Couverture de CGES_030

Article de revue

Quelles postures pour le travail avec des familles ?

L'approche systémique, un autre regard pour le Gestalt-thérapeute

Pages 120 à 137

Notes

  • [1]
    Cette formation est proposée par l’IFGT et donnée par André Chemin et Annie Colliot.
  • [2]
    Ceci est un extrait de la première séance d’une famille que j’ai reçue pendant 8 mois, à raison d’une séance par mois. Les noms et prénoms ont été changés.
  • [3]
    AUFRAY Renan et ROVILLE Manuelle, « Les écosystèmes », site internet CNRS.fr/sagascience
  • [4]
    Je me suis rendue au 7ème congrès de l’EFTA (The European Family Therapy Association) en octobre 2010 à Paris, et j’ai perçu cette difficulté, au travers des échanges, comme une vraie question pour la communauté des thérapeutes familiaux : que faire du ressenti et de l’émotion du thérapeute.
English version
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1Dès le début de ma pratique, j’ai reçu des familles en travail thérapeutique. J’ai vite été confrontée aux limites de la Gestalt-thérapie dans une équation à plusieurs « clients » dans une même séance. Je ne pouvais pas non plus appliquer à ces personnes réunies, les principes de la thérapie en groupe, leurs liens préexistant à la séance et perdurant hors du cadre de la thérapie.

2J’ai alors choisi de me former à « la gestalt-thérapie de la famille » [1], qui incorpore à la posture gestaltiste, les concepts et les techniques systémiques.

3Cette formation m’a conduite à m’interroger sur les similitudes et les différences entre ces deux approches.

4Dans un premier temps, je ferai une analyse systémique de la situation à partir d’une séquence clinique. Je regarderai ensuite la notion de « champ » dans la pratique et la théorie systémique.

5L’objectif recherché par cet écrit est d’ouvrir une porte, de partager mes questionnements et mes affirmations, à propos de la pertinence de l’approche systémique dans le travail avec les familles et les couples pour un Gestalt-thérapeute.

Cas clinique : Cali [2]

6En introduction de la situation clinique, il me paraît opportun de faire un détour par la conception systémique de la famille : elle va orienter la posture du thérapeute, ainsi que sa compréhension (au sens de « prendre avec ») du problème pour lequel la famille consulte.

7La famille est un organisme vivant dont le but essentiel (son essence), est de se maintenir en vie. S’il y a système, c’est que l’élément ne peut survivre seul. Cette conception est issue de la théorie des systèmes en science. La famille est considérée comme un écosystème vivant :

8« Un écosystème est un ensemble vivant formé par un groupement de différentes espèces en interrelations (…) entre elles et avec leur environnement (…) sur une échelle spatiale donnée. L’écosystème regroupe des conditions particulières (…) et permet le maintien de la vie. Et réciproquement cette vie constitue et maintient l’écosystème. Par leurs interactions entre elles et avec l’environnement les espèces modèlent l’écosystème qui de ce fait évolue dans le temps. Il ne s’agit pas d’un élément figé, mais d’un système issu de la coévolution entre les différents êtres vivants et leurs habitats. » [3] Nous comprenons ici que, l’environnement n’est pas dissociable de l’organisme (les éléments du système et le système lui-même), et qu’ils subissent leurs « co-influences ».

9Chez les humains, le fondement même de la famille, sans parler de la perpétuation de l’espèce, est de permettre à l’enfant de vivre et de grandir, d’être amené vers l’autonomie, jusqu’à ce qu’il soit capable de la quitter pour vivre sa propre vie, créer sa propre « famille ». Les influences du milieu, de la société dans laquelle naît et grandit la famille (après guerre ou années post 68, etc.), ainsi que son histoire (décès prématuré d’un frère, déracinement, etc.) sont importantes et modèlent la famille.

10Ces influences sont d’autant plus importantes qu’elles occasionnent des perturbations de l’équilibre du système, qui pour survivre, devra s’adapter, évoluer, traverser la crise et retrouver un nouvel équilibre.

11Je reçois la famille P-R (les deux noms de famille sont accolés) qu’une collègue Gestalt-thérapeute m’adresse après l’avoir reçue pour un entretien. L’aîné, Cali, 19 ans, a fait un épisode de schizophrénie, pour lequel il est resté quinze jours hospitalisé, dans un hôpital psychiatrique ardéchois : il est en « permission » pour huit jours. Ils arrivent ensemble : le père Gérôme et la mère Nathalie (ils ont la quarantaine), Cali 19 ans, Pierre 15 ans, Alexandre 14 ans et Myrtille 10 ans.

