Notes
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[1]
cf. Mémoire de 3ème cycle. Publié sur le site de l’IFGT.
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[2]
« Variations angevines », à propos de l’Université d’été 2004, dans les Cahiers de gestalt Thérapie. N° 18 p. 163
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[3]
Gestalt-Therapie. Ch.15. pp. 309-310 Edition de l’exprimerie
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[4]
Jean Marie Robine : « comment penser la psychopathologie en Gestalt-thérapie ». Presses de l’IFGT 1989.
-
[5]
Dans tous le passage qui suit, nous nous inspirons du travail de Douglas Davidove : « Sur l’égotisme et l’éthique » Mini Bibliothèque IFGT 1995. 2ème édition 2002. Traduit de l’américain par J. M. Robine
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[6]
« Gestalt Reconsidered » A new approach to contact and resistance. Gardner Press. Gordon Wheeler. Gestalt Institute of Cleveland Press. Ch. III § e) Egotism. p.82. Traductrion de Hélène Chauveau
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[7]
A. JACQUES : « Le SOI. Fond et figures de la Gestalt-Thérapie » Chapitre 5 :
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[8]
PHG 0p. citée. Ch. 15 page 309/310 Ed. L’Exprimerie
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[9]
JM Delacroix. interviewé par questionnaire écrit de B. Lapeyronnie pour son livre « Confluence, approche d’un concept de la Gestalt-thérapie ». Page 97. Edition l’Exprimerie.
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[10]
« L’un et l’autre. L’interaction créatrice » p.87. Institut Belge de Gestalt
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[11]
Pour ce qui concerne la différence que je fais entre la confluence-absence d’affect au pré ou post contact, et la confluence-fusion, au contact final, je vous renvoie à l’interprétation faite dans mon mémoire de 3ème cycle, à partir de la première partie du livre de B. Lapeyronnie : « La confluence : approche d’un concept de la Gestalt-thérapie Edition L’Exprimerie 1999).
-
[12]
J.M. Robine : « le sens d’une expérience est à construire en relation à ce qui la suit, et non à ce qui la précède ». S’apparaître à l’occasion d’un autre »p.243. Ed. L’exprimerie.
Introduction
1Finitude : caractère de ce qui est fini dans le temps. Elle s’oppose à ce qui est éternel, immuable. La notion est en général utilisée pour décrire la condition des mortels, animaux humains dont aucun n’échappera à la mort. Elle est liée à la conscience que nous avons de notre humaine condition, au caractère fragile, éphémère, de notre propre existence. Mais elle peut aussi être vue comme la transition entre deux mondes, voire entre deux cycles de vie variés au sein de la même existence. En ce sens, la finitude n’est pas inexorablement la fin, mais peut donner lieu au recommencement, et s’apparenter aussi à la plénitude ou à la complétude : finir ce que l’on voulait accomplir.
2Égotisme : processus d’interruption ou de perturbation du contact, qui se caractérise par un « abandon », fût-il momentané, de la relation entre un organisme et l’environnement, entre une personne et une autre (ou d’autres) qui se caractérise, au contact « final », par un retrait, un repli sur soi, alors qu’il y avait eu engagement et rencontre, à la frontière-contact, dans une situation donnée.
3Il n’est pas question, dans cet article, de reprendre en détail les références et la contribution que j’ai pu faire au sujet de l’égotisme et de la comparaison avec les autres modes de perturbation du contact [1].
4Mon objet est plutôt, en réactualisant le travail du mémoire, à la lumière de la pratique plus récente, de reprendre quelques questions clés sur ce processus d’interruption du contact, et de tenter un rapprochement avec le thème de finitude qui est le thème de ces Cahiers.
5Comment fonctionne cette « interruption » (Paul Goodman), « perturbation » (Isadore From) ou simple « suspension » (Jean Marie Robine) à la frontière-contact, ce « cramponnement à une forme rigidifiée du self antérieur » (Gordon Wheeler), cette « hypertrophie du Moi » (André Jacques), cette « flexion » qui provoque un abandon du contact au lieu d’en assurer la continuation, sans en garantir pour autant l’infinitude ?
