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Article de revue

En quête d'une théorie gestaltiste du processus groupal

Le processus de groupe comme processus du self

Pages 101 à 115

Notes

  • [1]
    Une version plus ancienne a été publiée dans Beyond the Hot Seat Revisited (Feder & Frew, 2008, p.53-66). L’auteur a effectué de nombreux changements.
  • [2]
    Extrait du poème Song of Myself (Chant de moi-même) du poète américain Walt Whitman, dans son recueil Leaves of Grass publié en 1855 (Whitman, 1855/2005).
  • [3]
    Édition française de L’exprimerie, p. 267-268, NDLT.
  • [4]
    Il n’y a pas de compréhension unanime ni de définition universelle du concept de « champ » en Gestalt-thérapie. Frank-M. Staemmler parle à ce sujet de « confusion babylonienne », 2006.
  • [5]
    Édition française de L’exprimerie, p.250, NDLT.
  • [6]
    J’ai développé ce point ailleurs (Bloom, sous presse). La Gestalt-thérapie manque d’une théorie développée de la personne. Alors que le champ organisme/environnement procure une compréhension adéquate de la frontière-contact de l’organisme et de l’environnement, il ne permet pas de décrire plus avant les êtres humains dans le champ phénoménal. Je propose une modification au champ organisme/environnement : le « champ self/monde ». Le self est l’organisation phénoménale émergente à la frontière-contact. « Monde » est la totalité dont le self émerge. La personne est le fruit de l’opération sociale de contact dans la mesure où le fonctionnement en mode personnalité du self à travers le temps consolide la « personnalité » ou l’identité personnelle. Ce n’est pas ici le lieu de développer ce point plus avant. La présente discussion sur les processus de groupe en Gestalt-thérapie n’inclut donc pas cette élaboration sur le champ phénoménal, mais elle est en cohérence avec cette dernière.
  • [7]
    Édition française de L’exprimerie, p. 277, NDLT.
  • [8]
    Faire coïncider le self avec l’individu c’est prendre le fonctionnement en mode ego comme la totalité du fonctionnement du self, ce qui est une erreur et une illusion « égologique ». Certains prétendent avec une certaine force de persuasion que la faculté d’action (agency) doit être située dans l’individu (Crocker, communication personnelle). Ma proposition est différente : la faculté d’action est une fonction du champ coémergente de l’organisme (ou de la personne) et de l’environnement.
  • [9]
    « Pour le pluralisme, nous ne sommes tenus d’admettre comme constituant la réalité que ce que nous considérons nous-mêmes comme empiriquement réalisé dans toute partie minimale d’une vie limitée. Brièvement : que rien de réel n’est absolument simple, que la plus petite partie d’expérience est un multum in parvo, relié d’une pluralité de manières, que chaque relation est un aspect, un élément ou une fonction, une manière pour cette partie d’être saisie ou de se saisir d’une autre et qu’une parcelle de réalité, quand elle est activement engagée dans l’une de ces relations, n’est pas, de ce simple fait, engagée simultanément dans toutes les autres. Les relations ne sont pas toutes solidaires – pour employer un mot français – les unes des autres. Sans perdre son identité une chose peut, relativement à une autre, soit se l’adjoindre soit s’en débarrasser comme la bille de bois dont je parle peut s’adjoindre à de nouveaux convois flottés ou s’en séparer et voyager partout en légère escorte. » (James, 1987, p. 776-777), Traduction libre VB.
  • [10]
    Je pourrais faire la distinction inverse au sujet des groupes : alors que le groupe peut sembler avoir une identité distincte, il reste néanmoins composite. Un groupe est comme un self (self-like), le self est comme un groupe (group-like).
  • [11]
    Au sens mathématique d’objet discret, par opposition à continu, NDLT.
  • [12]
    Édition française de L’exprimerie, p.250, NDLT.
  • [13]
    Édition française de L’exprimerie, p.250, NDLT.
  • [14]
    John Donne, Devotions upon Emergent Occasions, 1624- Méditations en temps de crise. Traduit de l’anglais par Franck Lemonde, Payot-Rivages, 2002, NDLT.
Je me célèbre et me chante moi-même,
Et mes vérités seront tes vérités
Car tout atome qui m’appartient t’appartient aussi.
Walt Whitman[2]

1Je poursuis une quête. Je suis à la recherche d’une théorie gestaltiste du processus groupal. Cela peut paraître simple. Parce qu’en effet il existe de nombreuses théories sur le processus groupal qui s’accordent bien à la Gestalt-thérapie.

