1Apprivoiser le monstre, oui, mais…
2Les « oui, mais » ont émaillé avec fréquence nos échanges et nos réunions du Comité de rédaction sur la thématique initiale qui était « apprivoiser le monstre ».
3Avant d’apprivoiser la Bête, il nous a fallu nous accorder sur sa définition, et passées les évidences faciles, le constat de divergences est là. Il est aisé de dire que l’œil constitue l’objet, ainsi donc le monstre ne serait que dans le regard posé par l’observateur.
4Difformités physiques, étrangetés psychiques, systèmes de valeurs repoussants, comportements et actes malveillants, violents : qu’est-ce qui définit un monstre ?
5Fidèle à notre tradition, l’exploration étymologique de Joseph Caccamo ouvrira le dossier de ces Cahiers en replaçant le monstre dans une perspective historique.
6Cette créature est-t-elle d’une autre nature que la nôtre ou se place-t-elle dans un continuum de la condition humaine qui ramène à la question du normal et du pathologique ?
7Bien sûr, cette dernière option a notre faveur et pourtant, une inquiétude se fait sentir : considérer la monstruosité dans toutes ces facettes comme une manière « d’être au monde » comme une autre, n’est-ce pas banaliser, légitimer, voire excuser, des actes effroyables ?
8Elephant man et Jack l’Eventreur entrent-ils dans la même catégorie ?
9Serait-ce l’héritage libertaire et hippy de la gestalt-thérapie qui nous pousserait vers un angélisme naïf ?
10La morale, le Bien, le Mal s’invitent insidieusement parmi nous.
11De quoi cette inquiétude, ces conflits internes ou situationnels entre Fonction Personnalité et Fonction ça sont-ils le signe ?
12Comme l’illustrera Sabine Tepper dans notre dossier avec quelques contes, toutes les sociétés humaines ont leurs monstres. Ces derniers doivent donc bien avoir une utilité sociale et psychique.
13Mais qu’en faisons-nous dans nos cabinets, de ces patients qui sentent mauvais, qui pensent et agissent « mal », selon nos propres critères évidemment ? Après tout, tous les instigateurs de génocides se sont revendiqués de préoccupations humanistes envers leur peuple.
14Ces patients ne risquent-ils pas de générer chez nous des pulsions, des pensées à mille lieues de la neutralité, de la sacro-sainte bienveillance, de l’accueil inconditionnel ?
15Oui, nous Gestalt-thérapeutes défendant une posture phénoménologique clinique, sommes normalement outillés pour regarder le monstre en nous, dans ce miroir que nous tendent involontairement les patients.
16Mais il n’empêche que la violence, le rejet, le jugement, l’objectivation pointent alors souvent leur nez quand ce reflet est peu flatteur.
17Qui n’a jamais eu envie de répondre sur le même mode à un patient méprisant ou violent ?
18Si nous considérons le ça de la situation, les pulsions sadiques ne sauraient appartenir seulement à ce patient détestable.
19Quel dommage ! il serait si agréable de penser, comme il est possible de l’entendre parfois « ça lui appartient ». Passez votre chemin, chez moi, il n’y a rien – de mal – à voir.
20Je profite de ces lignes pour remercier avec chaleur les auteurs d’articles et d’entretiens sur ce thème délicat, eux qui ont osé prendre la plume et s’exposer avec honnêteté et courage mais aussi peut-être avec réticences en raison de censures externes ou internalisées.
21Je crois qu’ils travaillent pour nous tous et portent des réflexions et des questionnements salutaires pour tous ceux qui ont à faire avec la gestalt-thérapie, professionnels et patients, et plus généralement avec tous les métiers de soins au sens large, où la bienveillance certes nécessaire risque paradoxalement de devenir un diktat, qui est germe de violences.
22En effet, ces affects sont bel et bien présents, ils font partie des phénomènes de champ et trouvent leur place dans l’accompagnement thérapeutique.
23L’article de Laurence Luminet nous entraîne dans la complexité émotionnelle d’un accompagnement d’une personne à tendance dépressive et elle explicite comment les affects désagréables peuvent venir faire soutien en les mettant au travail.
24Non, vraiment, la gestalt-thérapie n’est pas la calinothérapie.
25S’il faut une autre illustration que les séances ne sont pas toujours toutes douces, Gaston, enfant terrible, en est une bonne. Cet écrit, que l’on doit à Marie Saudou, entrelace vignettes cliniques et réflexions théoriques et philosophiques, et témoigne d’un élément essentiel à l’apprivoisement : le temps.