12Je commence l’entretien en les invitant, chacun, à donner leur point de vue personnel sur le problème pour lequel les parents ont souhaité me rencontrer. Bien sûr cela tourne autour du « pétage de plomb » de Cali.

13Il y a un mois, Cali est parti avec des amis à un festival de musique en Espagne. Lors de la soirée, il prend du LSD, alors qu’il est sous anxiolytiques. Ils ont un accident de voiture avec ses amis, pas de blessé, mais Cali écourte son voyage et revient en tenant des propos parfois délirants. Le lendemain de l’entretien avec ma collègue, il fait une crise de délire, jette par la fenêtre de sa chambre tout ce qui est électrique, arrache la fenêtre, tient des propos incohérents. Malgré les tentatives des adultes (parents, voisins), il ne se calme pas. Les pompiers interviennent et, avec l’accord des parents, il est hospitalisé.

14Pendant le récit des évènements, complété par chacun, Cali s’exprime sans retenue, occupe l’espace sonore et physique, parfois de manière théâtrale. Nathalie, ainsi qu’Alexandre et Myrtille parlent facilement et de manière humoristique, des évènements. Son frère cadet Pierre s’agite sur le canapé, souffle bruyamment. Seuls Pierre et Gérôme sont dans une attitude plutôt silencieuse.

15J’énonce ce que je vois : « J’observe que quand Cali s’exprime, Pierre s’agite et soupire : Myrtille qu’en penses-tu ? Qu’imagines-tu de ce qui se passe maintenant pour Pierre ? ». Myrtille répond : « Pierre est agacé de comment Cali dit les choses, comme si c’était drôle alors que Pierre ne trouve pas ça rigolo ! »

16Pierre s’exprime avec colère : « C’est n’importe quoi, il joue les « grand-frère », alors qu’il n’en est même pas capable. Il passe son temps à dire n’importe quoi, à péter les plombs, on ne peut pas lui faire confiance ! ».

17Pendant que Pierre parle, Cali se lève et dessine sur le « paper-board » un étrange dessin :

18Co-MONIQUE-ation (nom de la grand-mère maternelle)

19P-R (nom de la famille de sa mère, nom de la famille de son père)

20La tête d’un bonhomme coupé en deux : avec inscrit d’un côté « mental » de la même couleur que P. et de l’autre « esprit » de la même couleur que R.

21En dessous à l’aide d’une flèche, il inscrit « fauche commune ».

22Pierre s’exprime à nouveau en montrant le dessin que Cali vient de réaliser : « N’importe quoi ! ! On n’a pas à choisir entre ces deux familles ! ». Cali explique à ce moment la logique de son dessin : les enfants sont originaires de ces deux familles, l’une espagnole, l’autre bretonne, et qui n’ont rien à voir ensemble, à part la mort.

23Nathalie explique que Gérôme a perdu sa mère à l’âge de 18 ans, au moment où il quittait le foyer parental. Quant à sa propre famille, Nathalie nous dit qu’un grand nombre de ses membres ont péri sous le régime de Franco et ont terminé dans des fosses communes.

24C’est Gérôme qui cette fois, s’agite et prend son visage entre ses mains, le frotte longuement et ce depuis le dessin de Cali. Je demande à Nathalie « Qu’est-ce qui se passe pour Gérôme quand Cali fait ce dessin ? ». Elle répond : « Je pense que Gérôme est très inquiet pour son fils. Moi ce n’est pas pareil, je m’exprime facilement, je peux pleurer si j’en ai besoin. Gérôme, lui, il garde beaucoup les soucis. »

25Gérôme prend la parole à son tour : « 0ui je suis très inquiet que Cali ne sorte pas de cet état et qu’il s’installe dans cette maladie, au moment où il rentre dans sa vie d’adulte. J’aimerais tellement qu’il soit heureux. Avec ce dessin, je repensai à notre mariage, Nathalie et moi. On s’est marié, il y a quatre ans, Cali devait revenir d’une colonie en Espagne juste pour la cérémonie ; le bus qui le ramenait est tombé en panne, il est arrivé le lendemain. Ça m’a beaucoup peiné qu’il ne soit pas là. ».

26Cali explique comment lui-même a vécu cet évènement. Il en profite aussi pour rassurer sa famille sur son état présent et à venir.

Premières observations et formulations d’hypothèses

27La situation est riche en informations d’un point de vue systémique. Ce dernier permet aussi de commencer à les organiser. Tout cela est donné par la situation présente.

