Introduction
1À chaque fois que j’ai rendez-vous avec la théorie du self, je rencontre mes questionnements et mes incohérences. Dans mon parcours d’apprentissage du métier de Gestalt-thérapeute et du métier de didacticienne, j’ai éprouvé la difficulté de saisir la théorie du self qui, pour moi, échappe sans cesse. Les contradictions présentes dans le PHG, la rédaction du texte rendent la compréhension difficile d’accès et inexorablement, à chaque lecture, ce sentiment d’avoir enfin compris ce sacré self se trouble, et tout est encore une fois à reprendre. Mais n’est-ce pas un des messages de nos auteurs du PHG que celui de nous laisser en suspens, et de nous inviter à sans cesse osciller entre plusieurs conceptions de voir le monde ?
2Et puis finalement, je revendique et assume mes contradictions qui, à ce jour, sont pour moi inéluctables. C’est comme cela que j’aime comprendre le self et me laisser aller à jouer avec les lunettes que je prends délibérément ou non pour travailler en séance. Aussi, plutôt que de m’arc-bouter sur la fidélité d’une posture qui, par expérience, me coûte une certaine raideur et une forme de concentration qui m’essouffle et nuit à mon awareness, je me laisse conduire par les différentes postures que j’adopte ou qui m’échoient. Plusieurs postures dont on peut dire qu’elles sont contradictoires de par leurs fondements philosophiques, font partie de ma palette.
3Je suis attentive aux variations de ma posture dans le cours de la séance. Celles-ci m’apparaissent à partir de ma façon d’intervenir, de mon langage, de la tournure de mes phrases, comme chargées d’intentionnalité et comme une manière de regarder le monde. Ainsi je distingue deux perspectives : d’une part la perspective de champ dans laquelle il n’y a pas de sujet préconstitué, individué, et d’autre part la perspective individualiste, où thérapeute et patient sont des sujets constitués, avec une conscience propre qui leur permet d’appréhender le monde qui préexiste aussi.
4La posture phénoménologique, en réinterrogeant les fondements de notre manière de faire émerger des figures et d’y donner sens, est riche quand à la potentialité d’amener de la nouveauté, et du changement. C’est bien en déconstruisant les représentations et en cherchant la présentation, ce qui est présent là et rendu présent pour la première fois, qu’il y a une occasion de construire autrement. Cette posture m’intéresse particulièrement. Suspendre l’existence du monde par méthodologie nécessite une attention de tous les instants, car le réflexe habituel de prendre ce qui existe comme vérité préexistante me revient sans cesse. La réalité de ma pratique aujourd’hui est celle-ci : suspendre l’existence du monde par méthodologie nécessite une attention de chaque instant que je ne tiens pas très longtemps, car le réflexe habituel de prendre les choses comme des vérités revient sans cesse. Je travaille aussi, de fait, avec cette posture, celle de l’évidence naturelle que nous existons en tant que sujets préconstitués et, lorsque je suis dans cette posture, je n’interroge pas la manière de construire la figure. À ces deux postures correspondent des manières de concevoir le self que je développerai dans ce texte.
5Il y a eu un tournant dans ma meilleure compréhension de la posture en Gestalt-thérapie et donc de la théorie du self, c’est lorsque j’ai perçu la portée des enchaînements logiques à l’œuvre sur l’ensemble de celle-ci. Les enchaînements logiques concernent à la fois le projet thérapeutique, la conception du self, la méthode et les leviers d’intervention. Mais si un observateur s’était glissé dans mon cabinet hier et aujourd’hui, il n’aurait peut-être pas vu tant de différence évidente entre mes débuts et aujourd’hui. Quelles que soient les méthodes, je suis convaincue que si l’on découpait une séquence au cours de la séance d’un psychanalyste, d’un Gestalt-thérapeute, ou de n’importe quelle psychothérapie humaniste, nous trouverions des éléments qui pourraient nous faire penser un instant qu’il s’agit de la même méthode et qu’il n’y a pas de différence. Je m’appuie aussi sur mon expérience lors de la confrontation en 2004 entre Gilles Delisle et Jean Marie Robine sur leurs pratiques. Néanmoins, ce n’est pas ce que je pense. Si la différence n’est pas toujours identifiable dans l’isolement d’une séquence, elle est saisissable ailleurs, en regardant l’ensemble de la séance, et ce qui constitue la séquence. Le sens de ce que nous faisons dépasse le contenu, l’énoncé et toutes les manifestations affectives à l’œuvre dans la séance. L’organisation des éléments tels que : le projet thérapeutique, ce qui est visé, la manière d’intervenir, les aspects sémantiques, sont porteurs de sens et agissent de façon déterminante dans la séance.
