Couverture de CGES_NS01

Article de revue

Equus Gestaltung

Au cœur du Troupeau

Pages 143 à 155

Notes

  • [1]
    Sentience : capacité à éprouver des émotions, à en avoir conscience et à penser.
  • [2]
    En référence à l’un des cinq principes de champ définis par Malcom Parlett, en l’occurrence le « principe d’un possible rapport pertinent » : chaque élément du champ contribue de façon significative à son organisation et est donc potentiellement significatif.
  • [3]
    Equus est un genre de la famille des Equidae, comprenant le cheval (caballus), l’âne (asinus), le zèbre (quagga), etc.
  • [4]
    Il existe quelques associations ayant développé une formation et un règlement interne telles qu’aux USA : Equine Assisted Growth And Learning Association, Equine Facilitated Mental Health Association, National Center for Equine Facilitated Therapy…
  • [5]
    Organisation internationale qui promeut la rencontre du cheval en liberté : www.academialiberti.de
  • [6]
    Groupeau, mot de notre invention, signifiant une unité composée de « groupe » et « troupeau ».
  • [7]
    Nous utilisons le terme « communalité » pour désigner le mode de vie caractéristique des peuples originaires, cf. Meyer et al., 2010.
  • [8]
    Troupalité, mot de notre invention composé de « troupeau » et de « groupe », signifiant l’état interpénétré des deux qui permet le maelström empathique.

Léane et le papa cheval

1

? En 2006 à l’occasion d’un entretien de Gestalt-thérapie avec une petite fille qui dort mal depuis le décès de son père, je sors des quatre murs de mon cabinet et d’une séance trop longue pour une enfant. Nous allons saluer les chevaux au pré. La rencontre de Léane avec Phoebus, l’étalon Appaloosa, ouvre ce jour-là une voie inédite dans ma pratique de psychothérapie. Léane et moi marchons sous l’allée de chênes. Elle parle nonchalamment de son papa qui est parti, elle lui a dit au revoir dans le cercueil, Maman est triste et tout le monde a beaucoup pleuré…
Je lui donne quelques consignes de sécurité puis, arrivées sous les chênes, nous prenons place.
Phoebus, le papa des poulains quitte le troupeau pour venir nous voir. Il entreprend une inspection olfactive détaillée de Léane qui ne bouge pas. Quand il arrive à son visage avec les longs poils autour de ses naseaux, Léane se met à glousser car il la chatouille, elle repousse doucement la tête géante de sa petite main.
Je raconte à Léane qu’il y a longtemps j’avais rêvé que Phoebus était un pégase.
– Quand je l’ai vu la première fois, je l’ai reconnu tout de suite, sauf qu’il avait laissé ses ailes dans mon rêve…
Le troupeau s’est approché et nous entoure. Phoebus ne bouge plus, la tête basse il semble endormi à côté de Léane.
– Papa me manque quand même.
Sur le chemin du retour Léane s’anime en me disant que son Papa s’est transformé en ange, que là où il est il a trouvé des ailes, il veille sur elle et sur son frère et sur Maman. Elle me demande s’il viendra la voir dans un rêve… Je suis surprise de la force de voix avec laquelle elle dit ces derniers mots.
Léane a par la suite demandé à partager la chambre avec sa sœur et a retrouvé un sommeil normal.?

2Depuis cette séance, notre relation aux chevaux se transforme progressivement et quelques années plus tard nous emmenons des humains suivre le troupeau dans ses errances nomades.

« Mens sana in corpore sano », un esprit sain dans un corps sain

3Puisqu’il s’agit ici de Gestalt-thérapie assistée par un troupeau de chevaux, une question s’impose : les chevaux sont-ils tous aptes, compétents ou formés pour assister ou faciliter le soin thérapeutique ?

