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Article de revue

Prise de risque ou recherche de sécurité ?

Dilemmes dans la vie d'un groupe de formation en Gestalt-thérapie en Irlande du Nord

Pages 199 à 214

Notes

  • [1]
    Sean Gaffney, 1.
  • [2]
    Sean Gaffney, 1, 2, 3, 4. Malcolm Parlett, 1999. Gordon Wheeler, 1991. Georges Wollants, 2012.
  • [3]
    Conseiller psychologique ou accompagnant.
  • [4]
    Série de trois films réalisés en 1964 par le Dr Everett Shostrom, dont un avec Fritz Perls, intitulés Three Approaches to Psychotherapy
  • [5]
    Gordon Wheeler, 1991.
  • [6]
    Sean Gaffney, 5.
  • [7]
    couleurs symboliquement attribuées, vert pour les nationalistes irlandais, catholiques en majorité, et orange pour les unionistes, protestants en majorité, qui eux demandent le maintien de l’Irlande du Nord sous la couronne britannique.
  • [8]
    Loyaux à la couronne britannique.
  • [9]
    Frank Burton, 1978.
  • [10]
    Sean Gaffney, 2.
  • [11]
    cf. vignette 3 p.11.
  • [12]
    Elaine Kepner, 1998.
  • [13]
    Sean Gaffney, 4.
  • [14]
    Sean Gaffney, 3.
  • [15]
    Cf. vignette 3.
  • [16]
    Georges Wollants : « Le principe de la meilleure forme… Nous organisons nos relations avec les autres dans la meilleure forme possible ».
  • [17]
    Kurt Lewin, 1.
  • [18]
    Sean Gaffney, 1 et 3.
  • [19]
    Sean Gaffney, 1 et 3.
  • [20]
    Poète d’Irlande du Nord, prix Nobel de littérature, 1995.
  • [21]
    […] Cette fameuse réticence Des gens du Nord, ce bâillon imposé Par l’endroit et le moment : oui, oui. Je chante ces « Six Comtés » où pour être sauvé Il ne faut que sauver la face Et surtout, parler pour ne rien dire. (trad. de l’auteur).
  • [22]
    Open House, in Gaffney 2 : ouverture de séance de travail où le groupe est invité à offrir toute question, information, commentaire (ou rien), et qui peut donner forme à ce qui suit.
  • [23]
    Kurt Lewin, 1.
  • [24]
    cf. vignette 3.
  • [25]
    Joseph Zinker, 2008.
  • [26]
    Bud Feder, 2008.
  • [27]
    Manifestations loyalistes de décembre 2012 à mars 2013.
  • [28]
    Frank Burton, 1978.
  • [29]
    Kurt Lewin, 2.
  • [30]
    Philip Lichtenberg et al., 1994.
  • [31]
    Cf. vignette 3.

1Face à un groupe dont je suis membre, famille, amis, équipe de travail, association, je suis sans cesse mise en face du choix : me joindre aux autres ou rester sur mon quant-à-soi. Ce dilemme « existentiel » entre l’appartenance, le « faire partie de », et la séparation et l’« être à part » [1], nous en faisons l’expérience avec acuité dans les groupes de Gestalt, formation ou thérapie, microcosmes sociaux où se jouent et s’explorent nos choix relationnels.

2Face à un choix d’intervention dans une situation, que ce soit dans le domaine personnel ou professionnel, nous faisons toujours un calcul rapide, conscient ou non, des risques encourus. A l’extrême, choisir le zéro-risque peut mener à l’insatisfaction ou l’immobilisme, et de l’autre côté, foncer en ignorant le risque peut mettre en danger une relation, un boulot... Ce dilemme « prise de risque ou recherche de sécurité » prend un sens plus poignant encore lorsque le contexte où l’on opère est miné de dangers, présents ou remémorés en séquelles post-traumatiques – tel celui de Belfast aujourd’hui, émergeant d’un conflit colonial séculaire.

3Ces deux axes, tirés par deux couples de forces (fig.1) me semblent utiles pour comprendre les dynamiques de frontière-contact dans les groupes avec lesquels je travaille à Belfast depuis plusieurs années. Faire le choix de se taire pour rejoindre et se faire accepter dans un groupe, voire s’emmurer dans un silence solitaire pour éviter le danger, sont des réalités encore aujourd’hui.

