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Article de revue

En groupe ? De groupe ? Au cœur du groupe ?

Pages 9 à 24

Notes

  • [1]
    Je m’appuie principalement sur les articles d’Elaine Kepner (1980), de Georges Wollants (1994) et de Michael Vincent Miller (trad. 2002), bibliographie ci-jointe.
  • [2]
    Voir l’article de Jean-Marie Delacroix et de Didier Juston p.293.
  • [3]
    Elaine KEPNER, op.cit.
  • [4]
    Michael V. Miller, op.cit
  • [5]
    Michael V. Miller, op. cit.
  • [6]
    Michael V. Miller, op. cit
  • [7]
    Michael Balint (1959), Les voies de la régression, Payot, Paris, 1972.
  • [8]
    Articles de Jean-Marie Robine, d’Édith Blanquet ainsi que le chapitre « Une théorie du contact » de Chantal Masquelier-Savatier in Le Grand Livre de la Gestalt, Eyrolles, Paris, 2012.
  • [9]
    Chapitre « Le groupe, un levier » de Jean-Marie Delacroix, dans Le Grand Livre de la Gestalt, Eyrolles, Paris, 2012.
  • [10]
    Travaux d’Elaine Kepner et de Georges Wollants résumés dans le chapitre : « Gestalt de groupe, vie et forme des groupes » de Francis Vanoye (2005).
  • [11]
    Vincent Lenhardt adapte ces repères au leadership en entreprise avec des termes imagés à chaque étape : paillasson pour la dépendance, hérisson pour la contre-dépendance, polisson pour l’indépendance, et unisson pour l’interdépendance.
  • [12]
    Francis Vanoye, op. cit.
  • [13]
    Anne et Jean-Paul Lagarde-Sauzède repèrent trois options similaires dans l’intervention du thérapeute de couple qui semblent correspondre à ces trois niveaux d’intervention, « Structurer l’expérience d’une thérapie du couple », in Revue Gestalt n° 37, Dynamiques de couples.
  • [14]
    Malcom Parlett « Réflexions sur la théorie du champ », in Cahiers de Gestalt-thérapie n° 5, Plain champ, L’Exprimerie, Bordeaux, 1999.
  • [15]
    Jacques Blaize, Ne plus savoir, L’Exprimerie, Bordeaux, 2001
  • [16]
    Jean-Claude Rouchy, Le groupe, espace analytique, Erès, Toulouse, 2008.

1Depuis son origine, la Gestalt-thérapie se pratique dans un contexte groupal. Fritz Perls proposait des séquences de travail individuel en groupe ou se livrait à des démonstrations devant une assemblée. L’Institut de New York, avec Laura Perls et Paul Goodman, puis Isadore From, ont poursuivi et approfondi l’expérience de thérapie groupale. Et pourtant, nous ne disposons pas des outils nécessaires pour un travail de groupe dans la mesure où notre théorie du self centrée sur le rapport d’un individu avec un environnement, éventuellement groupal, ne permet pas d’élaborer les phénomènes de groupe en tant que tels. Rappelons néanmoins que la Gestalt-thérapie est l’héritière des travaux de Kurt Lewin, qui, ne pouvant concevoir l’individu sans l’intégrer dans un champ psychologique, s’est passionné pour la dynamique de groupe. Mais il faudra attendre la deuxième génération de gestalt-thérapeutes et notamment les travaux de l’Institut de Cleveland pour commencer à réfléchir aux enjeux de la thérapie de groupe et jeter les prémices d’une élaboration théorique [1]. Nous allons ici nous appuyer sur ces apports pour les commenter, les illustrer et enfin questionner leur cohérence dans la perspective de champ qui est la nôtre.

Nos sources

2L’étude de l’articulation entre les dynamiques individuelles et les dynamiques collectives fait l’objet de la psychologie sociale qui s’intéresse spécifiquement au rapport de l’individu avec le collectif. La démarche de la Gestalt-thérapie, mettant le focus sur les relations de l’organisme avec l’environnement, nous rapproche de cette discipline. Parmi les psychologues sociaux, nous pouvons mentionner Kurt Lewin (1890-1947) et Jacob Moreno (1892-1974), auxquels la Gestalt-thérapie doit beaucoup [2]. Tous deux avaient une visée de changement social. L’engagement dans le monde de Paul Goodman, l’un de nos fondateurs, témoigne de cet intérêt pour la dimension sociétale qu’il incarne par sa visée unitaire et libertaire. Si la sociologie et la psychologie sociale regardent l’individu depuis le pôle collectif et groupal, la Gestalt-thérapie part du pôle psychologique et individuel pour aller vers le collectif. Ainsi, dans un premier temps nous allons nous intéresser aux besoins individuels de chacun dans un environnement social.

