1Il était une fois un village du nom d’Elis, logé dans une plaine, entre la mer et la montagne, pas très loin d’Olympie.
2C’est dans ce lieu bucolique et champêtre que vivait, vers le VIe siècle avant JC (et donc 2400 ans avant moi) Pyrrhon d’Elis, brave homme et philosophe de son état.
3Excentricité post-pubertaire sans doute, il accompagna Alexandre dit le Grand dans son envol conquérant et tragique. Au bord de l’Indus, il découvrit Calanos, un gymnosophiste, comme ils l’appelèrent. Cela l’intrigua tant qu’il décida de le ramener au pays. Mais le gymnosophiste est fragile et supporte mal l’exportation. Calanos mourut sur le chemin du retour.
4De cette épopée alexandrine, Pyrrhon ramena donc l’expérience de la démesure humaine et de l’hubris sous la figure d’Alexandre, et celle du détachement dans le souvenir de Calanos.
5Dans les deux cas, l’expérience d’un moi qui n’est plus moi…
6Revenu à Elis l’ensoleillée, il reprit son activité philosophique en vendant, avec l’aide de sa sœur, des poules et des cochons sur le marché, comme quoi la vie philosophique n’est pas incompatible avec les travaux des champs.
7Constatant qu’à bien y regarder, il s’avère impossible de fonder quoi que ce soit en vérité absolue, les choses étant ceci ou cela selon les moments de l’histoire, les couleurs du ciel et l’humeur des hommes sans oublier les fluctuations de la bourse, il en conclut sagement que mieux valait ne pas avoir d’opinion et qu’ainsi, le sage ne devait se prononcer sur rien et rester indifférent à tout.
8Là, je vais vous faire la version courte, genre catéchisme des écoles avec le dieu barbu qui sent l’eau de Cologne et se promène sur un nuage.
9En fait, que nous dit ce vieux Pyrrhon :
10Que l’en soi des choses ne peut être connu puisque nous n’avons accès qu’à leur apparence et que du coup il est permis de douter que cet en soi existe. Rien donc ne sert de se prendre la tête dans une recherche vaine et stérile. Il faut pratiquer l’époké sur la question et s’en tenir à ce qui est là, c’est-à-dire l’apparence.
11Évidemment ça vous rappelle quelque chose, ou plutôt quelqu’un pour ceux qui ont suivi les épisodes précédents, un certain Edmond Husserl, barbu lui aussi et bien plus tard et ailleurs, qui a repris ce terme d’époké et lui a donné la célébrité que l’on sait.
12Il y a pourtant une différence entre les deux et même une grande.
13Pour Husserl, la réduction (époké) est affaire de méthode. La question de l’existence ou de la non-existence des choses est mise entre parenthèses, c’est-à-dire suspendue, pour ne laisser apparaître que ce qui se donne à la conscience.
14La croyance en la réalité dans son être n’est en rien entamée par cette réduction.
15Chez Pyrrhon, la réduction est plus radicale. Le renoncement à l’accès à l’être de la chose n’est pas un renoncement secondaire à la constatation malheureuse de notre insuffisance, nous ne pouvons pas accéder, mais nous n’accédons pas, parce qu’il n’y a rien à quoi accéder. L’apparence n’est apparence de rien d’autre.
16Certains esprits chagrins diront que Pyrrhon avait copié Héraclite le soir à la chandelle. Pourtant, pour Pyrrhon, Héraclite est encore un dogmatique, il affirme un principe, celui du mouvement éternel, de la transformation. Il se prononce encore pour, il est pris en flagrant délit d’opinion.
17Et c’est là que Pyrrhon délice: ne pas avoir d’opinion, c’est ne pas avoir de point de vue, c’est donc ne plus être le là de rien, c’est donc ne plus se fonder sur ce que nous, modernes, nommons le sujet.
18C’est l’histoire de pince-mi et pince-moi qui sont dans un bateau, à part que là, tout le monde tombe à l’eau. Alors que reste-t-il ?
19Il y en a un au fond qui a dit le bateau !
20Mais là, on tombe dans une autre histoire comme dans les Mille et une nuits. Celle de savoir si un arbre fait du bruit en tombant s’il n’y a personne pour l’entendre.
21Bref, Pyrrhon se défait même de l’idée qu’il y aurait quelque chose dont il faudrait se défaire, et dans cette nudité abyssale, il s’avance au marché vendre ses cochons et ses poules.
22Une chose est
23Une chose n’est pas
24Une chose est et n’est pas
25Une chose ni n’est ni n’est pas.
