Che Vuoi ? 2015/1 HS1

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Article de revue

Requiem pour une place vide

Pages 119 à 129

Notes

  • [1]
    Jacques Lacan, « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse - livre II », Le Séminaire, Seuil, 1978, p. 271.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Jacques Derrida, Demeure, Maurice Blanchot, Galilée, 1998. Terme issu de l’ancien français, que l’auteur a rappelé dans l’instant de la mort de son ami Maurice Blanchot, faisant entendre la proximité avec la mort dans cette injonction de demeurer, c’est-à-dire de rester vivant.
  • [4]
    J. Lacan, « Le moi dans la théorie de Freud… », Le Séminaire, op. cit., p. 268.
  • [5]
    Sophocle, Œdipe à Colone, GF – Flammarion, 1964, v. 1224.
  • [6]
    Maurice Blanchot, L’instant de ma mort, Fata Morgana, 1994.
  • [7]
    J. Lacan, « Le moi dans la théorie de Freud… », Le Séminaire, op. cit., p. 271.
  • [8]
    Philippe Lacoue-Labarthe, « De l’éthique à propos d’Antigone », in Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991.
  • [9]
    Maître mot par lequel Maître Eckhart visait cet état de détachement, d’égalité d’âme, de laisser-être l’égalité d’âme. Dans le lexique heideggérien, il signifie « laisserêtre », « égalité d’âme ou Sérénité ».
  • [10]
    Cf. M. Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 179. « Étant mort de ce “pouvoir mourir” qui lui donne joie et ravage, a t-il survécu, ou plutôt, que veut dire survivre, sinon vivre d’un acquiescement au refus, dans le tarissement de l’émoi, en retrait de l’intéressement à soi, dés-intéressé, exténué jusqu’au calme, n’attendant rien ? »
  • [11]
    J. Lacan, « Le moi dans la théorie de Freud… », Le Séminaire, op. cit., p. 269.
  • [12]
    J. Lacan, « L’éthique de la psychanalyse - livre VII », Le Séminaire, Seuil, 1986, p. 315.
  • [13]
    Franz Rosenzweig, L’étoile de la Rédemption (1921), trad. par Alex Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil, 1982.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Je me réfère au Système du pape Pie VI dans la Juliette de Sade, rapporté par Lacan dans « L’éthique de la psychanalyse » (Le Séminaire, op. cit., p. 249), afin d’explorer la pulsion de mort.
  • [17]
    Je fais référence ici à toute la théorie philosophique d’Emmanuel Lévinas du visage, qui par son épiphanie m’oblige et m’arrête dans mon désir de meurtre. Cette pensée est développée dans des ouvrages tels que Totalité et infini.
  • [18]
    J. Lacan, « L’éthique de la psychanalyse - livre VII », Le Séminaire, op. cit., p. 248.
  • [19]
    Je renvoie au poème de Paul Celan, Todesfugue (fugue de mort), écrit en mai 1945, à Bucarest, trois mois après la libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge.
    Lait noir du petit jour nous le buvons le soir
    nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit
    nous buvons et buvons
    nous creusons une tombe dans les airs on y couche à son aise
    Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit
    qui écrit quand il fait sombre sur l’Allemagne tes cheveux d’or Margarete
    il écrit cela et va à sa porte et les étoiles fulminent il siffle pour appeler ses chiens
    il siffle pour rappeler ses Juifs et fait creuser une tombe dans la terre
    il nous ordonne jouez maintenant qu’on y danse
    Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit
    nous te buvons midi et matin nous te buvons le soir
    nous buvons et buvons
    Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit
    qui écrit quand il fait sombre sur l’Allemagne tes cheveux d’or Margarete
    Tes cheveux de cendre Sulamith nous creusons une tombe dans les airs on y
    couche à son aise
    Il crie creusez plus profond la terre vous les uns et les autres chantez et jouez
    il saisit le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont bleus
    creusez plus profond les bêches vous les uns et les autres jouez encore qu’on y danse
    Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit
    nous te buvons midi et matin nous te buvons le soir
    nous buvons et buvons
    un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
    tes cheveux de cendre Sulamith il joue avec les serpents
    Il crie jouez la mort plus doucement la mort est un maître d’Allemagne
    il crie plus sombre les accents des violons et vous montez comme fumée dans les airs
    et vous avez une tombe dans les nuages on y couche à son aise
    Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit
    nous te buvons midi la mort est un maître d’Allemagne
    nous te buvons soir et matin nous buvons et buvons
    la mort est un maître d’Allemagne ses yeux sont bleus
    il te touche avec une balle de plomb il te touche avec précision
    un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
    il lâche ses chiens sur nous et nous offre une tombe dans les airs
    il joue avec les serpents il rêve la mort est un maître d’Allemagne
    tes cheveux d’or Margarete
    tes cheveux de cendre Sulamith.
    Trad. Olivier Favier
  • [20]
    J. Lacan, « L’éthique de la psychanalyse - livre VII », Le Séminaire, op. cit, p. 212.
  • [21]
    S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, (1939), Gallimard, 1986.
  • [22]
    Fethi Benslama, La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Aubier, coll. « Champs Essais », 2002, p. 118.
  • [23]
    Ibid, p. 120.
  • [24]
    Ibid, p. 119.
  • [25]
    Ibid, p. 120.
  • [26]
    Hegel raconte l’histoire du consul Pompée qui, curieux de savoir ce qui se trouvait dans le Saint des Saints (le tabernacle du temple de Jérusalem), n’y trouve qu’un espace vide. Il se sent mystifié, déçu, trompé. La transcendance serait-elle vide, comme l’affirme Lyotard ? Cf. Jacques Derrida, « Préjugés - Devant la loi », in La faculté de juger, Minuit, 1985, p. 126.
  • [27]
    J. Lacan, « L’éthique de la psychanalyse – livre VII », Le Séminaire, op. cit., p. 341.
  • [28]
    Cf. Éric Marty, Pourquoi le XXIe siècle a-t-il pris Sade au sérieux, Seuil, 2011, citant Heidegger où comment « les êtres vivants raisonnables doivent d’abord devenir des mortels ».