26Puis Nathalie Ribero Rego nous convie en prison et à inverser le regard que nous portons sur les détenus. Son témoignage sensible sur ces jeunes hommes pose, entre autres, la question de comment ils sont devenus ce qu’ils sont. Certes agresseurs, ne sont-ils pas aussi, et peut-être même avant tout, victimes ?
27Dans la même veine, la note de visionnage du film Elephant man par Jean-Marie Terpereau nous plonge dans cette humanité partagée qui se dévoile à proprement parler. Qui, de la foule en colère ou de l’être difforme, est véritablement affreux ? Et quel remaniement interne que celui du médecin qui aura pour conséquence de transformer l’objet d’effroi et de curiosité en sujet sensible, en un semblable ?
28Nous souhaitions ouvrir notre réflexion à d’autres milieux professionnels, d’autres environnements que ceux de la psychothérapie. Vous trouverez donc trois entretiens qui révèlent la diversité de ce qui est vécu comme monstrueux.
29Ces retours nous ont par ailleurs amenés à modifier notre titre, à abandonner le monstre pour le monstrueux. La polysémie du « monstre » se donne à voir, les réticences contre-transférientielles peut-être aussi.
30L’hétérogénéité des témoignages nous a incités à rédiger un commentaire pour reprendre la multitude des aspects abordés, parfois bien loin de ce que nous avions initialement imaginé.
31Jacques Blaize boucle ce thème en soulevant des questions sous-jacentes, le rapport à la norme notamment et les risques à s’en écarter, et les limites indistinctes de la frontière-contact dans la perspective de champ et donc de la responsabilité individuelle.
32Une bibliographie sensible commune vient clore ce dossier et, nous l’espérons, offrir des envies de poursuivre ces questionnements.
33De copieux articles hors-thème viennent enrichir ce numéro.
34Vincent Béja revient sur les bases de l’attitude phénoménologique dans la gestalt-thérapie.
35L’écoute phénoménologique viendrait estomper les limites d’un ego déjà constitué, créant des modifications de champs perceptibles pas uniquement par le mental, et ouvrirait ainsi une aire potentielle de changements profonds et durables pour les patients.
36Avec la perception comme point de départ, Stéphane Breton, psychologue et hypnothérapeute, reprend le concept de perceptude de François Roustang. Bien que différente de l’awareness de la gestalt-thérapie, elle présente néanmoins de nombreuses similarités et la transe hypnotique décrite ici vient en écho à l’article précédent.
37Puis de manière très concrète, et avec un peu d’avance sur notre prochain thème, Frédéric Brissaud, explore ces situations délicates quand s’entremêlent, par exemple, vie privée et vie professionnelle. Quelle juste distance ? Jusqu’où doit s’appliquer une souplesse respectueuse de l’éthique et où risque de commencer un protocole déontologique standardisé ?
38Tout autre sujet pour cette intervention de Jean-Marie Robine lors du colloque des Conversations Obliques de mars 2019 consacrées à la place du social dans la psychothérapie. C’est l’occasion d’une explicitation très claire du concept de « ça de la situation » et des différences entre psychothérapies basées sur l’exploration intrapsychique ou relationnelle, entre perspective de champ et perspective individualiste, qui ne n’opposent pas puisque la première englobe la seconde.
39Traduit par Barbara Fourcade, le deuxième article de notre rubrique « Regard sur », écrit par Veronica Klingemann, nous fait passer le Rhin pour découvrir l’historique et l’évolution de la Gestalt-thérapie en Allemagne. Situation aujourd’hui paradoxale, puisque si l’édition d’ouvrages est vivante et les associations nombreuses, la pratique tend à se diluer. Cet état des lieux incite à réfléchir à l’évolution que nous souhaitons pour la Gestalt-thérapie en France et dans l’espace francophone.
40Nouveautés ou parutions plus anciennes, nous publions les notes de lecteurs désireux de partager leurs impressions, réflexions, réactions.
41Joseph Caccamo a lu d’un œil critique « La psychothérapie relationnelle » de Philippe Grauer et Yves Lefebvre et nous en livre un point de vue affirmé.
42Quel que soit votre rapport à la phénoménologie, vous trouverez certainement intérêt aux retours sur les ouvrages « Philosopher en Gestalt-thérapie » de Patrick Colin et « La mort, essai sur la finitude » de Françoise Dastur, lus et commentés respectivement par Jean-Marie Terpereau et Alkaly Cissé.
43Les amateurs se réjouiront de ces lectures fouillées, les réticents pourront y trouver la subtantifique moelle ou une prélecture, voie d’accès à ce qui parfois apparaît comme l’Everest !
44Nous vous souhaitons une agréable lecture de ce nouveau numéro.