ÉDITH BLANQUET,Apprendre à philosopher avec Heidegger.Ellipses, 2012, 256 pages
1Il n’est pas facile de trouver dans les commentaires philosophiques un texte qui présente une œuvre aussi complexe que celle de Martin Heidegger, en des termes clairs et de manière agréable, et en si peu de pages !
2Le livre d’Édith Blanquet est une confirmation éclatante que cela est possible et, sans jouer au devin, je pense qu’il devrait être accueilli avec reconnaissance par tous ceux qui tentent de philosopher avec Heidegger, et que rebutent parfois la langue et le style de celui qu’Édith (elle n’est pas la seule) désigne de manière radicale comme le philosophe du XXe siècle.
3Un petit avertissement cependant à l’intention du lecteur : ce livre résiste à une lecture hâtive. À l’instar de l’œuvre qu’elle commente, suivre Édith Blanquet dans ce parcours aux allures initiatiques, requiert du lecteur disponibilité et endurance. Comme l’indique le titre, il s’agit d’apprendre à philosopher avec quelqu’un qui s’est donné pour tâche première de penser autrement la question du sens de l’être, c’est-à-dire, précise Édith Blanquet, de « revenir à cette question, la poser à nouveau avec le projet de parvenir à sa formulation adéquate c’est-à-dire à ne plus confondre l’être qui ne peut que se questionner et l’étant, c’est-à-dire la manière dont l’être qui est inapparent, peut se manifester. »
4D’autres penseurs avant Heidegger ont essayé de reprendre cette question, notamment Nietzsche. Mais le renversement de la métaphysique voulu par ce dernier n’aboutit qu’à un accomplissement et non un dépassement de la problématique platonicienne. En effet, opposer le monde sensible (« le monde vrai », selon Nietzsche) au monde suprasensible, celui de Platon (« fiction mensongère »), ne fait pas sortir Nietzsche du platonisme.
5Ce qu’a bien vu Heidegger : Nietzsche qui se flatte d’avoir renversé le platonisme, reste finalement dans la « position métaphysique fondamentale », dans la mesure où, chez lui, l’Être ne peut apparaître qu’à travers les valeurs qui sont les conditions de la volonté posées par la volonté. Or, souligne à juste titre Heidegger dans Chemins qui ne mènent nulle part, « La pensée qui pense en termes de valeurs interdit d’emblée à l’Être lui-même d’advenir en sa vérité ».
6Heidegger, écrit Édith Blanquet dans son introduction, nous convie à nous défaire des différentes interprétations ontologiques de la tradition philosophique afin de nous reconduire à la question de l’Être et il nous permet, poursuit-elle, de réaliser combien « être », ce verbe que nous utilisons dès que nous parlons, est difficile à penser.
7Il ne saurait être question ici de résumer un ouvrage aussi dense, je me contenterai d’en indiquer les grandes lignes en suivant le plan du livre. Celui-ci comporte dix chapitres, chacun des chapitres se termine par un texte (du philosophe) commenté par E.B. On appréciera, à la fin de l’ouvrage, les précieuses pages réservées au Lexique.
8— Dès les premières lignes de l’introduction, le lecteur est immergé au cœur du questionnement philosophique de M. Heidegger, — la question fondatrice, mais oubliée et impensée, de la métaphysique : la question du sens de l’être. Cette mise en bouche est prolongée par une notice biographique conséquente, prenant en compte controverses et polémiques. Suivie par Repères bibliographiques : une sorte de guide à travers une recension sélective et méthodique de livres en traduction française du grand philosophe, très éclairante.
9— Le chapitre intitulé : Phénoménologie, herméneutique, destruction, décrit la manière dont Heidegger se rapporte à la tradition philosophique dont il soumet à la question les présupposés ; montre comment Heidegger interprète la découverte husserlienne, à savoir « la conscience est intentionnalité c’est-à-dire que ce que je vise et l’acte par lequel je vise sont indissociables » ; enfin, il situe le moment où avec Heidegger la phénoménologie devient herméneutique : « Heidegger va mettre en œuvre une destruction (une de-struction, traduction E.B.) phénoménologique et c’est à même ce mot que nous devons opérer la démarche philosophique. »
10— L’existence et le Dasein : montre qu’on ne peut définir ni comprendre l’homme par son essence ; que le Dasein, à rigoureusement parler n’est pas l’homme comme tel, mais désigne plutôt l’existence, même si seul l’humain peut être un Dasein ; l’existence étant elle-même une manière d’être-au-monde, dans ce sens exister veut dire : « littéralement (…) ex-sister : hors assise, hors consistance ; ne pas avoir un ici déterminé et fixe ; être-le-là au sens où « là » indique l’ouverture pour un « ici » temporalisé et contingent ». Autrement dit, ce qui caractérise le Dasein, c’est qu’il est au monde, et qu’il est toujours projeté dans ce qui lui est autre.
