Che Vuoi ? 2016/1 N° 1

Couverture de CHEV1_001

Article de revue

Carte postale

Pages 59 à 66

Notes

  • [1]
    Le Maghreb c’est l’Occident en arabe, drôle de retour !
  • [2]
    Hannah Arendt, « Que reste-il ? La langue maternelle reste », entretien avec Günter Gau, in La langue maternelle, Association culturelle Eterotopia France, coll. « Rhizome », 2015.
  • [3]
    Citée par Barbara Cassin in, La nostalgie, Fayard, coll. « Pluriel », 2015.
  • [4]
    Jacques Lacan, « L’étourdit », in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 490.
Pour Francis
Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil,
avec de temps en temps une carte postale du pays…
Samuel Beckett

Amour de la langue ?

1Enfant, plusieurs langues parlaient autour de moi. Le français bien sûr, langue dite maternelle, toujours aussi encombrant à parler, à écrire. Le judéo-arabe, l’arabe dialectal, l’arabe de la maison et de la rue, langue privée des adultes d’où les enfants étaient exclus. L’espagnol et le judéo-espagnol des vieilles femmes en noir dont le chant un peu triste accompagnait le sommeil des enfants. Et puis, l’hébreu, l’hébreu psalmodié, chant et langue de la prière.

2Plus tard l’allemand, langue perdue et oubliée.

3Parfois, toujours dans l’enfance, avant de dormir, une drôle de langue résonnait. Une voix inconnue parlait dans une langue qui l’était tout autant. Voix et langue expulsées du gouffre du sommeil, accélérées ou ralenties, modulées comme le son d’une bande magnétique. Hallucinations de l’endormissement. Appel du rêve, de son ombilic ?

4Toutes ces langues mêlées entre elles, aux odeurs, aux corps, à la proximité des corps qui les parlaient, toutes ces langues étaient comme une seule langue. Pour le coup, langue maternelle à tout jamais perdue.

5J’ai beaucoup de plaisir à entendre parfois certaines personnes, souvent du Maghreb [1], dans un parfait bilinguisme s’exprimer en français, puis en arabe, passer d’une langue à l’autre comme s’il s’agissait d’une seule et même langue. Il en est peut-être ainsi pour eux. Je les envie un peu. Combien faut-il connaître de langues pour en parler une ? Est-il possible de rebrousser ce chemin ? Parler une seule langue ouvre-t-il la possibilité de retrouver peu à peu toutes celles qui ont été perdues ?

6Dans un entretien avec Günter Gau [2], à la question : « Que vous reste-t-il de l’Europe pré-hitlérienne ? », Hannah Arendt répond : « La langue reste… j’ai toujours refusé, consciemment refusé de perdre ma langue maternelle. » Sa réponse s’appuie sur son expérience d’exilée. Après l’Allemagne Arendt vécut en France puis aux USA. Même si, en exil, elle parla et écrivit le français et l’anglais, elle conserva toujours une plus grande proximité avec l’allemand, proximité qu’elle attribue à son rapport intime avec la poésie de sa langue maternelle. Mais, en tant qu’exilée et traductrice, elle fut confrontée à la pluralité des langues.

7« Pluralité des langues : s’il n’y avait qu’une seule langue, nous serions peut-être plus assuré de l’essence des choses », avance-t-elle dans son Journal de pensée[3]. « Étant donné que l’objet, qui est la représentation des choses, peut s’appeler aussi bien “Tisch” que “table”, cela indique que quelque chose de l’essence véritable que nous fabriquons, que nous nommons nous échappe… l’équivocité de sens qui est donnée avec la langue (l’est) avant tout avec les langues ». L’équivocité de sens serait responsable de l’équivocité chancelante du monde et de l’insécurité de l’homme qui l’habite, toujours selon Arendt, équivocité conséquence de la pluralité des langues.

8Avec Victor Klemperer, on peut penser que l’appauvrissement d’une langue est peut-être, avant tout, perte des équivoques.

9Appeler un chat un chat, revient à faire fi du chas de l’aiguille, du shah d’Iran, du chachacha et de tous les cha qui ne manquent pas d’exister dans toutes les autres langues ! Les réfugiés, exilés et autres immigrés sont des pourvoyeurs d’équivoques et d’enrichissements de la langue du pays accueillant. Comment définir alors l’identité d’une langue, quels échos et correspondances venant des autres langues ? Aucune langue ne peut dire la complexité du monde. Toutes les langues existantes et perdues suffiraient-elles ? Le mélange des langues fait barrage à la perte d’équivoque. Exemple : le mot « Franc » qui a donné France et Français est d’origine allemande ! Équivoque de la France qui doit son nom à son meilleur ennemi.

