Notes
-
[1]
Montaigne, Principe de sagesse et de folie, Gallimard, Paris, 1991, p. 72-73.
-
[2]
Jullien François, Si parler va sans dire, du logos et d’autres ressources, Seuil, 2006, p. 163.
-
[3]
id. p. 92.
-
[4]
id. p. 54.
-
[5]
- Billeter Jean-François, Etudes sur Tchouang-Tseu, Allia, 2004, p. 151.
-
[6]
Id. p. 145.
-
[7]
Perls, Hefferline, Goodman, Gestalt-thérapie, in chapitre 7, Bavardage et poésie, l’Exprimerie, 2001 p.163.
-
[8]
Billeter, id p. 149.
-
[9]
Billeter Jean-François, Leçons sur Tchouang-Tseu, Allia, 2002 p. 33.
-
[10]
Robine Jean-Marie, S’apparaître à l’occasion d’un autre, in 1ère partie : 4 Du champ à la situation, 2004 p. 87.
-
[11]
Jullien François, id, in chapitre 15, Dire au gré, p.177.
Si l’esprit dérape, c’est à cause de l’esprit lui-même, dès lors qu’il cesse de se laisser guider par le corps.
1Depuis une dizaine d’années, les médias véhiculent que le remède à toute mésentente c’est de « communiquer ». Ce sacro-saint mot est lancé : communiquer, (municus dérivé supposé de munus « fonction, charge » (commun), que le dictionnaire historique de langue française rapproche de communier), « être en relation avec » que nous semblons avoir transformé en échanger avec l’autre, être en relation avec l’autre par le langage parlé.
2Or, en exerçant la profession de Gestalt-thérapeute, j’ai remarqué que communiquer n’est pas si simple et que parfois, pour certains couples notamment, il faudrait même prôner avec Henri Laborit « l’éloge de la fuite ». Quoi de plus enferrant en effet que deux discours parallèles où l’un n’entend pas l’autre et vice versa ? Où le pseudo-échange verbal n’est là que pour nourrir la pathologie de l’un par l’autre, dans une complémentarité insensée de harceleur/harcelé, abuseur/ abusé, on a même créé l’expression empriseur/emprisé ! Ces situations ont conduit ces couples dans des impasses qui les rigidifient : « ni avec toi, ni sans toi »… Sorte de double langage dans lequel il y aurait de quoi « rendre l’autre fou ».
3J’ai trouvé un autre mode de soin de la relation : entraîner mes patients et patientes victimes de cette aliénation, à stopper l’échange parlé par un exercice silencieux d’awareness pour revenir « au plus près du fonds indifférencié d’où sourd l’incessant essor » [2], ce lieu où les cartes sont re-brassées, où les ornières habituelles de « communication » sont mises en suspens.
4Cette fois, il ne s’agit pas d’avoir une quelconque intention en ramenant par exemple au corps dans le but de repérer une situation inachevée. Nous avons d’ailleurs fait cela maintes fois : ma patiente sait tout des schémas répétitifs à l’œuvre dans son couple… Il s’agit bien au contraire, à ce moment précis, d’être sans attente, dans un non-vouloir, un non-faire (« wou wei », comme le disent les Chinois), d’être là, complètement là, ici et maintenant, avec l’autre. Pour le mettre en mots, il y serait question d’aller en amont de la parole figée (« le bavardage » dont parle le PHG, dans le chapitre 7 « bavardage et poésie » p. 157), en passant par du flou, du vague, de l’indécis, de l’indéterminé, voire du confus et de revenir à ce brut virtuel, natif, original toujours trop hâtivement délaissé et outrepassé (vers des buts, la quête de la prouesse ou du sens, etc.) » [3]
5Pour ce faire, « le propre du propos est de rendre la parole « évasive » en la débordant, lui faisant relâcher sa prise en la désaffirmant ». [4]
6En voici un exemple.
7Elle commence par me dire avec un sourire complice : « aujourd’hui je dois prendre en considération ma colère ». Je lui réponds : « c’est exact, je l’ai même noté ! ».