6Quel lien peut-on faire entre ce processus et les autres modes d’interruption du contact : sont-ils comparables, qu’est-ce qui les différencie et les rapproche ? Qu’en est-il notamment des rapports antinomiques mais si proches entre confluence et égotisme, qui est peut-être pour moi l’une des clés de ce thème de la finitude : finitude et acceptation de s’abandonner dans le contact, fut-ce avec la perspective de se voir emporter par la mort, ou lutte acharnée pour ne pas abandonner le combat et sauvegarder sa vie ?
Au final, pourrait-on considérer l’égotisme comme une non-finitude du processus d’engagement du contact, ou comme une finition de la relation ? Et qu’en est-il de ma capacité, malgré mon égotisme personnel, à accompagner l’autre dans une forme de plénitude ?
Une expérience partagée de fin de vie
7C’est le « cas » que j’ai vécu il y a deux ans avec ma sœur mourante d’un cancer inguérissable, au moment où j’écrivais la première version de mon mémoire, et qui était dans la confluence totale de ce qui allait lui arriver. Devant le refus de l’environnement (les médecins, les infirmières, la famille, les enfants, les autres sœurs, sa propre mère) de lui dire ce qu’il en était réellement de son état (c’est-à-dire qu’elle allait inéluctablement mourir dans les prochaines semaines), et parce qu’aussi elle ne semblait pas prête (depuis plusieurs mois) à en envisager par elle-même l’éventualité, elle a développé (et moi donc !) des angoisses extrêmes qui l’ont fait souffrir autant que la maladie elle-même, ce qui me paraissait la mettre dans une situation caractéristique de confluence non saine, c’est-à-dire en rupture de frontière-contact avec la réalité de son environnement, où la figure de la mort ne peut se détacher du fond de la maladie, contre laquelle elle a lutté de toutes ses forces qui faiblissaient chaque jour.
8C’était une situation très dure, et pour elle, pour moi (somatisation, crainte de mon propre anéantissement) et pour ses proches, et il est très aventureux de préconiser une éthique systématique : faut-il informer le malade de son état, laisser le chemin se faire progressivement, respecter une « préférence à ne pas savoir » que l’on interprète à la lumière de sa propre subjectivité ? La réponse n’est certes pas facile, et elle m’a obsédé pendant toute cette période. Il me semble cependant que la « sortie de confluence » serait représentée par une awareness de la situation réelle, qui laisserait au moins une possibilité de réduire l’angoisse et de permettre à la personne « condamnée » - c’est le rôle des « soins palliatifs » - de se préparer à l’inéluctabilité du départ de la vie, avec si possible une sérénité, qui n’est pas forcément accessible à tous (croyants ou non-croyants).
9La confluence, ici, (nous y reviendrons en fin de l’article) est un produit de la situation, elle est générée par le champ, et vient autant de l’environnement que de l’organisme. On peut dire qu’elle est vraiment un phénomène de champ, dans lequel j’ai eu moi-même beaucoup de mal à me situer en contradiction avec la « posture » majoritaire. La partie égotiste, elle, venait plutôt de l’environnement (peur du contact final ; on pourrait parler d’un égotisme « familial » ou institutionnel, dans une approche systémique). Le cancérologue que j’ai eu au téléphone, lorsque le pronostic est tombé, et à qui j’avais demandé quelle « posture » il conseillait pour la famille, m’avait répondu : « faites-lui croire qu’elle est éternelle ! », ce qui m’avait pour le moins choqué. Chacun son éthique. Moi, j’ai respecté la position des enfants et de la famille : les enfants de ma sœur, notamment.
10Cependant, J’ai essayé de contribuer, petit à petit, à cette sortie de confluence et à accompagner ma sœur vers une compréhension (ressenti) de la situation, à son rythme à elle, en rétrofléchissant mon égotisme viscéral. Je ne suis pas son thérapeute, mais en l’absence de cette fonction dans le dispositif d’assistance (il y avait une jeune psychologue, quand même, mais qui n’a pas eu le temps d’intervenir), est-ce qu’il n’est pas dans la fonction humaine/animale normale d’être aidant à sa manière, avec ses proches, quand la situation n’y fait pas face ?
11Alors, à notre dernière entrevue, je l’ai regardée dans les yeux, en l’entourant de mes bras, et lui ai demandé :
12– Est-ce que tu as peur de mourir ?
13– Oui, m’a-t-elle répondu avec une toute petite voix et de la terreur dans ses yeux cernés par l’insomnie.
