récit. Le terme de rapport qu’il a choisi, sa crudité scientifique, son objectivité administrative portent à croire qu’il vise à la description distanciée de l’auteur par lui-même.
32Il n’en est rien.
33Grégoire Bouillier aime brouiller les pistes. Son titre nous entretient dans l’illusion tenace de l’autobiographie pour mieux nous surprendre. Mais justement, une illusion tenace, n’est-ce pas précisément ce en quoi consiste le « moi » ? Or, c’est à une déconstruction systématique de tout ce qui donne consistance imaginaire à la description de soi que se livre l’auteur.
34Il ne cherche pas une continuité dans son histoire. Elle n’en a pas d’autre que la répétition : retour de signes, de signifiants que le récit des passions successives de l’auteur fait émerger. Point de narration, point de chronologie, toutes les époques de sa vie sont savamment entremêlées.
35Il multiplie les angles de vue, mélange les souvenirs et les anecdotes, selon une logique purement subjective.
36Comme dans un jeu de cache-cache, l’auteur ne cesse de produire des explications ou des théories sur sa vie :
37Page 18, la traversée d’un orage en avion à l’âge de trois semaines lui donne l’occasion de ce commentaire : « Et par la suite, je n’ai jamais quitté un amour pour un autre, ni changé de vie ou de situation, sans que tout tourne à l’orage. L’idée que je me fais du changement est indissociable de la sensation de chaos. »
38Page 93, après l’épisode de la rencontre inopinée de la mère d’une amie dans sa salle de bains : « Sans que je le sache, cette journée fatidique décida du principe de ma vie : je ne serais désormais sensible qu’aux apparitions et aux disparitions. »
39Page 112, alors qu’il vient de traverser une profonde dépression consécutive à une rupture amoureuse : « Alors que je ne trouvais plus aucun sens à mon existence, l’Odyssée donnait avantageusement à tout ce que je vivais un sens homérique. »
40Ainsi va-t-il, prenant prétexte d’un soi-disant rapport sur son inimitable existence pour nous en dresser un tableau parfaitement subjectif. « Les aléas du moi me sont toujours apparus piteux », écrit-il, se découvrant davantage en Ulysse errant d’aventure en mésaventure, qu’en autobiographe cherchant dans son passé la compréhension du présent. Au fond, c’est un rapport d’autopsie du moi. Et c’est par conséquent aussi un peu la naissance d’un sujet. Tel est, dans un premier abord, ce qui fait l’intérêt de ce Rapport sur moi.
41Mais le projet de Grégoire Bouillier est peut-être plus ambitieux, car le livre est aussi une écriture du monde et de son absurdité, ce qui l’inscrit dans une tradition littéraire. Sentiment d’absurdité qu’il nomme « l’absolu dégingandé de la vie », en quoi il avoue très explicitement son admiration pour Boris Vian. D’autres références sont sensibles dans cet incroyable et attachant récit : présence des écrivains américains de l’absurde et de la dérision comme John Fante, Richard Brautigan ou encore Raymond Carver. Grégoire Bouillier rejoint ainsi une certaine tradition d’écrivains qui ne trouvent dans la désespérante absurdité de la vie aucune autre raison de vivre que l’écriture et l’humour.
42Se prenant pour Homère, notre héros trouve un jour à se refaire une santé dans l’écriture de dépêches de presse ; mais il découvrira vite que le vrai salut ne lui viendra qu’en inventant la vie avec ses propres mots. Il commence donc, avec une logique irréprochable, par écra-bouillier son patron dans une fausse dépêche. Comme quoi, on en repasse toujours par son patronyme.
43De cette découverte-là, il lui faudra désormais payer le prix : Grégoire Bouillier s’est mis à écrire. Nous fera-t-il un autre livre, aussi réjouissant que celui-là ?
44Frédéric de Rivoyre