1 – Le symptôme

28Le symptôme, dans la famille P-R, est cette crise de délire de forme schizophrénique de Cali. Ça vient faire effraction dans la vie familiale.

29Comme pour la Gestalt-thérapie, le symptôme tient une place particulière et importante en systémie. C’est souvent à cause du symptôme que les familles consultent : énurésie, difficulté scolaire, mutisme, dépression, violence, etc.

30La crise, nécessaire à tout système pour évoluer, est un processus intermédiaire entre deux états d’équilibre. Le symptôme apparaît quand la crise « monte » et que le système n’arrive pas à s’ajuster à la nouveauté qui se profile. Le symptôme est un ajustement qui vise à conserver l’unité de la famille. Mais il n’est pas le problème, il en est la métaphore, la partie visible. Ainsi il y a le porteur du symptôme (qui en systémie est nommé « le patient désigné » : ici, Cali), mais tout le système est concerné par le problème. Pour accéder au problème et le comprendre, il est nécessaire de se poser la question de la fonction du symptôme : à quoi sert-il ?

31Avec la famille P-R, j’explore à quel moment s’est produit ce symptôme. Cali a 19 ans, il s’émancipe de la famille, il veut la quitter et vivre son propre chemin. C’est l’aîné des enfants.

32Le symptôme de Cali est utile à la famille parce qu’il vient interroger les fondements même de son existence et la transformation nécessaire à son évolution, sans doute en résonance avec son histoire. Il permet à la famille d’être rassemblée aujourd’hui lors de cette première séance, de se poser et de faire le point.

2 – Les frontières et la hiérarchie

33Le sous-système parental de la famille P-R semble soudé, même à travers l’épreuve qu’il traverse. Les rôles sont bien définis et assumés par chacun. Il semble cependant que, pour Pierre, Cali n’assume pas le rôle de l’aîné. Il y a un espace d’expression pour chacun des membres. Une famille qui fonctionne bien par temps calme.

34La théorie systémique apporte au Gestalt-thérapeute des repères quant au fonctionnement du système familial. Ces repères permettent au thérapeute d’esquisser une « carte IGN » (informative et évolutive) de la famille.

35Les règles qui régissent le fonctionnement d’un système sont issues de la théorie de la communication de Watzlawick (particulièrement les 5 axiomes de la communication) et du travail de l’école de Palo Alto. Ces grandes règles générales fonctionnent comme des repères pour appréhender le problème de la famille singulière qui est en face de moi.

36L’approche structurale de Salvador Minuchin me permet par ailleurs d’observer la structure familiale et de me poser des questions telles que : la hiérarchie générationnelle est-elle respectée ? Comment sont les frontières entre les sous-systèmes parents-enfants (sont-elles souples, rigides, ou floues ?) ? Qui tient le rôle et qui en assume la fonction ? Quelles sont les alliances, où sont les conflits ? Quelles sont les valeurs et quelles sont les croyances de la famille ? Etc. Les interrogations que je vais poser dans la famille vont lui permettre de déconstruire certains éléments de la structure familiale qui ne lui paraissent plus adéquats, et de construire d’autres possibles interactionnels qui vont alors modifier sa structure.

37Dans un moment du travail, je demanderai à Pierre ce qu’est pour lui un grand frère, quel est son rôle à ses yeux. Il en viendra à dire qu’il ne veut pas jouer ce rôle si Cali défaille dans ce dernier. Cet « aveu » permettra à Cali une reconnaissance de sa place, et à Pierre la libération de son inquiétude : cela recréera du lien entre les deux frères.

3 – Au niveau existentiel

38L’âge de Cali (19 ans) et ses tentatives d’émancipation, correspondent au départ du premier enfant (cycle de vie de la famille) et peut-être à la difficulté de différenciation que rencontre Cali dans sa propre famille.

39Au travers du concept de « différenciation du soi » de Murray Bowen je vais pouvoir repérer par l’observation des interactions familiales si c’est une famille à « haut » ou à « faible » niveau de différenciation. La famille trouve réconfort et force dans des liens fusionnels en réaction à l’angoisse de l’éclatement. Le processus de différenciation permet de sortir des relations fusionnelles et la croissance personnelle de chaque membre. Pour Bowen, un faible degré de différenciation qui se transmet à travers les générations, est un élément qui se constate dans certaines familles dont un membre est atteint de schizophrénie.

40Cette information m’indique une piste de travail quand je suis en présence de la famille P-R. Le symptôme survient à un moment pouvant être très angoissant, le départ d’un enfant.