Besoins fondamentaux

3Classiquement, nous identifions deux besoins fondamentaux de l’individu dans la société, besoins qui s’actualisent dans toute situation groupale.

Le besoin d’appartenance

4Se sentir identifié et reconnu, être intégré, uni, lié, relié, faire partie…

5Ce besoin entraîne une dépendance qui peut prendre différentes formes : attachement, fusion, effusion, rapprochement physique, soumission, régression, etc. Selon nos concepts gestaltistes, ce besoin peut se nommer en terme de confluence ou d’introjection.

Le besoin d’autonomie

6Se sentir différent, individué, séparé, unique, singulier, original…

7Ce besoin peut entraîner une contre-dépendance sous différentes formes : révolte, rébellion, contestation, indiscipline, prise de risques, etc. En termes gestaltistes, nous repérons une tendance au contrôle égotiste, au choix volontariste, au conflit, à l’isolement.

8Un troisième besoin (mis en évidence par Schutz, 1966, et repris par Elaine Kepner, 1980) [3] vient colorer et complexifier les deux premiers :

Le besoin d’affection

9Se sentir aimé, apprécié, approuvé, valorisé dans une recherche de contact, d’intimité, de proximité. Ce besoin, géré et assumé, débouche sur l’interdépendance. Il fait place à l’altérité, la coopération, la coexistence, la coconstruction, le vivre ensemble.

10Michael Vincent Miller souligne le risque de confusion entre le besoin d’affection et la dépendance : « Au début de notre vie, il est virtuellement impossible de distinguer l’amour de la dépendance » [4]. Le petit d’homme est tellement dépendant de l’environnement que l’attachement aux figures parentales est une question de survie. L’impact de ces relations précoces engendre « Le mythe du nous », à la fois recherche nostalgique du paradis perdu et quête infinie de complétude. L’auteur souligne l’aspect mythique et illusoire de ces rêves et espoirs. En effet si les besoins primaires tels la faim et la soif peuvent être satisfaits, il n’en est pas de même du besoin d’amour qui se confronte inéluctablement au manque, à la différence, à l’étrangeté. La difficulté réside dans la possibilité d’aimer sans fusionner…

11Le développement humain se fait dans un jeu de concessions mutuelles entre ces deux besoins-pulsions :

12

  • Le besoin d’appartenance qui risque d’entraîner la dépendance.
  • Le besoin d’autonomie qui permet d’exprimer sa singularité.

13Selon Miller, « La principale tâche du développement consiste en la réconciliation et l’intégration de ces deux types de besoins. Je les appellerais la revendication du je et la revendication du nous » [5].

14L’expérience groupale nous confronte à ce paradoxe. La place de chacun dans le groupe est tributaire de cette négociation entre le besoin d’appartenance qui risque de nous annihiler, et le besoin d’autonomie qui risque de nous isoler.

Angoisses relatives à ces besoins

15L’émergence de ces besoins fondamentaux soulève chez chacun de l’angoisse qui se répercute dans le groupe comme des vagues faites de rapprochements, d’éloignements, d’élans, de phénomènes d’inclusion, d’exclusion, d’implosion ou d’explosion, etc. Le groupe, caisse de résonnance, transforme ces mouvements, les absorbe, les amplifie, les résorbe, les déforme, les bouscule dans la tentative de les gérer. Ces effets paraissent incontrôlables et souvent inexplicables…

16Otto Rank, précurseur de notre approche, identifie deux types d’angoisse existentielle. Il oppose l’anxiété de vie et l’anxiété de mort. La première s’exprime dans les premières manifestations d’opposition de l’enfant, pour se différencier et s’individualiser. La deuxième résulte du désir de fusionner avec un autre au risque de perdre son individualité. À son tour, M.V. Miller distingue deux formes d’angoisse [6] :

17L’angoisse d’engloutissement ou d’envahissement

18Soit la peur d’être envahi, dévoré, colonisé, intrusé, abusé… assimilable à la terreur de l’enfant d’être envahi par ceux dont il dépend.

