Notes
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[1]
Paco Penarrubia, Fritz Perls et le théâtre, Revue Gestalt n° 6, 1994.
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[2]
Anne Peyron-Ginger, Perls et Moreno : deux frères ennemis, Revue Gestalt n° 6, 1994.
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[3]
Sur ce sujet, voir aussi Édith Laszlo, Awareness sur la patinoire, chap. 4, Mémoire de 2e cycle, 2008.
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[4]
J’ai coanimé cet atelier avec Nicolas Reichel, gestalt-thérapeute, comédien et musicien.
1Dès sa naissance la Gestalt a été intimement liée au théâtre : Fritz Perls, formé par le metteur en scène Max Reinhardt, s’était plongé très tôt dans cette pratique. Il donna par la suite à cet art toute sa dimension thérapeutique : le psychodrame, la « chaise vide », étaient autant de formes qui mettaient en scène les situations et permettaient d’en revivre les émotions.
2« Fritz s’entendait bien avec les gens de théâtre et certaines de ces personnes finirent par devenir de bons thérapeutes gestaltistes, comme si l’entraînement thérapeutique et la discipline théâtrale s’unissaient en une heureuse conjonction » [1].
3« Fritz créait son propre théâtre. La thérapie qu’il pratiquait pouvait être vue comme un drame où lui, comme metteur en scène, faisait interpréter à l’individu avec lequel il travaillait toutes sortes de rôles. Des instants pleins d’émotions en étaient fréquemment les points culminants. Si ça n’avait pas été autre chose, ça aurait été du bon théâtre. Mais la plupart du temps, c’était en plus de la bonne thérapie », relate Martin Shepard, cité par Paco Penarrubia [1].
4Quant à Jacob Levy Moreno, « l’inventeur » du psychodrame, il soulignait déjà que « le groupe est un tout différent de la somme de ses membres », qu’il « a ses propres lois et sa propre dynamique » [2].
5Ainsi affirmer que la pratique du théâtre en groupe est thérapeutique, c’est un peu, pour un gestaltiste, enfoncer une porte ouverte. Alors en quoi le théâtre d’improvisation inventé par les Québécois, dans la forme originale que nous vivons dans nos groupes, constitue-t-il une manière particulière de pratiquer la Gestalt-thérapie ?
6L’originalité du jeu d’improvisation théâtrale, c’est qu’il propose une grande variété de situations imaginaires au sein d’un groupe appelé « équipe », au cours desquelles le joueur pourra vivre des émotions authentiques. Chaque temps de jeu est un concentré de vie où les modalités de contact se rejouent et peuvent être observées. Dans ce laboratoire, les nombreuses expériences sont explorées par le groupe comme autant de pistes de connaissance de soi, et, partant, de changement potentiel. Les thérapeutes y sont à la fois animateurs quand ils proposent des exercices et impulsent le rythme, artistes quand ils cocréent avec les joueurs, arbitres quand ils rappellent les règles et toujours thérapeutes car leur posture est de soutenir l’individu et le groupe dans une démarche de croissance.
7Après avoir présenté les principales caractéristiques de l’« Impro-Gestalt » à travers le déroulé d’une séance, nous regarderons comment le groupe devient porteur de changement, non seulement pour l’individu, mais pour le groupe lui-même, préfigurant par là le changement qui peut s’opérer au niveau de la société, car nous croyons que quand un petit groupe d’individus évolue, c’est toute la société qui bouge.
Le déroulé d’une séance d’« Impro-Gestalt »
8Dans cette partie nous rappellerons le contenu d’un atelier. Pour plus de détails, le lecteur pourra se reporter à trois parutions précédentes (voir bibliographie à la fin de l’article).
9Le groupe que nous coanimons, Nicolas Reichel et moi-même, est composé de douze personnes (six femmes et six hommes âgés de trente à quatre-vingt ans). L’atelier se déroule un samedi par mois, de 13h30 à 18h30. Les participants s’engagent pour les dix ateliers de la saison. La principale demande des inscrits est de mieux contacter leurs émotions, de pouvoir les vivre dans le groupe et les exprimer sans être envahis par elles.