41L’approche existentielle de Virginia Satir me permet de questionner quel est l’évènement que la famille ou le couple est en train de traverser. Est-ce un évènement extérieur, tel qu’un licenciement, un déracinement ? Est-ce un évènement du cycle de vie familial, la naissance d’un enfant, la mort d’un membre de la famille, le départ du premier fils ?

4 – Transgénérationnel

42La convocation, au travers du dessin de Cali, des origines et des traumatismes familiaux est ce qui va me mettre sur la piste d’une hypothèse transgénérationnelle avec la famille P-R. « Monique » est son arrière-grand-mère maternelle, et « fauche commune » semble renvoyer à la sombre période vécue par la famille maternelle sous la dictature franquiste.

43Avec les apports de la thérapie contextuelle d’Ivan Boszormenyi-Nagy, je vais être attentive à « l’éthique relationnelle » dans la famille, à l’équité dans la balance du donner-recevoir, des mérites et des obligations réciproques. Est-ce que chacun est reconnu, dans ce qu’il donne à la famille ? Quelles sont les loyautés visibles et invisibles ? Y a-t-il des conflits de loyautés et qui les porte ? La place de l’enfant est-elle légitime, est-il « parentifié » ? Qui paye les dettes ? Quel héritage l’enfant a-t-il reçu ?

44Je proposerai à la fin de la troisième séance, un travail à partir du génogramme : toute la famille participera à l’élaboration du génogramme des deux branches, que les enfants présenteront, lors de la séance. Les enfants apprendront ainsi la douloureuse histoire de l’arrière- grand-père maternel, qui après sa libération de captivité en Espagne, retrouve sa femme et ses enfants en France. Le croyant mort, celle-ci a refait sa vie et a eu d’autres enfants. Lui repartira, sans femme ni enfant, en Espagne. La famille P-R mettra elle-même en lien le traumatisme de cette séparation avec le projet avorté des vacances de Cali en Espagne à la suite de l’accident.

5 – Stratégie systémique

45Le questionnement circulaire. Il consiste à questionner un membre de la famille sur comment il voit la relation entre deux autres. Ce procédé est basé sur deux points fondamentaux : « l’information est une différence ; la différence est une relation (ou un changement dans la relation) » (Selvini M. 2004). Le but pour le thérapeute est de recueillir des informations, d’une part, et d’autre part de favoriser la communication au sein de la famille. Cela représente une opportunité de changement dans des familles où la plupart du temps on communique peu ou pas. Ce procédé permet aussi la différenciation de chaque membre dans la famille, par l’expression de sa vision des relations et de son point de vue, et par le travail sur les projections des uns sur les autres. En systémie ce questionnement est centré sur les faits observables, non sur le vécu ou les sentiments : « Que fait ton père lorsque Cali sort du cabinet pour fumer une cigarette ? ». Comme Gestalt-thérapeute, il m’arrive souvent de rajouter à ce questionnement la dimension émotionnelle : « Qu’imaginez-vous, Nathalie, que ressent votre mari quand Cali quitte la pièce pour fumer sa cigarette ? ».

46Cet outil permet aussi à la famille de reconnaître à chacun compétences et limites et de découvrir de nouvelles ressources.

6 – Formulation d’hypothèses

47Pour le systémicien toute situation est riche en informations. Il a de nombreux outils pour les observer et les recueillir. L’hypothétisation va avoir pour fonction d’organiser ces informations et par conséquent de donner un sens (dans le sens de « direction »), une forme, qui sont provisoires, à ce qui se passe pour lui avec cette famille, « ici et maintenant ». Elle est une construction de sens-direction dans la situation, sur le problème manifesté par le symptôme que rencontre la famille. Ces hypothèses reposent sur l’observation phénoménologique de ce qui se passe là, pour « com-prendre » et non pour « ex-pliquer ». Elle fonctionne comme un fil conducteur de l’intervention. « Sa fonction essentielle consiste dès lors à jouer le rôle de guide pour un nouveau recueil d’information par lequel elle sera confirmée, réfutée ou modifiée » (Selvini 2004). L’hypothèse choisie peut être communiquée ou non à la famille, selon la situation ou le style du thérapeute.

48Cette phase est importante, elle est la clé de l’intervention systémique. Elle permet aussi au thérapeute de sortir de l’état confusionnel dans lequel se trouve la famille qui consulte et de lui éviter de rentrer, voire de se perdre dans la logique interne de celle-ci. Ainsi, il peut l’accompagner dans la restructuration ou le réajustement qui sont nécessaires pour elle.