2Je suis en quête d’une analyse convaincante des processus de groupe de thérapie qui découlerait simplement et tout uniment de la théorie de la Gestalt-thérapie telle qu’elle a été d’abord élaborée par Frédérik Perls, Ralph Hefferline et Paul Goodmann dans Gestalt-thérapie (1951) puis développée par les gestalt-thérapeutes contemporains. J’étais en recherche d’un modèle qui n’emprunte pas à d’autres références pour sa compréhension des processus de groupe mais qui, en s’appuyant sur les fondements de la théorie de la Gestalt-thérapie (Dan Bloom 2004), la clarifierait en examinant l’expérience groupale à partir de son paradigme phénoménologique. Ceci, non pour contredire d’autres modèles théoriques du groupe, mais pour offrir à la Gestalt-thérapie un modèle qui lui soit propre.

3Cette quête m’a amené à la conclusion suivante : le processus de groupe en Gestalt-thérapie déploie la séquence de contact (Perls et al., 1951, p.418 [3]) du self émergeant du champ [4] (Peter Philippson 2001), qui est implicitement et explicitement social et relationnel (Jacobs, 2005). « Je » et « nous » font partie intégrante de ce champ phénoménal et alternent en tant que figure/ fond selon l’expérience en cours. Cette perspective transforme les approches individuelle et collective en une description phénoménologique aussi directe que possible du processus groupal en tant que processus de self.

Qu’est-ce qu’un groupe ?

4A l’évidence, toute expérience sociale n’est pas une expérience de « groupe » au sens où nous, psychothérapeutes, l’entendons. Mais toute expérience de groupe est une expérience sociale. Toute expérience est sociale. Une personne seule ne constitue pas un groupe bien qu’à mon sens, même l’expérience « solitaire » d’une personne seule a une dimension sociale. Deux personnes peuvent constituer une dyade, ou peut-être un couple ; trois ou plus peuvent constituer un groupe. Ce sont des différences quantitatives et non de nature. Une assemblée de personnes ne constitue pas nécessairement un « groupe ».

5Qu’est-ce qui fait qu’un rassemblement de personnes devient un groupe ? Il y a différentes manières de répondre à ces questions – voir par exemple Gaffney (2006, p.205-208) et Hodges (2006, p.229-230). Voici la mienne : de même que le self émerge dans la séquence de contact (Perls et al., p.403[5]), un « groupe » est l’expérience de la structure du champ social dans lequel la personne est en contact constant et réciproque avec d’autres. Une expérience de groupe se forme à partir d’un contact mutuel qui inclut un fond social partagé. Le « travail de groupe » est l’attention portée à la phénoménalité du processus relationnel d’une personne envers une autre – de la relation dynamique et changeante entre je et nous. En d’autres mots le processus groupal est ce qui favorise l’émergence des manifestations sociales (Robert A. Wilson, 2004) du sein des expériences individuelles. Un groupe est une abstraction conceptuelle fondée sur l’expérience concrète de personnes se trouvant dans un groupe.

6Je vais décrire ceci de manière plus détaillée et proposer des exemples cliniques pour clarifier mon point de vue. A cette fin je résumerai les éléments de la théorie de la Gestalt-thérapie applicables au processus groupal gestaltiste. Ce résumé portera sur la séquence du contact et la théorie du self.

