Prologue
1Quelques mots sur l’intitulé de cette table ronde, La Tâche du traducteur, (Die Aufgabe des Übersetzers), de Walter Benjamin. Et tout d’abord doit-on appeler le traducteur en allemand ou en français ? Deux versions que j’ai pu entendre au cours des interventions de cette journée. Question légitime, il me semble, car appeler Benjamin en allemand, ce n’est pas le même son qu’en français. En français cela résonne plutôt comme un prénom. Et dans de nombreuses familles il y a ceux qui sont considérés comme des benjamins par leur place dans la fratrie.
2Traduire le nom propre ce n’est pas sans conséquences pour le lecteur, ou l’auditeur. Il me souvient qu’étant enfant je lisais avec passion les ouvrages d’un auteur qui en italien résonnait ainsi : Giulio VernE (en italien, vous savez, on prononce toutes les lettres, y compris les voyelles finales). Donc, pour moi je lisais un auteur italien, qui écrivait en italien. Ce ne fut qu’en émigrant en francophonie que j’appris que l’auteur était français. Il s’appelait bien Jules Verne. Il se peut bien, j’en suis même certain, qu’il m’avait donné un goût, inscrit dans mon inconscient, pour le choix de la langue et de la culture françaises.
Traduction… avec fin et traduction sans fin
3Pour rester dans le dialogue avec l’argument que vient de développer Max Kohn, sur L’inachevé de la traduction, j’ai préféré donner un sous-titre à mon intervention, en paraphrasant un article de Freud qui date de 1937 : L’Analyse avec fin et l’analyse sans fin.
4Ce que je trouve de plus intéressant à relever pour nous psychanalystes, c’est que pour Walter Benjamin, la « demeure » de la pensée est le langage. La « raison pure » kantienne, dit-il, a négligé que toute connaissance philosophique a « son unique expression dans le langage ». Nous devons élargir le domaine philosophique à celui de la psychanalyse. Nous retrouvons ici une introduction à la conception lacanienne du symbolique que « l’inconscient — appelons cela la pensée inconsciente — est structuré comme un langage ». Je rappelle que ce texte de Walter Benjamin date de 1923. Trente ans avant le Discours de Rome. Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (1953). La position de Benjamin tient en haute considération, non seulement le langage, mais également la « parole ». Car les mots du texte original qu’il s’agit de traduire changent au fil du temps. « Il existe une maturation tardive — écrit Benjamin — pour les mots (fixés). »
5Dès lors il va introduire dans la traduction (littéraire et poétique, certes), la question de la subjectivité du traducteur. Antoine Berman le dira de façon explicite : « la subjectivité traduisante est un moment essentiel de la traduction (selon Benjamin) ». Dire que la subjectivité du traducteur est essentielle, c’est dire que le traducteur œuvre à sa tâche avec son inconscient.
6Pas d’objectivité dans la translation du sens d’un texte dans une autre langue, donc. Pas de théorie de la traduction qui vaille pour tous, et pour tous les textes. Il revient au traducteur, c’est là sa « tâche », de déterminer un sens, d’interpréter le sens en fonction du discours de l’auteur du texte original. Cela pour dire que l’essentiel n’est pas dans la traduction littérale. Je veux dire par là que le sens du texte — et ici il faut aussi distinguer, comme le fait Freud, le sens et la signification — n’est pas inscrit de façon objectivante, causaliste dans le texte. Comme le serait le symptôme psychologique déterminé par le système neuronal, dans la logique des neurosciences. Tout sens est dans le langage, et dans la parole. Voire dans la lettre et le son. Pour cela il faut qu’il y ait un traducteur pour que, grâce à son transfert-àl’œuvre (comme je le dis et reprends dans certaines de mes publications), le sens d’une œuvre, dans une langue autre que l’original, apparaisse renouvelé au fil du temps, ainsi qu’au fil des associations sémantiques du texte, grâce à la subjectivité du traducteur.