4Comme le déclare Françoise Wemelsfelder (cf. bibliographie), biologiste et chercheuse spécialisée dans le comportement et le bien-être animaux, « chaque jour, nous en apprenons davantage sur les diverses et uniques façons dont les animaux pensent, éprouvent des sensations et prennent des décisions intelligentes. Les preuves abondent que les animaux sont des êtres sensibles et conscients, et que ce n’est pas une question de néocortex frontal. Comment pouvons-nous continuer à maltraiter les animaux ? ».

5Depuis 1997, l’Union européenne reconnaît les animaux comme des « êtres sensibles » et en 2012 un groupe de scientifiques a officiellement déclaré reconnue la sentience [1] des animaux, sauvages et domestiques. Les animaux sont conscients de ce qu’ils ressentent, ils savent où ils sont et avec qui ils sont ! Sans cesse de nouvelles informations sont découvertes sur la capacité des animaux à ressentir, éprouver, penser…

6Les conditions de vie des équidés (et de tous les êtres) sont déterminantes pour leur santé et leur bien-être, particulièrement dans le travail de thérapie, car les chevaux détenus dans des cages et/ou abusés réagissent en se dissociant au contact humain. Ceci répond à la question si les chevaux sont tous aptes, compétents ou formés pour assister ou faciliter le soin thérapeutique. Car si tout thérapeute traverse des moments de vie difficile et que même dans ces moments-là il reçoit ses patients, nous ne concevons pas un travail thérapeutique avec un collègue, assistant ou facilitateur, même inter-espèces, qui serait dans un état de souffrance durable, encore moins si c’est nous qui la lui infligeons.

7Dans un souci de cohérence et d’intégrité nous avons décidé, il y a quelques années, de rendre la liberté à nos chevaux. Nous ne les montons plus. Nous avons enlevé les clôtures des prés pour ouvrir un seul grand espace. Nous avons enlevé les selles, les brides, les mors, les rênes, même les licols et surtout les fers, nous avons ouvert les portes des box. Dans la mesure de nos possibles nous leur offrons une vie qui nous semble plus en accord avec leur nature. Nous leur permettons de vivre ensemble, de tisser leurs liens sans intervenir, d’avoir des disputes et des amitiés particulières. Ils vivent librement sur une quinzaine d’hectares de coteaux, séparés par des haies et des bois de chênes, guidés par des lois qui nous échappent.

8Quand nous allons à leur rencontre, les chevaux ont la possibilité de s’en aller ou de rester, de refuser l’activité proposée (par nous), d’en proposer une autre, de participer ou pas. Nous n’utilisons aucune coercition, pas de chantage par la nourriture, pas de cordes ni rond de longe ni clôtures….

9Les poulains et pouliches nés ici sont les seuls qui osent dire « non » sans façon, osent mordre, osent jouer avec nous, osent confronter et osent s’exprimer à la manière cheval dans leur langage. Nous leur avons enseigné le minimum pour que la cohabitation soit possible : accepter un licol de temps en temps pour marcher tranquilles en main et donner les pieds. Le reste, c’est eux qui nous l’enseignent. C’est à nous d’apprendre leur langue car c’est nous qui voulons quelque chose.