1Faute de pouvoir imaginer sa vie, le sujet imagine sa mort. Cette définition s’appliquait au héros tragique, pris dans les rets des dieux, confronté à sa destinée. C’est ce que les citoyens athéniens allaient voir au Ve siècle avant J.-C., c’est ce que nous allons voir encore de nos jours, bien que notre rapport au divin ne soit plus le même. Les dieux ont toujours été liés au destin des humains, intervenant dans leurs choix, leurs jugements, leurs crimes. C’est pour satisfaire les dieux qu’Agamemnon sacrifiera sa fille Iphigénie. Ce meurtre premier déclenchera toute une série d’autres meurtres tels qu’en témoignent les trois pièces composant l’Orestie d’Eschyle. Ce cycle se perpétuera jusqu’au moment où Athéna y mettra fin, en protégeant Oreste de la persécution des Érinyes, commuées en Euménides, déesses bienveillantes d’Athènes.

2Néanmoins, si cette vengeance de sang n’est plus au premier plan, la dimension du tragique n’en est pas moins présente et la mort reste toujours notre horizon premier. Elle l’est pour autant qu’elle est articulée à la vie. Comme l’indique Lacan, se référant à Freud, si « la vie ne veut pas guérir [1] », alors que pouvons-nous faire avec elle ? Ne pouvons-nous faire autre chose qu’être malades, livrés au mal-être et au Réel ? La vie ne serait-elle qu’ « une boursouflure, une moisissure, elle qui n’est caractérisée par rien d’autre que par son aptitude à la mort [2] » ?

3Œdipe à Colone, demeurant – pour ne pas dire demôurant comme n’eût pas manqué de l’indiquer Derrida [3] –, dans l’enceinte sacrée des « déesses redoutables », s’exprime ainsi sur son identité d’être humain : « Est-ce au moment où je ne suis rien que je deviens un homme ? » dit-il, attendant de disparaître dans les entrailles de la terre, à moins que Zeus ne vienne l’enlever. Il a pleinement réalisé sa destinée nous dit Lacan, « il l’a réalisée, jusqu’à ce terme qui n’est plus que quelque chose d’identique à un foudroiement, un déchirement, une lacération par soi-même – qui n’est plus, absolument plus, rien [4] ».

