Che Vuoi ? 2015/1 HS1

Couverture de CHEV1_HS01

Article de revue

Le geste meurtrier

Pages 105 à 118

Notes

  • [1]
    Giorgio Agamben, La Communauté qui vient Théorie de la singularité quelconque, trad. Marilène Raiola, Seuil, 1990.
  • [2]
    Platon, La République, 344 d.
  • [3]
    Il faudrait citer ici deux ouvrages qui vont beaucoup plus loin que ce développement et qui en sont le cœur : Giorgio Agamben, Moyens sans fins Notes sur la politique, trad. Danièle Valin, Paris, Rivages, 1995, p. 67sq. Et GillesDeleuze, Spinoza Philosophie Pratique, Paris, Minuit, 1981, passim.
  • [4]
    Spinoza, Éthique, trad. Charles Appuhn, Paris, Flammarion, 1993.
  • [5]
    Ceci demanderait un long développement sur « ce que peut le corps » qui n’aurait pas sa place ici.
  • [6]
    Sigmund Freud, « Éphémère destinée », [1915], in Résultats, Idées, Problèmes I, PUF, 1991, p. 234.
  • [7]
    Ibid., p. 235 – 236.
Il ne manque de rien même s’il ne se suffit pas à lui-même.
Il n’est au contraire que dans la tension vers un au-delà qu’il n’atteindra jamais.
Sinon il cesserait d’être ce qu’il est – un geste.
Alfonso Cariolato, « Le geste de Dieu » Sur un lieu de l’Éthique de Spinoza Marginalia de Jean-Luc Nancy

1Un camion de volailles plein de cadavres humains laissé au bord de l’autoroute autrichienne près de la frontière hongroise…

2Des gamines qui se font exploser sur les marchés au Nigéria… Tous les moyens de transport menacés par de jeunes fanatiques équipés pour tuer…

3Les espaces publics devenus dangereux…

4Un comité de rédaction au travail dans un espace privé décimé… La représentation de la mort est partout. La sauvegarde, le salut nulle part.

5Hier les « hors-sol » étaient les Juifs, aujourd’hui ce sont les « sans feu ni lieu » qui errent à travers un immense territoire répertorié comme l’Europe…

6Répéter toujours le même appel à la mort sur ce territoire réduit à un espace criminel et criminogène qu’on voudrait encore croire démocratique…

7Où ? Qui ? Comment ? Pourquoi ?

8La singularité humaine est-elle devenue à ce point quelconque ? – Qu’est-ce : quelconque ? N’importe qui ou tel que de toute façon il importe : quodlibet ens[1].

9Il y avait bien au préalable la disparition de la figure de l’homme annoncée par Foucault – mais il s’agissait du savoir et de son archéologie ou de sa généalogie. Alors que partout aujourd’hui et demain c’est la lutte finale, essentielle plutôt !… Polemos… Pouvoir… Anarchie aussi bien…

10Héraclite, j’écris ton nom.

11C’est la liberté qui compte, dit l’autre (Fillon)…

12Sursaut final, pour le coup, de l’humanisme et de ses Droits, orchestré par la politicanaillerie des faux prétendants. Quel tri ? – Platon, à l’aide !

13C’est le vivre ensemble qui est mis en cause à tous les niveaux de ce qu’on appelait jadis Societas.

14Pourquoi et comment le rassemblement (il ne faut surtout pas dire communauté !) des psychanalystes y ferait exception ? Oui, sans une approche du sujet par le discours, on ne s’en sortira pas.

15Questionner aussi la croyance, le thumos (le courage, la fierté [2]). Enfin l’action – qu’est-ce qui caractérise les actes, les gestes, l’humanitairerie, la guerre (exercices de l’Otan en Allemagne et en Europe de l’Est), la gesticulation…

L’humaine condition

16Non pas le passage à l’acte mais précisément le geste de tuer : d’où s’origine une telle violence dans le tissu social : exister simplement, peut-être, je voudrais essayer de comprendre ou du moins de questionner.