19L’angoisse d’abandon ou d’isolement

20Soit la peur d’être abandonné, laissé, oublié, exclu, jeté, rejeté… assimilable à la terreur de l’enfant d’être abandonné par ceux dont il dépend.

21Ainsi ballotés entre deux menaces, nous oscillons entre deux pôles : l’attache sécuritaire à du connu fait de nos liens et appartenances, et l’élan qui nous propulse vers un advenir incertain. Ce tiraillement s’active de différentes manières : s’accrocher ou se lâcher. Nous devons la mise en évidence de ces deux motions à Imre Herman (École Hongroise), piste poursuivie par Michaël Balint Le défaut fondamental qui distingue deux tendances [7] : ocnophile (s’accrocher – sensorialité) et philobate (à la recherche de mouvement). Les gestaltistes, particulièrement sensibles aux modalités du contact [8], sont familiers avec ce double mouvement, du trop près au trop loin, joliment décrit par Schopenhauer dans la métaphore des hérissons : « Qui s’y frotte, s’y pique ! »

22L’immersion en situation groupale réveille particulièrement ces angoisses. Le groupe est thérapeutique dans la mesure où il fournit l’occasion d’explorer ces mouvements et de les conscientiser, de les gérer voire les transformer... Toutes les variations existent depuis le participant timoré jusqu’au « risque tout » et la nouveauté de la situation provoque des réactions imprévisibles. Chacun peut expérimenter ses propres modalités de contact. Si l’on considère que l’ajustement créateur permet de quitter le connu pour aller vers l’inconnu, dans un élan vers le monde et vers autrui, le groupe est un véritable levier de changement et de croissance puisqu’il offre de la nouveauté et confronte à l’altérité [9].

Modes d’intervention

23Certains chercheurs, regroupés autour de l’Institut de Cleveland, ont mis en évidence trois phases dans le processus d’évolution du groupe en corrélation avec les types de besoin définis précédemment. Cette articulation montre l’impact des besoins individuels et des angoisses émergentes sur le processus groupal. L’animateur de groupe, qu’il soit thérapeute ou formateur, est amené à ajuster son attitude à chaque étape [10]. Cette progression présente quelques similitudes avec les étapes de développement classiquement décrites dans le processus de croissance : dépendance (enfance), contre-dépendance (adolescence), indépendance (adulte), interdépendance (maturité) [11].

Phases d’évolution du groupe

24La première phase : identification et dépendance correspond au besoin d’appartenance. Dans cette phase initiale de mise en route, le thérapeute est facilitateur. Attentif au processus, il observe comment cela se passe, comment la dynamique prend forme. Son rôle est à la fois tourné vers l’ensemble du groupe qu’il accueille et vers chaque participant qu’il invite à prendre sa place. Il donne les repères et les règles du jeu favorisant la sécurité du groupe. Il propose éventuellement des dispositifs ajustés de mise en route et de prise de contact.

25La deuxième phase : conflit et contre-dépendance correspond au besoin d’autonomie. Le thérapeute accompagne le processus. Il facilite l’émergence et l’élucidation des conflits éventuels. Pour cela il est nécessaire de soutenir l’expression singulière de chacun, souligner les différences et les divergences, favoriser la prise de conscience des phénomènes et des enjeux groupaux (influence, résonnance, pouvoir, savoir, rivalité, compétitivité, sous-groupes). Il encourage la verbalisation des non-dits, éveille la conscience des normes sous-jacentes.