Vignette clinique

7

? Un groupe de huit adultes se retrouve depuis plusieurs semaines dans la même salle. C’est un groupe mature : la gêne initiale du dévoilement devant des inconnus a été remplacée par une atmosphère de bienveillance, de confiance et de coopération. Aujourd’hui, après un tour de nouvelles au cours duquel chaque personne nomme ses préoccupations du moment, un long moment de calme survient. Puis « John » dit « il n’y a pas d’air dans cette pièce aujourd’hui, c’est étouffant ». Il regarde les autres autour de lui. Certains acquiescent. Pour ma part je me sens aussi à l’aise que d’habitude.
Je demande à John de décrire son expérience, il parle d’une constriction dans la poitrine, comme s’il devait faire des efforts pour inhaler. Simultanément les membres du groupe deviennent attentifs à leur respiration et à la façon dont ils peuvent se retenir. Max semble maintenant mal à l’aise puis déclare « je ne voulais pas en parler maintenant mais j’ai quitté ma femme la semaine dernière... » Sa voix s’éteint en un faible sanglot.
« Maintenant je peux respirer », dit John, jetant un regard vers Max. ?

Discussion

8Laissez-moi reprendre cette vignette depuis le point de vue que je cherche à développer : la projection par John (la pièce est étouffante) de sa rétroflexion (sa constriction respiratoire) s’est immédiatement trouvée reliée à la retenue de Max que John n’avait pas perçue consciemment mais qu’il éprouvait somatiquement. Les expériences « individuelles » comme celle de John, sont entrelacées avec celles des autres, le déploiement du self de chaque membre du groupe s’effectuant au contact de celui des autres. Le processus groupal est la conséquence du déploiement des processus de self de chacun des membres du groupe, qui se chevauchent et émergent de la frontière-contact. Le sens que chaque « personne » a du groupe est une manifestation de son enracinement social implicite, d’un monde social commun. La théorie du self de la Gestalt-thérapie peut être une théorie de la personne dans toutes les configurations sociales possibles, de l’individu « solitaire » jusqu’au groupe. Je vais développer ces idées centrales en clarifiant certains des concepts gestaltistes sur lesquels elles s’appuient.

Le self

9Il n’y a pas de self qui ne soit essentiellement social. Les deux concepts centraux sont reliés dans la théorie du self : le champ et le contact. Le contact est l’expérience de la rencontre de l’organisme humain avec son environnement, à la frontière-contact (Perls et al., 1951). Le contact est de même le but téléologique du self (Margherita Spagnuolo Lobb, 2005), son accomplissement. On pourrait préciser encore que le contact est la rencontre d’une personne, et non d’un organisme, et de l’environnement. (F.M. Staemmler, 2006).

10Le « champ » qui s’organise comme self est un champ social, phénoménal. Chacun de ces adjectifs est crucial et, je le répète, forme la base de la compréhension du processus groupal. Etant donné que la Gestalt-thérapie se préoccupe de ce qui est expériencié et de ce qui peut l’être, le self appartient au champ phénoménal (Mark Fairfield, 2004 ; Gary M. Yontef, 1993 ; F. M. Staemmler 2006). Le champ phénoménal est social – c’est-à-dire qu’il n’est pas celui d’un individu solitaire ou monadique, mais d’une personne reliée aux autres d’une manière synchronique et diachronique, dans et à travers le temps. A tout moment, le self est une relation à d’autres personnes, à d’autres self et à, travers l’histoire personnelle, le self porte l’histoire de ses relations sociales à travers le temps [6].

11Tout self émerge au sein d’un champ social ; sur le plan du développement, l’expérience du nourrisson est une fonction du champ nourrisson-personne maternante (Edward Tronick, 2007). Les modalités de cette relation précoce continuent de fonctionner dans les structures du self adulte et peuvent être identifiées en tant que styles de contact (Ruella Frank, 2001). Un self isolé est impossible, bien que l’expérience d’être isolé soit fréquente. Un self solitaire est un paradoxe, bien que la solitude existentielle soit universelle. Il n’y a pas de sentiment d’un « je » qui n’ait un « nous » en fond ; il n’y a pas de « nous » qui soit indépendant d’un « je » en fond.

12Le self est incarné et simultanément enchâssé dans son entourage social ; notre corps est un constituant indissociable du self, tout autant que l’est notre sens des autres. Un individu ne peut pas plus être séparé de son corps qu’il ne peut l’être des autres personnes de son monde. Même un ermite méditant sur le sommet de sa montagne ne parvient à l’illumination qu’en se détachant méthodiquement et temporairement du monde social.