4Cette mort réalisée, Œdipe l’a souhaitée, envisagée, appelée. Il s’est mis sous sa protection, dans ses parages, de même qu’il s’est mis sous celle des déesses, qui, de gardiennes matriarcales, deviennent les Semnai (les Vénérables).

5

Mieux vaut cent fois ne pas être né ;
Mais s’il nous faut voir la lumière,
Le moindre mal est encore de s’en retourner
Là d’où l’on vient, et le plus tôt sera le mieux !

6C’est ainsi que s’exprime le chœur [5], après avoir affirmé que surgit la Mort, qui conclut tout.

7Si en effet, nous ne pouvons qu’aspirer à la rencontrer dans son devenir, comme Blanchot, nous sommes morts à condition de ne pas l’être, comme Œdipe, qui n’en sait rien, sinon comme être promis à la mort. Cette mort qui n’est qu’imminente, nous la connaissons seulement parce qu’elle est déjà advenue. Il y a un suspens du mourir, un bonheur d’être presque fusillé par les Allemands au pied de la demeure familiale, comme ce fut le cas pour Blanchot jeune homme. « Seul demeure le sentiment de légèreté qui est la mort même, ou pour le dire plus précisément, l’instant de ma mort désormais toujours en instance [6]. »

8Mort, il l’est donc déjà, il avait alors déjà accompli sa vie, comme Œdipe se crevant les yeux à l’annonce de son parricide et inceste, dans une identité davantage de victime que de responsable ou de criminel. Il est « sujet réalisé », par sa parole il a pu exprimer, comme y insiste Lacan, que la « vie [est] conjointe à la mort [7] ». Tel le « chasseur Gracchus », dans la nouvelle de Kafka, ou comme Blanchot lui-même, morts de leur vivant, survivants, le pouvoir mourir s’effectue dans l’écriture. Et s’ils meurent, c’est dans « un plaisir immense » pour Blanchot, et « content » pour Kafka.

9Nous sommes bien alors dans le domaine de l’esthétique du tragique, une « esthéthique », telle que l’a présentée Philippe Lacoue-Labarthe [8], au-delà de l’éthique du Bien que serait le Beau. Antigone, de même qu’Œdipe, dont elle devient le bâton de vieillesse, ne serait-elle pas alors de ceux qui resplendissent dans cet au-delà de la limite, dans un monde où, à la morale, se substitue une éthique qui lui préexiste ?

10Au moment de la mort, de la chute dans l’abîme, de l’Hilflosigkeit, du sans recours, l’abandon peut se retourner en grâce. C’est de cette extase dont témoigne Blanchot, dans cet « instant de la mort », où « il s’est effacé », comme il se confiera plus tard à Mascolo, et où cet anéantissement promis se transmute en un appel. Ainsi la détresse se convertit en légèreté, le sujet peut alors prendre appui sur la Gelasssenheit[9], le libre rien, et dit oui à ce qui le nie. Blanchot développera ce concept d’« acquiescement au refus [10] ». Cette position ne ressemble-t-elle pas à celle sur laquelle s’appuie le mystique, position d’ouverture et d’accueil ? N’est-elle pas aussi celle dont se prévaut le héros tragique, au moment de sa mort, position auto-érotique s’affranchissant du moi, s’offrant à l’autre et où le narcissisme n’aurait plus lieu d’être ?

11« Mort-Immortel » est ce que nous livre Œdipe, acquiesçant à sa mort en ne révélant pas le lieu de son tombeau, mais dont la présence est source de bienfaits pour la terre d’Attique. Mais quel est donc le nom de cette place vide, manquante, inconnue de ses filles, secret gardé par le roi d’Athènes ? Ce lieu vide ne les guérit-elles pas de toute possibilité de malédiction future ? Seul leur frère Polynice sera exclu de cette réconciliation, promis par son père à une mort fratricide.