17Une mutation est en train de se produire sous nos yeux selon laquelle une violence inouïe embrase et épuise ce qui fait le commun de la vie. Une métamorphose véritable, presque biologique, a changé nos croyances et le destin même de certaines communautés, du moins, pas toutes, pas encore… Mais une répétition forcenée y pousse certaines, intégristes, maniaques ou mélancoliques.

18Je voudrais questionner cette mutation non pas à partir d’une analyse idéologique, quelle qu’elle soit, mais à partir de l’analyse du geste de tuer, de supprimer une vie, sans appel et sans salut et en s’exceptant soi-même du châtiment par jugement et justice, en passant en coulisse, tout simplement (se tuer soi-même) – et là, le spectacle ou la séquence spectaculaire s’arrête, cut ! Autre plan séquence.

19La publicité longuement analysée par Guy Debord il y a peu est devenue sanguinolante par djihad interposé.

20Même s’il y a derrière une folie sanguinaire qui arrête la pensée et sidère, essayons de garder les yeux ouverts sur ce qu’il faut bien appeler notre réalité. Garder les yeux ouverts serait justement se garder de toute idéologie à caractère sociologique ou politique, pour revenir à l’avoir-lieu du crime, au geste fou qui se croit libérateur.

21Qu’est-ce qui reste de l’humaine condition dans des sensations (aísthêsis) aussi folles ? [3] L’humaine condition (Montaigne) ne renvoie pas à un champ particulier de l’histoire des cultures mais à l’expression de la culture elle-même. Il s’agit bien de la condition du sujet humain comme tel, dont la mutation extraordinaire dans le développement de l’espèce s’accomplit le jour où les hommes entreprirent pour la première fois de donner une sépulture à leurs morts, au lieu de les abandonner aux charognards – tel, aujourd’hui, aux passeurs sans foi ni loi. On crut alors que la vie avait un sens, qu’on pouvait croire à autre chose que le simple fait d’exister.

22Freud donna la raison de cet événement en démontrant que le phénomène de la croyance était l’étoffe même du langage en acte et qu’il n’y avait pas plus de croyance sans langage que de langage sans croyance.

23Les divers objets de la croyance ont, en effet, tous un statut représentatif : dieux des religions, convictions politiques, furia des supporteurs sportifs ou des embrassements amoureux. Or les représentations sont en permanence remplacées les unes par les autres, elles s’effacent, s’exacerbent, se renversent en leur contraire. Ainsi les croyances donnent-elles corps aux jeux du langage, supportent au quotidien le désir de l’homme et, au-delà, soutient sa vie psychique.

24Celui qui n’a pas été introduit à la puissance signifiante qui met en branle la constellation des représentations, le sujet, dit psychotique, est exclu de l’univers de la croyance. L’incroyance (Unglauben), dira Freud, est la pierre de touche de la condition folle : le fou est celui qui ne croit pas au monde parce qu’il ne croit pas à la puissance du langage.

25Mais « n’est pas fou qui veut… ».

26Notre réalité est plutôt faite d’actes insensés. C’est pourquoi il faut descendre encore plus bas que le « thumos » et le délire, sur le terrain des pulsions. Là où la vie est faite de petits riens. Là où se pose la question d’un « ethos », d’une coutume antérieure à toute formule.

27Ne même plus avoir la moindre idée de ce qui nous pousse à tel acte plutôt qu’à tel autre prépare le moment où la vie psychique s’arrête ou s’effondre. L’insensé peut prendre la figure de l’humaine condition où les objets du monde deviennent des images d’objets, incapable de soutenir aucun désir, vidées de toute charge libidinale : la condition mélancolique.