14– Tu sais que tu peux m’appeler quand tu veux ; et moi je t’appellerai.
15Nos yeux sont restés fixés dans un contact qui aura été final, et un sourire nous est venu, comme lorsque nous étions petits, les deux petits, dans la même chambre, à souffrir ensemble de la mort de notre père. Il y a de cela cinquante ans.
16Dans ce « grand aller vers », comme a dit Jean Marie Delacroix, le deuil est une façon de faire une finition, ou de remplacer le contact final par une « finalisation ». Les rituels servent à cela. Dans le temps, il y avait même des durées de deuil instituées.
17Elle était ma petite sœur, la plus jeune et la plus proche des quatre. Elle m’a fait connaître, au-delà de ma mère, les premiers émois affectifs, les premières sensualisations corporelles. Plus tard, je me suis détaché d’elle, lorsque nos processus névrotiques se sont différenciés. « Toute liaison contient une déliaison possible », comme dit Pierre-Yves Goriaux à propos de la situation thérapeutique [2].
Le contact continue, pour le survivant, au-delà du départ d’un être cher. Il y a finition du contact, mais pas forcément finitude, au sens où l’autre continue à vivre dans nos émotions et nos souvenirs. Ce qui perdure est une non-finitude, que le temps transforme en une figure qui peut continuer à vivre en nous, en tant qu’individu, contre l’agression (réelle ou supposée) de l’environnement.
Ainsi de mon père, encore influent par son absence plus de cinquante ans après sa mort. Ainsi de ma mère, qui a rendu son dernier souffle dans mes bras il y a quelques mois. Ainsi de ma sœur aînée, qui lutte contre un cancer du poumon dont on ne sait pas encore si elle en « sortira », comme on dit. Mais leurs figures ne sont pas, du moins je l’espère, « cramponnées » à ma mémoire. Cependant à chaque expérience de la disparition d’un proche, c’est ce qui peut rendre un deuil plus ou moins difficile à traverser, voir impossible (cas du deuil sans fin d’un enfant ou d’un conjoint).
L’égotisme fonctionne comme mécanisme de protection de l’individu face à un environnement qu’il craint, qu’il perçoit comme un danger, voire un risque d’anéantissement pour lui-même
18La situation de contact est inhérente à l’être humain animal, en tant qu’organisme dans un environnement, mais elle n’est pas forcément naturelle. Mon propre système d’identification n’est déjà pas toujours clair pour moi ; a fortiori, la découverte de l’autre (ou des autres), des situations nouvelles et des environnements étrangers apporte de l’inquiétude au moins autant que de l’excitation (qui vont de pair). Le mécanisme d’approche, à la frontière-contact, de ces situations nouvelles réclame donc une période de « familiarisation », dans laquelle beaucoup de caractéristiques de la nouvelle situation peuvent me rappeler des expériences antérieures désagréables ou agréables, ou simplement me faire craindre des surprises, des dangers, qui réclament une évaluation et peuvent ralentir ou interrompre une séquence de contact à laquelle l’organisme est confronté.
19PHG [3] : « indispensable dans tout processus de maturation longue et complexe. Autrement, il y a engagement prématuré et besoin de décourager l’annulation. L’égotisme normal se manifeste par le manque d’assurance, le scepticisme, la distance, la lenteur, mais il ne refuse pas l’engagement. Sur le plan névrotique, l’égotisme est une sorte de confluence avec la conscience délibérée et un effort pour annihiler ce qui est incontrôlable ou surprenant. […] Il évite les surprises de l’environnement (peur de la compétition) en cherchant l’isolement comme seule réalité. […] Et finalement, dans la mesure où il empêche l’expérience d’être nouvelle, il sombre dans l’ennui et dans la solitude ».
20Jean-MarieRobine [4] s’appuyant sur la définition de Perls / Goodman :
21L’égotisme permet « un ralentissement de la spontanéité, pour s’assurer que les possibilités du fond sont vraiment épuisées avant qu’on ne s’engage. L’égotisme sain permet une vérification des frontières, ralentit le contact final mais ne refuse pas l’engagement.