12Lacan, à la suite du dénouement de ce « drame essentiel du destin », nous indique qu’Œdipe a réalisé « la parole jusqu’au bout », qu’il n’a pas failli dans sa parole, que seuls les Thébains n’ont pas su l’entendre et l’ont exilé, se privant par là même d’une « existence véritable [11] » et d’un destin heureux. C’est là, dit-il encore, que l’au-delà du principe de plaisir est réalisé, quand « la parole est complètement réalisée ». Et elle l’est. Œdipe affronte son destin, ne s’en défend pas et accepte la malédiction qui est la sienne, le sort qui l’attend, cette mort prochaine vers laquelle il va à la rencontre. Son exil n’est rien d’autre que la possibilité d’accomplir son destin, l’issue en serait-elle la mort. Mais il ne meurt pas sans s’y être préparé, et s’être affranchi de l’amour de ses filles. Il les quitte, mais ne les abandonne pas, bien au contraire, les confiant à ce roi étranger, il leur permet à leur tour d’incarner un destin et d’apprendre la valeur d’une parole assumée.

13Au bout de ce parcours, il fait entendre très explicitement cette articulation de la vie et de la mort, que l’une ne va pas sans l’autre, que l’homme, jouet des dieux, ne peut que dire son nom. C’est comme sujet de sa parole, qu’il meurt enfin, libre et non criminel. Si aliénation il y a, nous la devons à la vie même, qui se termine toujours de la même façon, dans un retour à la mort. Entre notre point de naissance où nous avons été jetés dans le monde, et la fin qui se profile, nous pouvons dire que nous avons vécu. Notre existence aura été façonnée par notre parole, qui seule pourra témoigner qu’elle a eu un sens. Ce qu’a expérimenté Œdipe, c’est que le langage, au cours de son ex-sistence, a eu une portée, et qu’elle est devenue à la fin de sa vie parole pleine. C’est ceci le secret de l’emplacement de sa tombe, dont on ne sait rien. Ce qu’il lègue à Athènes, et qui se doit de la protéger, c’est la valeur d’une parole, d’une parole exempte de malédiction. La vie n’aura en fin de compte valu que par l’apprentissage du fait que la parole se présente comme pleine et porteuse d’un sens qui nous oriente. Cette signifiance de la parole, ne l’éprouve-t-il pas déjà, préalablement, quand il résout l’énigme de la Sphynge, la précipitant dans le vide mais pour mieux incarner une malédiction. Cette épreuve ne portait-elle pas déjà sur sa parole ? N’était-ce pas lui que l’animal, à travers ses questions, déjà traquait, le laissant finalement accomplir la destinée qu’il avait à son insu préalablement amorcée ?

14Le héros tragique perçoit sa mort, comme seule terre accueillante. C’est au moment exact de sa mort que le héros tragique trouve sa raison d’être et la justification de sa vie. Il ne naît donc véritablement à sa parole qu’à cet instant précis. C’est le cas d’Œdipe, ce sera plus tard celui d’Antigone, refusant tout dialogue avec Créon et précipitant par là même sa mort. Cette dernière va incarner la position d’ « entre-deux morts », pour Lacan dans sa réflexion sur la tragédie [12]. Elle se situe dans le champ de l’Até, de la folie passagère, de l’égarement qui relève nous dit-il, du champ de l’Autre. Par son désir, et c’est en cela qu’elle intéresse le Chœur, elle viole les limites de l’Até.

15Elle ne cède en rien sur ce désir, quitte à en périr. C’est comme ça parce que c’est comme ça, ce qui permet à Rosenzweig de définir la position du héros tragique comme celle de « la solitude glaciale du Soi [13] ». Antigone, cherchant à dépasser ce malheur sans crainte et sans pitié, n’est-elle pas dans la crainte de la mort qui la rend « incapable de silence et de cri, sentant une volonté s’éveiller en elle [14] » ? Séparée à la fois des vivants et des morts (v. 852), enfermée dans le « mutisme abyssal de l’intériorité, elle rompt les ponts qui la relie à Dieu (aux dieux) et au monde. […] Sa vie reçoit la mort comme seul contenu [15]. » Cependant, pour mutique qu’elle soit, les mots, le langage et le signifiant interviennent. Quelque chose peut être dit, et elle le dit. Elle s’adresse à ses parents, Eh bien chers parents, me voici : maudite et sans mari, je viens habiter avec vous… (v. 865-866) puis à Polynice qu’elle a honoré tout particulièrement.