49En tant que Gestalt-thérapeute, j’utilise l’hypothèse comme figure momentanée qui émerge de la situation présente. Je me vis comme une chercheuse dont la recherche n’aboutirait jamais, et non comme une experte. Je déplie avec la famille chaque sillon de la situation. Le but pour moi n’est pas de trouver mais de co-construire avec la famille le processus qui créé le changement.

50Lors de cette première rencontre avec la famille P-R, l’hypothèse se construira autour de difficultés pour Cali à quitter la famille, avec sous-jacent un traumatisme dans l’histoire familiale qui s’est transformé en une croyance (ou loyauté) : un départ engendre une rupture violente et définitive. Les dernières séances, nous travaillerons (processus) le thème (hypothèse) du départ de Cali : chacun s’exprimera sur ce départ, sur ses craintes et ses espoirs. Cali ira faire quinze jours les vendanges, restera à nouveau un mois dans la famille et repartira l’hiver, avec succès, pour travailler dans une station de ski alpine.

51A travers cette mise en relation de la clinique avec la théorie systémique, on peut observer comment le recueil d’informations de la situation s’effectue, et comment la théorisation systémique permet d’organiser l’information et l’intervention. Cette théorisation procure un appui solide sur un fond riche : j’utilise ses outils pour clarifier le processus ; son regard sur le système est au service de ma posture de Gestalt-thérapeute, dans le contact avec cette famille et chacun de ses membres. Elle me permet aussi d’aborder une équation à plusieurs inconnues : une famille composée de plusieurs personnes, qui est mue par un but commun, avec des liens préexistants à ma présence et qui perdureront au-delà de notre rencontre.

Similitudes et différences…

52En séance, je ressens simplicité et fluidité à allier les deux approches, avec parfois la difficulté à distinguer dans mes interventions ce qui est de la Gestalt-thérapie et ce qui relève de la systémie. Il y a pour moi des points qui les rapprochent et d’autres qui les éloignent.

Croisement de « champ »

53La systémie me paraît plus proche du concept du champ lewinien que de celui d’organisme/environnement.

54Regardons les cinq principes du champ selon Lewin au travers de l’approche systémique.

55Principe d’organisation : le comportement dérive d’une totalité de faits co-existants. Le sens d’un « fait isolé » dépend de sa position dans le champ.

56Le fait que Cali se lève et décide de faire ce dessin sur le « paper-board » semble découler du fait que Pierre exprime sa colère, que son père reste silencieux, que sa sœur et sa mère parle de la situation parfois avec humour et que je sois là dans une présence accueillante, et dynamique et peut-être sécurisante pour lui.

57Dans son modèle basé sur l’interaction, la pratique systémique est, et ne peut qu’être, dans ce principe d’organisation.

58Principe de contemporanéité : c’est le présent qui explique et rien de particulier n’est à rechercher comme causes dans le passé ou comme objectifs dans le futur.

59Ce que me raconte Nathalie de l’histoire familiale n’a de sens qu’en résonnance avec ce qui vient de se produire : les éléments du dessin de Cali viennent dire qu’il est en lien dans la situation présente avec l’histoire familiale.

60Le systémicien est pleinement dans l’instant présent. Tout est là dans ce que la famille donne à voir. S’il convoque le passé, c’est toujours en lien avec ce qui se passe « ici et maintenant ».

61Principe de singularité : chaque situation est unique, les circonstances sont toujours différentes, et les généralités sont toujours suspectes.

62J’ai reçu plusieurs familles avec un même symptôme, ici, tel qu’un épisode schizophrénique chez un jeune adulte : le problème était différent, ainsi que les enjeux et les conséquences pour la famille. Les ressources qu’elles ont pu mettre à jour aussi. Comme en Gestalt, l’expérience est unique à chaque situation.

63Principe de processus changeant : l’expérience est provisoire, non permanente, la conscience est un courant.

64Le fait que Gérôme exprime ouvertement son inquiétude permet à Cali de voir la fragilité du père : il est là et soutient et, en même temps il n’est pas tout puissant. On peut imaginer que Gérôme, qui tente de tenir tout ce petit monde debout, est soulagé de poser l’autre composante de cette expérience : son inquiétude ; que Nathalie est heureuse, car grâce à cette séance, son mari a pu lâcher un poids de ses épaules, etc. Les changements qui s’opèrent pour chacun à cet instant, modifient le monde phénoménal de chacun, et toutes ces expériences diverses et simultanées s’influencent mutuellement, se modifient en un courant continu. Et il y a fort à parier que cela change les relations dans la famille.