La jument et la femme qui ne pleurait jamais

10

? Depuis qu’elle a découvert Equus Gestaltung Claire ne rate pas un stage, elle est la plus ancienne de ce groupe résidentiel sur quatre jours. Elle ne « prend » rien de personne, elle refuse toute proposition d’exercice avec les chevaux quand les autres du groupe regardent. Pendant les sessions EGT elle se retrouve toujours à l’écart, distante, avec une expression fermée. Elle ne pleure jamais. Elle communique peu et quand elle prend la parole c’est avec cynisme et sarcasme.
Au cours du troisième jour une grande intimité s’est installée entre les participants, sauf avec Claire. Les chevaux sont à plus de cent mètres de nous. C’est la journée où chacun a l’occasion d’une séance EGT individuelle pendant que les autres observent de loin en silence, puis restitution en groupe. Tout le monde est passé, c’est au tour de Claire qui balance des blagues, j’ai l’impression d’une anguille moqueuse. Mon irritation monte et je lui propose sur un ton sec de « tomber le masque ». S’ensuit une joute verbale sur le thème de « faire son cinéma », elle sur un ton enjoué, le mien bref et dur.
Yussi lève la tête et quitte le troupeau, elle marche droit vers nous. Elle passe entre Claire et moi en nous coupant la parole et, nous obligeant chacune à reculer d’un pas, elle fait demi-tour et se place exactement entre nous. Claire rit, je lui dis par dessus la croupe de Yussi que son rire sonne faux. Son visage s’effondre, elle semble pétrifiée. Je lui propose de « dire » à la jument en reculant pour m’éloigner.
Yussi se met face à Claire et fait un pas en avant. Elles se touchent, Yussi enserre Claire entre sa tête et son poitrail. Claire enlace la grande encolure et cache son visage dans les crins de la jument. Je vois ses doigts s’accrocher aux crins, puis ses épaules et son ventre tressauter. Je laisse faire la jument.
Je vois un mouvement. Une grande femme « bien enveloppée » se dirige vers le couple enlacé, elle passe derrière Yussi et prend Claire dans ses bras. Claire sanglote fort, je l’entends jusqu’ici. La femme la plus âgée (soixante-douze ans) se dirige vers le trio et elle aussi enlace Claire qui se laisse aller de tout son poids accrochée au cou de l’une puis de l’autre à côté de la jument.
Soudain un grand éclat retentit dans la vallée. Claire se tourne vers le groupe en larmes et en rires. Le troupeau/groupe arrive de partout dans un tonnerre de galop pour s’agglutiner autour des trois femmes et de la jument.
Claire n’est jamais plus à l’écart, elle est désormais en mesure de dire ce qui se passe pour elle pendant les stages EGT. Elle participe aux propositions, elle nomme ses questionnements et désaccords, elle se risque devant les autres… ?

11Les chevaux prennent des initiatives et restent dans des situations éprouvantes alors qu’ils pourraient s’en aller. Ils semblent savoir des choses sur nous comme par exemple où nous avons mal. La jument Reine a donné des coups de tête dans la poitrine de Félix pendant trois mois, elle a cessé quand les médecins lui ont découvert un cancer du poumon. Le poulain Rocco a tiré avec insistance sur le haut du pantalon de Gitta qui traînait à l’arrière du groupe, jusqu’à ce qu’elle nous dise qu’elle a eu les deux jambes cassées à cet endroit là et qu’elle pouvait difficilement descendre cette pente.

12Nous avons de nombreuses illustrations cliniques qui montrent à quel point la rencontre avec les chevaux est convoquante et de haute intensité. L’interaction librement proposée par un cheval ou un troupeau sollicite un réalignement immédiat de la présence attentive et incarnée, toujours pertinent [2] avec la situation globale.

Thérapie Assistée par le Cheval et holisme

13Equus Gestaltung (EGT) est la rencontre de Equus Caballus [3] et de gestaltung : processus de formation des formes signifiantes. C’est une expérience thérapeutique groupale inter-espèces, une posture philosophique et un art de vivre en interrelation avec les animaux, dans un environnement sain et approprié à chaque espèce.

14Parmi les premières à avoir intégré les chevaux dans leur programme thérapeutique figurent les psychologues américaines Adele et Marlena Mc Cormick qui ont publié à ce sujet dès 1997. Depuis la parution en 2001 du best-seller Le Tao du Cheval de Linda Kohanov, la Thérapie Assistée par le Cheval (Equine Assisted Therapy, TAC) s’est répandue en une déferlante de pratiques et praticiens autoproclamés.

15Cette nouvelle profession n’est actuellement réglementée dans aucun pays du monde [4].

16Les TAC regroupent des variantes, certaines sont des dérives, d’autres plus congruentes. En France, les Haras Nationaux ont suivi le mouvement en reconnaissant le métier d’équitien .