22Ce n’est donc pas par la simple interruption, momentanée ou définitive, de la construction de la Gestalt en cours, du contact engagé, que l’on peut ouvrir des perspectives psychopathologiques. Sinon, et certains Gestalt thérapeutes n’ont pas su l’éviter, nous réduirions le processus du contact à un arc-réflexe, à un schème de comportements dont l’interruption, endogène ou exogène, serait perturbante, voire traumatisante ».
23« Rappelons sommairement, pour conclure ce premier « résumé », que, sur le mode ego, le self assure la mise en contact organisme/environnement en opérant les identifications et aliénations nécessaires, c’est-à-dire des choix et rejets en fonction du ça de la situation, de l’expérience acquise et des ressources environnementales.
24Lorsque les fonctions ça ou personnalité sont perturbées, la perturbation infléchit le contact avec l’environnement en incapacitant le plein déploiement du self. En particulier, les fonctions ego sont suspendues, perdues (J.-M. Robine emploie ce terme de « suspension » pour bien marquer le caractère processuel, momentané, lié à l’expérience en cours, de cette incapacité de mode ego) ».
25C’est une façon de décrire le mécanisme égotiste comme lié étroitement aux autres fonctions du self : la fonction ÇA, qui joue le rôle de pulsion « instinctive » : attention, danger ! excitation/désir, avec toutes les représentations fantasmatiques et les résurgences qui peuvent freiner ou précipiter le processus égotiste ; mais aussi la fonction PERSONNALITE (ce que j’ai appris de moi, ce qu’on m’a inculqué, les leçons de mon histoire), qui peut, elle aussi, jouer son rôle et provoquer des allers-retours engagement/rétractation typiques des processus égotistes.
26Et c’est là que nous pouvons situer toute l’ambivalence (au sens énergétique autant que narratif) qui caractérise le processus égotiste et conduit le plus souvent l’individu qui en souffre à cette situation particulièrement pénible de ne plus savoir distinguer son intérêt de son désir, et de vivre ce « flottement » dans le processus de choix qui l’amène, après un premier engagement (prudent) dans la confrontation à l’environnement, à s’en retirer (quitte à en perdre l’avantage de la nouveauté), pour « se protéger » du risque que pouvait présenter l’ajustement créateur. Il s’agit pourtant bien d’un choix d’ajustement (celui de ne pas s’y engager), mais qui prend l’allure d’une forme de repli sur soi, jusqu’à la prochaine expérience. Il n’y a alors, pourrait-on dire, processus névrotique, que si la répétitivité du résultat – et surtout ses caractéristiques pulsionnelles ou rationalisées – entraîne systématiquement l’individu au même « retour dans sa frontière soi », quelle que soit la situation.
27Douglas Davidove [5] : L’égotisme est une fonction du self qui a son utilité : « sans l’égotisme, nous sommes en peine d’expliquer une interruption au contact final », qui n’est pas, comme nous le verrons une simple rétroflexion (retour sur soi), mais bien un abandon du terrain, plutôt une conservation de soi sans engagement dans le plein contact. Cf. le fameux « lâcher prise », dont on ne sait pas toujours s’il s’agit de lâcher prise à l’égotisme ou à son contraire : l’engagement.
281ère idée : les mécanismes d’interruption du contact (introjection, projection, etc.) ne sont pas a priori névrotiques : ce sont des fonctions normales du self « …qui ne deviennent névrotiques que si elles produisent des perturbations dans l’ajustement créateur, qui interfèrent avec la complétion organique d’un problème »
292ème idée : Davidove choisit de s’appuyer sur le concept (processus) plus familier de l’introjection pour montrer l’aspect inné des mécanismes : l’introjection (par hypothèse) serait une capacité à introjeter, à faire des acquisitions psychologiques de cette façon, qui est quelque chose d’inné (ou d’acquis, peu importe) pour l’organisme humain animal. Idem de l’égotisme, capacité innée de l’organisme humain animal, permettant de réfléchir avant de s’engager, se protéger face à un danger, etc. « Nous acceptons que cette capacité préfigure son existence, que son existence est organiquement reliée au self, et donc au fonctionnement de l’ego et à l’environnement » (p. 16)
30Etant donné que le self existe comme contact, et que le contact est la réalité la plus simple de l’organisme (est existant d’emblée dans le contact organisme/environnement) nous pouvons donc dire que c’est là que naît le fonctionnement du moi.