À travers mon évolution j’espère vous proposer les repères qui m’aident à m’orienter dans la théorie et qui deviennent des véritables leviers de changements dans la situation thérapeutique. L’évolution va d’une perspective individualiste à mes débuts à l’ajout d’une perspective de champ depuis quelques années. Mais la compréhension de la différence entre les deux n’a pu se faire qu’avec la découverte de la perspective de champ et la perspective phénoménologique. C’est grâce à cette dernière que j’ai compris combien il m’était difficile d’interroger les évidences et mes habitudes de compréhension. Car pourquoi interroger lorsqu’on croit comprendre ce qu’on comprend ? Il est difficile d’imaginer que d’autres compréhensions soient possibles…
Le point de départ était une perspective individualiste
6Je me disais psychothérapeute, donc thérapeute de la psyché. Le processus était centré sur le sujet, et le self était compris comme entité-sujet. L’étude est celle du processus de contact du sujet avec son environnement et je suis à l’occasion comme thérapeute son environnement. Puis avec la PGRO -psychothérapie gestaltiste des relations d’objet, créée par Gilles Delisle, j’ai été thérapeute des relations d’objet : deux appareils psychiques se rencontrent et interagissent avec les relations d’objets et nous nous centrons sur ce processus interactionnel. Le self est toujours l’étude du processus de contact du sujet avec son environnement et je suis très souvent identifiée à l’environnement en tant que thérapeute. La relation est dialogale, c’est-à-dire une interaction entre un Je et un Tu, entre deux sujets, entre deux selfs comme entités-sujets. Jusqu’ici, le self est rapporté au fonctionnement d’un individu, à son processus de contact dans une situation temporalisé, d’un ici et maintenant, et le point de départ est la fonction-ego.
Le lien avec la clinique
7Je reprends mes notes prises il y a douze, treize ans et j’y cherche les phrases qui font référence à la théorie du self. D’une manière générale, peu de vocabulaire de la théorie du self apparaît. Seules les « résistances » confluence, rétroflexion, déflexion, apparaissent. Elles sont en rapport surtout avec ce « quoi » le client me raconte dans la séance, comment il interagit avec son environnement relationnel ou physique, et nous réinterrogeons ses choix et ses ajustements plus ou moins créateurs. Le cycle de contact a un début et une fin, il s’étale dans le temps avec un aboutissement : le plein contact, moment qualitatif de l’ajustement créateur. Le cycle se déroule sur un temps chronologique, les séquences sont séparées et se succèdent : d’abord le temps du précontact, sentir, puis s’orienter dans l’environnement, choisir, puis goûter le plein contact, moment de mode moyen, puis de se retirer et de se rendre disponible à autre chose. Dans mon imaginaire, cela prend plusieurs minutes au minimum. Le mot contact est mentionné et accompagné des termes de rupture, coupure du contact. Les mots de coupure, sont très présents, « il (le patient) est coupé de ses émotions », « il se coupe », « il interrompt le contact », « il évite le contact ». Et beaucoup de psychopathologie, faisant référence à l’axe II du DSM sur les troubles de la personnalité.
Ma posture et mon projet thérapeutique
8Dans ma pratique de psychothérapeute, je ne me servais pas de la théorie du self, pas plus pendant la séance qu’après. Pour parler tout de même en terme de théorie du self, la focalisation en séance montre un self centré sur la personne, et particulièrement sur la fonction-ego, sur le fonctionnement de la fonction-ego perturbée. Les perturbations viennent des interruptions de contact qui font que l’ajustement créateur est de moindre intensité, ne satisfait pas les besoins ou ne permet pas à la personne de croître en prenant ce dont elle a besoin dans l’environnement.