13Le self, en tant qu’opération de contact, est le processus synthétisant de l’expérience, le contacter, qui est lui-même « la plus simple et la première réalité » (Perls et al., 1951 [7]). L’extéroception, l’intéroception, la proprioception, l’aperception (Philip Lichtenberg, 2006), la cognition, la mémoire sont contenues dans le concept de « self ». Une autre perspective sur l’émergence du self le définit comme étant la rencontre entre soi et autrui (Peter Philippson, 2001) mais le point essentiel demeure : l’expérience émerge à la frontière-contact et s’organise ensuite en self et par le self. Les premiers praticiens en Gestalt-thérapie ont pu mettre l’accent sur l’autonomie au détriment de ce qui nous relie aux autres, en réaction au conformisme social des années cinquante et soixante. Depuis, ceci a été corrigé (Rich Hycner & Lynne Jacobs, 1995 ; M.Yontef, 1993) et recorrigé (Gordon Wheeler, 2000) au point que la perspective relationnelle caractérise la pratique de la Gestalt-thérapie contemporaine.

14Il n’y a rien dans la théorie du self qui fasse de ce dernier l’équivalent d’un individu solitaire [8] ; le self de la Gestalt-thérapie est whitmanien, englobant les multifacettes de l’univers pluraliste de William James [9] (1987). Ainsi, bien que les pronoms et verbes reliés à self s’accordent au singulier, il serait presque grammaticalement correct d’utiliser le pluriel [10]. Nous nous pensons généralement comme des acteurs indépendants, autonomes et discrets [11] dans le monde, alors que le phénomène social du self gestaltiste est un processus perméable, liquide et changeant de « je » et de « nous » qui se configurent et se reconfigurent les uns les autres. Ceci a des implications concrètes sur la manière dont la Gestalt-thérapie envisage le processus groupal.

Ici, maintenant et ensuite : le processus du self.

15L’expérience est un « flux continu » (Ralph Pred, 2005), un passage temporel. Le présent spécieux (William James 1890/1983) est constitué de l’instant précédent dont se saisit l’instant présent qui, à son tour, permet de développer un sens de l’instant à venir. La nature processuelle de l’expérience est d’être passage pour le processus individuel et groupal.

16Examinons un arc-en-ciel. Nous le voyons comme un arc de couleur enjambant le ciel au sortir d’un orage, ou suspendu au cœur d’un torrent de pluie traversé de soleil. Pourtant, nous savons qu’un arc-en-ciel est en constant mouvement – constitué des jeux combinés des gouttes d’eau et de la lumière. Ainsi est le self lorsqu’il émerge du champ social phénoménal. Il émerge tout en continuant d’appartenir au champ dont il est inséparable. L’émergence est une manière de décrire cette dynamique d’organisation du champ en formes phénoménologiquement reconnaissables, chaque forme émergente étant non seulement temporellement distincte de ce dont elle émerge mais aussi dotée de ses propres qualités : distincte mais appartenant intégralement au flux processuel de l’expérience.

17On ne peut pas plus séparer le self du champ social, ou une personne de son entourage, qu’on ne peut extraire une goutte d’eau colorée de l’arc en ciel. L’arc-en-ciel émerge ainsi des gouttes d’eau à la façon dont un groupe est l’expérience émergente des personnes qui le constituent. L’arc-en-ciel est l’effet contingent d’un certain jeu de lumière sur les gouttes d’eau. Son existence est une expression d’aspects inhérents à la lumière et à l’eau, rendus manifestes par certaines conditions contingentes et nécessaires. De la même manière, l’expérience groupale est implicite à l’expérience individuelle, et rendue manifeste par le contact interpersonnel.

Les structures/fonctions du self.

18La Gestalt-thérapie a des noms pour des aspects du self qui en reflètent le processus ; je vais les décrire en termes « individuel » et « de groupe » : fonction ça, fonction je (ou ego) et fonction personnalité (Perls et al., 1951 ; M. Spagnuolo Lobb, 2005 ; Dan Bloom, 2003). Ces fonctions émergent diversement – mais non indépendamment – au sein de la séquence temporelle du contact : précontact, mise en contact, contact final, post-contact (Perls et al., 1951, p.403 [12]). Ces structures entrelacées sont des aspects du flux de l’expérience, on peut les éprouver ; elles n’existent pas comme des choses ou des entités mais comme des composants fonctionnels de l’opération de contact. Quel que soit le degré auquel la description du self – impliquée par la discussion qui va suivre – semble l’identifier à une chose, c’est essentiellement l’effet de la nature concrète de la langue anglaise ; il ne faut pas s’y méprendre.