10Nous sommes tous deux formés au théâtre d’improvisation et gestalt-thérapeutes. Nicolas est également musicien.
11Dès le début d’un groupe, le cadre est posé : bienveillance et confidentialité (même à la pause, on évite de parler de ce qui a été vécu et montré par les autres joueurs), respect de soi, de l’autre et liberté de dire non, engagement à être présent. Le joueur pourra s’appuyer sur ce cadre pour « se lâcher » en confiance.
12La séance débute par un tour de parole où chacun est invité à s’exprimer. Les thérapeutes favorisent la formulation d’un besoin et d’une demande précise adressée au groupe : un participant peut par exemple dire sa difficulté à se mettre en colère et demander au groupe de l’aider à vivre cette émotion au cours d’une improvisation. Parfois la demande reste floue et c’est la situation vécue dans une improvisation qui en permettra l’émergence.
13La séance se déroule alors en trois temps : un échauffement corporel et vocal, des exercices qui privilégient le travail sensoriel et enfin un temps d’improvisation entre deux équipes. Chacun de ces temps est ponctué par des « retours » où les participants sont invités, avec l’aide des thérapeutes, à échanger leur ressenti et à élaborer un sens au fil des expériences partagées. Certaines improvisations seront alors reprises, pour explorer une émotion, une autre polarité…
14Ainsi dans une séance on peut commencer par incarner des animaux en mobilisant le corps et la voix, puis, au fil des exercices, des confrontations, des rencontres, des alliances, des affrontements se déroulent. Les émotions s’expriment de plus en plus librement. Les ralentis, l’intervention de la musique en affinent le ressenti. Les animaux s’humanisent peu à peu et commencent à parler. Les joueurs sont invités à improviser par deux dans un espace où quatre zones émotionnelles (peur, colère, tristesse, joie) sont délimitées par des cordes. Suivant leur état, ils choisissent la zone où ils se positionnent. Les participants découvrent souvent à cette occasion la force de leurs émotions, mais aussi s’exercent à leur fluidité. Les thérapeutes autorisent leur expression en soutenant le jeu. L’atelier se termine par une partie plus ludique directement inspirée du match d’improvisation : deux équipes de six se font face devant l’aire de jeu, l’un des thérapeutes prend le rôle de l’arbitre, propose des thèmes, siffle des fautes, joue au méchant qui en demande toujours plus. L’autre thérapeute peut se placer en soutien : il utilise les instruments de musique pour accompagner les joueurs ou leur insuffler de l’énergie. Il cocrée avec eux en restant toujours à l’écoute de ce qui se passe. Cette situation très ludique place les joueurs dans un état de compétition et d’urgence où ils se surpassent et s’étonnent souvent. Vient alors le temps d’échanger sur ce qui s’est passé dans l’improvisation, et de confronter son vécu avec celui des autres. L’étape la plus importante est celle où on regarde ce qui peut être exporté de cette expérience dans la « vraie vie », comment l’expérience de la liberté de contact peut lever certaines inhibitions dans la vie quotidienne.
15Amélie était très inhibée quand elle est arrivée en septembre. Dès qu’un regard se posait sur elle, elle se sentait nulle, comme paralysée. Au fil des ateliers elle s’est laissée entraîner dans le jeu, a pris confiance dans son corps, a écouté les retours des autres et pris la mesure de ses capacités. Son audace a grandi, elle a pu contacter sa colère dans des situations fictives où l’arbitre lui demandait de garder les yeux ouverts, contrairement à son habitude : elle a pu être une fille en rébellion contre sa mère, une épouse en conflit avec son conjoint. Elle a pu danser cette colère au son du tambour. Ses émotions lui ont fait moins peur, elle en a eu moins honte. Sous le couvert de ses personnages, elle pouvait se montrer plus facilement dans des états autrefois interdits. Par la suite, dans l’exercice de sa profession, elle s’est surprise à prendre la parole en public, à moins craindre ses supérieurs. Et elle s’est inscrite pour une deuxième saison d’ateliers !