28À l’encontre de ce destin, la manie donne à voir l’homme assigné à la flambée de ses désirs en raison de l’impuissance du système représentatif à les contenir. Cet homme-là a soumis le sujet à son empire (la femme dont il dit être amoureux, l’entreprise où il travaille, le leader charismatique qu’il suivrait en enfer, c’est le cas de le dire) en le réduisant au rang d’une marionnette agitée en tous sens. L’inverse donc de la poupée de chiffons inerte de la mélancolie.

29Deux catastrophes dont il est très difficile de suivre le fil rouge. Celui de Freud est le Unglauben ou la croyance délirante ? Pourquoi ? Parce que dans toute croyance comme dans tout désir il y va du discours de l’Autre. Et si l’Autre est en défaut radical, c’est le délire qui vient se constituer comme un Réel.

30Si dans l’histoire contemporaine fleurissent des communautés – ou plutôt des hordes – maniaques qui se disent intégristes c’est que le manque manque. Il ne faut pas qu’il y ait le moindre manque : ainsi l’intègre, l’intégrité. Or tout système symbolique suppose ce défaut qu’est le manque.

31Deux catastrophes dans la Kultur – beaucoup plus qu’un malaise… – d’un côté délitement des civilisations (fin de l’histoire, si on veut), – Paul Valéry – de l’autre « le désert croît » – et la malédiction de Nietzsche est encore de trop car ça se fait tout seul, en quelque sorte… La « Waste Land » de T.S. Eliot ou « la Terre Gaste » est-elle notre terre promise ?

Freude, Freude

32Un sursaut et non un surmoi est nécessaire, ici, en l’occurrence. Le surmoi pousse à la jouissance au sens lacanien. Le sursaut va dans le sens de l’éveil, ailleurs que dans le sens de l’objet de la satisfaction, plutôt dans le sens de l’accomplissement de l’exister et même, de l’« eks », c’est-à-dire dans le sens d’un accomplissement qui n’accomplit pas, justement, qui n’achève pas, qui ouvre sur une béatitude à la Spinoza plutôt, laquelle ne s’accomplit ni par un savoir ni par une fin dernière mais par la joie.

33La joie est l’accomplissement de l’exister. Y croire exige ce sursaut hors du temps. Alors tout a un prix, une valeur. Quiconque (quodlibet ens). On accède à autre chose, un autre niveau spirituel qui accorde un prix absolu à ce qui est absolu parce que c’est absolument autre.

34La joie porte au-delà de soi et permet de regarder le monde avec le regard des vertus théologales chrétiennes : la foi, l’espérance et la charité. Décriées bien sûr ! À voir. Ces forces-là, au moins, ne sont pas destructrices comme celles à l’œuvre sous nos yeux effarés. La foi qui ouvre sur la charité, tel que l’autre, de toute façon, importe.

35Raviver l’étymologie de ces mots est urgent. Pourquoi appelle-t-on certaines personnes : chéries ? C’est la même chose, ce mot presque ridiculisé a un sens très fort : accorder un prix absolu à ce qui est absolu, relatif à rien d’autre. Avoir foi en lui ou en elle et rien d’autre, quand bien même je ne sais rien et je ne maîtrise rien, construit ce qu’on appelle un couple, construit le deux, comme dit Badiou.

36Je vais dans le sens de la joie, en ne confondant évidemment pas Spinoza et le christianisme, parce que notre temps est triste. La joie est à l’opposé de la jouissance du meurtre, lequel n’a jamais eu la réputation d’être charitable, parce que du côté du crime et de la violence et non de la patience. Faut-il qu’Allah soit grand pour couvrir de telles exactions ! Jupiter lui-même avait des comportements plus subtils…

Ad usum vitae

37Restons avec Spinoza, un moment, pour ouvrir l’espace confiné du meurtre. L’espace de l’Éthique est un espace de paix à l’opposé de celui que nous proposent les sociétés démocratiques où les puissants sont condamnés à s’affronter entre eux à l’heure de la mondialisation. « Seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns envers les autres » dit-il. Essayons de le suivre pour comprendre en quoi la guerre de chacun contre chacun, qui nous enferme, pourrait s’ouvrir.