26La troisième phase : intimité et interdépendance correspond au besoin d’affection. Au cours de cette phase, le thérapeute s’efface progressivement. Il peut laisser le processus se dérouler en intervenant de moins en moins. Il devient un membre du groupe qui s’intègre au même titre que les autres, tout en assumant la particularité de son statut et de sa fonction. Ses interventions sont plus libres et fluides, il se dévoile davantage sans nier sa place spécifique. Dans une vision optimale, le groupe se régule de lui-même, dans le respect des différences…

27Présenter de la sorte le parcours d’un groupe laisse supposer un déroulement linéaire et induit la perspective d’un objectif à atteindre. Cette formalisation risque de modéliser et d’idéaliser la performance du thérapeute. Francis Vanoye nous met en garde contre cet écueil ; en effet, dans cette visée, le thérapeute sera tenté d’influencer le déroulement du processus de manière à parvenir à cette phase ultime ; il risque, ce faisant, d’escamoter les étapes sans tenir compte de la particularité du groupe dans son propre mouvement, son rythme, sa composition et ses aléas... Adopter ce schéma idéal crée une croyance, une norme, un nouveau présupposé qui empêche d’accompagner le processus tel qu’il se présente : par exemple relativiser les conflits, ne pas les déplier ni les explorer pour parvenir rapidement à une intimité factice. Cet auteur remarque également que la visée d’un groupe de thérapie n’est pas la même que celle d’un groupe de formation et que la posture de l’animateur diffère selon le contexte [12].

Différents registres d’intervention

28Si nous nous intéressons plus précisément à l’articulation entre psychothérapie et groupe, la question de la visée de la thérapie et de l’intérêt du groupe dans une démarche thérapeutique se pose. Dans la pratique gestaltiste inspirée par Elaine Kepner, nous pouvons repérer trois registres d’intervention différents ; ce qui permet d’aborder la complexité de la situation groupale et de sortir de l’opposition systématique entre Gestalt en groupe et Gestalt de groupe.

29Le niveau intra-personnel privilégie le travail individuel en situation groupale. Il s’agit d’une succession de séquences telles que nous les observons dans la posture initiale de Fritz Perls, développée en France par Serge Ginger. Cette exploration met l’accent sur l’intrapsychique et l’histoire personnelle : « Comment chaque personne établit-elle et gère-t-elle le contact ? » Son éprouvé et sa manière d’être dans le groupe renvoie à son histoire. Le thérapeute se consacre à chaque membre du groupe qui le désire pour explorer une problématique : « Je voudrais travailler sur tel problème » ou pour saisir ce qui émerge dans la dynamique du groupe : « Je suis en colère avec ce qui se passe ». Le projecteur est mis tour à tour sur tel ou tel membre de l’assemblée. Le groupe est utilisé au service de la problématique du protagoniste (jeux de rôles, monodrame, psychodrame, représentation). Il est sollicité pour faire part de ses résonances et du feed back à propos de chaque séquence.

30Le niveau interpersonnel privilégie l’observation des interactions dans le groupe et leur mise en circulation. Le travail peut être dyadique (exploration des interactions entre le thérapeute et un participant ou entre deux membres du groupe) ou systémique (résonances et interactions entre tous les membres du groupe). Des techniques groupales, empruntées à la systémie, peuvent être utilisées (reformulation, mises en actes, recadrage, questions croisées) pour faciliter la prise de conscience des mouvements d’attirance, de répulsion, d’inhibition ou d’effusion. La question de la place du thérapeute se pose selon qu’il se considère faire ou non partie du système : il peut rester observateur (en référence à la première cybernétique) ou se sentir partie prenante (en référence à la deuxième cybernétique). En Gestalt-thérapie, le thérapeute a conscience de faire partie du système, il s’implique et intervient avec cette conscience.

31Le niveau groupal privilégie le processus et la dynamique de groupe. Le thérapeute prend en compte l’ensemble du groupe, comme un tout, comme un organisme vivant. Certains, comme Jean-Marie Delacroix, avancent l’idée d’un self groupal selon l’hypothèse que le groupe s’organise et fonctionne comme un organisme global en contact avec un environnement. Cette extrapolation audacieuse de la notion de self permet de s’adresser au groupe et d’accueillir ses manifestations comme l’expression d’un ensemble indifférencié où il est bien difficile de démêler le quoi du comment : qui fait quoi ? Qui ou quoi influence qui ? Qui fait quoi pour qui ? Tout importe, chacun participe, à la fois influence, est influencé. Le thérapeute est attentif à ce qui se passe, relève ce qui apparaît et exploite ces phénomènes. Partie prenante de la dynamique, il maintient une posture non-directive. Inspirée par les travaux de l’Institut de Cleveland, cette pratique se développe en Europe sous l’influence de Jean Van Pévenage sous le sigle « Gestalt de groupe ».