4C’est avec reconnaissance que je cite ici l’influence de Kurt Lewin et l’utilité pratique de sa théorie, heureusement mieux reconnue aujourd’hui pour son apport à la Gestalt-thérapie [2]. Lewin a influencé mon travail directement et aussi à travers le travail effectué avec mon superviseur Seán Gaffney et les collègues de mon groupe de supervision. A tous et toutes, merci. Les erreurs sont les miennes.

tableau im1

Les groupes

5Les groupes à la base de cette réflexion sont constitués de dix à quinze adultes âgés de vingt-cinq ans à la soixantaine, en fin de formation de counsellor[3] ou exerçant déjà ce métier, généralement dans une orientation éclectique ou rogérienne, et qui veulent s’initier à la Gestalt-thérapie, souvent superficiellement abordée dans leur formation. La technique de la chaise vide et la séance de Perls avec Gloria [4] structurent le fond de l’expérience du groupe [5] lorsque nous nous rencontrons pour la première fois en septembre. Certains sont des travailleurs sociaux, des coaches ou des enseignants qui ont entendu parler de la Gestalt comme cadre d’intervention possible dans leurs domaines. Leurs expériences de formation ont été pour la plupart traditionnelles, et cette première approche de la Gestalt-thérapie par le biais de la participation à un travail de groupe expérientiel les déconcerte à plusieurs niveaux.

6La formation de base, sur un an, consiste en des séances hebdomadaires de deux heures trente dont une heure quarante-cinq de processus de groupe, suivi d’une pause et d’une demi-heure de réflexion théorique. Celle-ci comprend une partie enseignée, avec aides cognitives de style lewinien (comme les diagrammes fléchés ci-inclus), et vise à apprendre aux participants à théoriser et à développer des concepts qui décrivent la totalité des situations du groupe.

7Tous les deux mois, je présente mon travail en groupe de supervision, mené par Seán Gaffney, et cet autre groupe résonne avec les thèmes du groupe de formation. Ces thèmes sont retravaillés dans le groupe de formation, que je tiens informé des réflexions de ce forum où il est « connu en tant que groupe ». Il est à noter que la diversité au sein du groupe de supervision – nationalité, politique, religion, orientation sexuelle entre autres – en fait un espace « parallèle » propice à l’approfondissement des thèmes du groupe de formation [6].

Le champ de travail

8Grenobloise de naissance, fille d’immigrés, irlandaise d’adoption depuis plus de trente ans, me sentant française/irlandaise/ européenne/citoyenne du monde suivant le contexte, ce qui me vient au seuil de ce travail d’écriture est tout d’abord un diaporama d’images et d’impressions mêlées :

9Belfast, avec sa mosaïque verte et orange [7] d’apartheid qui ne dit pas son nom, ses rues ornées de fresques aux thèmes politiques, militaires, identitaires, ses émeutes récentes de jeunes venus des quartiers loyalistes [8], descendants des colons britanniques, se sentant laissés pour compte dans le processus de paix, et brandissant le drapeau britannique que l’Hôtel de Ville a décidé de ne plus arborer que certains jours de l’année, comme le reste des bâtiments officiels…

10Il est vrai que les parallèles abondent entre mon expérience et l’histoire difficile de l’Irlande telle que la portent les membres de mes groupes – ancienne colonie britannique partiellement décolonisée : le thème du retour de l’émigré (même en visite), l’expérience de se sentir étranger dans son propre pays, d’essayer de se faire accepter dans un groupe de l’« autre bord », le thème d’un conflit historique compris différemment suivant l’appartenance à l’un ou l’autre groupe, et à la génération à laquelle on appartient…

Rencontrer un nouveau groupe dans le contexte de Belfast

11Projeter avec awareness (et un degré d’ironie) est une chose. Projeter tout le temps avec tout le monde, afin de survivre dans un pays en guerre, a été la réalité de beaucoup en Irlande du Nord. Calculer rapidement au moyen d’indices comme le prénom, l’adresse, le tee-shirt de l’équipe de foot, et bien d’autres, la probabilité que la personne en face soit amie ou ennemie, a pu sauver la vie de plus d’un, et encore aujourd’hui permet de limiter le risque de confrontations ou de conversations difficiles. A tel point qu’un sociologue [9] en a fait une étude en 1978, et décrit cette action du « telling », qu’on peut ici traduire, non par « dire », mais par « deviner » ou « inférer » de quel bord est l’autre. Dans d’autres situations coloniales, le colonisé et le colonisateur s’identifiaient plus facilement par le costume, la langue, la couleur de peau ou les traits. En Irlande, la lecture du terrain était plus délicate !