7Sa démarche ne va pas dans le sens d’une fidélité imitative de la traduction, mais dans celui d’une autre lecture. À la manière de l’analyste qui donne une autre lecture aux propos de son analysant. Elle engage la singularité du traducteur qui prend en considération l’évolution de la langue au fil de l’histoire du langage. Cela pour rappeler qu’une langue aussi évolue, et un texte traduit dans une autre langue n’est jamais le même. « Car — écrit Benjamin — de même que le ton et la signification des grandes œuvres littéraires se transforment complètement au fil des siècles, de même la langue maternelle du traducteur change. » (p.118) Il s’agit alors de déplacer le questionnement de Benjamin, qui crée un rapport intime, un lien de parenté entre la philosophie du langage et la traduction, l’une et l’autre basées sur le langage-de-la-vérité, à celui du rapport de parenté existant entre la traduction, ou le traducteur et la psychanalyse, ou l’acte analytique, en tant qu’impliquant l’un et l’autre le même langage-de-la-vérité.
8Or si de « vérité » du texte il s’agit, cela implique que la tâche du traducteur n’est pas de rendre la traduction pareille à l’original, par un « acte de translation transparente de sens » (Antoine Berman, p. 36). Il n’y a pas d’objectivité de la traduction. Comme il n’y a pas d’objectivité dans l’acte psychanalytique. Comme le dit Berman dans son analyse du texte de Benjamin, si tel était le cas « La traduction, pour parvenir à cette transparence, devrait être pour ainsi dire sans sujet, car le sujet viendrait déformer le procès de la traduction ». Pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit dans toute traduction. Il s’agit d’introduire la part subjective du traducteur au plus près des signifiants-maîtres de l’auteur. C’est une variation fondamentale car cela voudrait dire changer le transfert du sens de l’original à l’œuvre traduite, en transfert sur l’œuvre d’un auteur. Là où l’auteur et son œuvre deviennent en quelque sorte l’analyste du traducteur. Comme il en va pour l’analyse dans ses rapports à la littérature, à la poésie, au Dichter pour finir. Il ne s’agit pas de faire une psychanalyse d’une œuvre de création littéraire, mais plutôt de devenir l’analysant d’une œuvre littéraire et de son auteur, donc il s’agit de reconnaître l’étranger en soi. Son double, en somme. C’est en ce sens que Freud a pu dire que « Les créateurs littéraires sont nos maîtres ». Et Lacan de nous tenir pour avisés que le Réel est ce qui travaille le poète « en sous-œuvre ».
9À partir de ces prémisses quant à la tâche du traducteur, plus que sur la traduction, peut-on dire que l’essentiel d’une traduction est que l’inconscient du traducteur aussi est structuré comme un langage ? C’est là une autre voie royale de la psychanalyse, avec le rêve, et avec l’écriture, et qui en établissent l’intime parenté. Au sens où ces deux disciplines sont strictement liées dans la recherche sur le langage-de-la (ou sur la)-vérité.
10Cela situe mon propos vers une centralité fondatrice de la poétique de la traduction dans notre discipline psychanalytique. Relever l’intrication intime entre l’analyste et le traducteur. Tâches, celles-ci, jamais achevées, comme l’élabore pour sa part Max Kohn. Tout comme l’analyste, le traducteur est confronté à une tâche impossible. Dans la mesure où elle consiste à reprendre la traduction, on peut dire indéfiniment. En cela aussi traduire fait écho avec les trois tâches ou métiers impossibles pour Freud, enseigner, gouverner et psychanalyser. Ajoutons l’impossible traduction !
11Freud écrit à ce propos (dans L’Analyse avec fin et l’analyse sans fin, 1937) « Il semble presque qu’analyser soit le troisième de ces métiers <<impossibles>>, dans lesquels on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant. » (p. 263). Aussi j’avancerai qu’une traduction, elle aussi restera insuffisante comme une analyse que Freud appelle souvent « inachevée », et qui n’est qu’« incomplète ». La traduction aussi demande alors à être reprise, inlassablement. Le traducteur, tout comme l’analyste, a à reconnaître sa castration.
12Or, si le but d’une analyse est d’atteindre une éventuelle guérison (Lacan parle de la guérison qui n’advient que de « surcroît »), quel serait le but d’une traduction s’il n’y a pas de fin naturelle d’une traduction ? Peut-on dire par analogie — passant du verbe traduire (Übersetzung) au verbe transférer (Überträgung) — que la guérison en analyse serait une bonne traduction, à ce moment-là de la cure, et de l’histoire de l’analysant, de ses fantasmes les plus originaux ? Et qu’une bonne traduction serait celle où se révèle le sens de l’œuvre originale, tout autant que la vérité du sujet la traduisant ? Benjamin dit que l’objectif d’une « bonne traduction » est d’atteindre la « langue pure » (Reine Sprache, dit-il. Sprache, il faut le rappeler, veut dire en allemand langue et parole à la fois.) Est-ce à dire atteindre la langue vraie de l’auteur ? La parole vraie, dont parle Lacan ? La parole reine, en somme, pour le dire avec une analogue écriture de l’allemand reine, et du français reine ?