17Selon la psychologue Ritu Janice Esbjörn « Il n’y a pas de modèle spécifique pour les TAC, pour cette raison l’arrangement des sessions et les activités dépendent complètement de la créativité et de la formation du thérapeute… chaque individu a sa manière unique de travailler selon son approche théorique, sa connaissance du comportement équin, son histoire personnelle avec les chevaux, les clients avec lesquels ils choisissent de travailler etc. » (traduction de l’auteure).

18Dans les différentes pratiques de TAC nous retrouvons deux constantes. D’une part, même si une grande partie du travail se fait à pied, les chevaux sont généralement montés à un moment donné. D’autre part, le cheval est amené seul dans un espace clos donc séparé de ses congénères, pour la séance avec un patient et un thérapeute. Le principal motif évoqué pour séparer un cheval du troupeau ou le mettre à l’attache est la sécurité de la personne.

19Dans certains cas, un thérapeute travaillera avec un patient, un cheval et un connaisseur de chevaux qui interprétera le langage de l’équin.

20Les conditions de vie des chevaux dans les situations suivantes nous semblent pathogènes : les centres et écoles d’équitation, les centres de trek et de randonnée, les chevaux utilisés en compétition, à l’attelage, en équithérapie et hippothérapie, les chevaux vivant en extérieur dans des espaces réduits sans abri...

21Dans la même ligne de pensée holiste, nous pensons que la grande majorité des humains vit dans des conditions pathogènes, et qu’ils contaminent toutes les espèces et leur environnement partagé en polluant et en détruisant les espaces et habitats naturels. Au sein d’Equus Gestaltung nous sommes engagées dans une démarche écologique appliquée, ancrée dans le quotidien.

Le dispositif Equus Gestaltung : groupe/troupeau

Le groupe :

22

  • Dans le dispositif EGT, le groupe d’humains alterne les séances au sein du troupeau, les cercles de parole en pleine nature et les situations thérapeutiques groupales traditionnelles (que je ne déplie pas ici).
  • Toutes les situations sont groupales sauf une rencontre individuelle avec un cheval en présence de la thérapeute, les autres observant à distance. Cette rencontre est ensuite travaillée au sein du groupe.
  • Toute personne est libre de participer ou non aux propositions (comme les chevaux).
  • Les groupes sont de préférence hétéroclites en termes de genre, âge, origine, situation, handicap, etc. Nous aimons mélanger les publics.
  • Une photographe est présente, les photos sont publiées avec l’accord des participants.

Le troupeau

23Concernant le dispositif avec chevaux, nous avons déterminé cinq fondamentaux EGT avec l’aide des spécialistes de l’Academia Liberti [5]

24

  • à tout moment les chevaux ont totale liberté de répondre ou non à l’invitation de participer à la proposition des humains et de prendre des initiatives ;
  • aucun harnachement ni moyen de coercition physique ou psychologique ne sera utilisé pour forcer les chevaux à une activité ;
  • les chevaux ne seront en aucun cas séparés du troupeau, même pour une séance de thérapie ;
  • les chevaux ne seront montés en aucune circonstance depuis au moins un an ;
  • tout cheval participant à une session de thérapie sera sain par des conditions de vie appropriées à son espèce et pieds nus depuis au moins un an.

Méthodologie

25La progression des stages s’appuie sur le travail d’articulation mode personnalité/mode ça, et sur les processus d’orientation de sens.