16Ainsi le théâtre d’improvisation apporte une touche particulière à la pratique de la Gestalt-thérapie : il s’appuie sur l’imaginaire de situations fictives pour mieux appréhender la réalité de nos modalités de contact. Il cadre les exercices en donnant des règles de jeu strictes : la vigilance du joueur se tourne alors vers le respect des consignes, créant un état d’urgence qui libère les émotions. Enfin il introduit un mode ludique en dédramatisant et débloquant des situations figées, tout cela au sein d’un groupe qui se vit comme une équipe.
17Regardons à présent comment ce groupe est porteur de tels changements.
Le groupe miroir
18Regarder et être regardé sont les fondements du théâtre : étymologiquement, théâtre vient du verbe grec theaomai qui signifie je vois. Pas de jeu théâtral sans spectateur pour le regarder, ni sans la conscience pour l’acteur d’être vu.
Être regardé
19Devant ce miroir que constitue le regard du groupe, celui qui est sur scène prend le risque d’être vu pour ce qu’il est, mais aussi pour ce qu’il fait. Entrer dans l’espace de jeu, c’est se mettre au centre et sentir converger sur soi toute l’attention du groupe. Cette exposition est une épreuve : peur du jugement, projections imaginaires de ses propres jugements sur soi (je suis nul, ridicule, je n’ai pas d’idées) ou comparaisons porteuses de leur dose de poison (les autres ont été bons, je ne serai pas à la hauteur…). Là se rejouent toutes les angoisses vécues devant un miroir. Souvent le joueur se sent paralysé par la timidité, il ne sait plus que faire, il se sent vide. Parfois il peut se sentir traversé par la honte, d’avoir montré une émotion interdite ou un côté de lui qu’il n’aime pas, ou pis, dont il nie l’existence (moi, violent, jamais !)
20Dans cette épreuve, il peut prendre appui sur son partenaire de jeu. Pour lui permettre de ne pas se noyer dans le regard du groupe et dans ses projections négatives, le thérapeute veille à le recentrer sur la relation qui se noue entre les joueurs.
21Nous avons observé que la pression des regards est plus ou moins forte suivant la manière dont les spectateurs sont placés, et impliqués. Quand ils sont alignés et passifs, la tension du joueur qui s’expose est grande et parfois intolérable. Quand ce sont deux équipes qui se font face et qui jouent à tour de rôle, les spectateurs sont plus impliqués dans le jeu car ils peuvent intervenir à tout moment. L’énergie est alors différente, le côté ludique l’emporte sur le côté jugeant.
22Quels changements cette exposition au regard du groupe apporte-t-elle ? La demande d’un client qui décide de suivre les dix ateliers de la saison est souvent de prendre confiance en lui, de surmonter sa timidité, d’oser vivre et montrer ses émotions. Affronter le regard devient au fil des ateliers plus familier et moins inhibant. Certains rapportent qu’ils ont plus d’audace pour prendre la parole dans leur vie professionnelle, et qu’ils sont, globalement, moins préoccupés par le jugement d’autrui. La contrainte de perfection s’assouplit. Le client prend conscience au fil des ateliers que la sensation de nullité ou d’échec est de sa responsabilité. Il sort d’une forme de victimisation (les autres me trouvent nul, je ne peux m’exprimer librement, les critiques me coupent mes moyens…) pour assumer davantage son engagement dans le jeu. L’exercice le décentre de lui-même pour le centrer sur la relation, le contact, les phénomènes de champ.
23Il peut arriver que cette exposition fasse toucher trop brutalement de l’intolérable, quand une improvisation dévoile brutalement un côté désavoué : Nathan joua ainsi un jour un personnage sadique avec délectation, mais ressentit aussitôt après honte et culpabilité. Il est important que le thérapeute puisse l’aider à exprimer, puis à traverser ce douloureux ressenti. C’est grâce au retour de sa partenaire de jeu que Nathan put dépasser sa honte : elle lui dit le plaisir ressenti dans le jeu, et Nathan put alors contacter à nouveau son propre plaisir éprouvé à jouer ce personnage. Il put vérifier que le groupe avait lui aussi pris du plaisir à voir cette improvisation. En installant la distance entre le personnage et Nathan, se créait aussi la distance entre fantasme et réalité. Cet exemple montre combien le dévoilement dans le jeu théâtral peut être délicat et demande un accompagnement très vigilant.