19La fonction ça est le ressenti immédiat de la situation (Jean-Marie Robine 2003) ; la fonction ego désigne le fonctionnement du « je », en tant que sujet activement engagé dans l’expérience ; la fonction personnalité est la structure sociale/historique de la personne. En fonctionnant en mode ça, la personne a une conscience implicite (awareness) du champ immédiat et de toutes les urgences somatiques qu’il implique. Les récentes découvertes des neurosciences sur les « neurones miroir » (Giacomo Rizzolatti, 2004) suggèrent que nous vivons neuronalement les uns « dans » les autres. Même s’ils sont hors de notre attention consciente, les autres sont toujours inclus dans notre awareness (F. M. Staemmler, 2006). L’empathie commence avec le fonctionnement en mode ça. La perception qu’un individu a des autres est le propre de l’activité de la fonction ça et, par conséquent, est constitutive du sentiment d’être avec une autre personne (F. M. Staemmler, 2007). C’est « l’autre » en « nous ». La fonction personnalité est l’activité sociale et culturelle qui est accomplie, intégrée et mémorisée : elle structure la nature essentiellement sociale du self à travers l’histoire interpersonnelle et la culture du groupe. Plus profondément la fonction personnalité est le socle ou l’étayage qui rend possible la séquence de contact. La fonction ego décrit l’expérience du « je », le sujet de la perspective en première personne. Aucune de ces structures de fonctionnement du self ne peut être éprouvée séparément des autres.

Une métaphore en exemple

20Peut-être qu’une image peut rendre ceci plus parlant. Imaginons les self comme des formes géométriques, des triangles. Imaginez que ce champ de triangles représente les personnes d’un groupe. Mettez la fonction ego au sommet – notre « je » avec son point de vue actif à la première personne et son apparence d’indépendance. C’est perché là que chacun de nous regarde le monde et construit une perspective en première personne. Imaginez le reste des triangles avec leurs côtés obliques qui se coupent et s’entrecroisent de plus en plus les uns les autres. C’est le « monde social des triangles ». Plus on descend vers le bas des triangles, plus ils se chevauchent jusqu’à ce qu’à leur base ils partagent un socle commun. Plus l’on va vers la base du triangle, chacun étant une « personne dans le groupe », plus le « je » devient un « nous ».

21La fonction personnalité est ce socle. Plus on la place vers le haut de la figure, plus elle paraît indépendante des autres : plus cela semble être « mon » fonctionnement en mode personnalité. Plus on la situe en bas, plus elle devient « notre » fonction personnalité. Rajoutons maintenant la fonction ça à ce tableau. Ce triangle est parcouru de couleurs, vives, nuancées et intenses. C’est le fonctionnement en mode ça, dispersé et entrelacé diversement et inséparablement à travers toute la forme. Sans fonction ça, le processus du self serait sans couleur. Sans fonction personnalité, il serait sans fondation. Sans fonction je, il ne pourrait s’orienter.

Le self en groupe.

22Etre avec d’autres personnes est différent d’être seul (bien que chacun contienne son propre monde social). A l’évidence, la présence des autres change notre propre expérience personnelle – en fonction de la qualité des diverses relations. C’est précisément, dans ces expériences, cette modification qui constitue le cœur de l’expérience groupale ou, plus précisément, du self en groupe.

