1Dès qu’on ouvre un livre de Freud en français, ça ne marche plus, ça accroche, la langue devient hirsute et embarrassée, au point qu’on a du mal, lorsqu’on lit le texte allemand correspondant, à savoir comment et de quoi on parle au juste. Une gêne plane sur la lecture. On est placé dans une atmosphère tout autre. Quand on compare, on voit que le texte français est autrement situé dans la langue française qu’il ne l’est dans la langue allemande. De plus, les traducteurs ne sont pas d’accord entre eux et personne ne s’entend vraiment sur le vocabulaire.
2La France est d’ailleurs, paraît-il, le seul pays à ne pas avoir de traduction complète des œuvres de Freud. Les traductions partielles existantes, pour peu qu’on y mette le nez, étonnent quand on les confronte au texte allemand. Celui-ci est toujours aisé, facile à lire et clair, en apparence, bien sûr, mais c’est l’apparence qui rend le texte attirant et Freud, de ce point de vue, savait s’y prendre, c’est un maître de la langue allemande puisqu’il utilise, à son profit, un vocabulaire d’une extrême simplicité dont il déplace parfois un peu le sens, au vu et au su de tout le monde. Thomas Mann ne s’y trompa pas.
3La gêne vient peut-être de là, en allemand, c’est trop simple et ce simple ne peut être que trompeur et en transmettre la simplicité pourrait, croit-on souvent en France, en compromettre la portée. Aussi s’efforce-t-on de faire plus relevé, moins accessible. Les textes de Freud contiennent dans leur forme même l’accès à ce qu’ils veulent dire.
4Mais ce n’est pas parce que la pensée est absolument neuve, sans précédents, d’une audace extrême et d’une grande subtilité que le vocabulaire et la mise en place doivent en être obscurs dans la langue d’arrivée puisqu’ils ne le sont pas dans la langue de départ.
5Le texte allemand n’est jamais obscur, jamais difficile à suivre, cela se lit aussi facilement qu’on lit Bergson en français. Leur manière de prendre la langue est d’ailleurs très comparable, l’un et l’autre la déroulent selon une rhétorique harmonieuse très classique, faite pour la lecture à haute voix. Freud, tout comme Bergson, écrit une « belle langue », l’un et l’autre écrivent, en outre pour le même public.
6Or, depuis la disparition de Camus et de Sartre et enfin de Foucault, la langue des « sciences humaines » est devenue de plus en plus fermée sur elle-même, au point de négliger d’une manière générale les efforts de style, comme si le contenu devait à toutes forces l’emporter sur son expression.
7Pour Freud, étant donné peut-être l’audace, la nouveauté et l’importance de ce qu’il avait à dire, il s’agissait justement de s’exprimer de la manière la plus adéquate à son objet. Tout son génie est d’avoir su faire passer un matériau non encore « investi » par la parole, de l’avoir rendu à ce point évident en allemand, que cela semble le naturel même de la langue. L’expression en est si nette qu’elle passe même à travers un français lourd et malaisé.
8L’étonnant est bien là, l’objet (ce dont parle Freud) passe d’une langue à l’autre malgré les divergences rédhibitoires et les inconciliables différences. L’allemand et le français ne prennent pas le réel de la même façon, leurs entrées sont, à tout coup, tout à fait différentes. Dans Quand Freud voit la mer [1], il a été tenté de repérer et de situer ces différences radicales. La difficulté à traduire le montre bien. Mais les textes de Freud traduits ont trouvé leur public. C’est donc que les traductions ne parviennent jamais à trahir complètement les grands textes.
9Ce qui est curieux, c’est que les textes philosophiques classiques de Kant ou de Hegel ont en définitive passé la frontière plus ou moins sans encombre et on ne voit pas très bien pourquoi ce n’est pas le cas pour Freud, les rivalités de chapelles et les querelles ne suffisent pas à expliquer ce retard. Il doit y avoir autre chose. Peut-être la traduction des textes de Freud met-elle le refoulé en jeu. Les traducteurs sont peut-être « pris à partie » par le texte à traduire. Comment la traduction, en somme, met-elle le traducteur en jeu et avec lui tous ses lecteurs, intéressante question.
10C’est à se demander si la langue française, telle qu’elle s’est établie et telle que nous la connaissons, n’est pas fondamentalement rétive, non bien sûr à la démarche freudienne, mais à la manière de s’y prendre avec la langue, comme si à chaque fois on la voulait carrée là où elle est ronde. Les difficultés à traduire viennent de ce qu’on prend la langue à rebrousse-poil, comme si elle se dérobait là où on la somme de se destiner aux « profondeurs » de l’âme humaine auxquelles on croit l’allemand davantage habilité. Le français est, en effet, habité d’une sorte de « pudeur métaphysique » qui empêche de sombrer dans les fausses profondeurs. Est-ce un hasard que le français n’ait pas d’adjectif pour âme (seelisch) ?