38À la fin du scolie de la proposition 49 qui clôt la deuxième partie de l’Éthique, le philosophe hollandais énumère les avantages « ad usum vitae », c’est-à-dire en ce qui concerne la vie pratique, qui découle de la connaissance de sa doctrine. Quatre points qu’il faut citer sur toute la longueur :

39

« Il ne reste plus qu’à indiquer combien la connaissance de cette doctrine est utile dans la vie (…) :
1) Elle est utile en ce qu’elle nous apprend que nous agissons par le seul geste de Dieu et participons à la nature divine et cela d’autant plus que nous faisons des actions plus parfaites et connaissons Dieu davantage et encore davantage. Cette doctrine donc, outre qu’elle rend l’âme tranquille à tous égards, a encore l’avantage qu’elle nous enseigne en quoi consiste notre plus haute béatitude, à savoir dans la seule connaissance de Dieu, par où nous sommes induits à faire seulement les actions que conseillent l’amour et la piété. Par où nous connaissons clairement combien sont éloignés de l’appréciation vraie de la vertu ceux qui, pour leur vertu et leurs actions les meilleures, attendent de Dieu une suprême récompense ainsi que pour la plus dure servitude, comme si la vertu même et le service de Dieu n’était pas la félicité et la souveraine liberté.
2) Elle est utile en ce qu’elle enseigne comment nous devons nous comporter à l’égard des choses de fortune, c’est-à-dire qui ne sont pas en notre pouvoir, en d’autres termes à l’égard des choses qui ne suivent pas de notre nature, à savoir : attendre et supporter, avec une âme égale, l’une et l’autre faces de la fortune, toutes choses suivant du décret éternel de Dieu avec la même nécessité qu’il suit de l’essence du triangle, que ses trois angles sont égaux à deux droits.
3) Cette doctrine est utile à la vie sociale en ce qu’elle enseigne à n’avoir en haine, à ne mépriser personne, à ne tourner personne en dérision, à n’avoir de colère contre personne, à ne porter envie à personne. En ce qu’elle enseigne encore à chacun à être content de ce qu’il a, et à aider son prochain non par une pitié de femme, par partialité, ni par superstition, mais sous la seule conduite de la raison, c’est-à-dire suivant que le temps et la conjoncture le demandent (…).
4) Cette doctrine est utile encore grandement à la société commune en ce qu’elle enseigne la condition suivant laquelle les citoyens doivent être gouvernés et dirigés, et cela non pour qu’ils soient esclaves, mais pour qu’ils fassent librement ce qui est le meilleur [4]. »

40En quoi nous serait-il utile de savoir ou de croire que le geste du tueur ou de l’assassin ne correspond à aucune nécessité de nature ?

41Nous comprenons fort bien qu’il est « hors de lui », ni rationnel ni libre, cependant il pose un geste qui s’inscrit bien dans un temps et dans un espace parfaitement déterminés. Cette césure entre le sujet et son geste caractérise justement le « hors de nous », la folie irreprésentable d’un tel geste parce que nous ne pouvons pas, sur un plan imaginaire, partager quoi que ce soit avec cette figure qui n’appartient plus au commun d’un monde dans lequel ce qui a lieu a bien lieu effectivement alors que le geste instantané de tuer n’a lieu que dans un « non-lieu », c’est-à-dire occupe un espace sans se confondre avec lui.

42D’où l’effet de sidération. Nous ne pouvons plus rien partager avec un geste qui se veut pur geste, sans perte, intègre, intégriste, l’effet mortel n’étant pas un moins mais un plus. Nous disons aujourd’hui un geste inconscient.

43Nous ne pouvons partager que le langage, le monde du ou des discours. L’assassin n’est pas dans quelque discours que ce soit, il est hors discours. Il agit dans un monde sans perte, il ne parle plus, il est hors langage et hors langue parce qu’il ne partage et ne supporte aucun manque, aucune perte (respect, dit-il) – alors que les parlants ne partagent que le même rapport au manque (ce qui laisse la porte ouverte à la grâce, s’il y a au moins aveu, c’est-à-dire reconnaissance d’un manque partagé – mort où est ta victoire ?)