65Principe de la pertinence possible : rien du champ ne peut être exclu a priori comme non-pertinent, même si cela paraît tangentiel.

66Le dessin de Cali, qui pourrait paraître délirant ou inopportun, vient dire quelque chose de ce qui est en train de se passer dans la situation. J’aurais pu l’ignorer comme le fait isolé d’un jeune adulte schizophrénique, mais je l’ai intégré à la situation totale.

67L’approche systémique est fondamentalement basée sur l’observation et le « dépliage » phénoménologique de ce qui se passe ici et maintenant pour les personnes en présence l’une de l’autre, le thérapeute compris. Le systémicien travaille à partir de l’expérience qui se vit là, dans la situation. En cela, elle me paraît proche de la Gestalt-thérapie.

68Cependant, dans l’expérience thérapeutique, ce qui intéresse avant tout le systémicien c’est l’interaction. L’intérêt est porté sur ce qui se passe (la séquence de faits). Le systémicien ne travaille pas avec la dimension physique et émotionnelle de l’expérience. Il n’y a pas cette prise en compte du ressenti de ce qui se passe comme en gestalt-thérapie. En tant que Gestalt-thérapeute, je peux nommer et travailler, non seulement la séquence d’interaction, mais aussi le comment celle-ci est ressentie pour l’un ou pour l’ensemble des personnes de la famille et pour moi.

69Le courant constructiviste des années 80, fait se rapprocher les postures du thérapeute systémicien du Gestalt-thérapeute : « le thérapeute part foncièrement sans aucun a priori. Il laisse émerger les idées pour co-construire avec la famille d’autres lectures de la réalité qui lui soient plus supportables. Il est particulièrement attentif à son propre vécu qui lui donne des indications sur ce qui est en jeu dans le système thérapeutique. » (Meynckens M. 2005)

70Il me semble que la posture du systémicien reste cependant plus proche du concept « personne/espace de vie » de Lewin (Staemmler, 2008), par l’absence de prise en compte du ça de la situation. La frontière-contact n’existe pas.

71Dans la perspective de champ organisme/environnement, je peux considérer la famille comme un organisme. Cet ensemble compose mon environnement de thérapeute. Je peux sentir qu’il y a quelque chose, là, entre eux (la famille) et moi. De la peur, de la colère, de l’impuissance. Je peux partir dans un processus de travail à partir de cela. Je peux aussi considérer chaque membre comme différents organismes composant mon environnement, et par conséquent différencier mes interventions, faire une partie de travail avec un membre si la situation l’apporte : ce travail viendra modifier le système (si un élément change, c’est tout le système qui change). Comme nous appréhendons la différence entre thérapie « de » groupe et « en » groupe, je peux travailler sur ces deux plans.

Complexité et position « méta »

72Ces deux notions sont très intéressantes dans l‘approche systémique. Elles apportent selon moi, une dimension qui ouvre sur « l’infinitude » de la situation et par conséquent des possibles (rien du champ ne peut être exclu ou tout du champ est à inclure…).

73Pour illustrer mon propos autour de ces deux notions, je vais reprendre ici une métaphore d’André Chemin. Elle met aussi en image la différence de positionnement entre gestalt et systémie. Une source, jaillissant habituellement à la fontaine d’un petit village de Provence, se tarit. Cet évènement engendre un attroupement sur les lieux du drame. Le Gestalt-thérapeute reste près de la fontaine, attentif à ce qui se passe pour lui et pour les autres dans cette situation. Le systémicien monte sur la colline d’où il a une vue de l’ensemble de la situation, et il observe comment fonctionne cet évènement dans le village. Il pourra ainsi voir la gendarmerie arriver, les commerces se vider, le correspondant du journal local interroger le maire… L’ampleur du phénomène gagne la petite ville voisine qui lira l’article dans le journal. Et peut-être d’autres villages touchés aussi par la sécheresse, subiront le même drame, ce qui alertera les autorités nationales et de climatologie…Tous ces phénomènes concomitants ont leur importance.

74Dans les années 50, l’évolution de la science passe du réductionnisme (isoler chaque élément pour comprendre le système) à la complexité des phénomènes physiques (on observe les interactions entre les éléments pour comprendre le système et en tirer des règles, des lois). La thérapie familiale s’appuiera sur le courant systémique scientifique, pour réorienter sa théorie.

75La systémie regarde la famille comme un système complexe. « Complexe » vient du latin cum plexus, tissé ensemble, et du verbe complexus, qui embrasse, qui contient. Les éléments de ces systèmes complexes ne peuvent être dissociés, sans détruire. Il y a dans la situation les éléments visibles (les interactions), et ceux invisibles qui pourtant teintent et influencent la situation.