8Il est vrai que lors de notre dernière rencontre, quelque chose de cet ordre était présent avant que nous ne nous quittions. Mais ce n’est pas immédiatement là dans cette situation de début de séance. Ce qui apparaît plutôt, c’est sa tristesse en me nommant pour la énième fois l’impasse dans laquelle elle se trouve avec son mari.
9Elle se sent incapable de le quitter, ce serait trop souffrant, même si ce qui est dominant en cette période c’est son absence totale de désirs pour lui et son ras-le-bol : vu d’elle ils sont complètement désaccordés. Ils sont ingénieurs tous les deux, lui a fondé son entreprise mais ses soucis récents, surtout le décès de son plus proche collaborateur, l’ont rendu dépressif, sans plus aucun élan, ni allant. Elle vient de finir une formation de coach et se lance dans cette nouvelle activité avec enthousiasme mais elle pense que c’est son ouverture psychologique, en lien avec sa nouvelle orientation, qui l’a éloignée de son mari.
10En outre elle a appris il y a environ un an que son mari l’avait trompée avec diverses femmes, pendant des années, sans qu’elle le sache. Elle ne lui a toujours pas pardonné, une colère sourde ne l’a plus quittée. Et s’y est ajoutée une rancune tenace : elle a beaucoup donné pour élever leurs trois enfants, lui était souvent en déplacements. En découvrant l’infidélité de son conjoint elle a eu l’impression d’avoir été lésée sur beaucoup de plans.
11Dans sa famille d’origine les conflits ont été soigneusement évités, si bien que sa seconde nature c’est de faire surtout « comme si » tout allait toujours bien. Elle n’en peut plus aujourd’hui, y compris de faire l’amour… pour faire plaisir à son mari « très demandeur ».
12C’est donc l’impasse : tous les deux vont mal, mais aucune solution ne se fait jour à l’horizon. La veille au soir, en rentrant à minuit (!) d’une réunion de travail, elle a de nouveau essayé de lui dire qu’elle n’en pouvait plus, tout en lui soulignant qu’elle ne voyait comme d’habitude aucune solution pour sortir de cette situation désespérante.
13Nous avions préalablement ensemble imaginé des solutions comme s’accorder un week-end tous les deux, aller voir un thérapeute de couple… Ils ont eu un seul entretien, lui s’y est rendu pour lui faire plaisir (il n’y croit pas), aucune idée n’a porté ses fruits.
14J’avoue que je suis un peu à bout de souffle. J’ai conséquemment l’intention aujourd’hui de ne pas me laisser prendre au piège du mental figé de ma patiente. Je lui propose, voire lui impose, un exercice de centration qui dure quelques minutes, un moment de retour au corps, au souffle, à ses appuis et autres perceptions sensorielles. Nous terminons par un temps de silence.
15Son grain de peau a changé de couleur, elle semble habiter davantage chez elle, à l’intérieur de son enveloppe-peau qui à la fois sépare et relie. Elle me donne l’impression d’être beaucoup plus présente dans une relation soi-monde.
16Je ne souhaite pas revenir à un échange verbal ordinaire, conséquemment je suggère une séquence de jeu de rôles. Elle accepte. Je prends d’abord le rôle du mari, dans un second temps le sien. C’est là que je m’aperçois du mur que représente pour elle son mari : je lance des balles, aucune n’atteint son but. Je reprends une dernière fois le rôle de ma patiente en imaginant modifier mon message : ma difficulté à le quitter, son envie de rester avec moi (c’est ce qu’il lui a dit : il ne peut imaginer la vie sans elle !), le miroir que nous nous tendons… etc.
17Le mur en face est toujours aussi dense et compact, rien n’y fait rien.
18Je fais un arrêt sur image et lui dis mon découragement et les limites de cet échange. Je suis à court d’idées, je perds ma créativité, mon envie de dialoguer…
19Je sens que mon constat lui redonne un peu d’énergie, elle se sent comprise : c’est exactement ce qu’elle ressent en face de lui !