11— Etre-au-monde : renvoie ainsi au mode d’être du Dasein : toujours au monde. Il habite le monde : « habiter un monde cela signifie être en contact, pouvoir rencontrer », c’est-à-dire « d’être auprès-de ». Et être auprès-de signifie être projeté dans une totalité de significations possibles.
12— L’être-avec-autrui et les affections : le Dasein n’est pas seulement l’ouvert (sur le jeu des possibilités) qui permet aux autres étants de prendre forme, il « est aussi en relation avec d’autres Dasein qui, comme lui, existent. Lorsque j’utilise cet ordinateur, il a été fabriqué par un Dasein. Autrui m’est présent même s’il n’est pas là corporellement. ». Au quotidien, cet être-avec ne peut, cependant, être appréhendé à partir du « je », pourquoi ? Pour la simple raison que « Lorsque nous répondons à la question « Qui est le Dasein ? » par « c’est moi, je… », nous évoquons un étant-là-devant, un étant préconstitué et non un existant ouvert pour ses possibilités qui ne sont pas définies concrètement et ne peuvent l’être (…) Le moi ontique, celui de notre expérience quotidienne, n’est jamais donné sans les autres : l’être-avec-autrui est une manière d’être-au-monde ». Mais, ce mode d’être au quotidien montre un Dasein qui n’est pas toujours lui-même, il est un « on » incapable de prendre des décisions ou d’assumer ses propres responsabilités. « Ce n’est que rarement que le Dasein se reprend au dévalement pour se prendre en vue lui-même vraiment, c’est-à-dire prendre la pleine responsabilité de son pouvoir être ». Suivent alors des pages lumineuses sur la sollicitude ou souci mutuel, ou encore cette définition de l’angoisse comme tonalité ou disposition fondamentale du Dasein : « Cela signifie que dans l’angoisse, nous nous éprouvons jeté au monde, contraint de nous donner signification et ce, alors qu’aucune signification ne nous apaise ! L’angoisse nous expose au rien dans le sens d’un rien qui soit consistant. Elle nous fait toucher notre absence de sol, de fondement. Dans l’angoisse, le Dasein endure son étrangeté de n’être rien de déterminé, d’être livré à l’existence, d’être jeté à l’avant de lui-même, toujours contraint à se déterminer (…).Dans l’angoisse, le Dasein éprouve son ouverture vertigineuse à être. »
13— Temporalité du Dasein ; l’être-vers-la-mort ; le souci : ce chapitre intéressera particulièrement les Gestalt-thérapeutes, vu l’importance de la dimension temporelle de l’expérience dans la démarche théorique de la gestalt-thérapie. Je ne saurais dans l’espace de cette présentation restituer le mouvement des analyses de E.B.. Il faut distinguer ici ce que l’auteur appelle temps vulgaire et temps originaire : « Pourquoi disons-nous : le temps passe et ne disons-nous pas avec une égale insistance : le temps arrive ? » Cette question est celle que Heidegger pose dans Être et Temps et que E.B. commente ainsi : « Heidegger nous conduit à prendre conscience de notre manière habituelle de nous rapporter au temps : il ne cesse de s’en aller et nous n’avons pas pour habitude de dire qu’il vient. Nous ne pouvons pas l’arrêter et lorsque nous prenons cela en vue, une inquiétude nous saisit. C’est dire que le temps passant, nous avons aussitôt à l’esprit la question à peine voilée : combien de temps me reste-t-il ? Combien avant ma mort ? Lorsque je dis qu’il passe, je le mesure à l’aune du temps qu’il m’est donné de vivre encore. » Cette façon commune de concevoir le temps comme menant du passé, par le présent, jusqu’à l’avenir, désigne notre rapport au temps vulgaire, ordinaire. Or, l’expérience authentique de la temporalité (temps originaire) se fonde sur l’avenir et non sur le passé : dire le temps arrive ! Cela veut dire que le Dasein « est tendu vers sa possibilité, en attente de son être lui-même. Il est ainsi à l’avant de lui-même : en attendant une possibilité je suis tendu vers, à l’avant de moi-même. ». En réalité, « en me projetant vers l’avenir, j’hérite (en quelque sorte) simultanément de mon passé, je deviens aussi qui j’étais auparavant et cela maintenant. Passé, présent et futur sont sans cesse en co-venue et pourtant, dans la quotidienneté, on se prend pour un étant durable et stable, comme une présence définie et fixe : personne ne s’étonne lorsque exhibant une photographie je dis « c’est moi quand j’avais six mois ! » Et, si nous prêtons attention à cette phrase même, nous pouvons bien entendre cette tension non sécable présent-avenir-passé. »