44Le geste de grâce fracture le sens et salut l’imprévisible d’un sujet qui vient, dans l’après-coup – ou s’en abstient, quand, comme c’est assez régulièrement le cas de nos jours, il se porte à lui-même le coup de grâce, comme on dit, ce qui dans son système de pensée ne représente qu’une petite perte passagère. Fantasme de toute puissance dans lequel la mort n’est rien.

45Dans la culture de l’Occident, dominée par la figure d’un Dieu-Père tout puissant (figure judéo-chrétienne et fort peu musulmane), et dans la culture de la psychanalyse (le mythe de la horde primitive élaboré par Freud donne la raison du culte du Père idéal), les croyances rattachées à cette figure ont institué un espace mental du conflit, de la rivalité et de l’angoisse dans lequel l’homme est coupé de lui-même.

46Ce n’est déjà pas mal de le reconnaître mais il faut aller plus loin.

47Ce que me semble avoir fait Spinoza dans son époque tourmentée où l’assassinat avait lieu à sa porte.

48Son Éthique est tout sauf bâtie sur des principes abstraits et n’est d’un bout à l’autre que le déroulement d’un principe pratique de réconciliation entre l’homme et ce qu’on appelait encore le cosmos, et, partant, avec le Nebenmensch et lui-même. Spinoza était certain que l’homme pouvait et devait se débarrasser des puissances trompeuses de l’imaginaire (ce dont Freud est moins sûr, d’où le Malaise).

49Par contre il a bien vu les effets mortifères du meurtre monothéiste et du meurtre œdipien qui en est la représentation laïque parce qu’il a établi la solidarité entre le microcosme et le macrocosme [5], ce qui est une façon ancienne de nommer ce que Freud désigne par l’inconscient.

50En tant qu’individus nous sommes captifs du constat des différences, les petites et les grandes que nous prenons pour des hiérarchies. Il s’agit plutôt pour Freud comme pour Spinoza d’installer chacun à la place ontologique qui est la sienne, destituant un souverain bien devenu sans objet et montrant que toutes les formes de concurrence ne sont que les avatars des revendications infantiles refoulées.

51Installation qui ouvre l’accès au divin pour Spinoza et pour Lacan.

52Mais le passage au diabolique insiste et répète toujours. Guerre et Paix.

53Revenons sur quelques points développés par le philosophe hollandais, victime, en son temps, faut-il le rappeler, d’un acte d’excommunication majeure (le herem) produit contre lui par la communauté hébraïque d’Amsterdam en 1656. Tout acte d’intolérance donne à réfléchir. L’Éthique, c’est-à-dire sa philosophie pratique, ne fut publiée qu’à titre posthume car derrière un tel titre, voulu comme tel, les dispositions ontologiques et théologiques du début du traité sont sous le signe d’une même praxis : il s’agit de se conduire ou plutôt, comme le traité le montre, il s’agit d’une connaissance qui s’opère dans une conduite.

54Cette extrême originalité met au jour quelque chose qui travaille la psychanalyse aussi bien : il y va d’une éthique pré-philosophique qui s’occupe du séjour et de la conduite des hommes qui n’ont ni dieux, ni maîtres, ni hors d’eux ni en eux-mêmes.

55Non pas une série de normes ou de préceptes mais le trait qui marque une distance et permet de se poser dans une nouvelle proximité par rapport à la « chose qu’il y a ».

56Une vitesse extrême et une suspension libre, un écart et une attente. La pensée à l’œuvre ici n’est pas une pensée qui serait éthique (au pire, de façon moraliste), où l’objet demeurerait séparé de l’acte de la pensée, mais une insistance vers la mise en question de l’éthos même de la pensée.