16Elle revient sur ses actes, sa piété, son devoir de sœur, énonce le sort qui lui est réservé pour cette fidélité à son clan. Elle dit son infortune, son statut de fiancée privée de ses noces, de son mari et enfants à venir, prête à confesser son crime si tel est le désir des dieux. Là où elle se tient, ce sont les limites du langage. Dans cette zone entre la vie et la mort, elle peut dire, se dire et se lamenter. La vie, elle n’y est plus vraiment, mais c’est de cette perte qu’elle peut se prévaloir pour justement la vivre, nous dit Lacan, sous la forme de ce qui est perdu. C’est là le moment de franchissement d’avec la vie, le moment d’irréductible beauté, de l’Até d’Antigone, où elle affronte son destin, sa mort par elle-même provoquée. Évoquant la similitude de son destin avec celui de Niobé, transformée en pierre, elle semble illustrer la définition de l’inanimé de l’instinct de mort. En s’exposant au mourir, elle s’expose à la vie, elle reste dans cet espace d’entre deux morts, mais résiste à franchir la barrière de la seconde mort, lieu de pur anéantissement.

17Tout comme Œdipe, elle sait que la vie est un détour et ainsi accepte la déréliction à laquelle elle est exposée. Elle se présente plaintive, maudite, malheureuse, infortunée, mais vivante dans un rapport au « libre rien », qui n’est pas sans rappeler celui des mystiques. Depuis la mort de Polynice, elle a effectivement franchit une frontière, mais une seule, elle l’a, dit-elle, consacrée à ses morts. (v.559)

18Désir, beauté, manque à être, empiétement de la mort sur la vie… tels sont les signifiants auxquels accède le héros tragique au terme de son parcours, tel est celui de l’homme réalisé. Mais cet éclat n’advient que si une mort première a été traversée, dans cet espace d’entre deux. Il s’agirait alors de « parler aux éclats », de résider dans l’ouvert et l’infini, de sortir de cette pétrification anéantissante, anéantissement de la vie désirée par la nature [16]. Le sacrifice aux dieux obscurs, chtoniens ou olympiens, a eu lieu, la scène de la représentation est là pour nous le rappeler. Nous n’avons peut-être plus à le perpétrer, ni à en jouir. La parole s’est substituée à ces meurtres ancestraux, auquel je joindrai également le meurtre primordial du père de la horde primitive et de Moïse l’Égyptien. Dieu le père est mort, nous n’avons plus besoin de le tuer, cependant il en existe des succédanés par le biais du fantasme.

19Si je ramène cette problématique à nos faits historiques actuels, je pourrai dire que c’est parce qu’il y a eu oubli de ce Ve siècle avant J.C. qui a vu naître la tragédie et la prophétie s’accomplir, que le meurtre par le biais d’un islamisme radical s’accomplit au Proche-Orient et dans nos contrées. La leçon des guerres et exterminations en masse du XXe siècle semble avoir été oubliée, et l’Autre du visage lévinassien [17], jamais avoir été vu. Si Aristote, dans la Poétique, nous enseigne que « la tragédie est l’imitation d’une action noble conduite jusqu’à sa fin, et ayant une certaine étendue (…) c’est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une narration, et qui, par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre ». Il insiste aussi sur la dimension du plaisir, plaisir que Lacan, reprenant ces notions articule à la « loi, qui se déroule en deçà de l’appareil psychique où nous appelle le redoutable centre d’aspiration du désir [18] ».

20Si Antigone se présente comme « victime volontaire », qu’en est-il de ces combattants de la foi ? De quelle foi et de quel désir se soutiennent-ils ?

21Freud, en 1920, dans Au-delà du principe de plaisir, énonce « qu’il existe dans le psychisme une forte tendance au principe de plaisir mais certaines autres forces ou conditions s’y opposent de sorte que l’issue fatale ne peut pas toujours correspondre à la tendance au plaisir ». Ces pulsions de mort maintenues à des stades inférieurs du développement psychique, seraient-elles à l’œuvre chez ces candidats à la guerre ? Le sacrifice de leur être répondrait-il alors à une jouissance mortifère tendant vers la non vie, une conscience de la mort culminant dans l’idée du suicide, assez proche de « l’être pour la mort » heideggérien ? Seraient-ils voués à l’enfer de la répétition mortifère, sans issue, au-delà même de l’espace entre deux morts ? L’inhumanité auquel nous introduit Sade, avec cette exaltation de la seconde mort, serait-elle celle qui régirait leur être, où aucun lieu de catharsis ne viendrait faire digue à ce déchainement des pulsions ? Sommes-nous alors condamnés à cette aube sans lendemain, sombrant dans les limbes de l’obscurité et de l’horreur du « Il y a » ?