Regarder
24Dans une séance les participants sont souvent spectateurs, et ce rôle a une grande importance. Regarder l’autre, c’est communier à ce qu’il vit le temps du jeu, tel un miroir grossissant, c’est aussi lui renvoyer une image subjective dans le temps du retour, en partageant avec lui ce qu’il a ressenti.
25L’attention portée au jeu qui se déroule est en soi un appui pour les joueurs qui sentent la présence des spectateurs. Le « ça » du groupe, c’est aussi ce rire, cette empathie, cette colère qui anime ceux qui regardent. Circule alors une énergie qui porte le joueur à aller plus loin dans son émotion. Certaines improvisations transportent le spectateur. Je me souviens d’un joueur qui est resté ainsi longtemps à genoux, en proie à une émotion intense que nous partagions tous. Sa tête était baissée, et je ne fus pas surprise de voir, quand il la releva à la fin de l’improvisation, que ses yeux étaient baignés de larmes. Dans la seconde qui suivit, il éclatait d’un rire joyeux : « ça y est, j’y suis enfin arrivé, j’ai vécu devant vous une vraie émotion, et j’ai pu aller au bout de mes larmes ! » Les spectateurs en étaient décontenancés, témoins pris entre rire et larmes… Ils sont ainsi souvent stimulés par ce qu’ils voient et sentent monter en eux un mélange de peur et d’envie de se lancer à leur tour.
26Le rôle des spectateurs est plus réflexif quand il leur est demandé un retour sur ce qu’ils ont vu. Ce temps est délicat, car se pose la question du juste équilibre entre la bienveillance – qui reste une règle de base – et la franchise. Dialectique difficile entre l’envie d’être indulgent et celle de ne pas avoir une langue de bois ! Je me souviens d’une spectatrice disant sans vergogne à la fin d’une improvisation qu’elle s’était prodigieusement ennuyée. Cette liberté est essentielle, même si elle est parfois difficile à gérer ! Elle permet de porter un regard critique sur le travail. Et le groupe, s’il sait éviter le « consensus mou », devient porteur d’une saine exigence.
27L’animateur- thérapeute est un spectateur particulier : arbitre du jeu, [3] il siffle des « fautes », fait des commentaires, évalue la justesse du jeu, donne des conseils, demande parfois de rejouer un passage ou interrompt le jeu pour y introduire un élément nouveau. Autant d’interventions qui ne sont pas innocentes. Elles peuvent mettre en lumière un processus de contact, une difficulté, proposer de nouvelles formes qui vont enrichir la manière d’être du joueur. Elles peuvent aussi être prises comme un jugement blessant qui inhibe le joueur. Difficile posture où le danger de la toute puissance n’est jamais loin, celui d’un maître du jeu omniscient qui montre ce qu’il faut faire… Autant il me paraît profitable d’intervenir pendant le temps du jeu pour amener les joueurs à expérimenter d’autres voies, autant une fois le jeu fini il me paraît intéressant que l’animateur s’appuie sur les retours du groupe en soutenant leur diversité.
Le groupe contact
Exercices collectifs
28Dans une séance, un temps est consacré à des exercices qui mobilisent l’ensemble du groupe. Ce groupe crée, évolue, invente, se libère à son rythme, avec sa singularité. Il peut faire penser à ces formes que composent les oiseaux migrateurs en vol.