26

  • Au cours du pré contact nous soutenons le lien et l’expression de la singularité en favorisant des propositions qui font travailler le groupe/troupeau dans un double mouvement de confluence et un processus d’individuation. Nous invitons à prendre le temps de sentir ce qui est là.
  • Au cours du contact nous amenons de la nouveauté en désamorçant les automatismes, les évidences (principalement autour des chevaux) et l’élaboration des formes en mode personnalité, ce qui permet de traverser l’inconfort (mode ça), et nous soutenons la montée de l’excitation liée à l’identification du next, ce qui advient.
  • Plein contact : à un moment donné il y a convocation de haute intensité et une survenue en mode ego dans le « groupeau [6] » composé de chevaux et d’humains. Nous encourageons à expérimenter la continuité de l’émotion. Nous passons à des situations de plus en plus perceptives en augmentant les zones de contact et nous favorisons les propositions avec les chevaux qui soutiennent les sensations. Nous invitons à l’attention envers l’inachevé.
  • Au cours du post contact nous encourageons à repérer les identifications groupales issues du lien et de la communalité [7] qui s’y sont développées telles que « nous sommes devenus une tribu », ou encore dans les groupes de femmes qui s’appellent spontanément « les sisters ». Nous incitons à prendre conscience comment « je » contribue au « plus grand » à partir de modèles observés du troupeau (les talents personnels au service du groupe), à identifier comment ce groupe s’inscrit dans des mouvances sociales plus grandes et à localiser les sources de force pour envisager du next ailleurs.

27Les cercles de parole avant et après les moments avec les chevaux permettent d’apprécier ce qui se met en œuvre et comment ça se met en œuvre (mastication), sans expliquer le pourquoi ni chercher la cause. Nous soutenons le passage de la raison (pensée sans affect) à l’accueil de la pensée incarnée, nous cherchons le point de vue qui est à l’œuvre. Nous encourageons à désindividualiser les modes, ça s’élabore « entre », il n’y a pas « de qui ça vient », il y a « par où ça passe ». Nous ne cherchons pas à définir l’objet ni la figure claire ou brillante, nous sollicitons l’être et le rapport, nous visons à affiner l’awareness des atmosphères. Nous invitons à expérimenter le kaïros.

Le chapeau d’Agathe

28

? Agathe est douce et discrète, je dirais même effacée. Elle parle peu, quand elle rit aucun son ne sort et ses épaules se secouent silencieusement. Quand elle rit très fort, sa tête part en arrière… sans un bruit.
Elle vient aux séances avec un chapeau gris qui couvre son crâne. Je l’ai accompagnée pendant les mois de traitements. Depuis peu elle a terminé la dernière chimio.
Pour ce stage EGT, il y a seulement une nouvelle prénommée Lyne. Agathe connait Hilde, Michelle et Eliza. Agathe a repris un peu de « poil de la bête » et prend la parole à plusieurs reprises avec timidité au cours des présentations. Elle parle de sa maladie et de sa fatigue avec retenue, elle ne prononce pas « le » mot. Quand nous allons au pré les chevaux sont déjà là et les rituelles inspections olfactives se terminent en éclats de rire quand la pouliche Pipistrella s’en prend au chapeau d’Agathe. Cette dernière ne l’entend pas ainsi et ne se laisse pas faire, elle rattrape de justesse son couvre chef, le rajuste rapidement et se tient vigilante en cas de futures investigations équines.
Michelle lui dit « je suis touchée par ta pudeur ». Agathe est persuadée qu’elle n’intéresse personne et que ses histoires sont insignifiantes. Eliza lui parle de sa frustration de tant de retenue car elle aurait envie d’en voir, savoir, entendre plus d’Agathe. Agathe finit par nous parler de son cancer, de son reflet chauve dans le miroir, de la perruque qui est inconfortable, elle raconte que seulement son mari voit son crâne et deux de ses meilleures copines l’ont fortuitement vue sans chapeau.
Les chevaux sont très occupés à brouter les pousses printanières minuscules, sauf l’immense Kumbo qui dort, et ils ne se préoccupent pas de nous. Agathe se dirige vers Kumbo qui ne réagit pas. C’est Tanka qui arrive d’un pas décidé cependant délicat vers elle, droit sur le chapeau qu’il déloge avec finesse du bout des lèvres, mais Agathe y tient et une fois de plus le rattrape juste à temps. Pipistrella se joint au jeu et Agathe tient fermement des deux mains son petit chapeau gris enfoncé jusqu’aux sourcils qu’elle n’a plus, en riant de plus belle. Les femmes rient de bon cœur avec Agathe qui fuit les poulains.
Agathe est à côté de moi pour la session individuelle, je lui demande si elle aurait envie de partager quelque chose avec un des chevaux. Elle aimerait passer un moment avec Kumbo, mais il dort et c’est encore Tanka qui revient vers elle. Au moment où le cirque du chapeau recommence Kumbo s’étire, il fait quelques pas droit vers Agathe, chasse Tanka et se place devant elle à dix centimètres de son visage puis se rendort alors qu’elle caresse doucement les côtés de la grande tête poilue. Les femmes silencieuses se sont mises un peu à l’écart, la croupe de l’imposant Kumbo cache Agathe au regard des autres.
Agathe me dit que Kumbo s’en fiche de quoi elle a l’air. Je lui propose de montrer sa tête à Kumbo. Après un interminable silence sa main droite se lève et d’un mouvement net fait glisser le chapeau. Un duvet du même gris que le bonnet repousse sur son crâne. Je suis éblouie par la beauté d’Agathe, mon cœur bat fort. Agathe parle doucement au géant Kumbo dont la tête repose tout près de la cicatrice sur son sein, elle continue à le caresser très doucement alors que le soleil réchauffe sa tête.?