22Cette néantisation heideggérienne de l’individu n’est peut-être pas le point de butée d’une vie qui se dissout dans la mort, bien que ce soit les sirènes auxquelles répondent ces jeunes gens. N’ayant pas pu ou su trouver dans le schéma sociétal et familial qui leur est proposé aujourd’hui, de quoi résister, ces derniers cèdent non pas à un maître venu d’Allemagne comme le prônait le poète Paul Celan [19], mais à un calife sévissant en Orient.

23La culture du héros, martyr de sa foi, deviendrait alors le modèle idéal pour cette impasse du sujet. Mourir pour une cause présentée comme juste, glorieuse, masculinisante, où Éros côtoierait Thanatos, n’est-ce pas un modèle susceptible de rallier actuellement un grand nombre de jeunes en perte de repères ?

24Dans cette course à la barbarie et à la prolifération des images qui l’illustrent, nous sommes à même de nous demander où est l’enseignement du premier monothéisme qui nous rappelle au commandement biblique : « Tu ne tueras point. » Et pour esquisser une réflexion, nous pourrons aussi revenir sur ce « Dieu est mort » entendu comme assertif et non comme toujours vivant, « ressuscité du vide laissé par sa mort dans les dieux non contradictoires dont Freud nous désigne dans la terre d’Égypte le lieu élu de la pullulation [20] ».

25Y aurait-il un Dieu de la vérité, un Dieu autrement spiritualisé, dont la représentation aurait trouvé en un autre prophète, son champion ? La trace d’un Moïse libérateur serait-elle celle à effacer ? Son meurtre, tel que le décrit Freud, dans son travail sur Moïse [21], reproduisant le meurtre du père archaïque, serait-il l’acte refoulé, autre scène tragique qui opérerait en secret et qui justifierait certains actes barbares ? Le Dieu avec lequel il dialogue dans la Bible, Dieu du buisson ardent dont il entend les paroles et qui lui permettent de guider son peuple, serait-il devenu caduque dans le déploiement théologique régnant aujourd’hui ?

26Fethi Benslama dans son travail remarquable sur la psychanalyse et l’islam [22], nous rappelle que Freud a repris la thèse de Meyer sur l’emprunt initial, par des tribus juives, de leur Dieu aux Arabes. Il me semble que les questions qu’il pose, à savoir, « comment concilier la réappropriation du Père-originaire, figure mythique de la jouissance sans limites, avec le Dieu du monothéisme ? », ainsi que « comment penser la question du père dans une religion où Dieu n’est pas le père [23] ? » En effet, nous dit-il, « l’islam exclut Dieu de la logique de la paternité [24] ». Que pouvons-nous penser alors, s’il y a, comme il le nomme, « un éloignement de la représentation de dieu de la référence au père [25] » ? Si Ismaël dans sa co-errance avec sa mère, peut-être perçu comme père, comme « lieu » d’un commencement, que pouvons-nous entendre de cette nomination par la parole divine ? Quelle est donc la vérité historique, sur laquelle nous pouvons nous appuyer, dans son écart avec le fantasme, entre un Moïse égyptien, tel que le décrit Freud et un Muhammad héritier de la voix infantile d’Ismaël abandonné dans le désert ? Peut-être alors, toujours à suivre Fethi Benslama, est-ce une affaire de traduction, d’un Moïse à l’autre, d’un prophète à l’autre, d’une représentation originelle à l’autre. Mais qu’en est-il du meurtre du père, tel que l’expose Freud dans son Moïse, succédané de celui du père de la horde primitive de Totem et tabou ?