20C’est elle qui a employé la première l’image d’un mur et moi j’ai ajouté l’idée des balles qui ratent leur but. Je lui demande si elle veut bien garder cette image. Dans un premier temps elle reste complètement scotchée, se voyant seulement lancer des balles sans que ça fasse caisse de résonance. J’ai plutôt l’idée qu’ils sont chacun en miroir, un mur pour l’autre.
21Je nomme pour elle ce que j’appelle les limites du langage, « les limites de la communication à tout prix » dans le couple, comme le conseillent tous les médias.
22Je suggère alors que nous respirions à nouveau quelques minutes en silence, avec la conscience de notre posture, chacune vivant ce temps d’arrêt à notre manière.
23A la fin de cette expérimentation elle m’apparaît un peu plus vivante. Je lui demande d’essayer de profiter de ce nouvel état quelques minutes encore. Ce qu’elle fait. Après ce temps de pose elle me dit : « ça va mieux ! »
24Me vient l’envie de lui suggérer d’imaginer une activité ludique possible avec son mari, une activité silencieuse dans laquelle il pourrait y avoir des rires, de la complicité, un partage, un petit quelque chose de ce qui les rendait heureux ensemble au début de leur rencontre. Cette idée l’anime.
25Très vite elle dit : « il aime jouer au ping-pong, il joue avec notre fils mais je n’aime pas cette activité, moi ce que je voudrais, c’est marcher avec lui mais lui, il n’aime pas marcher, notre seule activité ensemble c’est faire du bateau mais seulement six mois de l’année ». (Nous sommes au seuil de l’hiver !)
26Je me rends compte que le mental de ma patiente tente de retrouver ses ornières. Je souligne pour elle l’emploi de la coordination d’opposition, « mais », trois fois répétée et lui renomme le contexte. Je lui laisse un temps de silence pour qu’elle en prenne la mesure.
27P – Oui, c’est juste. Comment cette prise de conscience peut-elle nous aider à avancer ?
28Th - Je suis en train d’imaginer que c’est avec ces constructions linguistiques que vous redevenez mur l’un pour l’autre. Et ici entre nous deux, dans ce dépli, c’est aussi cet emploi de la conjonction « mais » qui peut faire mur entre nous et me rendre confuse, incapable de vous venir en aide.
29P, inquiète – Est-ce que ça voudrait dire que la boucle est bouclée ?
30Th – N’allons pas si vite !
31Je l’invite à entrer dans un nouveau temps de pause, de réancrage corporel… L’exercice prend encore deux ou trois minutes.
32Pendant ce temps je respire en conscience et me remets dans mon axe vertébral.
33Nous en sortons peu à peu.
34Je sens que j’ai retrouvé ma créativité. Ma patiente semble elle-même plus ancrée, plus éveillée, la séquence de travail pourrait s’arrêter là. Je regarde l’heure : nous pouvons encore prendre au moins cinq minutes.
35Th - Là où nous en sommes, vous et moi, la boucle pourrait se rouvrir. J’imagine que je pourrais vous lancer une toute autre balle symbolique.
36Un souvenir qui m’appartient vient en effet de surgir dans et par la situation : celui de ma propre maladresse au ping-pong. Je lui raconte que j’en fais parfois à la demande d’un proche, pour lui faire plaisir. J’ajoute que c’est l’un des endroits où je ris beaucoup de me sentir si nulle. Et du coup ma joie de jouer est communicative et prend le pas sur la performance.
37Je sens que ma balle la touche.
38P - Je pourrais peut-être essayer une sorte de marché avec lui : une partie de ping-pong contre une ballade. Et puis on pourrait aussi se remettre au tennis, on en a fait à une période de notre vie commune et on aimait ça tous les deux.
39Et nous discourons quelques minutes sur « les limites du langage », surtout et à plus fortes raisons dans le couple, lieu de tous les malentendus puisque s’y jouent en superpositions d’autres scènes beaucoup plus anciennes, porteuses de bien des situations inachevées de nos enfances.
40Avant de nous quitter, ma patiente m’annonce qu’elle a vraiment envie d’essayer de nouvelles formes de communication non verbales.