11La particularité de la démarche de Freud, c’est qu’elle est inscrite dans l’ordre de succession des mots qu’il emploie. La ligne grammaticale fait partie de sa pensée, mais comme cette grammaticalité-là est totalement étrangère au français, il est de toutes façons impossible de la conserver telle quelle. La précession du déterminant sur le déterminé, la position toujours fixe du verbe en deuxième position ou en fin de proposition, la faculté d’agglutination du vocabulaire qui font que la phrase est ce qu’elle est, sont totalement hétérogènes au français, c’est ce qu’il a été tenté de montrer dans Quand Freud attend le verbe [2].
12Le piège est double, d’une part, conserver la disposition, jusqu’à l’apparence du texte de Freud, en faire une traduction rigoureusement littérale, ferait tomber dans le charabia ou le « mot à mot », d’autre part, s’en éloigner, c’est risquer d’en fausser le déroulement. Ce qui est curieux, de plus, c’est qu’il faille un vocabulaire complexe et recherché sinon inventé de toutes pièces pour traduire le vocabulaire freudien. Freud écrit pourtant la langue de tout le monde, il n’invente aucun vocabulaire, pas un mot dans l’ensemble de ses écrits qui bouscule l’usage ou la langue.
13Toute l’extrême audace de Freud, c’est de faire apparaître dans la langue allemande ce qu’elle dit à qui veut en disposer, à qui veut entendre. Contrairement à ce qu’on dit souvent, il n’est jamais chez Freud de sens qui ne soit déjà dans le déroulement même de la langue, Freud a « simplement » retourné le regard qu’on porte sur elle, il en a remontré le cours.
14Si la révolution analytique avait été la simple invention d’un jargon ou d’une théorie nouvelle, elle serait restée au niveau de toutes les autres. Or ce qui est extraordinaire et absolument neuf, c’est ce que dit Freud et non comment il le dit. Un contenu extraordinaire et inaugural n’a nullement besoin d’une langue nouvelle et jamais encore écrite.
15Tordre ou maltraiter la langue, n’apporte aucune garantie de pensée. Or tout se passe en France comme s’il fallait torturer le français pour faire freudien, ce qui est d’autant plus grotesque que Freud écrit un allemand classique, presque banal. Il y a, hélas, une tendance des milieux pensants français à ne pas prendre au sérieux ce qui est bien écrit, peut-être parce que la langue française est redoutablement simple, de la vertigineuse simplicité d’un Pascal ou d’un Bergson lequel, justement, paraît par trop accessible aux esprits bien nés.
16Tous les concepts fondamentaux que Freud utilise sont au cœur de la langue de tous les jours, Verdrängung (refoulement), das Unbewußte (l’inconscient) ou der Trieb (la pulsion) font tout comme unheimlich ou Hilflosigkeit (désemparement) partie du vocabulaire de n’importe qui, n’importe quel enfant de dix ans utilise ces mots et comprend Hilflosigkeit ou Vergänglichkeit (passagèreté) d’emblée, même s’il ne les a pas encore utilisés lui-même.
17On pourrait aligner ainsi des dizaines d’expressions allemandes, qui traduites s’écartent, en français, de l’usage quotidien de la langue, si bien que la psychanalyse finit par se situer dans un ailleurs inventé de la langue, en général peu productif car il ne s’agit pas d’« enrichir » le français par des mots allemands qui n’aboutissent jamais comme ils devraient dans un champ linguistique qui n’est pas le leur. Ce dont il s’agit, c’est rendre la pensée de Freud ou de Ferenczi.
18Peut-être conviendrait-il de prendre au sérieux les difficultés à traduire plutôt que de s’en embarrasser. Si, en effet, la langue d’arrivée ne trouve pas ses mots, c’est peut-être parce que ce qu’on veut lui faire dire n’est pas dans son fil, ne lui appartient pas, ne lui convient pas. On ne peut avoir, à la fois, le mont Cervin et le bruit de la mer, Meeresrauschen am Matterhorn, comme on dit si joliment en allemand, en somme le beurre et l’argent du beurre.
19Ce n’est évidemment pas que le français ne puisse pas traduire la chose, d’où viendrait sinon que la psychanalyse « fonctionne » en France si bien et que Freud y soit parfaitement compris, mais il ne trouve pas ses mots à lui dans la traduction.