12Nouvelle arrivée dans les années 70, et bientôt militante politique, j’ai dû apprendre à saisir et traiter tous ces indices rapidement. « Telling » est devenu réflexe – comme un logiciel installé dans le cerveau et qui marche en continu. On ne parle d’« eux » qu’entre soi. À mi-voix les données sont échangées, les hypothèses confirmées : « Il m’a dit qu’il était allé à Inst » (lycée protestant), « Ils ont appelé leur fille Naoimh » (nom gaélique, donc catholique), etc.

13Chaque été, je prends contact individuellement avec chaque participant potentiel à la formation. De l’information personnelle communiquée émerge, que je le veuille ou non, un profil assez précis de la personne : non seulement âge, sexe, profession, et niveau d’éducation, mais aussi classe sociale, appartenance à la communauté nationaliste ou unioniste, quelquefois même tendances politiques probables et degré de pratique religieuse. Tout cela contribue à former à l’avance un « groupe imaginé » [10]. Mon logiciel marche, mais il n’est plus binaire. Et lorsque le groupe me rencontre la première fois, mon prénom français, une trace d’accent et mon introduction leur laissent peut-être supposer que je suis la personne venant d’ailleurs, sans partie prenante ni a priori. Il faut du temps pour établir la sécurité qui permettra de dévoiler tout ce tissu de projections [11].

Le champ groupe/facilitateur

14Elaine Kepner [12] définit trois niveaux d’intervention pour un facilitateur de groupe de Gestalt : au niveau groupal, interpersonnel, et intrapsychique. Par mon expérience de travail de groupe, ma formation et ma préférence, je n’interviens jamais à ce dernier niveau, et très peu souvent en interpersonnel. L’essentiel de mon travail consiste à répondre au groupe en partageant ce que je vois et ce que je ressens en face de ce groupe, et des sous-groupes qui se font et se défont au fil des figures et des thèmes. Toute expérimentation émergera de ce champ groupe/facilitateur, et visera à offrir au groupe la possibilité de se configurer autrement. De ce fait, les participants sont mis face à leur appartenance au groupe.

15En adoptant la perspective de l’Autre environnemental du groupe, je me mets en position de « ressentir tout événement comme émergeant de ce champ à son niveau collectif, même si c’est l’expression d’un individu [13]. » De même que la thérapeute se doit d’être accessible à son patient dans la totalité de son expérience pour permettre à celui-ci de développer son sens de lui-même en relation avec l’Autre, de même le facilitateur d’un groupe expérientiel se met ainsi à la disposition du groupe dans sa quête d’awareness groupale, son questionnement sur ce « nous » qui émerge.

16Bien sûr le groupe n’a pas d’awareness au sens où un individu peut en faire l’expérience dans l’ici et maintenant, mais plutôt un sens de lui-même rétrospectif, puisqu’il ne peut exprimer de désir ou de besoin groupal qu’après des échanges quelquefois longs entre participants, et plus souvent seulement en fin de séance de travail, lorsqu’on se retourne sur ce qui s’est passé, et qu’on en infère les besoins implicites, présents dans le champ groupe/ facilitateur, qui ont organisé la situation [14].

17Par exemple après la première moitié d’une séance qui était faite de silences, d’interventions de participants sans qu’on y donne suite, de regards détournés [15], je décris au groupe ma sensation – comme un vide au niveau de la gorge et les épaules raides – et ce que j’ai vu et entendu le groupe faire – et je pose la question : « Quel est le besoin du groupe ici en ce moment pour qu’il se soit mobilisé et ait agi ainsi ? ». Le groupe entame une discussion que je laisse se développer sans intervenir, sauf à reposer la question en terme de groupe de temps en temps. Le paradigme groupal est quelque peu éloigné de la culture qu’on appelle occidentale, qui tend à privilégier l’individuel, y compris en psychothérapie. Après une discussion animée, en contraste complet avec le silence d’avant, et encouragé par mon adhésion au principe de Prägnanz [16] le groupe annonce que c’est sa façon de « rester en sécurité, puisque je refuse de leur enseigner la théorie au tableau dès le début de la classe ! » Suit une discussion sur l’apprentissage expérientiel où je m’accorde cinq minutes au tableau – au milieu des rires – pour dessiner un cycle d’apprentissage et le comparer au cycle de l’expérience. Le groupe par la suite continuera à passer par des moments de silence similaires à celui décrit plus haut, mais en échangeant des regards avertis, comme pour dire, « aha, c’est cela, ce que nous faisons, on doit avoir besoin de se sentir en sécurité… ». Awareness groupale ?