9En vue d’un bon fonctionnement de la fonction-ego, il est important que la fonction-ça soit au rendez-vous (bonne identification des stimulations, ressentis, sensorialités etc.) Pendant la séance, j’interroge le patient. Je l’observe, je guette ses mouvements, ses expressions, j’ai ainsi des indications sur sa fonction-ça et je lui donne des retours de ces observations, afin d’élargir son champ de conscience. Je suis surtout en position d’expert, même si j’exprime mes ressentis aussi souvent que cela est présent et me semble utile.
10En séance, mes phrases fétiches sont :
11« Que ressens-tu ? » « Que fais-tu, que décides-tu, qu’évites-tu ? » référence à F. Perls, dans « Manuel de Gestalt-thérapie »
Mes lunettes
12Centrée sur mon patient, ma préoccupation est nettement de comprendre comment il fonctionne, quelle est son histoire, et de faire des liens entre le passé et le présent. Sa manière de contacter le monde lui est singulière, et découle de l’assimilation des expériences du passé. La personne est dotée d’une conscience qui lui permet d’identifier et de nommer ce qu’il se passe pour lui dans son corps et dans son environnement. La théorie du self est un outil pour repérer comment la personne organise ses ajustements à l’environnement. Le self est superposable à la psychologie de la personne, il est localisé sur la personne, cette personne est confondue avec l’organisme, et le self est le reflet de cette interaction et de ses ajustements.
Ma focale
13Ma préoccupation est la fonction-ego, et c’est le point de départ du regard.
14Repérer les résistances, afin que la fonction-ego montre un fonctionnement qui permette l’ajustement créateur, sousentendu le meilleur choix, mais sous-entendu une affirmation de soi, une différenciation soutenue entre la personne (organisme) et l’environnement. Ma manière de comprendre la fonction-ego restaurée était une fonction-ego qui encourage le mouvement, le comportement ajusté, l’intensité du self. Ces actions sous-entendent une différence marquée, et une présence caractérisée par la puissance, l’originalité, l’agressivité. Le projet thérapeutique est : augmenter le champ de conscience, agir dans la conscience de ses actes et répondre de ses actes, aller dans le monde dans le contact, c’est-à-dire s’enrichir et agresser l’environnement, avec affirmation de soi et assertivité.
15La Gestalt-thérapie est bien la restauration du mode ego et de l’ajustement créateur.
Le self
Les fonctions du self
16Dans ma pratique, le self est réduit à deux fonctions, la fonction-ça et ego. La fonction-personnalité est implicitement dans le fond, confondue avec l’histoire chronologique de la personne, les événements importants du passé, sa personnalité et ses dysfonctionnements. Le point de départ est la fonction-ego de l’individu. J’interroge les choix de la personne et la manière que celle-ci a d’être en contact aussi bien en mode souvenir, hier et ailleurs qu’ici et maintenant avec moi dans cet environnement. Je cherche l’articulation du mode ça avec le mode ego afin de permettre à la fonction-ego de mieux s’orienter et manipuler l’environnement. Aussi je suis centrée sur les mécanismes de la perte la fonction-moi et de l’interruption de l’ajustement créateur, et ils correspondent à des stades de cette interruption. La survenue de ces mécanismes ou résistances est corrélée au moment où survient l’interruption (PHG p 303). Cette opération d’identification des interruptions, des mécanismes à l’œuvre et de la satisfaction produite vient nourrir la fonction-personnalité qui s’enrichit et se remanie.
La temporalité
17Ici et maintenant et comment, mais aussi et le plus souvent hier et ailleurs et comment.
Le modèle est interactionniste
18Les individus sont des entités biologiques, psychologiques définies. La fonction-ego est le reflet de la psychologie de l’individu, de ses choix, de ses manipulations.