57Dans cet ordre d’idées, ce qui choque d’emblée, dans le passage cité plus haut, ce qui fend la pensée, c’est le « nos ex solo Dei nutu agere » nous agissons par le seul geste de Dieu, et plus nous nous approchons d’une perfection, plus nous comprenons ce qu’il peut y avoir de divin dans l’exister même.

58Quand on essaye de poser quelques jalons pour comprendre davantage la spécificité de l’acte de tuer, on demeure fendu entre la force de cet acte et l’impuissance qui le caractérise. En effet, dans ce qu’écrit Spinoza, toute illusion par rapport à la souveraineté de l’assassin s’envole de façon nette et radicale. Par contre, du côté des victimes, même si l’enchaînement des gestes peut sembler obéir à une série de causes nécessaires aux yeux de l’intellect, ce qui apparaît d’abord, au niveau de la combinaison des corps qui sont là, c’est une série insensée et contingente de pulsions – Spinoza dirait d’affections. Libre arbitre totalement absent, d’un côté, contrainte atroce de l’autre.

59C’est ce qui se joue là, au niveau du désir, qui nous intéresse, plutôt que le face à face classiquement philosophique entre liberté et nécessité. Et nous laissons carrément tomber les accusations de « naturalisme », d’ « anti-humanisme » et d’ « athéisme » qui n’ont pas manqué d’accabler le philosophe en son temps, tout en remarquant qu’elles reprennent une belle vigueur aujourd’hui.

60Rien dans le réel n’est ni bon ni mauvais. La finalité que nous donnons à nos actions ne repose que sur une totale ignorance des causes éternelles et parfaites de la nature de notre être fini : « la puissance des choses est leur propre nature et celles-ci ne sont pas plus ou moins parfaites selon qu’elles flattent ou offensent le sens des hommes, selon qu’elles s’accordent avec la nature humaine ou lui répugnent ».

61Mais il y en a un qui recherche les bonnes choses (sur-vivre) et un autre qui les fuit (¡ viva la muerte !). C’est bien la preuve que nous ne désirons pas une chose parce qu’elle est bonne, mais nous la disons bonne parce que nous la désirons. Quelle cohérence dans cette perspective strictement déterministe ?

62En tout cas, si, comme le disait Lacan : « je ne parle jamais de liberté », – faut-il ajouter : pas plus d’égalité ou de fraternité (si ce n’est de frérocité) – alors ce n’est pas de moralité dont il faut parler mais encore et toujours de désir. Lequel, dans le cas qui nous occupe est abrupt : désir de vie, désir de mort, l’un et l’autre, et soudain l’un en face de l’autre.

63Parler de désir, ici, est abusif si tout désir est accompagné de conscience, comme dit Spinoza. Ce qui manigance (geste fort peu divin), ce qui machine c’est la pulsion dans son vis-à-vis polémique : vie, mort. Parler d’idéal, même transcendant, est inutile. Ce ne sont même pas deux êtres humains proches mais deux « modes finis » qui ne cherchent qu’une seule chose, persévérer dans leur être ou accroître leur puissance d’agir – mode fini parce que partie d’une totalité infinie qui a nom Natura ou Dieu.

64Comment ? Un bourreau et sa victime, dans la réalité, ne seraient que deux aspects d’un tout, dans sa vérité ? On voit bien que, là, il y a un décalage, insupportable en plus. Un excès pourrait-on dire : comme si l’exister débordait vers autre chose. C’est de ça dont il s’agit dans un meurtre : un excès de toute part qui fait trou dans l’enchaînement des causes. Seule une connaissance, une certaine forme de connaissance peut cerner ce trou-matisme, un état d’esprit que Spinoza nomme « béatitude ».

65On a du mal à entendre ce mot qui sublime pourtant la procession des affects. Aller de Spinoza à Freud et retour est lassant. Même si le but est d’élever la pratique et la compréhension de ce que nous faisons, à condition qu’un psychanalyste soit là, ou soit le « là », comme disait Martin Heidegger, c’est-à-dire ouvre une possibilité d’existence. Impossible métier, répondait Freud.