313ème idée : l’égoïsme est une forme non pathologique de l’égotisme.
32Cf. l’observation du petit enfant : il agit dans le sens premier de ses intérêts, de la satisfaction du besoin. Le caractère naturel de l’égoïsme - ou de l’égocentrisme - enfantin est une chose ancienne et bien acceptée.
33Pour Freud, nous dit Davidove « les enfants sont complètement égoïstes ; ils sentent leurs besoins avec intensité et s’efforcent impitoyablement de les satisfaire » (Standard Edition. Vol. IV P 250). Ce n’est pas qu’une partie de leur nature, c’est complètement leur nature. Mais dans l’enfance, (cf. toujours Freud) « des pulsions et une moralité altruiste vont s’éveiller chez le petit égoïste, et […] un moi secondaire va recouvrir et inhiber le moi primaire ». Dans une position identique à celle qui est exprimée dans « Gestalt-thérapie », l’enfant est considéré d’un point de vue psychanalytique comme non responsable de et pour lui-même, et certainement pas de son égoïsme.
34Probablement initialisé par Goodman (le terme ne figure pas dans les écrits antérieurs de Perls ni dans les 14 premiers chapitres de l’ouvrage fondateur « Gestalt-thérapie »), le mode d’interruption du contact évoqué comme le cinquième dans la liste limitative d’Isadore From ne réapparaît curieusement que dans les années 80, chez les Gestalt thérapeutes américains.
35C’est Gordon Wheeler [6], notamment, qui fait une petite infidélité aux Polster en réintroduisant l’égotisme comme 5ème mode d’interruption du contact, là ou l’école de Cleveland avaient mis la « déflexion ». « Finalement, si l’on peut négocier avec ces difficultés/embûches, et si la rencontre avec la nouvelle situation (la nouveauté) est achevée, alors vient le moment où le self doit « let go off the self » (sortir de lui-même, quitter quelque chose de lui-même), pour que le contact en cours puisse se faire. L’ancienne « structure » (the something old), qui doit être détruite et réorganisée, n’appartient pas seulement à l’environnement mais aussi au self lui-même.
36A ce stade, le sujet doit être suffisamment sûr de lui pour oser engager une partie de son ancienne organisation, dans/pour cette nouvelle forme.
37S’il n’en est pas capable, le résultat est l’égotisme : le cramponnement à une figure, une forme rigidifiée, gelée, du self antérieur, l’incapacité à plonger, à prendre le risque, à oser le changement, la perte, l’inconnu.
38Toute spontanéité est perdue et une volonté exagérée de contrôle apparaît. […].
39Cette idée est que pour qu’une relation, une communauté, un engagement interviennent, quelque chose du self doit être donné (a giving of the self), abandonné dans ce contact, cette nouvelle configuration – un élément de perte (de la pure autonomie perlsienne) – pour que cette nouvelle forme puisse émerger. Cette omission dans la plupart des écrits gestaltistes n’est pas accidentelle. C’est plutôt la conséquence de l’insistance de Perls sur l’absolue autonomie qui est au cœur des excès et des déformations du « mouvement du potentiel humain » et de certaines thérapies gestaltistes également ».
40Ce que nous apprend Wheeler dans sa proposition ressemble tout à fait à la définition donnée précédemment (Goodman) et reprise ultérieurement (Robine) de l’Egotisme, avec toutefois un élément supplémentaire que Davidove nous a fait entrevoir : il faut qu’une partie du self ancien soit abandonnée (fonction personnalité, croyance, éducation…) ou tout du moins remise en cause (en forme) pour que l’engagement puisse se faire (plein contact) sans perte totale de soi-même. Et voila une piste qui nous servira, en tant que thérapeute, pour aider notre client à « faire son deuil », mais sans pour autant renoncer à soi même et à ses acquis les plus adaptés et utiles dans le nouvel environnement. » Cela nous permet de sortir du « tout ou rien » que craint le processus égotiste : non pas se perdre totalement dans la nouveauté, mais lâcher prise à certains investissements utiles dans le passé, en emportant avec soi un bagage qui peut s’ajuster, voire enrichir, le nouvel environnement. Il y a là une acceptation de la finitude d’une époque, d’une acquisition passée, qui permettra un ajustement pour un nouvel environnement, de nouvelles rencontres, de nouvelles expériences. La finitude, ici, n’est pas vécue comme une perte, mais comme un renoncement utile à un ajustement créateur. C’est bien le processus égotiste qui aurait été une non-finitude, et qui aurait empêché cette occasion de nouveauté.