Après quelques années de pratique, de formation, de recherche…
19Ce n’est pas tant un changement radical qu’un éclairage sur l’articulation théorique et pratique des différentes postures que je peux adopter et revendiquer d’adopter, même si elles apparaissent contradictoires. Nos fondateurs ont amené la posture de champ novatrice, le PHG est notre référence pour penser notre pratique dans cette proposition autre, mais elle reste pour moi difficile à saisir. Cette pensée tellement inhabituelle, s’éloigne de ma manière implicite de considérer l’humain dans le monde, et elle m’a demandée et me demande encore un effort pour faire cet écart de pensée. De plus les propositions du PHG sont parfois contradictoires… Merci particulièrement au travail de Jean-Marie Robine, Jacques Blaize et consorts qui a permis de rendre saisissable cette pensée et nous en faire découvrir et approfondir la richesse.
C’est aussi grâce à un certain nombre de séances où je me suis heurtée à la résistance au changement, à certaines thérapies beaucoup plus longues que je ne l’aurais imaginé au départ, où j’ai éprouvé une impuissance et des doutes vertigineux, et après 10 ans de patouillage dans la posture, le PHG et la théorie que je vous propose quelques réflexions qui me servent pour me repérer.
Le self de la posture de champ est différent du self des autres postures
20Je commencerai donc par l’étude des présupposés implicites et explicites à l’œuvre qui sont sous-jacents à notre pensée et donc à notre posture et à notre lecture du self. Ces présupposés sont à l’origine de la cohérence et de la concordance logique à conserver pour le thérapeute en séance, entre ce « quoi » est relevé, et comment cela est relevé. Mes expressions et mes pensées, mon langage ne peuvent se dégager de ce bain culturel dans lequel j’ai appris à penser et à parler. Comprendre que ce que je pense, vois, analyse est sous-tendu par ma manière de voir le monde a changé quelque chose dans ma compréhension de la posture de champ de manière radicale.
Mes lunettes
21Les présupposés à l’œuvre de la perspective de champ ont des retentissements sur le self. Les présupposés sont des lunettes pour regarder le monde, des règles du jeu, des codes qui nous permettent de lier les éléments entre eux avec une logique propre. La posture de champ est une manière de se référer à la réalité ; elle n’a pas de prétention de vérité, elle n’est pas meilleure qu’une autre : elle est autre, simplement.
1 – Présupposé de l’indissociation organisme/environnement
22Organisme et environnement ne sont jamais séparables, sinon c’est le passage à une logique interactionniste, ou deux choses existent séparément. Ce que dit ou fait le patient n’est pas une production dont l’origine viendrait de lui, pas plus que de moi, la responsabilité ne peut pas être attribuée à l’un ou à l’autre. Ce que dit ou fait le patient ou ce que dit ou fait le thérapeute vient d’une production commune dont on ne peut attribuer l’origine, même en cherchant à le faire.
23Conséquences sur les expressions langagières : On ne peut pas dire je et tu, mais rester dans l’indifférencié.
24Mes phrases fétiches sont quelque chose qui ressemble à ça : « Il a l’air de se passer quelque chose. Essayons de regarder ensemble ce qu’il se passe, et comment nous pourrions faire quelques hypothèses de sens sur ce que nous sommes en train de vivre, constater, éprouver etc. ».
2 – L’organisme n’est pas le sujet, n’est pas l’individu.
25Le self n’est pas du côté de l’organisme, pas plus que du côté de l’environnement. Il est le processus qui fait advenir l’un l’autre. L’organisme n’existe que dans l’actualisation du self. L’organisme est l’individu à un moment donné qui donne existence à lui et à l’environnement, donc en fonction de ce qui est en figure à ce moment-là : L’individu dont le petit doigt se pince dans la porte devient l’organisme – douleur, doigt qui gonfle etc. et fait exister l’environnement porte qui coince le doigt. « Le self existe dans la douleur du pouce ». (PHG p 373).