32Elaine Kepner compare l’art du thérapeute de groupe à la subtilité du jongleur : « Un thérapeute de groupe qui tient compte de la dimension systémique autant que des processus intrapsychiques et interactionnels est comme un jongleur qui a entre ses mains plusieurs balles de grandeurs et de formes différentes qu’il tient en équilibre et en mouvement. Il/elle assume les trois rôles : il agit comme thérapeute au niveau individuel, comme facilitateur au niveau interpersonnel et comme consultant au niveau du groupe » [13]. Ce jeu d’adresse impose de savoir où l’on est, car on n’intervient que sur un niveau à la fois et le choix d’intervention est déterminant pour la suite du travail. Ce positionnement qui associe et articule les orientations « en » groupe et « de » groupe sans exclusivité nous achemine vers le « cœur du groupe ».

Illustration clinique

Dans un groupe de supervision

33Cath, la benjamine du groupe, exprime son découragement dès le démarrage. Elle n’a toujours pas de patients et remet en cause son choix professionnel. Elle choisit d’explorer davantage ce qui se passe pour elle, après que plusieurs thérapeutes expérimentés aient exposé leurs inquiétudes pour l’une ou l’autre situation de leur clientèle. Cath s’écroule en larmes, se plaignant de sa propre situation, elle se déprécie et se décourage, le thème qui apparaît est une profonde dévalorisation liée à un sentiment d’échec. L’ensemble du groupe l’écoute attentivement. Sa voisine s’approche d’elle physiquement. Le désespoir de Cath est lourd à supporter et Pat, pleine de bonnes intentions, cherche à la réconforter en lui donnant des conseils. Cette intervention assortie d’une attitude légèrement condescendante a le don de mettre Cath en furie. Cath explose littéralement, et dans un flot de paroles rageur, renvoie Pat dans ses plates-bandes. L’impact est fort, car Cath, toujours en larmes, déborde de violence envers Pat « Tu n’as pas à me juger » et envers le groupe et la terre entière « Vous y arrivez, et pas moi ». Ce débordement est plein de rétroflexion « Je n’y arriverai jamais… »

Trois modes d’intervention

34Je dispose de plusieurs possibilités d’intervention :

35Intra-personnelle. Saisir l’émotion qui émerge et s’occuper de Cath en ouvrant une séquence de travail individuel. Cath pourrait alors relier cette profonde dévalorisation à des éléments de son histoire, et construire du sens grâce au soutien du thérapeute et du groupe.

36Interpersonnelle. Saisir l’interaction entre Cath et Pat en permettant à chacune d’elle d’explorer les représentations mutuelles. Se centrer sur la dyade et exploiter le conflit en dévoilant les projections réciproques. Ce qui déboucherait sur la place de chacune dans le groupe.

37Groupale. Laisser Cath dérouler son mal-être et le mettre en relation avec l’ensemble du groupe avec des interventions du genre :

38« Que se passe-t-il dans ce groupe ? », « Cath exprime peut-être quelque chose du groupe », « Ici, on dirait qu’on se compare », « Il est question de jugement », « Se sentir illégitime », « Se décourager »… de façon à ce que le groupe entier se sente concerné par le thème émergent.

39Mes choix d’intervention. Jongler avec les trois niveaux.

40

  • Laisser Cath déballer sa peine et sa rage (intra) et veiller à ce qu’elle se sente soutenue, entourée par sa voisine.
  • Encourager Pat à réagir (inter). Pantoise devant l’irruption violente de Cath, Pat a cherché à se justifier, ce qui augmentait le mal-être de Cath. Je l’ai donc freinée.
  • Mettre l’accent sur le surgissement du phénomène dans le groupe (groupale) avec l’hypothèse que la question du jugement et de la légitimité était celle de l’ensemble du groupe, sans soustraire l’influence du superviseur. Cette explosion concerne tout le groupe et pas seulement Cath ni seulement la relation de Cath et Pat.