10Est-ce la raison pour laquelle Lacan avance dans « L’étourdit » : « Une langue, entre autres, n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister [4] », puis, il poursuit : « C’est la veine dont le réel, le seul pour le discours analytique à motiver son issue, le réel qu’il n’y a pas de rapport sexuel, y a fait dépôt au cours des âges. »

Étymologie plutôt qu’origine

11Plus que l’origine trop souvent labellisée ou conduisant à un retour sans fin, l’étymologie par la mosaïque de sens et de possibilités qu’elle peut déployer est, en soi, souvent marquée par l’équivoque. Mais, quelle est l’étymologie du mot « équivoque » ? Que nous dit le Dictionnaire historique de la langue française ?

12« Équivoque » : empruntée au bas latin aequivocus « à double sens », composé de aequus (égal) et de vocus (dérivé de vox, vocis « voix », « paroles, mots »). Au départ comme adjectif : « jeu de mots reposant sur l’homophonie », l’adjectif qualifie, par extension, des choses diverses qui reçoivent par hasard le même nom ; cette valeur logique a disparu : elle correspond aux notions d’homonymie et de polysémie. Comme substantif, d’abord « mauvais jeu de mot », puis « caractère de ce qui prête à des interprétations diverses », « incertitude manque de clarté, qui laisse hésitant ».

13Plusieurs remarques ; « voix » et « mot » en latin ont la même étymologie, vocis. Dans la voix il y a du mot et inversement. Hors sens, les sons qui sortent de la voix sont déjà des mots. Les bègues ou certains enfants dits-autistes en sont les témoins. À la fois adjectif et substantif, équivoque renvoie à un jeu de ou sur un signifiant qui peut renvoyer à un autre signifiant par homophonie, polysémie ou homonymie.

Nom de nom, homonymie

14Mon père reçut, un jour, le courrier suivant :

15Cher Monsieur,

16J’ai le plaisir de vous annoncer que le tome I des Œuvres complètes de F.G.L. dans la Bibliothèque de la P. va être réimprimé au mois de juin 2016. Aussi, je me permets de vous demander si vous avez noté des corrections (qui ne modifieraient pas la mise en page) à apporter au volume. En regardant le dossier de F.G.L., je me suis aperçu que vous n’aviez pas de corrections à faire lors de la réimpression de 2003, mais je préférais tout de même vous poser de nouveau la question. Les délais sont malheureusement très courts : il me faudrait votre réponse au plus tard le 15 avril. Par ailleurs, n’étant pas certain que vous habitiez toujours à la même adresse, j’ai recherché dans les Pages blanches, qui m’ont mis sur la piste de celle-ci.

17Je vous prie de croire, cher Monsieur, en l’expression de mes sentiments les meilleurs,

18G.L.

19Cette lettre n’avait pas trouvé le bon destinataire. En fait, elle s’adressait à A.B. mort quelques années plus tôt. A.B. était le cousin et homonyme, de nom et de prénom, de mon père. Un peu plus âgé que mon père, agrégé d’espagnol, il avait connu et traduit le grand poète espagnol F. G. L. ; il en fut, pendant longtemps le traducteur référent. Compagnon de route d’A. C. qu’il avait connu bien avant que celui-ci ne devienne un grand écrivain. Il fut également un grand ami de J. D. journaliste et directeur d’un grand hebdomadaire. Cette méprise n’était pas la première. Et comme ils ne partageaient leur homonymie avec personne d’autre, cette erreur se reproduisit, dans les deux sens, à plusieurs reprises. Mon père avait une relation lointaine mais très cordiale avec ce cousin. Bien que, à mon grand regret, je ne l’aie jamais rencontré, il représentait, pour moi, une sorte de fierté un peu idiote. C’était quelqu’un de connu et de reconnu pour son travail intellectuel qui avait fréquenté de célèbres écrivains, et il se nommait comme mon père. Comme si, par homonymie interposée, je pouvais aussi bénéficier de sa toute relative célébrité.

20Cet homme, ce cousin de mon père, avait vécu un drame épouvantable. Sa jeune sœur, Denise, avait débuté des études en France. En 1942, à l’âge de 18 ans, cherchant à rejoindre sa famille en Algérie, elle fut arrêtée à Marseille puis déportée à Auschwitz où elle partagea, avec d’autres, le destin, cruel et atroce, que l’on sait. J’ai appris, par une amie commune, que bien des années plus tard, jusqu’au seuil de la mort, cet homme pleurait toujours avec la même peine cette sœur disparue. Cette amie me raconta comment il lui était arrivé de le recueillir, chez elle, dans un état de grand désespoir.

21C’est par hasard que j’avais appris l’existence de Denise. Longtemps j’avais cru que la Shoah avait épargné, du moins dans leur chair, mes proches et ma famille. En visitant un jour le mémorial de la Shoah à Paris, je m’étais attardé devant ces grands murs où sont alignés les noms de tous les Juifs de France déportés et exterminés dans les camps. Passant d’un nom à l’autre, d’une colonne à une autre, je recherchais les noms que j’aurais pu connaître. Drôle de sentiment que de parcourir toutes ces listes, le recueillement et la peine se mêlaient à la colère. Quelques années plus tôt, j’avais eu une telle impression. C’était en visitant la synagogue Vieille-Nouvelle à Prague, où sur les murs sont inscrits les noms des Juifs tchèques tués par les nazis. Énumération sans fin comme une gigantesque pierre tombale.