23Le self en groupe est l’expérience de la convergence du « monde de l’expérience » d’un individu (Robert Stolorow, George Atwood, et Donna Orange, 2002) avec celui des autres. La quantité et la qualité d’une simple expérience de contact dans une rencontre dialogique « Je-Tu » en tête à tête sont élargies à une expérience sociale. Une discussion informelle entre amis se transforme en expérience de groupe quand le bavardage devient un dialogue plein de contact. Il ne suffit donc pas d’être simplement « parmi » d’autres pour qu’émergent des expériences de groupe. Les expériences de contact à plusieurs donnent naissance aux expériences groupales. Les relations Je-Tu sont ainsi au fondement des relations Je-Nous (Martin Buber, 1947/2007, p. 208) – celles-ci constituant l’expérience d’être une personne dans un groupe. Les interruptions du contact, par conséquent, deviennent des interruptions de l’émergence d’une expérience groupale. Les interventions qui accroissent la qualité du contact facilitent l’émergence des expériences groupales.

24Comme je l’ai souligné, tout individu est un processus de self qui, lui même, est en son cœur une organisation sociale et que l’on peut décrire approximativement en termes de fonctionnements en mode ça, ego et personnalité dynamiquement avivés au cours de l’expérience. Lors d’un regroupement, le self de chacun inclut l’autre : l’empathie relie le fonctionnement en mode ça, l’histoire commune relie le fonctionnement en mode personnalité. L’expérience groupale est manifeste lorsque cette inclusion implicite est rendue explicite par l’opération de contact. Moins une personne en contacte une autre, plus elle éprouve un sentiment de séparation.

Développement du groupe, développement du self

25Le self se déploie dans l’opération de contact selon une séquence temporelle de précontact, mise en contact, contact final, postcontact (Perls et al., 1951, p. 403 [13]). Ceci est souvent compris comme le continuum d’awareness (Perls, L., 1992, p.13) d’une seule personne. Le self est une structure phénoménale de l’expérience. Le même modèle peut être appliqué au développement d’un groupe. Dans chaque session de groupe, les individus évoluent dans la séquence à mesure que chacun entre en contact avec les autres. Au fil du temps les configurations que forment les interactions individuelles se développent de la même manière de sorte que, dans les premières sessions d’un groupe, plus de temps est consacré au précontact tandis que, dans un groupe à mi-chemin de son développement, la séquence évolue plus aisément vers la mise en contact ; en effet les membres du groupe ont alors une histoire vécue commune d’opérations de contact réussies qui est devenue la fonction personnalité de ce groupe. En d’autres termes, le contact procède sur plusieurs niveaux : dans les interactions individuelles lors de regroupements spécifiques (contact synchronique ou de l’instant) et dans la culture groupale au travers des regroupements successifs (contact diachronique ou historique). Ce qui se transporte d’une rencontre à la suivante devient une part de l’échafaudage sur lequel s’appuie le contact à chaque session – ou, si cela reste inaperçu (unaware), peut contribuer à des interruptions l’opération de contact elle-même. La culture du groupe peut être comprise comme une fonction personnalité détenue en commun par les membres. Chacun d’entre eux a la mémoire vécue de l’histoire du groupe, de sa culture, qui forme la base des normes qui y prévalent. Ainsi, la culture d’un groupe est-elle toujours contingente et dépendante des expériences individuelles qui s’y déroulent et ne peut avoir aucune sorte de « vie » ou d’existence propre. Il n’y a pas de « self groupal » si ce n’est peut-être comme métaphore des capacités des individus dans un groupe (Robert Anton Wilson, 2004, p.284).

Un deuxième exemple clinique

26

? Cela fait une heure environ qu’ils sont ensemble. Chacun des six a parlé et dit aux autres ses préoccupations du moment. « J’ai eu une journée très dure au travail et j’aimerais en parler ». « J’étais impatient de vous revoir tous », et ainsi de suite. Chacun a parlé d’une manière assez conventionnelle en sorte que ce regroupement ne se distingue en rien de toute autre rencontre sociale.