41Mes observations. Le mode d’intervention choisi par le thérapeute, et dans ce cas du superviseur, déclenche des effets différents. Mon expérience est que d’intervenir au niveau groupal permet généralement d’ouvrir ensuite les interactions et la place de chacun (inter), également une remise en cause personnelle (intra). C’est dans cette disponibilité à ouvrir les différents niveaux que je me sens au cœur du groupe.

42Au lieu de se centrer sur le problème de l’une ou de l’autre, ou de leur conflit apparent, partir du principe que si cela vient là, à ce moment-là, c’est le problème du groupe qui prend cette forme-là, et s’exprime par ces bouches-là, dans ces corps-là.

43Voir les choses ainsi permet que chacun se sente concerné, apportant une détente qui ouvre aux problématiques interpersonnelles par le jeu des représentations et aux problématiques personnelles par la conscientisation de la reproduction de scénarios sclérosés (gestalts fixées).

Cohérence de notre posture

44A ce stade de notre réflexion, il semble important de questionner la cohérence de la posture du thérapeute en situation groupale en référence aux fondements de la Gestalt-thérapie. Certains écueils apparaissent à l’occasion de ces questionnements.

Questionnement méthodologique

45En premier lieu, nous nous interrogeons sur la méthode, la stratégie, la finalité. Que cherche le thérapeute de groupe et comment s’y prend-t-il ? Si l’objectif est de parvenir à la phase ultime d’interdépendance, le thérapeute œuvre dans ce sens et adapte son mode d’intervention selon la progression des étapes. Nous pourrions associer les niveaux d’intervention en fonction du déroulé de la vie de groupe. Par exemple, le thérapeute interviendrait davantage :

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  • au niveau intrapsychique dans la phase de dépendance, ce qui permet à chacun de se sentir rejoint, reconnu ;
  • au niveau interpsychique dans la phase de contre-dépendance, ce qui présente l’intérêt d’exacerber les différences, les conflits, et de les gérer ;
  • au niveau groupal dans la phase d’interdépendance, ce qui devient possible grâce au respect de la place de chacun, à la liberté et la fluidité des échanges. L’attitude non-directive du thérapeute devient possible grâce à la maturité du groupe.

47Un tel schéma risque de donner à la thérapie une visée adaptatrice et comportementale en contradiction avec l’accueil de l’imprévu, des moments d’incertitude et de pagaille, qu’elle soit joyeuse, affolante ou inquiétante ! Dans la réalité, le déroulement ne progresse pas obligatoirement de manière linéaire et le thérapeute s’ajuste d’instant en instant. Une vision trop organisée compromet cet ajustement en dictant la conduite optimale du thérapeute. Sans nier l’intérêt de ces points de repères, quelques écueils sont à noter :

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  • La limite de la créativité par le présupposé du déroulement des phases et du mode d’intervention.
  • La modélisation du thérapeute en « bon » animateur de groupe.
  • L’idéalisation de la dernière phase et l’entretien d’une sorte d’illusion groupale.

Questionnement éthique

49Une autre réflexion se fait jour sur le positionnement et le pouvoir du thérapeute selon la forme choisie. En effet certains abus ou dérives découlent de ces orientations.

50La forme « en groupe » privilégie le travail intrapsychique. C’est la forme classique initiée par nos fondateurs. Dans ce modèle, le thérapeute prend une place d’expert ; c’est lui qui sait, qui répartit le temps de travail, distribue la parole. Il est au centre : tous les échanges passent par lui. En conséquence, les participants risquent d’être infantilisés et en compétition pour obtenir l’attention du « bon papa-thérapeute ».

51Ce modèle risque de renforcer et de prolonger la phase de dépendance.

52La forme interactive privilégie la mise en chantier des interactions. Le thérapeute devient le « gentil animateur ». Sa posture est directive puisqu’il propose manipulations, expérimentations, formulations, reformulations, exercices, jeux et techniques à des fins pédagogiques. L’objectif est de comprendre comment on fonctionne, d’améliorer la communication, de se confronter aux différences… dans le contact avec l’environnement, avec les autres.

53Ce modèle encourage la confrontation et alimente la contre-dépendance.