29Ainsi quand il s’agit pour tous de porter un individu, il est frappant de voir comme le groupe s’organise : celui qui prend soin de la tête, celui qui rassure du regard etc. Et le mouvement naît sans qu’il soit besoin de mots, un bercer doux ou un porter plus tonique. Ces expériences font émerger beaucoup d’émotion. Certains parlent d’une sensation jamais éprouvée, ou d’un retour à quelque chose de très archaïque. D’autres traversent beaucoup de peur et finissent parfois par savourer de s’abandonner. Le groupe est alors l’occasion de découvertes marquantes qui se partagent au sein d’une grande intimité. Dans l’exercice de « la bouteille ivre », un joueur se place au centre du cercle et se laisse-aller, comme le battant d’une cloche, soutenu par les mains tendues des autres qui le balancent. L’enjeu est de se laisser-aller en acceptant de perdre l’équilibre et en faisant confiance au groupe, suffisamment attentif et soudé pour retenir le joueur central. Peser sur les autres, s’abandonner, ressentir du plaisir, accepter d’être au centre… Le groupe joue alors le rôle d’un contenant émotionnel. Il peut accompagner une émotion qui émerge, la soutenir, mais aussi permettre à celui qui la vit de la traverser en sécurité. Il faut pour cela veiller à ce que le groupe ait acquis une certaine maturité, ce genre d’exercice n’est pas à pratiquer dans une première séance : avant de plonger, vérifions l’eau de la piscine !
30Ainsi le groupe évolue dans son entier et sa croissance suit un cycle de contact : au départ, homéostasie, situation d’équilibre. La nouveauté proposée par les animateurs introduit du chaos. Le groupe s’adapte et crée un nouvel équilibre. Dans les expériences groupales fortes, telles que des portés, des appuis, quand un membre du groupe évolue, tout le groupe se met en mouvement et va recréer un équilibre autour de celui qui a bougé.
Improvisations collectives
31Dans une séance, un temps est aussi consacré au jeu d’improvisation proprement dit. Le groupe se divise alors en deux équipes qui se rencontrent. Cette disposition crée une émulation, une envie de gagner en se mesurant. L’arbitre tire au sort un thème et il arrive que la consigne soit de jouer « équipe entière ». Pendant les trente secondes de « coaching » où les joueurs se préparent, il s’agit pour chaque équipe de trouver très vite un jeu collectif. La contrainte du temps met le groupe en état d’urgence et une énergie incroyable se déploie. L’excitation est à son comble quand l’équipe qui joue en premier est tirée au sort. Comment le collectif va-t-il trouver sa forme ?
32Une expérience de ce type a été vécue lors de notre atelier à Lille [4]. Nous avons invité chaque équipe à tour de rôle à traverser un espace imaginaire dangereux en s’entraidant. Le temps de la traversée, les émotions groupales vécues par les aventuriers étaient palpables pour les spectateurs. Elles circulaient dans la salle comme si le risque était réel. Le besoin que toute l’équipe franchisse les obstacles rendait les corps solidaires. Des personnes qui ne se connaissaient pas une heure avant se retrouvaient reliées par une intense émotion qu’elles transmettaient aux spectateurs. Chaque équipe était stimulée par le passage de la précédente, comme dans une course relai. Le partage de cette expérience nous a fait mesurer combien le groupe est un puissant activateur de l’imaginaire, de la créativité et de l’émotion.
33Le travail en équipe est plus complexe dans les improvisations dont le nombre de joueurs est libre, où les deux équipes jouent en même temps et doivent inventer ensemble une histoire. Car les joueurs entrent dans l’espace de jeu quand ils sentent qu’ils peuvent participer à l’action. Un difficile équilibre est alors à trouver pour accueillir un nouveau joueur et faire place à ce qu’il apporte. Comment garder sa place ? Qui sera au centre de l’action ? Comment entrer dans le jeu et s’y intégrer ? Comment éviter la confusion de plusieurs actions simultanées, de plusieurs joueurs qui parlent en même temps ? Comment accepter de se mettre en retrait pour laisser la place à l’autre ? Comment lâcher le besoin de se rassurer en contrôlant l’improvisation ? Le jeu est une « Gestaltung » qui se cherche en permanence, qui peut prendre forme ou se perdre. Si une figure suffisamment claire apparaît, une histoire va se raconter et les joueurs se trouvent dans un mode moyen où « ça se construit » sans qu’il soit besoin de penser. Avoir pleinement vécu et revécu cette expérience permet de mieux sentir et assumer sa place dans un groupe.