Qu’apporte Equus Gestaltung ?

29L’observation des structures socio-sensuelles raffinées des équidés rappelle la finesse des sociétés matriarcales préconquérantes, dans lesquelles les talents personnels spécifiques sont mis au service du groupe par un fonctionnement simultanément individualiste et collectif/solidaire.

30L’interpénétration humains/chevaux permet aux humains d’expérimenter la synchronicité (non-verbale) d’actions du troupeau, et la communication tactile dans un flux complexe d’immédiateté sentiente collective.

31Avec les chevaux les improvisations exploratoires de haute intensité particulièrement convoquantes procurent une expérience directe, qui rend instantanément apparentes les (non) limites par l’immédiateté des réponses et réactions des équins. Ceci permet un ajustement des décalages entre intention et manifestation.

32L’immersion en troupeau dans de grands espaces naturels augmente la conscience de l’awareness et la sensibilité à la biorésonance. S’ensuivent des prises de conscience des conditions de vie pathogènes du monde actuel qui permettent de poser des choix concrets de réajustements dans la vie relationnelle, professionnelle, personnelle, lieu de vie, mode de vie, conduites, hygiène de vie etc.

33Les chevaux ne vont pas à la rencontre ni ne s’approchent de personnes prises dans des rôles et apparences, ils mettent en lumière par leurs attitudes et interventions les artifices de masque. La coordination émotionnelle avec un équin requiert une qualité de présence la plus « nue » et la plus authentique possible, et apporte d’importantes gratifications émotionnelles.

34Nos chevaux adultes se sont rencontrés tardivement et forment un troupeau recomposé. Les dynamiques relationnelles des chevaux entre eux permettent des métaphores familiales, de genre et de groupe.

35Dans le processus vers une coordination socio-affective satisfaisante au sein d’une harde de chevaux, il est nécessaire de socialiser, d’ajuster, d’évoluer en troupalité [8]. Alors l’expérience devient une sorte de maelström expérientiel empathique.

36Quand il y a émergence en mode ego (au sens phénoménologique du terme) au sein du groupe/troupeau les animaux sauvages se montrent, les sangliers grognent et fouillent le sol, les chevreuils aboient et broutent, les renards sortent des fourrés et reniflent des pistes mystérieuses, les écureuils, les blaireaux, les ragondins, les piverts, les buses… et les humains deviennent des êtres en symbiose.

Conclusion

37Les résultats des études à propos des TAC sont unanimes : les Thérapies Assistées d’Equins sont bénéfiques pour les humains. Ces pratiques restent toutefois individualistes dans leur dispositif alors que les chevaux sont des experts en groupalité. Ces TAC ne tiennent que peu compte du bien-être des équidés.