41Voilà qui relativise très nettement une définition trop monobloc, unidimensionnelle des processus égotistes, et laisse du champ possible à une co-construction de l’adaptation au changement, spécifique à chaque situation (relation organisme/environnement) rencontrée dans la situation thérapeutique et dans la vie quotidienne.
42On pourra aussi se reporter à André Jacques [7], qui apporte un éclairage qui situe l’égotisme dans les « dérangements du Moi ».
Pour lui, ces mécanismes sont « un dérèglement des moyens fonctionnels dont dispose habituellement l’appareil du Soi (self), et en particulier le Moi, pour réaliser l’adaptation créatrice dans le champ organisme/environnement. […] Ils relèvent de cristallisations inopinées, habituelles et non-conscientes du Moi comme fonction d’identification et de différenciation à tout ce qui peut être contacté ».
S’appuyant sur la vision non moralisatrice de Goodman, il commence par l’égotisme, qu’il définit comme « une disposition du sujet indispensable pour son adaptation créatrice dans le champ de l’existence. [… ] C’est par un sain égotisme que le sujet peut se dire centre et pivot de sa propre vie, dans chacun des actes où il exerce sa subjectivité ».
En référence au cycle du contact, A. Jacques estime que l’égotisme (en tant que processus) a parfaitement sa place à l’étape « Contact » (Mise en contact) du cycle. Le sujet se met en jeu pour satisfaire son besoin, il « avive sa sensorialité et sa motricité pour façonner l’événement qui rétablira l’équilibre. Il importe qu’il ait à ce moment-là un fort sens de son Moi ». Il trouve à ce stade une réelle jouissance de l’excitation, une « ivresse indéniable », nous dit l’auteur.
Mais les étapes ultérieures du cycle (et notamment à l’approche du contact final), sont tout autres. Le sujet, qui devrait pouvoir « plonger » dans une dissolution de son moi propre pour rentrer en contact avec l’environnement (la personne aimée, la pomme à croquer, le projet à réaliser, la citadelle à construire, le méchant à terrasser…) se trouve en proie à une angoisse telle de s’engager, qu’il abandonne son élan, de crainte de se perdre, au lieu de profiter spontanément de la nouveauté et de la créativité de ce possible ajustement à l’opportunité qui se présentait, à condition d’oser lâcher prise à son propre fantasme de se perdre.
« Cette dissolution entre Je et Cela, ou entre Je et Toi, ainsi que l’emportement caractéristique du contact final, déclenchent en effet chez certains une sourde crainte : celle de perdre à jamais la précieuse excitation, celle de se perdre » (p. 138). Quelle que soit l’origine possible du mécanisme égotiste (hypertrophie du MOI, ou au contraire manque total de confiance en soi), toujours est-il que, pour l’André Jacques de cette époque gestaltiste, « cet état et ce processus (égotiste) affectent la qualité de l’adaptation créatrice, en ce qu’ils coupent le sujet des bénéfices de croissance et de régénérescence résultant du contact final et du post-contact ».
Le terme de régénérescence résonne pour nous avec celui de finitude : peut-on l’entendre comme un renoncement, qui permet de relancer le processus de croissance ? Ou comme un recommencement, sous d’autres formes, s’appuyant sur de nouvelles figures que celles qui avaient été construites précédemment ? Ou plus simplement comme une graine qui repousse, au printemps, à partir de la plante qui a fini son cycle ? Nous penchons pour une interprétation médiane : finitude d’un cycle, recommencement d’un autre.
L’égotisme est un mécanisme de « défense » qui préfère lâcher prise au contact que de se « lâcher prendre » par le contact
43Dans le chapitre XV de PHG, l’égotisme, vu sous l’angle de la frontière-contact se présente comme « un isolement par rapport au ça et à l’environnement, ou bien l’organisme est complètement isolé de l’environnement ».