76La situation présente a déjà commencé en amont avec la prise du rendez-vous et l’exploration de la demande par téléphone : qui demande ? Quoi ? Pour qui ? A ?qui ? De la part de qui ? Pour quoi faire ? Pourquoi maintenant ? Et ceci est présent là maintenant quand je reçois la famille.

77De plus, la famille que je reçois a déjà toute une histoire temporelle et interactionnelle, et cette histoire est à l’œuvre ici. Ce qu’ils me disent (comment et quand ils me le disent) de leur histoire maintenant est de l’information supplémentaire qui rend complexe la situation. Ma formation de Gestalt-thérapeute, mon regard systémique, ma fatigue de la journée, le fait que cette famille m’est adressée par une collègue : tout cela est présent, plus ou moins nettement dans ma perception de l’instant. En systémie, plus il y a d’éléments (plus c’est complexe), plus il y a de possibles dans la co- construction de la compréhension du problème que le système rencontre, et par conséquent, plus il y a de ressources pour dépasser le problème. Certains systémiciens invitent les voisins, les oncles, neveux, et ainsi de suite, toute personne en lien avec la difficulté rencontrée par la famille, au sein de la séance thérapeutique de cette dernière (c’est ce qu’on appelle la complexification, le fait de rendre plus complexe, la situation). Cela permet de sortir le système d’une vision limitée du problème et des ressources, d’ouvrir à de nouvelles réponses ajustées à la situation.

78Ce qui, de mon point de vue, permet d’embrasser cette complexité, c’est de pouvoir monter sur la colline. C’est pouvoir observer le macro phénomène tout en étant présent aux microphénomènes. Pour monter sur la colline, il faut se retirer de l’agitation de la situation, se mettre en position « méta ».

79Le systémicien peut se placer volontairement dans une posture qu’on pourrait qualifier de « méta » : il observe ce qui se passe dans ce système, lui inclus (comme élément du système thérapeutique), comment cela fonctionne entre les éléments (le père, la mère, les enfants et lui-même) qui constituent ce système en même temps qu’ils sont constitués par lui.

80Murray Bowen préconise au thérapeute familial de se tenir en marge du système émotionnel de la famille. « C’est seulement lorsqu’on peut se placer un peu en dehors qu’il devient possible de commencer à observer et à modifier un système émotionnel » (Bowen, 1972). Cette posture permet ce recul d’observateur, avant de retourner dans la situation, pour redevenir acteur au sein du groupe.

81Le thérapeute peut être présent au niveau phénoménal et trans-phénoménal (Staemmler 2008). Je peux être très présente et affectée dans la situation, et je peux aussi m’en « extraire ». Il m’arrive d’ailleurs de quitter la pièce quelques minutes avant la fin de l’entretien, pour « me rassembler » et permettre à la famille de retrouver son intimité, et de revenir pour clôturer la séance. C’est comme si cette oscillation entre le dedans le dehors (acteur ou observateur), sur la colline ou près de la fontaine (macro ou micro phénomène), élargissait mon champ de conscience. C’est ce que je vis en séance avec les familles, l’impression de me déplacer, tout en restant assise, dans le champ de ma conscience, en étant présente tour à tour, peut-être parfois simultanément, à tous ces niveaux de mon expérience. Et devant moi s’ouvrent l’infini et le complexe, me laissant dans la curiosité et l’émerveillement.

82Le systémicien que l’on pourrait croire affairé à noter, calculer, intervenir de manière directive dans une direction qu’il aurait choisi, me semble un a priori. Ces quinze dernières années, le constructionnisme social prône une posture de « non-intervention » et de « non-savoir ». Le thérapeute est un partenaire du dialogue familial, il co-crée avec la famille une manière différente de lire les phénomènes qui engendrent les problèmes. Il devient complètement non-directif.

Conclusions…

83Il n’y a pas pour moi d’antagonisme majeur entre l’approche systémique et la Gestalt-thérapie. Les outils et la théorie systémiques me sont utiles dans la rencontre avec les familles. Ils enrichissent et restent au service de ma pratique gestaltiste. Ils me permettent d’aborder la situation thérapeutique, non pas avec un regard linéaire et causal, mais dans une circularité, et se basent sur le comment ça se passe et non sur le pourquoi. Le thérapeute ne se positionne pas comme expert, mais comme co-constructeur de la situation thérapeutique. Il n’est pas un « expert-entité » mais un « chercheur-processuel ».