27

Moi, l’animateur (leader) du groupe – et donc aussi un membre du groupe, puisque je fais partie de ce champ social – commence à me sentir déconnecté, seul. Aussi je propose : « Marion, quand tu as parlé de ta journée, je n’ai pas eu l’impression que tu disais ça à l’un d’entre nous. Mon esprit a commencé à vagabonder. Pourrais-tu continuer à parler, mais en prêtant attention, cette fois, à qui tu t’adresses ? ».
Regardant maintenant Harry, juste en face d’elle, Marion soupire et dit : « je suis tellement fatiguée de travailler ! ».
– « Marion, tu me sembles vraiment fatiguée lorsque tu me dis cela » émets Harry.
– « Oui, je sens ça aussi lorsque je te le dis ».
– « D’un coup, j’ai l’impression de mieux te connaître, Marion », dit Thomas.
– « Je ne suis pas sûre d’aimer ça », dit Marion. « Comment se fait-il que je me sente si exposée ? ».
Jack propose : « Je suis touché et je me sens ouvert à ton égard, Marion. Je te vois. Je suppose que c’est pour ça que tu te sens exposée ».
John se met à sourire : « C’est ce que j’attendais. Je me sens tellement en lien avec vous tous quand nous faisons comme ça ». Et moi, l’animateur, de dire : « John, y a-t-il quelque chose que tu veux nous dire maintenant ? ».
A partir de là, les personnes se parlant directement et en s’engageant dans le contact, la qualité de la conversation change. C’est maintenant un groupe. ?

Discussion

28L’extrait clinique ci-dessus montre comment le contact transforme un rassemblement en expérience de groupe.

29La rencontre commence par du précontact, sans qu’une figure d’intérêt claire n’émerge. Chaque membre du groupe a plus ou moins la même réticence à s’engager de façon directe avec les autres , mais chacun, dans son mot d’introduction, montre timidement son intérêt par un énoncé assez général. Et ce qui intéresse est le fonctionnement en mode ça de chacune des personnes. A partir de ce qu’ils ont dit, il est aussi assez facile de voir que chacun a une idée sur le groupe tel qu’il a été jusqu’alors, et sur la façon dont il voudrait qu’il soit aujourd’hui. Ceci est l’expression de la fonction personnalité – le cadre à partir duquel chacun fait l’expérience de la rencontre actuelle.

30Ma simple intervention mettant en relief l’interruption de contact d’une personne (rétroflexion dans la manière de parler de Marion, qui la maintient dans une déconnexion interpersonnelle) a non seulement enrichi la qualité de contact de cette personne, mais a aussi influé sur toutes les autres personnes du groupe, en aidant chacune d’elle à s’engager dans un contact plus plein les unes avec les autres.

31Initialement, aucun des membres du groupe n’est en contact avec les autres mais, à des degrés variés et de façons différentes, cependant engagé par ses idées, imaginations, souvenirs et attentes vis-à-vis de ce dernier. Ce n’est que par l’opération de contact qu’un individu dans le groupe peut devenir un individu de ce groupe et la dimension sociale implicite du self devenir explicite. Alors ce groupe acquiert le poids, la densité et la signification que procurent des rencontres interpersonnelles pleines de contact.

32En tant qu’animateur du groupe, j’en suis aussi un membre : ma fonction est donnée par ce rôle mais, en tant que membre du groupe, j’ai le même accès que les autres aux expériences sociales communes (Kitzler, 1980).

33Dans le processus du self, chaque personne inclut l’autre, dans une expérience qui est simultanément en première personne et expérienciée-en-commun

Conclusion

34Ma recherche d’une théorie du processus groupal qui utilise les concepts fondamentaux de la Gestalt-thérapie m’a amené à une compréhension d’un self émergeant du champ comme étant un processus implicitement social. Lorsque l’on entre en contact avec d’autres, ce fond (sense) social implicite devient explicite – on fait une expérience groupale. Les expériences groupale et individuelle sont des aspects du processus du self ; la praxis de la Gestalt-thérapie – sa théorie et sa technique – peut s’appliquer aussi bien au sentiment de l’expérience « individuelle » d’une personne qu’au sentiment de l’expérience sociale, partagée. Dans cette perspective « nul homme n’est une île, complète en elle-même » [14], mais une relation dynamique changeante de « je » et de « nous », se configurant et se reconfigurant sans cesse dans le champ phénoménal social duquel nul ne peut jamais être détaché.