18Le rôle du facilitateur est de garder le regard « flou », un champ visuel élargi et une perceptivité éveillée – intéroception, extéroception et proprioception –, afin de suivre l’énergie des figures, la musique du groupe, les thèmes qui émergent, et de s’utiliser comme « compteur » enregistrant l’impact du groupe. A son contact, le groupe s’apparaît à lui-même. Et les participants prennent conscience peu à peu de cette entité qui est autre que la somme de tous ces individus, et qu’ils peuvent influencer et changer, et en la changeant, changer eux-mêmes, c’est-à-dire apprendre au sens lewinien du terme. D’une certaine façon, le facilitateur est la sagefemme du groupe, qui aide le groupe à accoucher de lui-même en devenant plus transparent, plus fluide, plus apte à accepter et exercer l’influence, à s’exprimer ou à se contenir.

19Suivant Lewin, le comportement de la personne est fonction de son espace de vie [17] à ce moment, c’est-à-dire du champ de la personne et de son environnement phénoménal. Pour un participant du groupe, ce champ comprend tout ce qui est présent à la personne de sa vie psychologique dans le groupe et ailleurs, et donc son expérience de frontière-contact avec tous les participants, et tous les sous-groupes de participants (paires, trios, etc.), ainsi que le facilitateur, tout cela traversé par les figures et thèmes qui résonnent pour cette personne.

20Par exemple, une force importante dans l’espace de vie d’une participante à un certain moment sera sa position par rapport à la porte de la salle, à laquelle elle ne veut jamais tourner le dos, car « de là vient le danger »… une séquelle post-traumatique de la guerre qu’elle porte dans son vécu corporel. Pour un autre, ce sera le comportement de deux participants qui ont eu un différend « non-fini » (à son sens) la semaine précédente.

21L’espace de vie du groupe de formation, par extension, est le champ phénoménal groupe/formateur, puisque le formateur est le seul non-membre, de par sa fonction et son contrat avec le groupe.

22Le dilemme existentiel [18] – se joindre aux autres (aller vers la confluence) ou s’isoler, rester à part (aller vers l’égotisme) pour les individus aussi bien que les sous-groupes-forme la structure du fond de tout groupe. Les autres modifications du contact, que j’appelle « dynamiques de frontière-contact » après Seán Gaffney [19], peuvent également être mises en polarités dynamiques :

23

  • Projeter (s’exprimer, avec l’autre comme objet) ?? rétrofléchir (se contenir, avec soi-même comme objet)
  • Introjeter (s’ouvrir à l’influence de l’autre) ??défléchir (se fermer à l’influence de l’autre).

24Par exemple, je m’inclus dans un groupe en en faisant l’éloge (projection au service de la confluence), ou en taisant mon désaccord (rétroflexion au service de la confluence), etc.

25Je voudrais maintenant illustrer par trois vignettes quelques thèmes qui apparaissent souvent dans les groupes de Gestalt avec lesquels je travaille : silence et projection (Vignette 1), uniformité et différenciation (Vignette 2), et les polarités natif/étranger et acceptance/rejet (Vignette 3).

VIGNETTE 1. « Whatever you say, say nothing. »

26Seamus Heaney [20], dans un poème intitulé Whatever You Say, Say Nothing (une expression courante dont un proche équivalent serait « parler pour ne rien dire »), écrivait :

27

[…] The famous
Northern reticence, the tight gag of place
And times : yes, yes. Of the « wee six » I sing
Where to be saved you only must save face
And whatever you say, you say nothing[21].

28Ce poème me trotte par la tête lorsque je travaille avec des groupes de Gestalt, surtout dans les premiers mois.