54La forme groupale privilégie le processus du groupe. Le thérapeute fait partie de l’ensemble ; son attitude non directive laisse le groupe aller à vau-l’eau ; il se contente de relever ce qui se passe. Le projecteur est mis sur la dynamique du groupe qui fonctionne comme une totalité. Dans cette configuration le thérapeute intervient peu, le groupe se régule tout seul, au risque que certains patients, livrés à eux-mêmes, se sentent délaissés ou abandonnés…

55Ce modèle encourage l’autonomie à l’épreuve de la solitude.

56Cependant, si cette proposition est bien assumée, le thérapeute n’est ni passif ni attentiste, son rôle est subtil, car il jongle avec les trois niveaux d’intervention, selon ce qui émerge. Cette posture est insécurisante pour le groupe qui devient responsable du déroulement des choses autant que l’animateur et inconfortable pour l’animateur qui ne sait pas d’avance où ça va aller. Son cadre est souple, il fait le pari de l’aventure sans maîtrise sur les événements… Il est au cœur du groupe !

Questionnement philosophique

57Si notre posture gestaltiste s’inscrit dans la perspective de champ, le choix d’intervention du thérapeute doit s’ajuster à ce paradigme. Fidèles à Lewin qui a théorisé la dynamique de groupe, nous avons conscience que tout ce qui arrive (individuel) fait partie du tout (groupal). Ce qui se passe n’est pas du fait de l’un, de l’autre, de l’animateur ou du/des participants, mais cela émane du groupe, dans un contexte donné, à un moment donné. Rappelons les cinq principes de la théorie du champ mis en évidence par Malcolm Parlett [14] :

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  • Organisation : interdépendance des faits existants.
  • Contemporanéité : simultanéité des faits dans un présent qui englobe passé et futur.
  • Singularité : spécificité de chaque situation à la fois unique et innovante.
  • Processus changeant : changement et mouvement continuel.
  • Rapport pertinent : le moindre fait contribue à l’ensemble ; rien n’est à exclure.

59Dans cette perspective, il semble que ce soit le mode d’intervention groupal qui soit le plus cohérent, sans exclure les deux autres modes qu’il contient. Car si nous intervenons préférentiellement au niveau intra-personnel ou interpersonnel, nous risquons de nous limiter à une vision individualiste ou causaliste des phénomènes, nous privant alors de la dynamique fructueuse de l’ensemble.

60D’autre part, si notre posture s’ancre dans une approche phénoménologique, nous accueillons ce qui se produit avec le moins possible de présupposés, d’attentes et de projets [15]. Nous saisissons ce qui apparaît dans la situation pour le déplier, l’explorer, l’exploiter. Nous sommes partie prenante du processus et, quoiqu’il arrive, il importe de rester là et de faire face aux événements. Co-construction et transformation en découlent… Là encore, il s’avère que le mode d’intervention groupal, tel que l’envisagent les Gestalt-thérapeutes de l’Institut de Cleveland et leurs successeurs soit le plus ajusté à cette vision philosophique du monde.

Ouverture

61La situation de groupe nous plonge au cœur du chemin d’individuation, dans une tension entre le besoin d’appartenance et celui d’autonomie : « Au commencement est le groupe, la famille, le couple ; chacun s’en individue de façon plus ou moins complète, et prend sa singularité de cette base partagée » [16]. Ainsi le groupe s’avère une sorte de creuset ravivant l’angoisse d’engloutissement et le risque d’abandon ; le groupe thérapeutique fournit un espace-temps privilégié pour expérimenter, travailler et transformer ces problématiques.

62Bien que la Gestalt-thérapie, depuis son origine, se pratique essentiellement en groupe, il apparaît que notre spécificité est à peine esquissée. Enfermés dans une opposition simpliste et restrictive entre une Gestalt en groupe et une Gestalt de groupe, une troisième voie reste à développer, au cœur du groupe, qui tiendrait compte de la globalité du champ organisme/environnement dans sa dimension sociale. Poursuivant cette idée, nous nous sommes appuyés sur les travaux existants pour tenter d’enraciner une posture en cohérence avec notre vision du monde, posture qui nous engage socialement et politiquement. En effet, la Gestalt-thérapie nous invite à sortir d’une perspective conservatrice et individualiste pour enclencher un mouvement novateur et collectif… Fidèles aux perspectives des fondateurs, oserions-nous souhaiter que nos expériences de thérapie groupale offrent un laboratoire et peut-être un tremplin pour amorcer un changement sociétal ?