41On peut dire aujourd’hui que « la partie qui se joue entre nous deux est gagnée ». Une autre partie reste à jouer, celle-là en dehors du cabinet… Suite lors de la prochaine séance.
42En lisant, relisant les études sur Tchouang-Tseu de J-F Billeter, je découvre ce passage :
43« Quand nous quittons le régime du langage (…), la réalité devient muette, vierge, gratuite, légère et instable – musiques qui sortent du vide, vapeurs qui se condensent en concrétions éphémères. En observant ces changements de régime, nous découvrons que la réalité n’a de formes stables et de structures définies que celles que lui prête notre langage ». [5]
44En demandant à ma patiente de faire des « arrêts sur image », au sens plein du terme et de revenir au corps, j’énonce un changement de régime. C’est alors que nous passons d’une réalité bavarde, encombrée, lourde et très stable dans son désordre à une réalité « muette, vierge, gratuite, légère et instable ». Et la réalité antérieure de ma patiente (l’impasse dans laquelle elle s’était fourvoyée) n’avait de structures définies que celles que lui prêtaient ses mots pour la dire.
45Comment se fait-il, nous dit Tchouang-Tseu, que les oppositions inhérentes à l’organisation du langage s’imposent d’un instant à l’autre et « occultent la Voie » ? « La voie est occultée par les vues particulières » [6] – littéralement par nos « petites formations » ou « petites fixations » qui aboutissent à une sorte de double langage : « il n’y a pas d’autres solutions que de se quitter, mais nous ne pouvons le faire ni l’un ni l’autre », constat langagier coutumier (ajustement conservateur ?) de ma patiente à son mari. La parole « coupée de la Voie », soumise à la seule logique du langage alimente les dissensions interminables entre ces deux êtres. Alors que la parole « efficiente » pourrait procéder de l’appréhension juste d’une situation et modifier sur-le-champ cette situation : après notre jeu de rôles, nous avons pu trouver l’une et l’autre, grâce à notre co-implication, une parole nouvelle, une parole issue de nos temps de pause, et proposer pour le couple une activité commune silencieuse et ludique…
46« L’attitude rhétorique, le « Tu », de celui qui bavarde, n’est pas pertinente pour la scène sociale réelle, mais le ton qui résonne montre qu’il met en acte, de façon fixée une situation subvocale inachevée. Quelle que soit l’occasion, la voix se plaint, reproche ou condamne, ou inversement cherche querelle, crée des alibis ou se justifie. Dans la répétition de cette scène (peut-être en jouant alternativement les deux rôles), le reste de l’organisme est immobilisé de façon rigide ». [7]
47Dans Gestalt thérapie de Perls, Hefferline et Goodman, il est surtout question de remplacer le bavardage par la poésie, chapitre fort intéressant, mais comment y parvenir ? On pourrait se poser la question : « Y a-t-il techniques ? » À l’instar du poète dont parlent ces auteurs, nous avons essayé, ma patiente et moi, de quitter la course épuisante du discursif pour retourner à une globalité implicite du fond indifférencié, voisine de notre concept d’awareness, et laisser enfin surgir une parole ouverte, flexible, créatrice.
48Tchouang-Tseu donne un nom à l’endroit d’où surgit cette parole : « Le lieu où ni ceci ni cela ne rencontre plus son contraire, je l’appelle le pivot de la Voie (tao-chou ). La parole qui surgit de ce lieu-là n’est pas une parole discursive à un discours préalable mais un acte modifiant une situation (…) L’image du pivot suggère la mobilité de la réaction, mais aussi une façon de reposer en soi qui rend cette mobilité possible. Pour réagir juste, il faut saisir la situation dans toute sa mouvante complexité et pour cela reposer en soi et voir.
49« Quand le pivot pivote » dit littéralement Tchouang-Tseu, je « réagis ». Il n’utilise pas le verbe ta, qui signifie « répondre » par la parole à la parole, mais ying, « réagir » à une action ou un changement de situation. Quand j’ai atteint ce changement de régime et que je m’y maintiens, dit-il en substance, j’ai toute latitude pour utiliser le langage et ses dichotomies comme l’instant l’exige ». [8]
50Ma patiente revient me voir la semaine suivante.