  • BLOOM D. : (2003), Tiger ! Tiger ! Burning bright – Aesthetic values as clinical values in gestalt therapy, in M. Spagnuolo Lobb & N. Amend-Lyon, Creative License, the Art of Gestalt Therapy. Vienna : Springer Verlag.
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Date de mise en ligne : 07/01/2014

https://doi.org/10.3917/cges.ns01.0101

Notes

  • [1]
    Une version plus ancienne a été publiée dans Beyond the Hot Seat Revisited (Feder & Frew, 2008, p.53-66). L’auteur a effectué de nombreux changements.
  • [2]
    Extrait du poème Song of Myself (Chant de moi-même) du poète américain Walt Whitman, dans son recueil Leaves of Grass publié en 1855 (Whitman, 1855/2005).
  • [3]
    Édition française de L’exprimerie, p. 267-268, NDLT.
  • [4]
    Il n’y a pas de compréhension unanime ni de définition universelle du concept de « champ » en Gestalt-thérapie. Frank-M. Staemmler parle à ce sujet de « confusion babylonienne », 2006.
  • [5]
    Édition française de L’exprimerie, p.250, NDLT.
  • [6]
    J’ai développé ce point ailleurs (Bloom, sous presse). La Gestalt-thérapie manque d’une théorie développée de la personne. Alors que le champ organisme/environnement procure une compréhension adéquate de la frontière-contact de l’organisme et de l’environnement, il ne permet pas de décrire plus avant les êtres humains dans le champ phénoménal. Je propose une modification au champ organisme/environnement : le « champ self/monde ». Le self est l’organisation phénoménale émergente à la frontière-contact. « Monde » est la totalité dont le self émerge. La personne est le fruit de l’opération sociale de contact dans la mesure où le fonctionnement en mode personnalité du self à travers le temps consolide la « personnalité » ou l’identité personnelle. Ce n’est pas ici le lieu de développer ce point plus avant. La présente discussion sur les processus de groupe en Gestalt-thérapie n’inclut donc pas cette élaboration sur le champ phénoménal, mais elle est en cohérence avec cette dernière.
  • [7]
    Édition française de L’exprimerie, p. 277, NDLT.
  • [8]
    Faire coïncider le self avec l’individu c’est prendre le fonctionnement en mode ego comme la totalité du fonctionnement du self, ce qui est une erreur et une illusion « égologique ». Certains prétendent avec une certaine force de persuasion que la faculté d’action (agency) doit être située dans l’individu (Crocker, communication personnelle). Ma proposition est différente : la faculté d’action est une fonction du champ coémergente de l’organisme (ou de la personne) et de l’environnement.
  • [9]
    « Pour le pluralisme, nous ne sommes tenus d’admettre comme constituant la réalité que ce que nous considérons nous-mêmes comme empiriquement réalisé dans toute partie minimale d’une vie limitée. Brièvement : que rien de réel n’est absolument simple, que la plus petite partie d’expérience est un multum in parvo, relié d’une pluralité de manières, que chaque relation est un aspect, un élément ou une fonction, une manière pour cette partie d’être saisie ou de se saisir d’une autre et qu’une parcelle de réalité, quand elle est activement engagée dans l’une de ces relations, n’est pas, de ce simple fait, engagée simultanément dans toutes les autres. Les relations ne sont pas toutes solidaires – pour employer un mot français – les unes des autres. Sans perdre son identité une chose peut, relativement à une autre, soit se l’adjoindre soit s’en débarrasser comme la bille de bois dont je parle peut s’adjoindre à de nouveaux convois flottés ou s’en séparer et voyager partout en légère escorte. » (James, 1987, p. 776-777), Traduction libre VB.
  • [10]
    Je pourrais faire la distinction inverse au sujet des groupes : alors que le groupe peut sembler avoir une identité distincte, il reste néanmoins composite. Un groupe est comme un self (self-like), le self est comme un groupe (group-like).
  • [11]
    Au sens mathématique d’objet discret, par opposition à continu, NDLT.
  • [12]
    Édition française de L’exprimerie, p.250, NDLT.
  • [13]
    Édition française de L’exprimerie, p.250, NDLT.
  • [14]
    John Donne, Devotions upon Emergent Occasions, 1624- Méditations en temps de crise. Traduit de l’anglais par Franck Lemonde, Payot-Rivages, 2002, NDLT.

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