26Bon alors ! Me diriez-vous en français dans le texte, si une chose ni n’est ni n’est pas…
27C’est là que le bateau de pince-mi et pince-moi coule, que le plancher se retire, et qu’il devient urgent de trouver une foi qui, à défaut de soulever les montagnes, donnera assise (j’ai bien dit donnera assise et non pas me donnera assise).
28Je rappelle à toutes fins utiles, ou inutiles, que la foi n’est pas croyance, cette dernière renvoie à quelque chose, donc à quelqu’un, alors que la foi est cet outrepassement de soi, cet abandon ultime à rien d’étant… sorte de convocation à l’impossible.
29Bref, Pyrrhon n’était fidèle à rien, même pas à son infidélité aux principes qu’il n’avait pas !
30Si je vous parle de ce brave homme, ce n’est pas pour faire votre éducation hellénistique ni pour vous donner des rêves de vacanciers en ces lieux Arcadiens. C’est pour vous amener aux sources de cette fameuse époké dont les gestaltistes atteints de phénoménologie ne se lassent pas de faire éloge.
31Cette idée de suspension est donc bien née en ces terres orientales où les dieux se mêlent aux vivants et où la muse me chatouille.
32Pyrrhon révoqua donc dans ce geste suspensif tous les arrières mondes, qu’ils soient paradisiaques ou infernaux, tous les manques qui ne parlent que de ce qui devrait être ou aurait dû être, il révoqua même l’être des choses ou le confondit sciemment avec son apparence, manière matinale de dire ce qu’un certain Martin H dira quelques siècles plus tard : « L’essence de l’être est l’existence. »
33Ainsi Pyrrhon s’établit dans un monde où il ne manquait jamais rien et où les choses et les gens se donnaient entièrement dans leur apparaître et ainsi atteignit, paraît-il, l’apatheia et l’ataraxie, ce qui en langue courante donne : il vécut paisible et sans obstacle.
34Pyrrhon mourut, Elis disparut en poussière et les vertes vallées d’Arcadie s’effacèrent des mémoires. L’époké traversa quelques siècles sur le dos des Sceptiques, car c’est ainsi que l’on appela les disciples de Pyrrhon, curieuse appellation pour des gens qui justement ne doutaient pas puisqu’il n’y avait rien sur quoi porter le doute.
35Le scepticisme ploie, mais ne meurt pas. Bien que terreur de toutes les autres écoles philosophiques et religieuses car le scepticisme est la ruine de leur fonds de commerce, il survécut caché dans des livres, des recoins poussiéreux de bibliothèque, dans des histoires peut-être transmises à voix basses.
36Il réapparaît au grand jour dans les vertes contrées gasconnes, chez Monsieur de Montaigne, Michel pour les intimes auxquels je m’honore d’appartenir.
37Montaigne ou la vie heureuse, quoi de plus juste à dire que ce titre de Marcel Conche à son livre sur Montaigne. Époké pratique, la lecture des Essais retrouve ce goût de l’accueillir des choses et des gens dans leur positivité.
38Enfin la petite histoire de la réduction s’arrête dans les méandres de la pensée d’un certain Edmund Husserl, barbu à la mine sévère, affublé d’un pardessus raide et d’une canne en bois.
39Des phénoménistes (autre nom donné tardivement aux sceptiques), nous arrivons aux phénoménologues, oui bien sûr il y a le logue en plus, signe d’un discours qui va être tenu sur, nous ne sommes plus aux temps grecs où la philosophie se vit, nous sommes aux temps finissants où la philosophie se veut connaissance, le regard hésite encore entre le qui et le quoi, dernier soubresaut avant que le qui devienne quoi, sauf dans certain maquis où la résistance s’organise !
40Husserl ressort donc de ses cartons cette vieille époké, mais y laisse Pyrrhon bien au fond.
41Pour lui l’époké sera méthode, moyen se voulant habile pour mettre à jour ce qu’il en est réellement des choses, des choses justement et non pas de ce qu’il en est tout court, ce qui causera quelques embrouilles et passes d’armes entre lui et son futur disciple agité, j’ai nommé Heidegger, Martin pour les intimes auxquels je ne sais toujours pas si j’appartiens.
42Ainsi Husserl, habillé de sa cape rouge, son chapeau haut de forme sur la tête nous présenta son numéro de magie favori :
43Si vous enlevez vos croyances et a priori quant à l’existence et la non existence des choses, si vous sortez de cette évidence qui, à la réflexion, est bien naïve, que ce monde tel que vous le percevez est un monde en soi, déjà constitué comme tel avant même votre présence à lui, si donc vous suspendez votre jugement sur tout cela par méthode, qu’apparaît-il ?