84Cependant, l’approche systémique se situe davantage dans le « ne fait pas partie » : l’implication du thérapeute me semble différente. Malgré le désir de prendre en compte l’influence du thérapeute familial sur le système, il reste cependant plus souvent en dehors (observateur), malhabile à se servir de ce qui se passe pour lui dans la situation [4]. Cela vient sans doute du fait que pour le systémicien, c’est le système qui fait figure et non les éléments qui le composent : l’élément n’a d’existence que dans sa co-existence aux autres dans ce tout qu’est le système. Il ne va pas chercher à déplier ce qui se passe entre lui et chaque protagoniste de la famille, mais à développer ce qui se passe entre les membres. Il observe le « phénomène » famille pour co-créer, avec elle, des hypothèses sur son fonctionnement. Pour clore ce questionnement sur le « en-dedans/en-dehors », je citerai Jean-Marie Robine reprenant Edgar Morin : « (…) on fait partie et on ne fait pas partie. Pour pouvoir se voir dans la nature, montre-t-il en effet, il faut s’en retirer. Etre agent ET observateur. Je peux me représenter qu’autrui est organisme et qu’il dispose d’un environnement ; toutefois, dans mon expérience, il est et ne peut être qu’environnement, partie de mon environnement. La posture constructiviste doit donc être associée à la posture objectiviste en une tension dialectique de l’ordre du va-et-vient, et non dans une synthèse impossible. » (Robine JM. 2008).

85Je finirai en disant que la possibilité d’être présente et de travailler avec les familles, au travers de ces deux approches, celui du fonctionnement familial et ses implications, celui plus gestaltiste du ça de la situation, apporte une richesse de point de vue. Elle permet de ne pas rester fixé à un endroit. C’est l’intérêt que j’éprouve à sentir coexister ces deux postures : je suis (du verbe « être ») un mouvement du plus proche élément au plus lointain, du ressentir à l’observer, du dedans au dehors, du complexe au simple ou dépouillé… Avec l’impression de « ratisser » le « champ » dans tous les recoins.

Bibliographie

Bibliographie

  • Bowen M. (1972), Anonymus : à propos de la différenciation de soi à l’intérieur de sa propre famille, Thérapie familiale, volume 15, n°2, pages 99 à 148.
  • Chemin A. (2005), La différenciation, Cahiers de Gestalt-thérapie, n°18, pages 33 à 39
  • Heireman M. (1989), Du côté de chez soi : la thérapie contextuelle d’Ivan Boszormenyi-Nagy, ESF, Paris.
  • Meynckens-Fourez M. et Henriquet-Duhamel M.-C. (2005), Dans le dédale des thérapies familiales, Erès, Toulouse.
  • Parlett M. (1999), Réflexions sur la théorie du champ, Cahiers de Gestalt-thérapie, n°5, pages 9 à 42.
  • Robine J.-M. (2004), S’apparaître à l’occasion d’un autre, L’exprimerie, Bordeaux.
  • Robine J.-M. (1999), La gestalt-thérapie va-t-elle oser s’engager dans la voie post-moderne ? Cahiers de Gestalt-thérapie, n°5, pages 59 à 84.
  • Robine J.-M. (2008), Le fond du champ : en arrière plan du concept, Cahiers de Gestalt-thérapie, n°22, pages 197 à 209.
  • Selvini M. (2004), Réinventer la psychothérapie : l’école de Mara Selvini-Palazzoli, De Boeck, Bruxelles.
  • Staemmler F.-M. (2008), La tour de Babel : confusion dans l’utilisation et les significations du terme champ, Cahiers de Gestalt-thérapie, n°22, pages 5 à 58.

Date de mise en ligne : 12/02/2013.

https://doi.org/10.3917/cges.030.0120

Notes

  • [1]
    Cette formation est proposée par l’IFGT et donnée par André Chemin et Annie Colliot.
  • [2]
    Ceci est un extrait de la première séance d’une famille que j’ai reçue pendant 8 mois, à raison d’une séance par mois. Les noms et prénoms ont été changés.
  • [3]
    AUFRAY Renan et ROVILLE Manuelle, « Les écosystèmes », site internet CNRS.fr/sagascience
  • [4]
    Je me suis rendue au 7ème congrès de l’EFTA (The European Family Therapy Association) en octobre 2010 à Paris, et j’ai perçu cette difficulté, au travers des échanges, comme une vraie question pour la communauté des thérapeutes familiaux : que faire du ressenti et de l’émotion du thérapeute.
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