29Novembre : le groupe se réunit depuis un mois et demi. Le groupe s’est assis en cercle, comme je l’avais suggéré. Groupe de quatorze, onze présents, trois absents. Je propose un moment « maison ouverte » [22]. Le silence s’installe... J’écoute le silence, je le goûte, je m’écoute dans le silence. Trois participants tiennent leurs bloc-notes et stylo – prêts à prendre des notes, ou à s’en servir de bouclier ? Deux absents ont communiqué à un collègue la raison de leur absence. La troisième a manqué deux séances. Nul ne la mentionne. Le silence revient. Certains sont assis dans une immobilité parfaite, comme s’ils faisaient le mort. A un moment j’observe que tous regardent le sol. Je fais part de mes observations sans désigner personne : « Le sol est très regardé… On entendrait un stylo voler… ». Sourires.

30« Qu’est-ce qui s’est passé la semaine dernière ? Qu’est-ce que j’ai manqué ? », dit l’une. L’énergie monte. Ce groupe que je ressens comme poli et obligeant sait comment accueillir les absents de retour en son sein. J’appelle ça « tricoter le groupe », rattraper les mailles perdues… Les versions divergentes de « ce qui s’est passé » ne font pas l’objet de discussions. Tout au moins pas en novembre.

31Le silence se réinstalle. Un participant m’adresse une question de théorie. Je rappelle au groupe que la réflexion théorique aura lieu après la pause. Je demande au groupe de discuter de ce qu’il voudrait approfondir au regard des séances précédentes. Après un nouveau silence, une participante décrit son expérience du silence groupal : « On a l’impression de marcher dans de la glu ». Le groupe se met à parler : « C’est la première minute de calme de ma journée ». « On a peur de dire des bêtises ». « Vous savez, quand c’est le silence et que vous vous décidez à dire quelque chose, et qu’on se met à vous regarder, ou pire, on commence à vous poser des questions… ».

32Je note l’usage libéral de « on » et « vous ». « Je » est quasiment absent. « Nous » : encore trop tôt ? Cette dynamique de frontière-contact donne aux conversations une qualité brumeuse. A ma suggestion, certains expérimentent avec « je », la plupart trouvent le pronom trop risqué, trop exposé au regard des autres, même si d’autres leur disent leur appréciation de ce changement.

33Certains commentent que le silence leur pèse après un moment, qu’ils s’ennuient, et lanceront un sujet de conversation, n’importe lequel. Je me rappelle que ce gambit d’ouverture est en général une question (« Qu’avez-vous pensé de l’expérimentation de la semaine dernière ? »), un mode projectif qui, de l’avis de plusieurs, contribue à l’anxiété et au silence. Je décide de garder cela pour moi.

34J’entends plusieurs appels, la plupart indirects, à la facilitatrice pour qu’elle propose un « exercice ». Après la pause, je rappellerai au groupe la différence entre un exercice préparé à l’avance pour illustrer un sujet, et une expérimentation qui émerge du champ. L’appel au style autocratique [23] est une tentative du groupe de gérer l’incertitude dans laquelle le plonge la méthode expérientielle. Le groupe l’exprimera aussi en disposant les chaises dans la salle [24].

VIGNETTE 2. Invitation à la différenciation passive

35Les commentaires du groupe sur l’inconfort des chaises du Collège m’ont suggéré une expérimentation sur le thème : « prenez vos aises » où les participants sont invités à chercher leur confort dans la salle : assis, debout, immobile ou non… C’est en fait une invitation à la différenciation passive, non exprimée verbalement, vue initialement comme un jeu, un choix sans risque et sans impact sur l’autre… Puis on commence à remarquer les isolés, et on s’en rapproche, on se déplace pour les inclure. Un participant est assis par terre, deux assis sur des tables, une n’a pas bougé. Certains changent de place plusieurs fois, d’autres non. Quand je décris au groupe le large éventail de choix représentés, j’observe un pétillement d’énergie (sourires, regards balayant le groupe, corps en mouvement).

36Plus tard, on remarquera, lors d’autres expérimentations, un ou deux qui se tiennent sur le bord, ayant décidé de ne pas participer. Ce n’est pas la savane, aucun lion ne rôde à la recherche d’une antilope isolée du troupeau… Se différencier du groupe, en Irlande du Nord, a longtemps posé un risque, soit de se retrouver isolé et vulnérable au sein de sa communauté, soit de se révéler comme faisant partie des Autres, de l’Ennemi.