Improvisations à deux : le je-tu du groupe
34Beaucoup d’improvisations se déroulent en situation duelle : un thème est donné par l’arbitre, un joueur de chaque équipe entre dans l’espace de jeu. Les deux protagonistes vont créer ensemble une histoire sans aucun temps de préparation commune. La règle du jeu cumule les contraintes : un temps très court (trente secondes pour se préparer, quelques minutes pour jouer), un espace limité dont on ne peut sortir, un partenaire de jeu dont on ne connaît pas les intentions. Tout se joue donc en direct, en prise avec l’instant présent. Exposé au regard des spectateurs, le joueur n’a d’autre ressource que de s’appuyer sur son partenaire de jeu. Il apprend à faire confiance à ce qui se présente : nul besoin de faire, il suffit d’être pleinement là, avec ses émotions, pour que les spectateurs soient intéressés.
35L’improvisation se vit alors comme un cycle de contact : en entrant dans l’espace de jeu encore vide, le joueur sent émerger le besoin que quelque chose se passe, mais il ne sait pas quoi. Posant ses yeux sur l’environnement, il découvre son partenaire et entre en contact. Après une phase d’observation et de tâtonnement, une figure prend forme. Au fur et à mesure qu’elle se précise, le joueur ne sait plus s’il joue ou s’il est joué. Dans ce mode moyen, les protagonistes se laissent porter par ce je-tu, une vraie rencontre qui suppose de la disponibilité et une présence totale à soi et à l’autre. Les émotions que le joueur se laisse vivre sans les juger sont un véritable carburant pour l’histoire qui se crée. L’attention, voire l’empathie du groupe spectateur, par ses vibrations, amplifie encore le moment de plein contact. L’improvisation terminée, l’échange entre joueurs et spectateurs de ce qui a été vécu et ressenti permettra une assimilation de la nouveauté. Dans toutes ces étapes, le rôle du thérapeute est capital : attentif aux moments du cycle où apparaissent des résistances, il les met en évidence en ralentissant le processus, en proposant des arrêts sur image, en orientant l’improvisation, en faisant intervenir d’autres joueurs. Le thérapeute musicien apporte lui aussi son soutien, sa créativité pour qu’émerge la figure. Il accompagne le processus, veillant à ne pas anticiper, dans l’awareness d’une création commune.
36L’improvisateur qui s’entraîne à répéter cette expérience sous le regard des spectateurs développe ainsi sa confiance en ce qu’il est et exerce sa capacité à entrer en contact avec l’autre tout en étant en lien avec lui-même.
Le groupe créateur
La musique du groupe
37Les improvisations et les exercices avec un accompagnement musical permettent aux joueurs de plonger davantage dans leurs émotions en n’utilisant pas le langage conceptuel et en se laissant imprégner par un univers musical qui vient compléter ou remplacer le thème de l’improvisation. Et cette présence de la musique s’avère très précieuse.
38Bien plus riche encore est le travail qui se fait en « live », car il repose complètement sur les phénomènes de champ. Le thérapeute musicien fait à ce moment-là complètement partie du jeu qui se déroule. Il se laisse sentir et « ça » se fait : le musicien choisit l’instrument en fonction de ce qu’il sent, par exemple une percussion, quand gronde une colère parfois encore larvée. Le tambour sera alors un accoucheur de cette colère. Le piano prend la relève et la note s’étire avec l’émotion. Le musicien est en lien constant avec l’improvisateur et dialogue avec lui. Il choisit parfois le silence, ou lance une piste qu’il abandonne si elle n’est pas suivie. Parfois c’est l’improvisateur qui sollicite le musicien, l’arrête, lui propose une autre forme. Parfois c’est l’inverse. Certains joueurs n’entendent pas la musique. Il leur faut alors apprendre à ouvrir le champ de leur conscience, à moins se focaliser sur eux. Parfois il faut apprendre à prendre du temps, ralentir encore et encore le processus pour se donner le temps de sentir, d’entendre, de laisser sonner et résonner la note. Acquérir la conviction que le temps est un espace que l’on se donne et qu’on pourra savourer en ayant conscience que les autres aussi se régalent. Chemin difficile pour ceux qui ont peur de déranger, de prendre trop de place, de ne pas être intéressant. Le thérapeute musicien accompagne ce cheminement, parfois le devançant, parfois le suivant, parfois sans que l’on sache qui est devant.