14Les chapitres suivants, tous portés par le même élan et la même passion de questionner et de penser, conduisent le lecteur avec patience vers d’autres terres de découvertes et de questionnements, labourées et retournées par celui qui disait : « Ce qui est décisif, ce n’est pas de sortir du cercle, c’est de s’y engager convenablement. »
15Ainsi des chapitres consacrés à la relation entre comprendre, parler et penser, où E.B. revient sur le travail de la pensée chez Heidegger compris comme un cheminement, un recueillement auprès de la question initiale, à savoir la question du sens de l’être indissociable de celle de la parole ; ou encore à l’époque de l’homme moderne (science et technique) avec tout ce que cela soulève comme questions, non seulement celle de l’éthique, mais aussi celle de « notre rapport utilitaire à la nature » ; ou encore à la fin de la philosophie, qui revient sur l’histoire de la philosophie, à partir de la question : que veut dire penser ? La fin de la philosophie ne veut pas dire que la philosophie métaphysique est terminée : « Non, il nous dit qu’elle est à l’acmé de sa réalisation. La fin de quelque chose, c’est aussi son accomplissement. Sa plénitude se montre notamment avec la pensée technique qui caractérise notre époque… ». C’est l’époque de l’errance, où tout est réduit à l’indifférence, à l’uniformité, où tout est ravalé — y compris l’homme — au rang de matière première également calculable et exploitable.
16Ici, se situe ce qu’on a nommé le tournant, Heidegger en réfère par un mot intraduisible en français : l’Ereignis, rendu par « l’événement appropriant », et qui renvoie à l’origine, dans un sens qui n’a rien à voir avec un événement historique. L’Ereignis concerne l’oubli de l’être, et désigne une recherche, un moyen, bref la possibilité pour un autre commencement de la pensée. Il ressort ici que « l’être se donne à nous et, dans ce « donner », il se retire pour laisser place au don (…). Comme dans le don, le donateur s’efface : le « il » de « il y a » demeure en retrait, il doit se retirer pour que quelque chose soit. » La relation appropriée à l’être en retrait est celle de l’abandon ou de consentement, dans la mesure où l’être met en échec toute tentative de possession ou d’appropriation.
17— Le dernier chapitre décrit la démarche des séminaires de Zollikon consacrés à l’analytique du Dasein dans un cadre psychiatrique, entre 1959 et 1969. « Il s’agit de regarder la pathologie à partir de ce qui est commun tant à l’homme souffrant qu’au médecin : l’existence ». Démarche passionnante, comme à propos de la temporalité, l’attention du praticien Gestalt-thérapeute ne peut qu’être éveillée : « Au fil de la lecture des comptes rendus de ces séminaires, nous voyons qu’il n’est pas ici question pour Heidegger de délivrer un enseignement théorique. Heidegger accompagne des médecins pour les aider à réfléchir sur leur pratique et leur méthode, pour les amener à prendre conscience de leurs présupposés, pour leur proposer de les mettre de côté afin de trouver une capacité de voir épurée, de voir comment la présence humaine se déploie. »
18Apprendre à penser avec Heidegger est un livre important, que j’ai lu avec beaucoup de plaisir, tant il m’a donné à questionner et à réfléchir. Ça m’a aussi permis de me ressourcer dans l’immersion d’une pensée exigeante, investie avec talent par Édith Blanquet, pour retrouver le sens d’un questionné authentique. Faut-il ajouter qu’Édith Blanquet n’impose aucune vérité, venue de je ne sais où, tout au plus elle nous convie à nous mettre en route, à notre tour, en compagnie de ce penseur infatigable du sens de l’Être dans son patient cheminement, l’important n’étant pas d’arriver quelque part mais d’être en chemin.