44Silence dans la salle, roulement de tambour, que va-t-il sortir du chapeau ?
45Et bien, il reste la conscience, une conscience qui se découvre à l’occasion donatrice de sens puisque c’est elle qui, en quelque sorte, signifie cette chose là-devant comme un objet du nom farfelu de tabouret et cet autre de celui non moins exotique de bicyclette.
46Première station du train, c’est là que Husserl descend et change de rame.
47En effet, après avoir réduit le monde comme on réduit une sauce grâce à l’époké, Husserl se trouva fort satisfait de sa découverte quelque peu cartésienne, celle de cette conscience donatrice de signification, créatrice de monde.
48D’autres dans le train voulaient continuer le voyage, Ingarden par exemple, qui voulait remettre la conscience sur le feu pour continuer la réduction, et un autre encore, le facétieux Martin qui posait la question qui dérange : mais alors cette conscience, d’où c’est donc qu’elle vient ? (En allemand, ça sonne mieux !)
49L’époké, revue par Husserl, devint donc un moyen de connaître un quelque chose nommé conscience (mais par qui ?) et Pyrrhon se retourna dans sa tombe un peu fâché.
50C’est à cet endroit du voyage qu’une question un peu compliquée se pose.
51L’époké est-elle ce retrait suspensif devant le monde, transformant celui qui la pratique, nommé phénoménologue, en un spectateur attentif certes, mais spectateur quand même d’une scène qui se joue malgré tout un peu en dehors de lui (version Husserl), ou bien ou bien (cf. Resnais) l’époké est-elle ce dessaisissement de tout sol, transformant celui qui l’accomplit en ce là de tout événement, là sans lieu, qui ni n’est, ni n’est pas et qui, bien loin d’être un retrait, est une immersion totale et engageante créatrice de monde et de soi (version Pyrrhon, revue dans le style heideggérien).
52Cela n’est pas sans évoquer cette phrase poético sibylline du mutin Martin qui dit à peu près cela : « La plus grande intériorité est d’être auprès des choses ».
53A se vouloir phénoménologue, autant l’être jusqu’au bout et donc laisser la question suspendue.
54Alors là vous me direz, genre radioscopie de ce regretté Jacques : « Et la Gestalt, dans tout ça ?»
55La question est pertinente, bien que dans les lignes ci-dessus j’aie l’impression de ne parler que de cela, mais enfin, déplions.
56Je ne vais pas revenir sur les liens de l’époké en tant que posture thérapeutique. Pour les rares qui n’en sont pas au fait, il est loisible d’en lire quelques lignes dans les articles déjà parus de monsieur Jacques Blaize, ou de madame Edith Blanquet, et même de moi-même.
57Je ne digresserai donc que sur ce dernier point par moi-même soulevé, c’est-à-dire en quoi ces deux ententes de l’époké ouvrent, à mon avis, des postures, dites thérapeutiques, quelque peu différentes.
58Dans le premier cas, face à mon patient, que j’appellerai Edmond par commodité, je suis attentif aux significations qu’il construit de la situation où nous sommes engagés l’un et l’autre, de même que je peux moi aussi être attentif aux significations que je construis à cette occasion. Je dirais que nous sommes l’un et l’autre dans une attitude nous permettant d’assister à la création de l’histoire que nous sommes en train d’écrire, avec la possibilité, peut être, d’en modifier la construction et la trame.
59Dans le deuxième cas, face à mon patient que j’appellerai Martin par pure facétie, ayant lâché les bords de tout bord, je me surprends à exister, du moins à essayer, informer à cette occasion d’une certaine manière, mis en forme presque malgré moi. Je partage et invite mon patient à en faire de même afin de solliciter ce que certains appellent une entrée en présence, c’est-à-dire cette capacité à laquelle j’invite mon patient à s’essayer, de me constituer comme un moi-même au gré d’une situation.
60Avec Edmond, je dirais, en faisant bref, que l’action se passe au niveau d’une identité narrative, donc d’un Chronos.
61Avec Martin, je dirais, en faisant court, que l’action se passe au niveau d’une subjectivation de soi, donc d’un Kairos.
62Bon, c’est clair que si je retourne à la Gestalt en tant que cycle de satisfaction des besoins c’est plus simple, c’est sûr !