39Le travail vocal joue aussi un grand rôle dans la progression du groupe. Un individu chante devant le groupe, il s’expose, il expérimente. Le groupe entier chante et c’est le chant du groupe qui s’élève, plus que les chants de chacun assemblés.
Beauté de la figure et justesse
40C’est la production commune qui fait évoluer le groupe. La recherche d’une forme artistique pousse le groupe à aller se nourrir à la frontière-contact avec l’imaginaire. Cet imaginaire, l’histoire qui a été créée pendant le temps de l’improvisation, va enrichir le groupe. C’est la qualité même de cette production artistique qui la rend assimilable par le groupe : « on a su faire cela ! » La recherche d’une production esthétique est une émulation qui pousse le groupe à se dépasser et à vivre des émotions plus riches.
41Stimulé et sécurisé par cet apprentissage collectif, le joueur va alors intégrer cette nouveauté, matériau qu’il pourra ensuite utiliser dans sa vie, comme sa capacité à se mettre en colère, à ne pas contrôler la situation… L’improvisation autorise ce désapprentissage qui amène vers la nouveauté.
42Pour qu’une improvisation soit esthétique, il faut que la figure soit claire. L’arbitre cadre le jeu avec rigueur, il souligne les moments où le joueur décroche de son personnage, exige que l’émotion soit sincère, demande que l’action soit centrée et signale les moments de confusion. Ces interventions sur le mode artistique ont ainsi un puissant pouvoir de changement : elles poussent les joueurs à se montrer dans leur vérité. C’est cette vérité qui est artistique et qui sonne comme une note juste. Le groupe vibre alors à l’unisson, spectateurs et joueurs, avec la forme nouvelle qui apparaît.
Nouveauté et évolution
43Le groupe a la capacité de s’inventer chaque fois une dynamique et des formes nouvelles. Au début et à la fin d’un atelier, un tour de parole permet de savoir dans quel état d’esprit chacun arrive, et avec quelle nouveauté il repart. Ce qui me frappe, dans le groupe, c’est combien le premier qui décide de parler est porteur de la parole du groupe : il autorise, il libère ce qui était difficile à exprimer pour d’autres.
44Chaque groupe évolue ainsi au fil des ateliers suivant sa dynamique propre. Parfois il va traverser une épreuve – la maladie de l’un de ses membres – et il devient soutien et présence. Il est alors capable d’inventer une manière d’affronter l’intolérable, de le dire, de partager la souffrance. Il prend, pour celui qui est en difficulté, une importance inattendue. Ce n’est pas le soutien de l’un ou l’autre membre du groupe qu’il cherche, mais celui du groupe dans son entier, dont la solidité est bien plus grande. Le sentiment d’appartenance est alors puissant. L’épreuve est commune, et l’on revit la sensation d’un exercice de porté. Parfois le groupe traverse une vraie crise d’adolescence, il devient frondeur, critique, conteste, s’ennuie, n’avance pas… L’un parle pour le groupe et il est important de ne pas seulement voir cette parole comme celle de l’individu, mais aussi comme celle du groupe. Parfois encore le groupe vit un conflit entre deux de ses individus et il devient contenant. Au thérapeute de veiller à ce que ce conflit ne soit pas nié par le groupe, mais puisse être pleinement vécu comme un temps de différenciation. Car le groupe mûrit en prenant conscience de ses différences, de la particularité de chacun de ses membres. Comme autant de palettes de personnages qu’il peut travailler au fil des improvisations, il expérimente sa diversité et le génie particulier de chacun.