27Dans cet entrelacs de questions s’entremêlant les unes aux autres, celle, peut-être primordiale qui s’en dégage, est celle de la Jouissance du meurtre. Au-delà du principe de plaisir, le drame actuel auquel nous assistons aujourd’hui ne repose-t-il pas sur cette origine non refoulée et à cette conjonction de la vie et la mort, telle que nous l’avons exploré avec Œdipe et Antigone. Le monde tragique comme le monde juif, à travers le lieu vide du Saint des Saints (le tabernacle du temple de Jérusalem [26]), font résonner le vide comme préalable à toute Loi, comme rien, articulé au principe de plaisir, et interdisant par la même l’explosion du Jouir. Hors, dans l’affirmation de la vérité d’un Dieu omnipotent, d’une seule trace éradiquant celles laissées par les deux monothéismes initialement développés, quel désir, comme désir de rien, peut-il se constituer ? Son inexistence ne peut qu’aboutir à une déliaison des pulsions, et nous livrer au meurtre le plus radical où la parole n’a plus aucune chance de symbolisation. À « ne pas reconnaître le manque à être, à ne pas le promouvoir comme étant l’articulation essentielle du non savoir comme valeur dynamique [27] » nous tombons dans le fanatisme le plus absolu. Le sexuel corrélé au langage ne jouerait plus son rôle, et la seule réponse aux impasses du désir, serait alors la guerre, une guerre au nom de Dieu. À ne pas pouvoir élaborer son rapport à la mort, comme vivant, par la vertu du signifiant, seuls les enfers comme espace de souffrances s’offrent à nous. Nulle expression du beau dans ce qui ne s’apparente aucunement au suicide mystique d’une Antigone, mais qui n’est que le reflet de ces refus qui fondent l’être. N’y aurait-il pas alors, en ce début de XXIe siècle confusion entre ce qui nous a été légué comme pensée philosophique du l’être pour la mort, le Dassein heideggérien, nous renvoyant à l’angoisse de l’être et une idée plus ancienne où un au-delà viendrait à notre secours, nous offrant, de par notre sacrifice, un paradis de récompenses et de plaisirs. Nous n’aurions plus alors devant nous des êtres vivants, mais à leur place, à l’abri de l’être, juste des mortels [28]. Dans cette perspective, il est alors juste de se questionner sur la place qui résulte alors de ce que nous espérons encore comme sujet parlant, comme être de manque (manque à être, manque à jouir) et ces devenus mortels peut-être, en proie à une déréliction de l’être.