66La procession des affects mérite qu’on la suive. Elle couvre de significations ce déterminisme étouffant. Et qui dit procession dit ordre croissant ou diminuant. Le désir et son formidable appétit se lit aussi bien au niveau du corps qu’au niveau de l’esprit. L’affect qui affecte les deux est ce qui grandit ou diminue. Croissance : joie – décroissance : tristesse. Voilà les trois affects-sources : désir, joie, tristesse. Tous les autres découlent de là. Amour, générosité, courage, espoir d’un côté et de l’autre : haine, envie, jalousie, crainte. Il est intéressant de noter que l’amour et la haine ne sont que des affects dérivés, l’un de la joie, l’autre de la tristesse, parce que accompagnés d’une cause qui vient de l’autre extérieur. Avec un deuil par exemple nous sommes sur la frontière de ce que Lacan appelait l’hainamoration.

67Les désirs sont susceptibles de subir l’action des causes extérieures surtout quand la puissance d’agir du corps est modifiée par elles. On parlera alors de passions. Non pas que le désir soit devenu passif, c’est l’âme qui subit parfois. Alors que plus la puissance d’agir du corps est grande et diversifiée, plus l’âme est éternelle. Or les deux ne font qu’un si bien que parfois nous expérimentons, nous sentons que nous sommes éternels.

68Cette éternité n’a rien à voir avec la vie après la mort. C’est l’expérience même du corps où les sens ne sont plus assujettis aux appétits et se déploient en dehors de toute finalité. Ce point nous permet de revenir à la scène du crime, à l’acte meurtrier.

69N’est-ce pas étonnant de constater après coup, quand les enregistrements le permettent, que l’assassin a tout son temps ! S’éprouve-t-il hors du temps ? Je ne crois pas. Il rassemble plutôt en soi la durée, non pas une durée sempiternelle mais séparée. Son corps est tellement rassemblé et concentré sur son geste qu’il est là sans avoir un lieu pour autant, il n’est pas le « là ». Le temps et l’espace sont fermés. No future. La victime, elle, n’a que le temps de la surprise, de la stupeur plutôt, dans un espace clos.

70Nulle pensée ne s’élève de ce non-lieu. L’ex-ister s’arrête. Alors que l’agir commun des hommes pour notre philosophe, agir qui s’inscrit dans le geste de Dieu, ouvre sur une exigence de pensée elle-même gestuelle. Dit en d’autre termes : non pas une pensée sur l’existence ou de l’existence mais chaque fois, un geste de pensée qui se met en relation avec l’existence comme à ce qui immanquablement la provoque et lui échappe toujours par son excès.

71Les hommes et les femmes sont des gestes qui se renvoient l’un l’autre et qui renvoient à autre chose, sans que ce renvoi puisse jamais s’apaiser dans quelque chose d’accompli et de définitif.

72Parler est un geste symbolique traversé d’imaginaire. Tuer est un geste réel ou qui se veut tel, d’où l’insupportable.

Ce qui est douloureux aussi peut être vrai

73Au terme de cette méditation sur le geste meurtrier à partir d’une métaphysique du geste dont la source est l’Éthique de Spinoza, j’ai souhaité remonter en deçà du phénomène lui-même pour essayer de ne pas porter de jugement au sens de la faculté de juger et au sens juridique. Essayer d’affronter la violence de la chose comme telle sans aller chercher d’autres causes que l’ex-ister même. Et nous avons pu constater que du côté du meurtrier, de l’assassin, du bourreau, l’exister s’arrête non par achèvement mais par fermeture – comme si on enlevait le « ek » et que tout se bloque. Du côté de la victime, l’excès, trop c’est trop. Reste l’attachement à la vie parce qu’il n’y en a pas de rechange. La victime croit à la mort, le bourreau n’y croit pas – rien qu’une passe plus ou moins vile : couper des têtes, faire couler le sang – un rituel sacrificiel offert aux dieux obscurs en pure perte. Même les enfants… Plus d’innocence, tout est de trop.