26Dans l’indissociabilité organisme/environnement, nous sommes toujours en contact, car nous ne pouvons pas nous séparer de l’environnement. Le contact est le toucher touchant quelque chose, un vécu, une manière d’être conscient de ce contact. À chaque fois que nous nous attardons sur ce contacter, nous pouvons examiner le self, comme finalité et méthode à la fois. Le self est contact, système de contact et « Tout contact est ajustement créateur de l’organisme et de l’environnement (PHG p53)
Le self est sollicité de manière délibérée par le thérapeute et de manière spontanée quand quelque chose de l’environnement vient faire événement, qu’il y a un retard de l’ajustement créateur, et où l’awareness échoue à l’ajustement créateur.
3 – La réalité est superposable au self, rien ne préexiste
27Dans cette logique, la réalité, elle est justement à construire, à un moment donné, à l’occasion d’un événement. Un événement peut être une multitude de choses vécues dans une séance. Une émotion, un ressenti, un malentendu, un silence, un énoncé en rapport avec le dispositif, le cadre de la séance, un souvenir, ce qui fait figure pour l’un ou pour l’autre etc.
28Il n’y a pas de vérité cachée qui serait à découvrir, pas de cause première. Ce n’est pas un travail de découverte ou de redécouverte, mais un travail de création, d’invention. De la même manière, dans l’événement qui occasionne la mise en route de la frontière-contact, on ne pourra pas attribuer la responsabilité à l’un ou l’autre, mais juste éclairer cet événement des différents sens possibles que nous pourrons identifier à ce moment-là. La vérité est un vécu éphémère, superposable au self. Dans cette logique, il n’y a pas d’autre vérité que celle que le travail du self fait advenir, issu des mouvements de la frontière-contact. Le travail n’est pas celui d’une objectivation, d’une recherche de vérité, de justesse. Donc on ne pourra pas identifier qui a tort ou raison dans un conflit, que cela soit dans l’histoire du client ou bien dans la relation thérapeutique.
4 – La focalisation n’est pas sur le contenu
29Les mots, l’histoire, le passé que raconte le patient sont importants, incontournables et tissent la rencontre. Le contenu offre souvent un point de démarrage. Je compare le contenu au fil de la chaîne d’un textile. Les fils de la trame structurent ce textile et dans la thérapie, pendant la séance ils ne se voient pas si nous ne les cherchons pas. Le contenu fait évidence, fait une figure éclatante et obstrue parfois le fond sur lequel il advient. Le fond, c’est tout ce qui organise la séance et la thérapie, le cadre, le dispositif. Si le fil de chaîne n’est pas tressé avec le fil de trame, le contenu évolue sans cette articulation qui lui donne tout son sens. Cette articulation amène en séance des événements qui sont des occasions de contact, « de self » pour identifier la nouveauté. - Le contact est conscience. « Fondamentalement, le contact, c’est la conscience (awareness) de la nouveauté assimilable et le comportement dirigé vers elle ; c’est aussi le rejet de la nouveauté inassimilable (PHG p. 52) » « La conscience est caractérisée par le contact… la formation d’une Gestalt accompagne toujours la conscience immédiate (PHG p. 39) »
Le self en perspective de champ
Le self est dans le rapport figure-fond
30Le processus de mise en évidence de la figure est plus important que la figure elle-même.
31Ce processus de donation de sens de la figure, (signification et orientation) est propre à chacun. Ce processus traduit la manière dont un je advient au monde. Ce processus est celui du contacter, qui est toujours un mouvement sans cesse. Cette donation de sens advenant par ce processus, par le self, nous réserve de l’étonnement, car nous ne pourrions en aucun cas anticiper ce travail de découverte. Avec cette théorie du self, nous laissons de côté, à ce moment-là, la conception d’un sujet prédéterminé et rendu prévisible dans ses comportements par des théories qui pensent le sujet selon des organisations structurées et fixes telles que nous les connaissons au travers des nosographies en psychopathologies.
La temporalité est celle du moment présent, du vécu
32Tout événement survenant dans une séance est potentiellement intéressant, car il est une occasion de saisir qui nous sommes l’un et l’autre à ce moment-là. Comment nous le comprenons = une révélation de notre être au monde = une occasion de dire qui je suis, comment je fais exister les choses, le monde et moi-même.