20C’est à se demander si en français le travail n’avait pas déjà été fait et si le Zuiderzee n’avait pas commencé à être asséché, antérieurement déjà, à l’apparition de la psychanalyse. Tout se passe en quelque sorte comme si la langue avait déjà été au point et qu’il aurait suffi d’y repérer les localisations verbales propices.
21L’allemand, lui, n’a pas eu le temps ni la possibilité d’affiner l’expression du psychologique, tel qu’il est pris dans le social ou le politique, comme le français qui a, sur ce plan, un vocabulaire très riche et tout prêt, à sa disposition. Ravagée par la guerre et livrée aux tyrannies locales, l’Allemagne n’a pas pu avoir son Versailles ni ses délices linguistiques. L’allemand n’a pas connu de grandes réformes linguistiques, telles celles du français au XVIe siècle (édit de Villers Cotterets) ou celle de Malherbe, il est allé son train « naturel » et s’est trouvé, du fait de la guerre de Trente Ans (1618-1648) qui a empêché toute évolution sociopolitique dans un état de grande complexité et d’évidente difficulté d’expression. L’allemand, de plus, n’a jamais eu affaire qu’à des réformes crétines, comme la dernière de l’orthographe, mort-née de 1998.
22Tombé dès le début du XVIe siècle aux mains des prédicateurs protestants, l’allemand est à la fois langue populaire et instrument des pouvoirs locaux. Le travail intellectuel proprement dit, hors du domaine religieux où il est abondant et compliqué, se fait uniquement en latin, jusque vers 1750. Ce n’est que vers 1770 qu’apparaît une langue maniable, Wieland et Goethe joueront à cet égard un rôle essentiel. Ce n’est donc que très tardivement qu’apparaît le « style » avec Heine, Nietzsche, Mörike et quelques rares autres. Freud, à la fin du XIXe siècle, avait donc une langue relativement « neuve » à sa disposition et dont il se sert comme ses modèles Heine et Nietzsche avec élégance et légèreté. De plus, l’allemand est une langue dont chacun peut disposer à sa guise et où il peut inventer à sa guise un vocabulaire d’emblée compréhensible par tout le monde.
23Pendant ce temps-là, le français développe un vocabulaire « psychologique » (mot il est vrai interdit en psychanalyse ?) d’une étourdissante subtilité, il suffit de relire La Bruyère et Les Caractères (ch. de l’Homme) pour s’apercevoir qu’on était à deux doigts de la découverte éventuelle de la psychanalyse, tout était en place, d’autant plus que le refoulé était plus majestueusement visible. Le français avait fait au moins la moitié du chemin et la plus grande partie du travail, si bien que le vocabulaire et l’ordre syntactique devançaient d’ores et déjà le niveau de langue où Freud sera situé en français.
24Qu’une phrase aussi gigantesque et simplette que Wo Es war soll Ich werden, soit rigoureusement intraduisible à moins de dire, le moi doit prendre la place du ça (es n’est d’ailleurs pas ça), en dit long. Intraduisible, elle l’est par essence, puisqu’en allemand le moi ne prend jamais la place du ça : ich bin es (je suis cela), alors que le français, après avoir dit « ce suis-je » dit « c’est moi », comme le rappelle Lacan [3], sans donc jamais se tromper de sens.
25En français ce n’est jamais le « es » (ça) qui a le dernier mot. Tout se passe comme si Freud avait voulu, en vain, inverser le déroulement syntactique de l’allemand, comme s’il avait voulu éviter que toute proposition subordonnée plonge dans le « es » où le « Ich » disparaît dans la fermeture définitive de l’action accomplie. Il est d’ailleurs à remarquer que Freud, pour bien souligner ce qu’il veut dire met une majuscule à « es (Es) » ce qui est volontairement contraire à l’usage. De même dans On bat un enfant, c’est par l’enfant que ça se termine en français, alors qu’en allemand Ein Kind wird geschlagen, c’est sur les coups que cela se finit.
26C’est toujours l’action ou l’état de choses qui en allemand absorbe le sujet. C’est toujours en quelque sorte par le « es » que cela se termine, comme si la chose absorbait la personne. La langue conduit l’expression de la pensée. Il est à ce propos remarquable que chacun en ait autant au service de l’autre : là où le français ne divise pas la conscience (Gewissen, Bewußtsein), l’allemand ne divise pas le Ich, puisqu’il ne peut séparer le « moi » du « Je ».
27Peut-être faudrait-il raconter Freud en français, le réécrire au fil de la langue plutôt que de tenter de le traduire selon une littéralité en l’occurrence illusoire puisque les deux langues marchent en sens inverse. A chacun son dû.