51Elle va beaucoup mieux, elle porte une jolie robe colorée. Elle m’annonce avec un rire dans la voix que son mari et elle « communiquent » moins, ils ont fait une longue ballade le week-end précédent sur les remparts de Saint-Malo ; ils ont le projet également de reprendre ensemble le tennis et surtout, surtout, ils ont refait l’amour et « ça s’est très bien passé ».
52Elle n’a plus peur de passer quelques jours à Londres en famille pendant les vacances de Noël. Elle s’en fait même une joie, alors que préalablement l’idée virait au cauchemar !
53En outre elle ne demande plus à son mari d’être écoutée, reçue, reconnue (comme papa n’a pas su le faire…) toujours et tout le temps. Elle a en effet accru son cercle relationnel, si bien qu’elle a aujourd’hui d’autres lieux d’échange ; elle a enfin compris qu’elle ne pouvait pas tout demander à son mari, et que ce qu’elle n’obtenait pas de lui, elle pouvait le trouver ailleurs. Elle ne vit plus avec lui que ce qui est bon et doux à donner et à recevoir et surtout elle n’attend plus qu’il soit quelqu’un qu’il n’est pas.
54On pourrait dire qu’après trente ans de vie commune, ma patiente a quitté le syndrome du « prince charmant », celui qui aurait tout bon puisqu’il serait même « mieux que papa ». Elle n’est plus en quête d’absolu, elle vit dans le relatif et c’est nettement plus vivable.
55Peut-être allez-vous penser que le changement semble un peu trop de l’ordre de la magie, que ça ne va pas durer. Ou bien alors vous vous demandez pourquoi je ne suis pas intervenue plus tôt puisque ça semble si bien marcher. Toutes questions qui méritent d’être posées. Je me les pose moi-même.
56Et pourtant en même temps je suis confiante dans le devenir de ce couple. Sans doute devrais-je faire des rappels à l’ordre… suggérer le silence, la distance nécessaire plutôt que la réponse du tac au tac. Tous ces anciens fonctionnements dans lesquels s’est embourbé ce genre de couple ne vont pas cesser par un coup de baguette magique, je crois aux vertus de la pédagogie par l’art de la répétition.
57Je dois ajouter qu’il aura fallu environ un an et demi d’alliance thérapeutique pour que cet événement puisse avoir lieu, un tissage de la relation semaine après semaine qui a engendré la confiance et la solidité du lien, de notre lien. Et que ce lien puisse être modélisant et dire la puissance du lien dans le couple, trente années après…
58Et croire en ce vieil adage, occidental, semble-t-il : « la parole est d’argent mais le silence est d’or »
59Environ un mois et demi après cette séance « fondatrice », ma patiente m’a quittée, sa demande qui avait motivé sa venue chez moi ayant été exaucée, au-delà de toutes ses espérances.
Conclusion
60En cette fin de lecture peut-être allez-vous vous demander quels liens je fais entre Tchouang Tseu et la Gestalt-thérapie ?
61Depuis plusieurs années, j’étudie les œuvres de sinologues occidentaux commentateurs du Tao. J’ai ainsi lu presque toutes les parutions de François Jullien, professeur à l’Université de Paris 7 – Denis Diderot et membre de l’Institut universitaire de France. Avant lui j’avais découvert les écrits de Jean-François Billeter sur Tchouang Tseu. Plus j’avance dans ma réflexion et plus je me rends compte de l’influence de ce mode de pensée sur Goodman.
62J’y ai même trouvé, ceci dit et répété en plusieurs endroits, que le plus « naturel » était de partir « des données premières les plus immédiates, les plus simples et les plus communes de l’expérience […] toutes les forces qui agissent au sein d’une réalité en perpétuelle transformation, hors de nous aussi bien qu’en nous » [9]. Ne serait-ce pas là que Goodman est allé puiser sa définition du contact ?