Le self est dans l’instant, est sans cesse à reconduire ; il est donc éphémère, et valable à cet instant-là. Mais ça peut laisser une trace, car c’est une expérience, et c’est l’assimilation de cet événement qui nous donne un sentiment de savoir qui nous sommes et de choisir sans y penser, en agissant et se comportant dans le monde au quotidien et qu’aucun événement ne nous arrête.
La frontière-contact n’est pas un lieu où mais un moment où
33Provoquer des événements, relever ce qui pour nous fait événement est une manière d’amener des arrêts, de faire exister la frontière-contact. La frontière-contact n’est pas géographique, elle est temporelle, liée à l’événement.
34Ce qui fait frontière-contact, ce n’est pas présence de deux individus ou d’un individu et d’un environnement, c’est l’événement qui amène la frontière-contact. La frontière-contact est une abstraction, elle n’est pas posée comme un objet devant soi, elle n’est pas une limite géographique, elle est une expérience, un moment où l’organisme et l’environnement existent l’un et l’autre à ce moment-là.
35Frontière-contact, self, contact, Gestaltung sont des mots qui parlent de la même chose, d’un processus en train de se faire et le thérapeute, au lieu de le refermer vite fait en donnant du sens, s’attarde, retarde cette donation de sens afin qu’elle ait lieu à deux.
Fonction ou modes ?
36Certains utilisent fonction ou mode sans distinction particulière, comme des synonymes.
37Je fais une distinction et je parle de fonction quand je fais référence au fonctionnement de l’individu dans un processus de contact.
38La fonction dans ce cas, quelles que soient les fonctions du self - fonction ça, ou ego ou personnalité - sont des parties de l’organisme qui ont des caractéristiques, des qualités particulières, et un rôle spécifique. La fonction-ça, ego ou personnalité peut à divers moments du processus de contact ne pas être active, ou bien elle peut se mobiliser ou être mobilisée. La fonction-ego d’un tel, patient ou thérapeute, fait qu’il peut choisir, agir, dire « Je ». La fonction-personnalité parle des contenus de la personnalité et de sa possibilité de dire’je suis une personne qui est…’ La fonction-ça exprime, retrace l’excitation, l’énergétisation et l’affectation des individus qui colorent et donnent sens au processus de contact.
Quand je parle de mode, je fais référence à la manière de s’exprimer par le langage, le langage comprenant l’énoncé et toutes les expressions du corps qui s’y accordent. Le mode ça, personnalité ou ego est à l’œuvre, et apparaît dans l’expression langagière des personnes en présence.
Les fonctions du self
39Se centrer sur le processus d’élaboration du sens dans une perspective de champ nous fait advenir l’un l’autre sujet, nous pouvons nous situer dans cet ici et maintenant et dire « Je » avec la fonction-ego. Le thérapeute s’intéresse à la rencontre, où le fait de se signifier à l’occasion l’un de l’autre, et donc se situer dans cet instant, permet à chacun d’apparaître comme sujet avec un « Je ». Les trois modalités du self s’interpénètrent mais ce travail de différenciation et d’élaboration de sens se fait en s’appuyant particulièrement sur l’articulation du mode ça et du mode personnalité.
Interpénétration des mode ça et personnalité, l’importance de la fonction-personnalité
40Le ça « désigne cette poussée et l’awareness de cette poussée, sans spéculation aucune de son origine possible » dit Jean-Marie Robine, dans Gestalt-thérapie, la construction du soi. Le mode ça est le sentir, l’informe qui m’affecte et que je ne peux pas nommer, il est donc passible et assez semblable à l’awareness. Il est « conscience implicite et motrice dans le champ » (in La construction du soi de Jean-Marie Robine).