74C’est pourquoi l’acte de tuer est la base même de la guerre comme la douceur de la parole est la base de la paix. Impossible dans le monde animal qui n’a jamais connu de loi mais son instinct, pas bête du tout d’ailleurs, mais qui s’arrête au code : tuer la proie pour survivre, montrer sa puissance au rival importun et, très exceptionnellement, l’assassinat d’un qui erre et n’appartient pas à la horde.

75Le sursaut proprement humain, en cas de massacre, commence avec le travail du deuil qui n’est pas banal et évident mais une grande énigme, dit Freud. « Ce qui est douloureux aussi peut être vrai [6]. » Toute destinée, aussi bien celle des vivants que de leurs œuvres est éphémère. Le dégoût ou la révolte devant une perte inestimable, qu’il s’agisse de la beauté du corps et du visage humain ou d’un temple et d’une statue admirable sont des réactions psychiques qui ont à voir avec le désir de persévérance qui nous habite mais fort peu avec la réalité. Freud pense au contraire que la limitation dans la possibilité de jouissance augmente le prix de celle-ci. C’est notre libido qui se cramponne à ce qu’elle a perdu. Là est le deuil de la perte. Mais si douloureux soit-il, il s’arrête spontanément après un temps d’élaboration plus ou moins long.

76Freud écrivit ces pages d’espoir en 1915. Souffrir le moins possible de l’expérience de la fragilité de toute vie et de toute chose : « Un an plus tard, la guerre éclatait et dépouillait le monde de ses beautés (…) détruisait les œuvres d’art qu’elle frôlait sur son passage (…) brisait aussi notre fierté pour les acquisitions de notre civilisation, notre respect de tant de penseurs et d’artistes, nos espoirs de surmonter enfin les différences entre les peuples et les races. Elle souillait l’éminente impartialité de notre science, faisait apparaître notre vie pulsionnelle dans sa nudité, déchaînait en nous les esprits mauvais que nous croyions durablement domptés par l’éducation poursuivie au long des siècles par les plus nobles d’entre nous. Elle rendait notre patrie de nouveau petite et le reste de la terre de nouveau vaste et lointain. Elle nous dépouillait de tant de choses que nous avions aimées et nous montrait la caducité de maintes choses que nous avions tenues pour persistantes [7] ».

77Et garder en haute estime les biens culturels que nous reconstruirons encore plus durablement… Oui, à condition d’ajouter cette phrase de Spinoza déjà citée : « seuls les hommes libres sont très reconnaissants les unes envers les autres ».


Date de mise en ligne : 01/01/2018

https://doi.org/10.3917/chev1.hs01.0105

Notes

  • [1]
    Giorgio Agamben, La Communauté qui vient Théorie de la singularité quelconque, trad. Marilène Raiola, Seuil, 1990.
  • [2]
    Platon, La République, 344 d.
  • [3]
    Il faudrait citer ici deux ouvrages qui vont beaucoup plus loin que ce développement et qui en sont le cœur : Giorgio Agamben, Moyens sans fins Notes sur la politique, trad. Danièle Valin, Paris, Rivages, 1995, p. 67sq. Et GillesDeleuze, Spinoza Philosophie Pratique, Paris, Minuit, 1981, passim.
  • [4]
    Spinoza, Éthique, trad. Charles Appuhn, Paris, Flammarion, 1993.
  • [5]
    Ceci demanderait un long développement sur « ce que peut le corps » qui n’aurait pas sa place ici.
  • [6]
    Sigmund Freud, « Éphémère destinée », [1915], in Résultats, Idées, Problèmes I, PUF, 1991, p. 234.
  • [7]
    Ibid., p. 235 – 236.

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