13Au moment où je vous parle ici, et où je vous écris ces lignes, je ne sais pas trop vous donner de réponses claires. Tant la nouveauté de l’articulation de ces questions me paraît grande et demande approfondissements. Nous sommes là pour cela aujourd’hui.
14J’avancerai même qu’il est vraisemblable qu’il y ait là un de mes fantasmes analogiques. Une sorte de « déjà-vu », de déjà-entendu qui met en scène des questions d’identification entre deux discours apparemment dissemblables entre eux. Traduction dans la différence de langues, et dans l’identité du sens, du pareil et de l’étranger, du même et de l’autre, du continu et du discontinu, du contenu et de la forme, de la lettre et du son. Ambivalence de l’identification bienvenue, si c’est pour qu’apparaissent de nouvelles articulations vers le discours de l’Autre. Discours non pas du semblable, mais de l’hétérogène, comme il est dit dans la présentation de ce colloque.
15Je fais mienne cette option analogique de la recherche psychanalytique, d’autant plus aisément que Freud lui-même est très clair quant à l’impossibilité de se passer des comparaisons.
16Tout en sachant, dit-il, que dans le domaine de l’analyse « les comparaisons ne mènent jamais loin ». D’ailleurs l’adage populaire ne dit-il pas « comparaison n’est pas raison » ? Pourtant celle-ci est une voie constitutive de la Poésie, voire du Dichter, le créateur littéraire. Et nous avons toujours à faire au Dichter, aux lumières métaphoriques du Poète, lorsque le rêve pointe en cours d’analyse. Rêve dont l’interprétation consiste à aider l’analysant à « traduire (son) contenu manifeste » en pensées latentes qui ont été rejetées de la conscience, écrit Freud dans L’Interprétation des rêves.
17Cette option pour l’analogie, Freud en fait le constat dans un autre texte que je vous invite à parcourir à nouveau dans ce questionnement sur la traduction, texte aussi suggestif pour les questions que j’aborde, et en particulier sur un processus toujours in progress que L’Analyse avec fin, et l’analyse sans fin.
18Je veux vous parler d’un article qui date lui aussi de 1937, Constructions dans l’analyse, là où il dit, « Je sais qu’il n’y a guère de profit à traiter en passant, comme je le fais ici, un problème aussi important. » Il vient de soulever le problème de l’équivalence formulée depuis l’antiquité par les hommes, et en particulier par les poètes, entre le rêve et la folie. « Comme ayant chacun une part de « “vérité historique” », dit-il. Et il ajoute, pour tenter de vaincre les résistances du lecteur ou le scepticisme de son auditoire : « C’est que j’ai cédé à l’attrait de l’analogie. »
19Alors demandons au poète. Le « Démon de l’analogie », dans les Divagations de Mallarmé,
21J’avais écrit « ab-sourde »… Des paroles inconnues…une phrase absourde ? Des paroles ab-sourdes peut-être ? Quelles seraient-elles ? J’essaye juste de tenter de traduire ce lapsus dans la langue de l’inconscient. La parole ab-sourde dans une phrase où je cite Freud, serait-elle l’écho de la parole de l’hystérique ? Ab, préposition latine qui indique la provenance, l’origine, serait cette parole inaudible de l’hystérique, alors que la science de l’époque restait sourde à son sens latent. Jusqu’à ce que Freud ne la traduise, et lui rende une fonction de parole-originaire de la psychanalyse. Je laisse à chacun l’option de faire résonner sa charge de signifiance. Une autre façon de traduire en langage de l’inconscient un vestige de l’histoire ab-sourde de la psychanalyse ?
22« La pénultième est morte », conclut Mallarmé.