37Le droit de non-participation à toute expérimentation est absolu. Je rappelle souvent au groupe qu’on apprend toujours quelque chose, qu’on se plie à l’expérimentation, qu’on la transforme ou qu’on la refuse. Quand bien même les groupes me réclament souvent des exercices dans les premiers mois, j’y cède rarement, et ces occasions sont conceptualisées en supervision comme la rencontre dynamique du besoin de sécurité du groupe et de mon désir d’enseigner...

38Cela se retrouve aussi dans la quête par les groupes de formation des « Règles », voire du « Règlement ». Je leur rappelle que c’est un processus ouvert, sans autre finalité que de faire l’expérience d’être un groupe, mais les questions reviennent : « Comment peut-il y avoir processus groupal si personne ne dit rien ? » « Y a-t-il une façon d’être dans le groupe qui fasse apprendre plus vite ? » J’évite au début de montrer Les Douze Suggestions de Zinker [25] ou Les Cinq Règles de Feder[26], ayant entendu les commentaires effrayés de groupes précédents. Après quelques mois, un groupe saura les utiliser comme des invitations à l’expérimentation individuelle ou les rejeter comme inutiles.

39La conformité, une apparente neutralité, sont profondément ancrées dans les comportements. Je le constate chaque année dans les groupes de formation, au moins jusqu’au deuxième trimestre. Au deuxième trimestre, une participante annonce triomphalement qu’elle a pour la première fois renvoyé un plat mal cuit au restaurant. Se plaindre, faire une scène, n’est pas dans les mœurs, dans ce pays où on fait des émeutes pour une absence de drapeau sur l’Hôtel de Ville [27].

VIGNETTE 3. Réarranger les chaises

40Février. Les participants arrivés en avance ont pris l’habitude de disposer les chaises dans la salle. Suite à un commentaire de ma part, il y a quelques semaines, sur la forme du cercle groupal ressemblant plus à un U qu’à un O, avec le facilitateur en haut du U, le groupe parle de la disposition en « amphi » typique des salles de classe, et comme je ne semble toujours pas disposée à leur faire une conférence sur la Gestalt-thérapie, le groupe décide de former un vrai cercle.

41Les remarques fusent. « On est un peu loin ? » « Moi, ça me va ». « J’ai du mal à voir les visages ». « Et si on se rapprochait ? » Ravie, je les invite à jouer avec la position des chaises. Le cercle se resserre. J’annonce que je sors du cercle – un choix pour moi conforme à ce moment-là à ma perspective d’Autre environnemental du groupe.

42Le groupe continue à parler de l’impact du rapprochement. L’une veut « voir à quoi le groupe ressemble de l’extérieur, comme si j’arrivais en retard ». Un autre demande à ce qu’on retire sa chaise, pour faire l’expérience de s’insérer dans un groupe où sa place n’est pas, ou plus, marquée. Une participante d’origine turque suggère au groupe de faire l’expérience d’être « tous nés ici » : « Je sors pour deux-trois minutes, je vous laisse entre vous », propose-t-elle. Je décide alors de faire de même, puisque je suis française, afin de faciliter cette exploration. Lorsque la jeune turque et moi rentrons, le reste du groupe est en pleine discussion animée.

43Nous reformons un cercle plus large, où je m’inclus cette fois, et j’invite le groupe à continuer cette discussion en incluant tous ses membres. En l’absence d’étrangers, les participants ont admis qu’ils étaient moins circonspects : « On ne lave pas son linge sale en public », dit l’un. Un sous-groupe admet aussi le fait que la plupart ont une idée de l’appartenance des autres à l’une ou l’autre communauté politico-religieuse [28]. « Dès le premier jour, je me suis dit, toi tu es catholique, toi tu dois être protestante… » Dans tous les cas, il y a encore un sous-groupe qui ne dit rien, ou exprime une méconnaissance de la politique, un autre qui parle de la nécessité de tirer un trait sur « tout ça ».

44Je note l’émergence de sous-groupes fort évocateurs dans le contexte nord-irlandais, mais décide de ne pas intervenir trop vite : le groupe a besoin de temps pour digérer ce travail.