Notes

  • [1]
    Jacques Lacan, « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse - livre II », Le Séminaire, Seuil, 1978, p. 271.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Jacques Derrida, Demeure, Maurice Blanchot, Galilée, 1998. Terme issu de l’ancien français, que l’auteur a rappelé dans l’instant de la mort de son ami Maurice Blanchot, faisant entendre la proximité avec la mort dans cette injonction de demeurer, c’est-à-dire de rester vivant.
  • [4]
    J. Lacan, « Le moi dans la théorie de Freud… », Le Séminaire, op. cit., p. 268.
  • [5]
    Sophocle, Œdipe à Colone, GF – Flammarion, 1964, v. 1224.
  • [6]
    Maurice Blanchot, L’instant de ma mort, Fata Morgana, 1994.
  • [7]
    J. Lacan, « Le moi dans la théorie de Freud… », Le Séminaire, op. cit., p. 271.
  • [8]
    Philippe Lacoue-Labarthe, « De l’éthique à propos d’Antigone », in Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991.
  • [9]
    Maître mot par lequel Maître Eckhart visait cet état de détachement, d’égalité d’âme, de laisser-être l’égalité d’âme. Dans le lexique heideggérien, il signifie « laisserêtre », « égalité d’âme ou Sérénité ».
  • [10]
    Cf. M. Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 179. « Étant mort de ce “pouvoir mourir” qui lui donne joie et ravage, a t-il survécu, ou plutôt, que veut dire survivre, sinon vivre d’un acquiescement au refus, dans le tarissement de l’émoi, en retrait de l’intéressement à soi, dés-intéressé, exténué jusqu’au calme, n’attendant rien ? »
  • [11]
    J. Lacan, « Le moi dans la théorie de Freud… », Le Séminaire, op. cit., p. 269.
  • [12]
    J. Lacan, « L’éthique de la psychanalyse - livre VII », Le Séminaire, Seuil, 1986, p. 315.
  • [13]
    Franz Rosenzweig, L’étoile de la Rédemption (1921), trad. par Alex Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Seuil, 1982.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Je me réfère au Système du pape Pie VI dans la Juliette de Sade, rapporté par Lacan dans « L’éthique de la psychanalyse » (Le Séminaire, op. cit., p. 249), afin d’explorer la pulsion de mort.
  • [17]
    Je fais référence ici à toute la théorie philosophique d’Emmanuel Lévinas du visage, qui par son épiphanie m’oblige et m’arrête dans mon désir de meurtre. Cette pensée est développée dans des ouvrages tels que Totalité et infini.
  • [18]
    J. Lacan, « L’éthique de la psychanalyse - livre VII », Le Séminaire, op. cit., p. 248.
  • [19]
    Je renvoie au poème de Paul Celan, Todesfugue (fugue de mort), écrit en mai 1945, à Bucarest, trois mois après la libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge.
    Lait noir du petit jour nous le buvons le soir
    nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit
    nous buvons et buvons
    nous creusons une tombe dans les airs on y couche à son aise
    Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit
    qui écrit quand il fait sombre sur l’Allemagne tes cheveux d’or Margarete
    il écrit cela et va à sa porte et les étoiles fulminent il siffle pour appeler ses chiens
    il siffle pour rappeler ses Juifs et fait creuser une tombe dans la terre
    il nous ordonne jouez maintenant qu’on y danse
    Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit
    nous te buvons midi et matin nous te buvons le soir
    nous buvons et buvons
    Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit
    qui écrit quand il fait sombre sur l’Allemagne tes cheveux d’or Margarete
    Tes cheveux de cendre Sulamith nous creusons une tombe dans les airs on y
    couche à son aise
    Il crie creusez plus profond la terre vous les uns et les autres chantez et jouez
    il saisit le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont bleus
    creusez plus profond les bêches vous les uns et les autres jouez encore qu’on y danse
    Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit
    nous te buvons midi et matin nous te buvons le soir
    nous buvons et buvons
    un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
    tes cheveux de cendre Sulamith il joue avec les serpents
    Il crie jouez la mort plus doucement la mort est un maître d’Allemagne
    il crie plus sombre les accents des violons et vous montez comme fumée dans les airs
    et vous avez une tombe dans les nuages on y couche à son aise
    Lait noir du petit jour nous te buvons la nuit
    nous te buvons midi la mort est un maître d’Allemagne
    nous te buvons soir et matin nous buvons et buvons
    la mort est un maître d’Allemagne ses yeux sont bleus
    il te touche avec une balle de plomb il te touche avec précision
    un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
    il lâche ses chiens sur nous et nous offre une tombe dans les airs
    il joue avec les serpents il rêve la mort est un maître d’Allemagne
    tes cheveux d’or Margarete
    tes cheveux de cendre Sulamith.
    Trad. Olivier Favier
  • [20]
    J. Lacan, « L’éthique de la psychanalyse - livre VII », Le Séminaire, op. cit, p. 212.
  • [21]
    S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, (1939), Gallimard, 1986.
  • [22]
    Fethi Benslama, La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Aubier, coll. « Champs Essais », 2002, p. 118.
  • [23]
    Ibid, p. 120.
  • [24]
    Ibid, p. 119.
  • [25]
    Ibid, p. 120.
  • [26]
    Hegel raconte l’histoire du consul Pompée qui, curieux de savoir ce qui se trouvait dans le Saint des Saints (le tabernacle du temple de Jérusalem), n’y trouve qu’un espace vide. Il se sent mystifié, déçu, trompé. La transcendance serait-elle vide, comme l’affirme Lyotard ? Cf. Jacques Derrida, « Préjugés - Devant la loi », in La faculté de juger, Minuit, 1985, p. 126.
  • [27]
    J. Lacan, « L’éthique de la psychanalyse – livre VII », Le Séminaire, op. cit., p. 341.
  • [28]
    Cf. Éric Marty, Pourquoi le XXIe siècle a-t-il pris Sade au sérieux, Seuil, 2011, citant Heidegger où comment « les êtres vivants raisonnables doivent d’abord devenir des mortels ».
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