23Lettre ou parole morte ? Certes pas. La lettre ou la parole d’une langue nous laisse entrevoir qu’un texte, ou poème en prose en la circonstance, contient plus de signifiance que sa sémantique littérale n’en peut révéler à qui fait la sourde oreille. Car si la pénultième est morte, c’est parce qu’il n’y a pas d’ultime lettre, de dernier son ou mot qui puisse clôturer le sens. Alors, même si le Démon, ou Satan ou l’Enfer de la pulsion de traduire, qui se cache dans les énigmes de la lettre, du son, du mot, ne se dévoile que par mi-dire, nous devons pour autant partir à la quête d’une autre lecture, et naviguer entre le Démon de la Poésie et la Sorcière Métapsychologie, comme Freud dira, et reprendra dans le texte sur L’Analyse sans fin et l’analyse avec fin : « Sans spéculer ni théoriser — pour un peu j’aurais dit fantasmer — métapsychologiquement on n’avance pas d’un pas. »
24Empruntant alors cette voie de l’analogie que Freud entrouvre à notre exploration du psychisme, il n’est pas sans intérêt pour nous de retrouver chez Freud et Benjamin une résonance commune pour la métaphore de l’archéologie, et de la re-construction tant pour l’analyste que pour le traducteur. Je dirai que pour nous analystes, la perspective métaphorique et métapsychologique qu’ouvre la traductologie se révèle être un analogon du travail, de la tâche même de l’archéologue — avec certes ses limites, mais aussi ses ouvertures — que Freud interpelle dans Constructions dans l’analyse. Je cite Freud lorsqu’il avance que le refoulement (au sens large, dit-il) des souvenirs de l’enfance est la raison d’être non seulement de nos interprétations, mais surtout de nos reconstructions. Il dit aussi de façon explicite que le refoulement (Verdrängung) « est un défaut (Versagung) de traduction ». À savoir que le désir refoulé est mal traduit dans le symptôme. Il faut le prendre au mot. Dans l’acte analytique, dans ce qu’on peut aussi appeler la tâche du psychanalyste, nous devons faire advenir à la conscience le sujet qui parle à son insu, en transformant la traduction fautive du symptôme, dans lequel il est aliéné, en une traduction qui libère le fantasme sous-jacent. Je ne suis pas persuadé que Freud n’ait pas lu Mallarmé, là où celui-ci dit que « La poésie rémunère le défaut des langues ».
25Cette tâche de l’analyste, dit-il, est analogue au travail de l’archéologue :
26« … l’archéologue a à faire à des objets détruits dont des parties (…) ont sans aucun doute été perdues… Pour les assembler… on en est réduit à la seule reconstruction… ». N’est-ce pas ce qu’écrit Walter Benjamin à propos de la traduction « dont, écrit-il, le fondement est profondément dissimulé (entendons refoulé) mais qui doit donc nécessairement être interprétée (il parle de la difficulté de maintenir en haut des priorités de la traduction la restitution du sens, et la fidélité de la forme littérale) ». Et Benjamin continue son propos en introduisant une métaphore qui a un lien intime avec le travail de l’archéologue, pour passer, comme Freud, de l’interprétation, à la construction. « De même qu’en effet les morceaux d’un récipient (disons par analogie ceux d’un vase ancien) pour se laisser recoller ensemble ont besoin de s’emboîter dans les moindres détails sans qu’ils aient besoin pour cela d’être semblables les uns aux autres, de même la traduction, au lieu de chercher à se rendre semblable au sens de l’original, doit se construire — je souligne ce terme — avec beaucoup de dévotion et jusque dans les moindres détails en extension de la façon dont l’original signifie dans sa propre langue… » Cela non pas pour que la traduction soit l’exact correspondant de l’original sur le plan formel, ou celui de communication, mais pour qu’à travers « la dévotion » du traducteur, — remarquons que la dévotion est une façon de concevoir le tranfert-à-l’œuvre — la traduction dise autrement ce que l’auteur a écrit, en comblant les lacunes, ou les failles de la reconstruction du texte original. En ce sens l’adage italien, que Freud a souvent invoqué dans son œuvre — grâce aussi à son travail de traducteur, traduttore-traditore, doit impliquer — s’il veut échapper en partie à la trahison du texte — la part de vérité, d’intention cachée, que le traducteur révèle dans une autre langue, ou lalangue de l’Autre, à partir de la littéralité de l’original. Tout comme l’analyste transpose, transporte, les signifiants, les textes des rêves de l’analysant sur une Autre Scène (Andere Schauplatz). Benjamin va si près de la conception d’un langage de l’inconscient, qu’il affirme que le pur langage (Reine Sprache), celui qui est le plus éloigné de la communication, comme on peut encore l’entendre de nos jours, est un langage qui n’existe que sous le mode d’un mystère. Quelque chose de l’ordre du caché, du secret. D’où l’essence même de la tâche du traducteur ne peut consister qu’à percer un peu plus le mystère de la langue, mais jamais à combler son manque à dire le tout de l’original. Ainsi c’est la nature foncièrement énigmatique de la traduction qui situe celle-ci non pas comme un doublon du texte original définitivement rendu dans la langue d’accueil, mais véritablement — au sens d’une vérité inscrite dans le mi-dire — d’une tentative épique de deviner (erraten, dit Freud à propos de l’interprétation) la part de vérité celée et scellée dans le texte.