45La séance suivante, le travail fait est évoqué dans le groupe. Je propose alors au groupe de laver son linge à l’abri. Il s’agira de parler de ce qui est difficile, mais d’une façon à réduire le risque. L’expérimentation fera l’objet de négociations sur la manière dont les sujets difficiles seront mis à jour (post-it anonymes collés au tableau), le choix de sujets à discuter (ne pas forcément choisir le post-it qu’on a écrit) et avec qui en parler (petits groupes de deux ou trois). Ces choix reviennent au groupe qui fait ainsi l’expérience de son influence sur le processus. Je laisse le temps au groupe de regarder ce qui est affiché, et de choisir, et son petit groupe de discussion, et son sujet. Puis je repositionne les post-it par catégorie :

Sujets nommés Nombre sur 13 présents
Conflit politique, émeutes 4
Peur du jugement de l’autre, du rejet 4
Exprimer certaines opinions ou émotions 3
Sexualité 1
Post-it blanc 1
figure im2

46Quand le groupe se reforme dans la dernière partie de cette séance, les commentaires portent surtout sur la peur du rejet. Pas de remarques « en public » sur la situation politique. Quinze ans après le référendum sur le processus de paix, c‘est encore trop dangereux de laver son linge sale dans un groupe de Gestalt. Bien sûr, le « rejet » dont on parle est aussi le châtiment de ceux qui expriment des vues trop « extrêmes » : on parle du conflit sans en parler.

47Ce qui semble à la fois possible et intéressant pour le groupe est la question de savoir « comment interrompre sans blesser » quand ce qui est dit est jugé inintéressant, ou inutile, ou une diversion. Autrement dit, comment exprimer son désaccord du « parler pour ne rien dire » sans se faire rejeter.

48Ce thème rebondira dans le groupe sur plusieurs semaines, avec des tentatives timides, puis plus hardies, de « dire les choses directement ».

49Le rôle du groupe de supervision dans l’élaboration du modèle (fig.2) est crucial. Ce croquis que j’esquisse en fin de séance est d’abord commenté par le groupe, avec qui j’utilise souvent ce genre de diagrammes pour modéliser la dynamique du groupe [29]. Puis le modèle sera discuté en supervision, et redonné au groupe qui y placera d’autres détails qui lui sont propres, comme « entamer une conversation », ou « garder les yeux baissés ».

figure im3

Conclusion

50En analysant mon travail avec des groupes de Gestalt à Belfast, avec la participation et le soutien de mes collègues de supervision, je voulais donner à voir plusieurs parties importantes de ce travail : l’impact du contexte politique et historique sur les dynamiques de frontière-contact, la recherche avec mes groupes de modèles pour représenter ces dynamiques, une pratique gestaltiste néo-lewinienne de facilitation groupale et les thèmes qui émergent dans ces groupes – sans oublier un hommage à une méthodologie de formation expérientielle qui est aussi un engagement social.

51Écrire cet article m’a rappelé l’universalité de ces thèmes, qui se traduisent facilement dans d’autres contextes locaux. Parmi ceux-ci, j’ai choisi le thème qui revient le plus souvent avec le plus de force, celui du dilemme prise de risque/recherche de sécurité, mais il y en a bien d’autres à explorer. Fidèle à une pratique lewinienne d’analyse du champ de forces, je nomme en particulier le thème de la capacité à changer les choses (impuissance/influence), et son intersection avec le thème de la culpabilité (acteur – coupable/spectateur – innocent) [30]. Cette dynamique particulière se retrouve dans le groupe qui se débat avec le problème du franc-parler sans blesser [31].

52Enfin, je veux nommer ma prise de risque avec ma présentation au Colloque de Lille en mars 2013 et l’écriture de cet article, et mon désir de faire partie de la communauté gestaltiste francophone par ces deux actions.