En conclusion : le groupe, une société en devenir
45Du colloque sur le groupe à Lille, je suis revenue avec deux idées fortes qui m’ont éclairée pour cette réflexion.
46La première est de Jean-Marie Delacroix, qui souligne combien la physique quantique de l’infiniment petit vient confirmer ce que des sagesses millénaires nous enseignent : nous sommes tous reliés. La vie du groupe est ainsi tissée de cette reliance, entre membres du groupe, certes, mais aussi avec tous les autres, dans une infinie et subtile circulation qui nous échappe. La vie et l’évolution du groupe sont riches de ce mystère qui nous dépasse.
47La seconde est du sociologue Charles Rojzman, fondateur de la Thérapie sociale. Sa réflexion précieuse m’a permis de donner un sens plus vaste à nos ateliers d’Impro-Gestalt, dépassant le développement personnel pour aborder une perspective plus sociale. Pour changer la société, dit-il en substance, il nous faut développer la créativité des hommes et des femmes, créer du lien, améliorer la santé collective. Nos groupes, porteurs de pathologies collectives, en travaillant à leur santé, peuvent entraîner des changements positifs dans toute une société. C’est leur hétérogénéité qui va permettre de travailler sur la violence, non en la niant, mais en lui permettant de se transformer en conflit. A nous, thérapeutes qui animons ces groupes, de travailler encore et toujours à devenir ces « leaders démocratiques » dont parle C. Rojzmann, capables de réparer par ce que nous sommes vraiment.
48Vu à la lumière de cette réflexion, le travail d’improvisation tel que nous le pratiquons dans nos groupes crée un cadre pour que les gens puissent se montrer tels qu’ils sont dans leur vie sociale. Il fait revivre les obstacles. Dans un climat de confiance, le joueur peut oser se montrer tel qu’il est, sans masque, traverser la honte, cette violence contre soi qu’il faut désapprendre. Il est amené progressivement à sortir d’une relation à l’autorité et à prendre la responsabilité de sa propre créativité. Il nous reste à cultiver la foi que le travail élaboré au sein de petits groupes restreints libère une énergie qui se propage au sein de nos sociétés et les ouvre, pour reprendre les mots de C. Rojzman, à la créativité individuelle et collective, à une conflictualité sans violence.
Bibliographie
- MORENO J. L. : (1954) Psychothérapie de groupe et psychodrame, Quadrige Éditions PUF, 1970, Paris.
- PENARRUBIA P. : Fritz Perls et le théâtre, Revue Gestalt n°6, Le passé composé, 1994.
- PEYRON-GINGER A. : Perls et Moreno : deux frères ennemis, Revue Gestalt n°6, 1994.
- TOURNIER C. : Manuel d’improvisation théâtrale, Éditions de l’eau vive, Saint Martin-Bellevue, 2003.
- – 300 exercices d’improvisation et d’exploration théâtrale, Éditions de l’eau vive, Saint Martin-Bellevue, 2011.
- Pour en savoir plus sur l’Impro-Gestalt, voir aussi
- LASZLO É. : Awareness sur la patinoire, Mémoire de fin de deuxième cycle, EPG, 2008.
- – A la recherche de l’astre perdu, Revue Gestalt N°36, Désirer.
- – Des mots qui mordent, Revue Gestalt n°39, Formes de langage.
- – www.impro-gestalt.com
Notes
-
[1]
Paco Penarrubia, Fritz Perls et le théâtre, Revue Gestalt n° 6, 1994.
-
[2]
Anne Peyron-Ginger, Perls et Moreno : deux frères ennemis, Revue Gestalt n° 6, 1994.
-
[3]
Sur ce sujet, voir aussi Édith Laszlo, Awareness sur la patinoire, chap. 4, Mémoire de 2e cycle, 2008.
-
[4]
J’ai coanimé cet atelier avec Nicolas Reichel, gestalt-thérapeute, comédien et musicien.