27Cette tentative qui le confronte à une tragique inadéquation, ressemble à plusieurs égards à celle qu’occupa Raymond de Saussure dans ses recherches sur les anagrammes chez les poètes latins, moins connues que ses Cours de linguistique générale. Il y cherchait un message latent dans la reconstitution (ou reconstruction) anagrammatique du poème. Comme Freud perçait à jour les secrets du langage du rêve. Recherche jamais aboutie cependant, du moins jusqu’à ce que Jean Starobinski en fasse état dans son ouvrage Les Mots sous les mots. Ce qui permit à Lacan d’ajouter une note à son texte L’Instance de la lettre dans l’inconscient (qu’il prononça une dizaine d’année avant la parution de ses Écrits, le 9 mai 1957), que les psychanalystes n’ont, pour la plupart, pas suffisamment remarqué. Il y écrit : « La publication par Jean Starobinski, dans Le Mercure de France de février 1964, des notes laissées par Ferdinand de Saussure sur les anagrammes et leur usage hypogrammatique, depuis les vers saturniens jusqu’aux textes de Cicéron, nous donne l’assurance dont nous manquions alors. » (1966) À savoir en 1957. Ce livre de Starobinski, Les Mots sous les mots, donc, a la manière des peintures de Picasso sous sa peinture définitive. Cette note fait suite à ce qu’il disait déjà en 1957 à propos de la poésie : « Mais il suffit d’écouter la poésie — il dit bien écouter, comme on écoute les propos de l’analysant, comme on écoute aussi les images du rêve, à la manière de signifiants, comme on écoute un texte à traduire — ce qui sans doute était le cas de Ferdinand de Saussure, pour que s’y fasse entendre une polyphonie et que tout discours s’avère s’aligner sur les plusieurs portées d’une partition. »
Pour conclure
28Je vais terminer par deux anecdotes. Je les dois aux Mannoni, Octave et Maud, qui m’ont honoré de leur amitié jusqu’à la fin de leur existence.
29Octave citait volontiers que le poète anglais Thomas De Quincey se rendait régulièrement le dimanche à la messe en espagnol qui se célébrait dans une église de Londres. Pourtant il ne comprenait pas l’espagnol. Il y a fort à parier, c’est ma lecture, considérant que De Quincey était aussi un traducteur, je dirais « singulier », il y a fort à parier je disais, que dans ses poèmes il a introduit une part des sonorités ou évocations fantasmatiques créées en lui par la langue espagnole.
30Une autre anecdote est plus personnelle. Pendant deux ou trois ans de suite, en été, à la fin des années 80, j’ai eu l’occasion et le privilège d’accueillir dans ma propriété de campagne, au sud de l’Italie, un groupe d’enfants et adolescents de Bonneuil, avec leurs accompagnants. À leur retour en France, Maud Mannoni n’évitait jamais de me faire remarquer combien ces séjours en Italie avaient été bénéfiques pour l’équilibre psychique de ces enfants. Elle me disait que ces bénéfices se manifestaient aussi lorsqu’ils revenaient à Bonneuil, après des séjours en Angleterre, en d’autres années.
31Je pense que le fait pour eux d’avoir à se confronter avec une autre langue, avec la langue d’un Autre parfaitement étranger, d’avoir à se traduire autrement, provoquait un rééquilibrage, un renouage de la structure triadique borroméenne du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique. Les dits-faibles, se réappropriaient autrement de leur parole absourde.
32Je vous remercie.