38Il semble que les chevaux sachent des choses à notre sujet dont nous avons peu conscience. Les chevaux sains, vivant dans des conditions appropriées à leur espèce, en troupeau, ont des modalités de vie commune que nous commençons à peine à comprendre et qui pourraient bien nous enseigner ou peut-être nous rappeler comment vivre ensemble, nous enseigner la conflictualité ou comment se disputer en paix, la différence ou comment trouver sa place dans le groupe en s’épanouissant, l’importance du rôle des femelles dans le troupeau, la circularité et le consensus, comment se relier et œuvrer au service du plus grand…

Bibliographie

  • ESBJÖRN R. J. Ph.D : When Horses Heal (A qualitative inquiry into equine facilitated psychotherapy) Dissertation for Degree of Doctor of Philosophy in Transpersonal Psychology, Institute of transpersonal psychology, Palo Alto, California, 2006.
  • KOHANOV L. : The Tao of Equus A Woman’s Journey of Healing & Transformation through the Way of the Horse, New World Library, California USA, 2001.
  • Le cheval comme partenaire de soins, Colloque du 3 décembre 2010 à Bouvron, France. http://www.therapieassisteeparlanimal.org
  • MC CORMICK Ph. D. & MC CORMICK Ph. D. : Horse Sense and the Human Heart (What Horses can Teach us About Trust, Bonding, Creativity and Spirituality), Éditions Communications Inc. Florida, USA, 1997.
  • STORMY M. : The truth about backs, language, and who we really are in Horse Management Newsletter 61, première publication 2008, article gracieusement mis à disposition par l’auteure.
  • MEYER L. et MALDONADO ALVARADO B. (coordination) : New World of Indigenous Resistance : Noam Chomsky with Voices from North, South and Central America (Le Nouveau Monde de la résistance indienne : Noam Chomsky en dialogue avec des voix d’Amérique du Nord, d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud),
  • – La communalité chez les peuples originaires, San Francisco, City Lights, 2010, http://www.lavoiedujaguar.net/La-communalite-chez-les-peuples
  • MITTEN RYAN L. : One With The Herd, (A Spiritual Journey), Éditions Communication Creativity, Colorado, USA, 2007.
  • STRASSER H. Dr. med. vet., Ph. D. : Pferdehufe ganzheitlich behandeln (Gesunde Hufe am gesunden Pferd), Éditions Sonntag MSV Medizinverlage, Stuttgart, Deutschland, 2004.
  • WEMELSFELDER F. : Scottish Agricultural College, Edimburgh UK, Animal and Veterinary Science Research Group, in One Voice, Pour une éthique animale et planétaire, Sentience des animaux (Sensibilité et conscience chez les animaux). www.one-voice.fr
  • ACADEMIA LIBERTI : Academia Artium Didacticum Equiorum In Liberti http://www.academialiberti.de/en/

Notes

  • [1]
    Sentience : capacité à éprouver des émotions, à en avoir conscience et à penser.
  • [2]
    En référence à l’un des cinq principes de champ définis par Malcom Parlett, en l’occurrence le « principe d’un possible rapport pertinent » : chaque élément du champ contribue de façon significative à son organisation et est donc potentiellement significatif.
  • [3]
    Equus est un genre de la famille des Equidae, comprenant le cheval (caballus), l’âne (asinus), le zèbre (quagga), etc.
  • [4]
    Il existe quelques associations ayant développé une formation et un règlement interne telles qu’aux USA : Equine Assisted Growth And Learning Association, Equine Facilitated Mental Health Association, National Center for Equine Facilitated Therapy…
  • [5]
    Organisation internationale qui promeut la rencontre du cheval en liberté : www.academialiberti.de
  • [6]
    Groupeau, mot de notre invention, signifiant une unité composée de « groupe » et « troupeau ».
  • [7]
    Nous utilisons le terme « communalité » pour désigner le mode de vie caractéristique des peuples originaires, cf. Meyer et al., 2010.
  • [8]
    Troupalité, mot de notre invention composé de « troupeau » et de « groupe », signifiant l’état interpénétré des deux qui permet le maelström empathique.
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