figure im4

Bibliographie

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  • FEDER B. : Gestalt Group Therapy : An Interactive Approach, in Feder Bud and Frew Jon Beyond the Hot Seat Revisited, Gestalt Approaches to Group, Metairie, 2008, Gestalt Institute Press.
  • GAFFNEY S. : (2010), Gestalt With Groups : A Developmental Perspective. In Gaffney S., Gestalt at Work : Integrating Life, Theory and Practice, Vol. 1, Metairie, 2010, Gestalt Institute Press.
  • – Steps Towards A Pracrice Of Gestalt With Groups, In Gaffney S., Gestalt at Work : Integrating Life, Theory and Practice, Vol. 1. Metairie, 2010, Gestalt Institute Press.
  • – A Proposal For A Gestalt Group Process And Dynamics Model. – A Neo-Lewinian Perspective On Group Facilitation. – Gestalt Group Supervision, in A Divided Society, in Gaffney S., Gestalt at Work : Integrating Life, Theory and Practice, Vol. 2. Metairie, 2011, Gestalt Institute Press.
  • KEPNER E. : Le processus gestaltiste de groupe, Cahiers de Gestalt-thérapie n° 4, Bordeaux, 1998.
  • LEWIN K. : Resolving Social Conflicts, in Lewin K., Resolving Social Conflicts and Field Theory in Social Science, Washington, 1997, American Psychological Association (APA).
  • – Field Theory in Social Science, in Lewin K. Resolving Social Conflicts and Field Theory in Social Science, Washington, 1997, American Psychological Association (APA).
  • LICHTENBERG P., VAN BEUSEKOM J., LANNEKE, GIBBONS D. : Working With Victims : Being Empathic Helpers, Clinical Social Work, 1994.
  • O’DOWD L. : New Introduction, in Memmi A., The Colonizer and the Colonized, London, 1990, Earthscan.
  • PARLETT M. : Réflexions sur la théorie du champ, Cahiers de Gestalt-thérapie, n° 5, L’exprimerie, Bordeaux, 1999.
  • WHEELER G. : Gestalt Reconsidered, A New Approach to Contact and Resistance, New York, 1991, Gardner Press, Inc.
  • WOLLANTS G. : Gestalt Therapy, Therapy of the Situation, London, 2012, SAGE Publications Ltd.
  • ZINKER J. : The Developmental Process Of A Gestalt Therapy Group, in Feder B. and Frew J., Beyond the Hot Seat Revisited, Gestalt Approaches to Group, Metairie, 2008, Gestalt Institute Press.

Notes

  • [1]
    Sean Gaffney, 1.
  • [2]
    Sean Gaffney, 1, 2, 3, 4. Malcolm Parlett, 1999. Gordon Wheeler, 1991. Georges Wollants, 2012.
  • [3]
    Conseiller psychologique ou accompagnant.
  • [4]
    Série de trois films réalisés en 1964 par le Dr Everett Shostrom, dont un avec Fritz Perls, intitulés Three Approaches to Psychotherapy
  • [5]
    Gordon Wheeler, 1991.
  • [6]
    Sean Gaffney, 5.
  • [7]
    couleurs symboliquement attribuées, vert pour les nationalistes irlandais, catholiques en majorité, et orange pour les unionistes, protestants en majorité, qui eux demandent le maintien de l’Irlande du Nord sous la couronne britannique.
  • [8]
    Loyaux à la couronne britannique.
  • [9]
    Frank Burton, 1978.
  • [10]
    Sean Gaffney, 2.
  • [11]
    cf. vignette 3 p.11.
  • [12]
    Elaine Kepner, 1998.
  • [13]
    Sean Gaffney, 4.
  • [14]
    Sean Gaffney, 3.
  • [15]
    Cf. vignette 3.
  • [16]
    Georges Wollants : « Le principe de la meilleure forme… Nous organisons nos relations avec les autres dans la meilleure forme possible ».
  • [17]
    Kurt Lewin, 1.
  • [18]
    Sean Gaffney, 1 et 3.
  • [19]
    Sean Gaffney, 1 et 3.
  • [20]
    Poète d’Irlande du Nord, prix Nobel de littérature, 1995.
  • [21]
    […] Cette fameuse réticence Des gens du Nord, ce bâillon imposé Par l’endroit et le moment : oui, oui. Je chante ces « Six Comtés » où pour être sauvé Il ne faut que sauver la face Et surtout, parler pour ne rien dire. (trad. de l’auteur).
  • [22]
    Open House, in Gaffney 2 : ouverture de séance de travail où le groupe est invité à offrir toute question, information, commentaire (ou rien), et qui peut donner forme à ce qui suit.
  • [23]
    Kurt Lewin, 1.
  • [24]
    cf. vignette 3.
  • [25]
    Joseph Zinker, 2008.
  • [26]
    Bud Feder, 2008.
  • [27]
    Manifestations loyalistes de décembre 2012 à mars 2013.
  • [28]
    Frank Burton, 1978.
  • [29]
    Kurt Lewin, 2.
  • [30]
    Philip Lichtenberg et al., 1994.
  • [31]
    Cf. vignette 3.
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