44Goodman et Perls voient l’égotisme comme un aboutissement malheureux de la séquence de contact, qui passe d’un mécanisme de rupture du contact à un autre, pour aboutir finalement au retrait au lieu de l’engagement. Il le fait « en prenant le contrôle de l’environnement pour le faire sien » […]. Son problème n’est plus de contacter un quelconque Tu qui pourrait l’intéresser mais de multiplier ses connaissances en terme de science et de personnes, pour amener toujours plus d’environnement à sa portée et en son pouvoir afin d’être irréfutable ». […]. « Mais un tel environnement n’est plus un environnement, il ne le nourrit pas, et l’individu ne peut croître ni changer. Et finalement, dans la mesure où il empêche l’expérience d’être nouvelle, il sombre dans l’ennui et dans la solitude. » [8]
45Le tableau n’est pas très optimiste, et on sent bien que l’on n’est plus dans un processus momentané en situation, mais que l’on frôle la structure névrotique par fixation répétitive du processus « …l’égotiste se transforme facilement en « personnalité libre », bien ajustée, modeste, aidante [cf. certains côtés de la personnalité d’Alceste, le Misanthrope, ou les dix années des « Souvenirs d’égotisme » de Stendhal].
46Perls et Goodman nous montrent pour ainsi dire « dynamiquement » comment les divers modes de perturbation / suspension du contact peuvent se succéder dans des séquences à rebondissement, où chaque mécanisme « prépare en quelque sorte le suivant, jusqu’à l’aboutissement final régressif ».
47C’est ce qui apparaît, par exemple dans le « résumé du §9, qui rend bien compte de ce que Jean Marie Delacroix appelle magnifiquement « la constellation de ces mécanismes-là » [9] :
48« …Il est fondamental, pour un intervenant en Gestalt, pour un thérapeute, d’avoir en tête la constellation de ces mécanismes-là et leurs imbrications les uns par rapport aux autres. C’est absurde pour moi de prendre en considération un seul mécanisme de résistance. Il faut avoir en tête la vision globale des différents mécanismes de résistance qui peuvent intervenir à un moment donné ».
Un bon schéma valant mieux qu’un long discours, voilà un exemple de description du moi névrotique en processus, selon les aboutissements possibles :
49Rassurons-nous (surtout en ces temps de normalisation comportementaliste), PHG nous précisent bien entendu que (§10) « le schéma ci-dessus n’est pas une typologie des personnes névrosées ». Il n’est qu’une « vision » processuelle des troubles névrotiques du contact, dans lequel « le self en développement offre ses services et ses connaissances, et au moment de l’accomplissement, s’efface du chemin. »
Quelques exemples cliniques permettant d’illustrer les imbrications entre les processus égotistes et les autres modes d’interruption du contact
50Je me souviendrai toujours de ma stupeur, lorsque je demandais à un patient particulièrement sujet à des processus de « retrait sur sa frontière soi » dans ses contacts avec son environnement, de me dessiner autour de lui (l’exercice est classique) les différents membres de sa famille à l’âge de 11ans, en utilisant les formes géographiques de base…
51Il exécuta un grand rectangle au tableau, et fit simplement un point au milieu.
52Lorsque je lui demandais ce que signifiaient ce « dessin » et ce point, il me répondit simplement : « c’est moi ».
53Essayant d’aller un peu plus loin, je lui demandais où se trouvaient « les autres » (père, mère, frères, sœurs, grands parents…) sachant qu’il était d’une famille plutôt nombreuse, il finit par les faire apparaître, en dehors du rectangle, dans des mouvements fuyants vers les extrémités du tableau. Il confirma d’ailleurs que ses relations actuelles (avec sa famille) n’avaient guère changé, sauf que c’était maintenant lui qui mettait tout le monde à distance, malgré les efforts de certains de ses frères de l’amener à recontacter ses parents vieillissants, ce qu’il répugnait beaucoup à faire : « ce n’est pas pour moi qu’ils veulent me voir, c’est pour eux ».
