Couverture de CGES_045

Article de revue

Ci-gît l’amer - Guérir du Ressentiment, de Cynthia Fleury

Gallimard, 2020

Pages 189 à 191

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1Ce livre récent mêle psychanalyse et philosophie politique autour du projet explicite d’aller vers le dépassement du ressentiment, « cette amertume qui peut avoir notre peau » en partant de la prémisse qu’il nous faut tant collectivement qu’individuellement « endiguer la pulsion ressentimiste ».

2L’auteur, Cynthia Fleury, qui a l’oreille de quelques médias, nous l’indique dès la quatrième de couverture : « Nous voilà, individus et État de droit, devant un même défi : diagnostiquer le ressentiment, sa force sombre, et résister à la tentation d’en faire le moteur des histoires individuelles et collectives » … Un tel a priori étonne le gestaltiste que je suis et, pour tout dire, me met en méfiance. De fait, j’ai dû lutter pour ne pas abandonner la lecture, car ce livre est d’un autre âge. Celui de la psychanalyse triomphante d’il y a bientôt un siècle. Celui où la psychanalyse était pratiquée par des « sachants ». Livre, en ce sens, pénible à lire même si le sens se donne d’emblée. Car d’emblée tout est dit dès le sous-titre « Guérir du ressentiment ». Tout va tourner autour d’une lutte, d’un travail analytique de sublimation, de déplacement qui a son lieu dans la forge des profondeurs de la psyché individuelle : le ressentiment est un poison pour l’âme et la lutte contre lui est affaire de force de caractère, de profondeur d’âme, de culture, d’intelligence. Le ressentiment ne disparaît pas, ne peut disparaître, mais il faut lui retirer son emprise de nos âmes, annuler son poison mortifère, trouver des moyens de ne pas l’alimenter. Faire l’effort de se tenir dans l’Ouvert, comme dit l’auteure, qui distille ce mantra tout au long du livre.

3Mais de l’origine de ce sentiment amer, presque rien n’est dit sinon l’essentiel - en un seul point du livre : cela provient d’une aspiration égalitaire contrariée. Celle de l’indigène face au colon, de l’esclave face au maître, de l’ouvrier ou de l’employé face à l’actionnaire, du petit face au puissant. C’est la rage d’une aspiration à l’égalité bloquée, niée, méprisée, ridiculisée. C’est la frustration de ne pouvoir être traité en égal dans l’espace public. Et ce ressentiment est évidemment politiquement exploité, encouragé, canalisé par les populistes ou les fascistes vers la haine d’un autre, bouc émissaire commode, qui permettra qu’on ne touche en rien au système de domination existant et même que l’on fasse d’encore plus juteuses affaires dans l’ombre d’un dispositif politique qui laisse ainsi croire qu’il s’attaque aux problèmes du temps. Rien n’est donc dit de la domination sociale dont le ressentiment n’est que le symptôme. Traiter le symptôme comme s’il n’était qu’une maladie de l’âme, comme le fait l’auteure, contribue à travestir la nature réelle du problème et perpétue, par le regard moralisateur que le discours psychanalytique engendre, un mépris de classe qui renouvelle le ressentiment même que l’on imaginait vouloir dissoudre. « Gilets jaunes » grévistes, manifestants, tous seraient ainsi affectés d’un ressentiment dont ils ne pourraient se défaire, parce que trop faibles, trop envahis, disposant de trop peu de ressources internes ou culturelles, pas assez fermement attachés à l’« Ouvert », et seraient ainsi aliénés à ce sentiment amer dont ils ne sauraient se défaire. Ces ressentiments accumulés constitueraient ainsi le terreau humain favorable à l’éclosion de germes et de régimes autoritaires.

4Mais on peut tout de même se demander en quoi consisterait cette opération de se défaire du ressentiment dans un tel système : voudrait-on que l’on consente à plus d’inégalité encore ? A plus d’injustice ? Et faudrait-il que l’on acquiesce à l’exploitation et à l’humiliation, qu’on la vive sans rien en ressentir ? Comme le rappelle l’auteure au travers des réflexions d’un aristocrate (Tocqueville), nous serions entrés dans un régime de l’égalité démocratique. Mais ce régime n’est qu’un horizon — très loin d’être réalisé — à l’aune duquel le présent s’évalue. Il est désormais vrai et acquis que l’on n’accepte plus l’inégalité comme une donnée naturelle avec laquelle il faudrait s’accommoder, tandis que l’égalité de principe qui est visée et qui seule est devenue tolérable, est fort loin d’être actualisée. Cette égalité est en réalité dévoyée dans un appareil de consommation présenté comme absolument égalitaire où chacun peut consommer ce que bon lui semble et selon ses moyens. Rien de plus juste, donc. Rien qui ne soit, en principe, réservé à quelques-uns. Mais en pratique un enfumage et un conditionnement permanents qui attachent de plus en plus férocement le consommateur à son statut subordonné de salarié. S’il ne peut se payer tel ou tel bien, c’est sa propre affaire : à lui de trouver les moyens nécessaires ; il est responsable de son incapacité à l’égalité consumériste…

5Si l’on reste objectif et que l’on s’attache à l’analyse historique, c’est presque toujours le ressentiment, plus encore que la misère, qui provoque les rébellions, celles qui avortent comme celles qui réussissent. Le ressentiment populaire seul est d’ailleurs toujours insuffisant pour transformer le système. Pour avoir une certaine efficacité, il lui faut généralement trouver des appuis au sein de la classe dominante. Appuis qui, inévitablement, depuis Rome jusqu’à nos jours, finissent pas se servir de l’énergie des masses populaires pour leurs propres fins. C’est ce problème social qu’on aurait aimé voir abordé, celui de l’usage du ressentiment légitime d’une partie de la population flouée dans son horizon égalitaire, plus qu’un traité de morale stoïcienne à vocation individuelle pour guérir d’un sentiment dont les sources inégalitaires se renouvellent sans cesse.


Date de mise en ligne : 24/09/2021

https://doi.org/10.3917/cges.045.0189

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