63En ce qui concerne la narration de la séance de Salomé, les concepts gestaltistes qui nous concernent, probablement issus de la pensée taoïste, sont ceux d’awareness et de situation, ce dernier mis en valeur et développé par Jean-Marie Robine [10] au cours des dernières années. La phrase de Goodman : « L’homme sage n’a pas beaucoup de personnalité » est encore une notion taoïste, François Jullien l’a reprise à sa manière et en a fait le titre de l’une de ses œuvres : « L’homme sage est sans idées ».
64Je ne souhaitais pas dans cet article parler de la théorie du Self qui, à force d’être lue et relue des centaines de fois, finit par cesser de me surprendre. Peut-être ai-je eu besoin de la laisser un peu de côté, probablement pour mieux la retrouver plus tard. Ce désir profond de me renouveler m’a donc conduite à l’une des sources de la pensée de Goodman, afin de m’imprégner de la force que dégage la notion si vaste et si complexe de Tao.
65Cependant, je peux faire l’hypothèse que le retour au fond indifférencié proposé ce jour-là fait écho au concept d’awareness. Il est facile d’imaginer que ces mentalisations en boucle (« nous n’arrivons pas à communiquer mon mari et moi / nous ne sommes pas bien ensemble, mais nous ne pouvons nous quitter… etc. ») sont le reflet d’une situation de confluence qui rend le Self prisonnier et une Fonction Moi inopérante. Le passage par le fond indifférencié, qui est en même temps connaissance immédiate et implicite du champ, vient se situer en amont de la naissance de toutes les anciennes figures, les met entre parenthèses et « miracle », laisse la place à de nouvelles figures qui vont englober la totalité de la situation. Dans ce cas précis, la réalité des deux conjoints va être prise en compte, acceptée, tolérée au lieu que l’un et/ou l’autre veuille faire triompher son propre point de vue. L’ouvert qui se déplie va laisser advenir une nouvelle forme d’amour non plus conservateur, générant l’enlisement du couple, mais amour en mouvement dans lequel l’ouvert se maintient.
66Je peux modestement ajouter que ce développement pourrait être une piste pour travailler le moment venu, au plus près, « au gré » [11] aurait dit Tchouang Tseu, ceci nous permettant de rester dans l’ici et maintenant de la séance sans aller voir du côté des traumatismes passés. L’un n’excluant d’ailleurs pas l’autre, selon ce qui est en figure.
Bibliographie
Bibliographie
- Jullien François, Si parler va sans dire, du logos et d’autres ressources, Seuil, 2006
- Montaigne, Principe de sagesse et de folie, Gallimard, Paris, 1991
- Billeter Jean-François, Etudes sur Tchouang-Tseu, Allia, 2004
- Billeter Jean-François, Leçons sur Tchouang-Tseu, Allia, 2002
- Perls, Hefferline, Goodman, Gestalt-thérapie, l’Exprimerie, 2001
- Robine Jean-Marie, S’apparaître à l’occasion d’un autre, 2004
Notes
-
[1]
Montaigne, Principe de sagesse et de folie, Gallimard, Paris, 1991, p. 72-73.
-
[2]
Jullien François, Si parler va sans dire, du logos et d’autres ressources, Seuil, 2006, p. 163.
-
[3]
id. p. 92.
-
[4]
id. p. 54.
-
[5]
- Billeter Jean-François, Etudes sur Tchouang-Tseu, Allia, 2004, p. 151.
-
[6]
Id. p. 145.
-
[7]
Perls, Hefferline, Goodman, Gestalt-thérapie, in chapitre 7, Bavardage et poésie, l’Exprimerie, 2001 p.163.
-
[8]
Billeter, id p. 149.
-
[9]
Billeter Jean-François, Leçons sur Tchouang-Tseu, Allia, 2002 p. 33.
-
[10]
Robine Jean-Marie, S’apparaître à l’occasion d’un autre, in 1ère partie : 4 Du champ à la situation, 2004 p. 87.
-
[11]
Jullien François, id, in chapitre 15, Dire au gré, p.177.