22À Paris, ce jour-là, au Mémorial, en parcourant cette liste, d’un coup je vis mon nom. Expérience d’étrangeté, comme si mon nom si familier, parmi tous ces noms, m’était presque devenu étranger. Moment un peu irréel. C’est ainsi que je découvris, dans le même temps, l’existence et l’anéantissement de Denise par la présence de mon nom gravé sur cette pierre.

23À la demande de mon père, je répondis à la lettre de l’éditeur. S’en suivit un échange de courriel entre lui et moi.

24Cher Monsieur,

25Le 4 avril dernier vous avez adressé un courrier à mon père A. B. qui m’a demandé de vous répondre. Je me permets donc de répondre pour lui.

26En fait, il y a confusion de personne. Celui à qui vous souhaitiez vous adresser, traducteur de F.G.L., est un cousin homonyme de mon père et est décédé depuis plusieurs années.

27Désolé pour vous, Bien cordialement,

28P.B.

29Cher Monsieur,

30Je vous remercie de votre réponse et suis désolé de cette confusion. (Et le fils du cousin homonyme de votre père m’a appelé entre-temps pour me dire que son père était décédé.)

31Merci encore d’avoir pris la peine de m’écrire.

32Bien cordialement à vous,

33G.L.

34Cher Monsieur,

35Je suis très étonné par votre réponse. À ma connaissance et à celle de C. C. qui était très proche de lui, votre A. B. n’avait pas d’enfant.

36Une énigme ?

37Bien cordialement.

38P.B.

39En écrivant ce message, un vertige m’envahit, provoqué par un impossible à dire et à écrire. Ce qui me vint en premier fut d’écrire « à ma connaissance A.B. n’avait pas eu d’enfant ». Dire les choses ainsi aurait été me nier moi-même. Mettre à la suite, par écrit, le prénom et le nom de mon père et dire qu’il n’avait pas eu d’enfant était l’impossible. Si mon père n’avait pas eu d’enfant, alors dans quelle lignée pourrais-je m’inscrire ? Qui était mon père ? D’où la formule que je choisis : « votre A. B. n’avait pas d’enfant ». Le « votre » venant recouvrir le précipice qui s’était ouvert devant moi.

40Cher Monsieur,

41J’ai probablement mal compris au téléphone… Ou fait une association d’idée trop rapide et malencontreuse, et créé involontairement une énigme où il n’y en a pas (j’en suis désolé). Ne demeure qu’une seule certitude : celle de l’appel téléphonique.

42Merci encore d’avoir corrigé mon erreur.

43Bien cordialement,

44G.L.

45Fin des échanges

Le nom propre comme équivoque, l’équivoque du propre du nom

46Il reste des zones d’ombre sur l’origine, encore heureux !

47Mon nom (Bel Hamech) serait un nom d’origine arabe qui signifierait « celui qui a de l’humeur à l’œil ».

48Or, d’un autre côté Hamech est un mot hébreu qui signifie « 5 ». Les cinq doigts de la main ont une signification symbolique, reprise par la tradition populaire. Le « hamssa » signifie « cinq », hamech en hébreu, et symbolise la main divine. Le cinq n’est pas seulement le nombre des doigts d’une main, le nombre des cinq livres de la Torah, mais aussi la valeur numérique de la lettre Hé () qui à elle seule représente le tétragramme, nom divin imprononçable. D’où la tradition de porter sur soi ce talisman protecteur. Tradition commune aux peuples du Maghreb.

49Est-il préférable d’être la main de Dieu plutôt que l’humeur de l’œil ?… peut-être ni l’un ni l’autre et pourquoi pas les deux ?

50Et comme dans « équivoque » il y a la dimension du Witz, pour conclure, une histoire, histoire juive comme il se doit :

51Moshé va voir le Rabbi de son shtetel pour savoir ce qu’est le temps. « Le temps, répond le Rabbi, est une flèche. » Un peu incrédule, à l’occasion d’un voyage, Moshé va consulter le Rabbi de la ville voisine, qui lui répond : « Le temps n’est pas une flèche. »

52Déboussolé, de retour dans son shtetel, il rapporte à son Rabbi les paroles du grand Rabbi de la ville. « Oui, répond son Rabbi, bien sûr, on peut le dire aussi comme ça. »


Date de mise en ligne : 28/02/2018

https://doi.org/10.3917/chev1.001.0059

Notes

  • [1]
    Le Maghreb c’est l’Occident en arabe, drôle de retour !
  • [2]
    Hannah Arendt, « Que reste-il ? La langue maternelle reste », entretien avec Günter Gau, in La langue maternelle, Association culturelle Eterotopia France, coll. « Rhizome », 2015.
  • [3]
    Citée par Barbara Cassin in, La nostalgie, Fayard, coll. « Pluriel », 2015.
  • [4]
    Jacques Lacan, « L’étourdit », in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 490.

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