Si nous percevons ce sentir, c’est que nous le nommons déjà, et ce avec le mode personnalité. Ainsi mode ça et mode personnalité s’interpénètrent, et nous voyons comment le mode personnalité constitue intimement notre manière de voir le monde, pour l’identifier et s’y orienter. « Le mode personnalité introduit dans le self « ce que je sais de moi, ce que je pense que je suis » (PHG). Le mode personnalité imprègne le sens à donner dans tous les sens du terme, sens comme sensitif, sensation, sentiment et signifié. Quand l’hypothèse de ce que l’on est se rapporte à quelque chose de jugé ou préjugé pas acceptable, toute prise de conscience du mode personnalité est la rencontre avec ce préjugé. Le thérapeute, en augmentant la conscience du comprendre, peut ainsi donner rendez-vous au sentiment d’inadéquation, avec le désespoir de n’être que cela. Quand nous cherchons à comprendre à partir des représentations préétablies, les miennes et celle du patient, je l’incite à tourner en rond dans son système de pensée aliénant et sans issue : coupable de se sentir coupable, nul de se sentir nul, honteux de se sentir honteux… Le patient se ressent très seul, inadéquat et souvent dans la méconnaissance de ces sentiments, ceux-ci n’étant pas pensables. Une part de la potentialité du changement et de la nouveauté se situe dans la manière de donner sens. Cette donation de sens, c’est aussi inviter le patient à exister, à l’occasion de se choisir en conscience pour une forme, alors que nous-même, thérapeute, nous nous laissons y convoquer en même temps. Le mode « je » survient, advient à ce moment-là, dans cette rencontre, comme nous le décrit Édith Blanquet dans ses nombreux écrits.
Pour terminer
41Toutes ces réflexions reprennent le travail pensé et déjà écrit par tous les auteurs déjà cités et n’amènent rien de nouveau, juste ma manière de les appréhender et de fonder mes propres appuis dans ma pratique. Je termine ces quelques clarifications personnelles en soulignant ce qui est le plus opérationnel dans la théorie du self, de mon point de vue.
42Tout d’abord, ma visée : le souci est toujours la fonctionego et sa restauration, la pathologie étant une perte des fonctions-ego. La focalisation étant le processus de figuration, la fonction-ego émerge à l’occasion du self, du processus de contact et de la tentative de la mise en évidence de la figure.
43Mon projet thérapeutique est d’amener de la nouveauté. La pathologie est la perte de la liberté, la perte des possibilités de choix et des comportements, la perte de la fonctionego.
Comment voir autrement que ce que l’on voit avec ses yeux ? C’est bien dans l’étonnement que la nouveauté va pouvoir se glisser, voir quelque chose pour la première fois, en gardant suspendu un temps suffisamment long cette expérience de nouveauté pour qu’elle laisse une trace, et un support à ce qui va y être associé ensuite en termes de sens, de significations et de direction vers où cette nouveauté nous propulse, nous invite. Pour voir avec de nouveaux yeux, l’entreprise est celle d’une déconstruction des représentations, des préjugés, présupposés, du préalable. Il s’agit de déconstruire le connu… Aussi, aujourd’hui, ma préoccupation est le mode personnalité. Débusquer dans l’expression comment le mode personnalité est présent, c’est débusquer là où la nouveauté, pour l’instant, n’a pas les moyens de s’insérer. Amener de l’événement à ce moment-là, interpellant le cours de la présence, le comment du contact, en ramenant la fonction-ça, par le mode ça, est un levier pour espérer de la nouveauté et du changement.
Bibliographie
- Blaize Jacques, Ne plus savoir, L’exprimerie, Bordeaux, 2001
- Blanquet Édith, « Du sentir à la forme signifiante », in ROBINE. J.-M. (ed.) La psychothérapie comme esthétique, L’exprimerie, Bordeaux, 2006
- Blanquet Édith, « Pathique et pathologique », Cahiers de Gestalt-Thérapie n°12 « Pathologies de l’expérience », L’exprimerie, Bordeaux, 2002.
- Robine Jean-Marie, Gestalt-thérapie, la construction du soi, l’Harmattan, 1998
- Perls Frederick, Hefferline Ralph, Goodman Paul (1951) : Gestalt- Thérapie, trad. franç. L’exprimerie, Bordeaux, 2001