tableau im1

Bibliographie

  • Ouvrages

    • MASQUELIER C. et G. : (Collectif animé par), Le Grand Livre de la Gestalt, Éditions Eyrolles, Paris, 2012.
    • MILLER M. V. : La poétique de la Gestalt-thérapie, L’exprimerie, Bordeaux, 2002.
    • VANOYE F. : La Gestalt, thérapie du mouvement, Éditions Vuibert, Paris, 2005.
  • Revues

    • Recueil, Revue Gestalt n°10, SFG, 1996.
    • Le groupe en Gestalt-thérapie, Cahiers de Gestalt-thérapie n° 4, L’Exprimerie, Bordeaux, 1998.
    • Contacter, Cahiers de Gestalt-thérapie n° 25, L’exprimerie, Bordeaux, 2010.
  • Articles spécifiques

    • BLANQUET E. : Le contact, le contacter et la forme, in Cahiers de Gestalt-thérapie n° 25, Contacter, L’exprimerie, Bordeaux, 2010.
    • KEPNER E. : (1980), Le processus gestaltiste de groupe, trad. Janine Corbeil, in Le groupe en Gestalt-thérapie, Cahiers de Gestalt n°4, L’exprimerie, Bordeaux, 1998.
    • MILLER M. V. : Le mythe du nous, trad. J.-M.Robine et B.Lapeyronnie, in La poétique de la Gestalt-thérapie, L’exprimerie, Bordeaux, 2002.
    • ROBINE J.-M. : Le contact, à la source de l’expérience, in Cahiers de Gestalt-thérapie n° 25, Contacter, L’exprimerie, Bordeaux, 2010.
    • WOLLANTS G. : (1994), Gestalt-thérapie DE groupe, trad. Catherine Bate, in Recueil, Revue Gestalt-thérapie n° 10, SFG, 1996.

Notes

  • [1]
    Je m’appuie principalement sur les articles d’Elaine Kepner (1980), de Georges Wollants (1994) et de Michael Vincent Miller (trad. 2002), bibliographie ci-jointe.
  • [2]
    Voir l’article de Jean-Marie Delacroix et de Didier Juston p.293.
  • [3]
    Elaine KEPNER, op.cit.
  • [4]
    Michael V. Miller, op.cit
  • [5]
    Michael V. Miller, op. cit.
  • [6]
    Michael V. Miller, op. cit
  • [7]
    Michael Balint (1959), Les voies de la régression, Payot, Paris, 1972.
  • [8]
    Articles de Jean-Marie Robine, d’Édith Blanquet ainsi que le chapitre « Une théorie du contact » de Chantal Masquelier-Savatier in Le Grand Livre de la Gestalt, Eyrolles, Paris, 2012.
  • [9]
    Chapitre « Le groupe, un levier » de Jean-Marie Delacroix, dans Le Grand Livre de la Gestalt, Eyrolles, Paris, 2012.
  • [10]
    Travaux d’Elaine Kepner et de Georges Wollants résumés dans le chapitre : « Gestalt de groupe, vie et forme des groupes » de Francis Vanoye (2005).
  • [11]
    Vincent Lenhardt adapte ces repères au leadership en entreprise avec des termes imagés à chaque étape : paillasson pour la dépendance, hérisson pour la contre-dépendance, polisson pour l’indépendance, et unisson pour l’interdépendance.
  • [12]
    Francis Vanoye, op. cit.
  • [13]
    Anne et Jean-Paul Lagarde-Sauzède repèrent trois options similaires dans l’intervention du thérapeute de couple qui semblent correspondre à ces trois niveaux d’intervention, « Structurer l’expérience d’une thérapie du couple », in Revue Gestalt n° 37, Dynamiques de couples.
  • [14]
    Malcom Parlett « Réflexions sur la théorie du champ », in Cahiers de Gestalt-thérapie n° 5, Plain champ, L’Exprimerie, Bordeaux, 1999.
  • [15]
    Jacques Blaize, Ne plus savoir, L’Exprimerie, Bordeaux, 2001
  • [16]
    Jean-Claude Rouchy, Le groupe, espace analytique, Erès, Toulouse, 2008.
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