54Je laisse au lecteur le soin d’interpréter ce qui pour moi fait une bonne part de la complexité de la fixation égotiste : le résultat malheureux d’une volonté de fusion déçue, alimentée par toutes sortes de projections, d’introjections et de confluences ambivalentes. Qu’est-ce qui se passe au contact interrompu : une finition (mettre un terme) qui entraîne petit à petit une individualisation invalidante ? Ou une finitude obstinée qui se prolonge pendant des années, malgré les essais de sa famille (notamment ses frères), de renouer le contact ? Est-ce qu’il s’agit de faire le deuil de ses relations familiales passées, ce qui favorise l’individuation de la personne ? Ou, comme le dit André LAMY [10], « Pour exister, il faut accepter d’en passer par l’autre, de faire le deuil de la toute puissance, de l’harmonie, mais aussi accepter le manque et la séparation. […] Lorsque le deuil est accompli comme perte de toute idée de complétude, acceptation du manque et de la séparation, s’ouvre la possibilité de l’amour, du don comme interaction créatrice au bénéfice du tiers, source d’enrichissement pour les deux. » Bien sûr, les protagonistes sont différents : A.Lamy parle de l’amour et du couple, alors que dans mon expérience, il s’agit de liens interrompus avec des relations affectives passées. Mais cette question du deuil est au centre des processus égotistes : s’agit-il de faire le deuil d’une relation que l’on ne peut assumer, ou de lâcher prise au contrôle et de faire le deuil d’une partie « cristallisée » de soi-même. André Lamy m’a éclairé sur cette question : il s’agit à la fois de lâcher une partie de soi et d’accepter la possibilité d’un manque, d’une séparation, et de la souffrance qu’elle peut entraîner.
Au final, si je puis dire, il acceptera de revoir ses parents, et ainsi de se préparer à assumer un deuil dans une période plus ou moins proche.
a – Rétroflexions et projections sont des aliments contribuant dans une large proportion au développement du processus égotiste
55Hugues est un jeune homme de nature plutôt réservée, qui vient me voir en thérapie « parce qu’il a du mal à nouer des relations durables avec les autres ». Il est dans une phase de sa vie où, après avoir beaucoup bourlingué pour ses études (Londres, Bruxelles, Australie…) il se retrouve un peu seul dans une ville qu’il ne connaît pas, ayant opté pour un travail rémunérateur qui lui permet d’allier son intérêt pour la musique avec l’apprentissage de nouveaux logiciels.
56Il sort peu, et ses relations avec ses collègues de bureau ne dépassent guerre le stade des banalités. Il en souffre mais reconnaît que « c’est plus simple pour lui » et surtout qu’il ne voit pas comment alimenter la relation au-delà du premier contact. C’est comme si, dit-il, « il n’avait plus rien à leur dire d’intéressant ».
57Je l’interroge sur ses expériences passées, et il reconnaît qu’il ne ressentait pas du tout ce malaise au sein de sa famille ou dans les bandes de copains qu’il côtoyait pendant ses études.
58Je me dis donc qu’il n’y a pas, dans son histoire, de processus « cristallisé » d’engagement et de désengagement qui ressemble à de l’égotisme, que c’est plutôt une personne effectivement réservée, qui a peut-être tendance à rétrofléchir, à prendre le temps de la maturation, mais sans plus. Au sein de nos séances, il se replie parfois sur lui-même et ne sait « plus trop quoi dire », notamment lorsque nous approchons des zones sensibles comme les angoisses ou simplement les malaises qu’il décrit dans ses mises en contact extérieures. Je ressens ici et maintenant qu’il « répète », dans notre mise en contact, ce qu’il vit habituellement à l’extérieur avec l’environnement. Je lui en fais part, et lorsqu’il décrit ses phases de contact, il précise qu’au bout d’un moment, l’élan s’arrête, et que du coup il a l’impression d’être rejeté, ce qui entraîne de la tristesse et annihile son énergie.
59Il reconnaît que la musique a été pour lui un besoin, une occasion de se faire reconnaître en tant que personne, mais que c’était tellement générateur de trac (jouer en public) et réclamait tellement de travail qu’il a « laissé tomber ». Et pourtant, « les autres pourraient me trouver con (de ne rien dire) mais ils reconnaissent le résultat que j’obtiens dans ce nouveau travail ».
Rétroflexions ? Certes. Égotisme ? Les processus s’alimentent l’un l’autre. Au début du travail, je me cramponne à mes acquis théoriques, et je me dis qu’il faudrait voir du côté des fonctions ça et personnalité si des perturbations de ces fonctions entraînaient une perturbation de la fonction ego et de la fonction self tout entière. Je ferai mieux d’être en cheminement avec lui, mais il n’y a pas beaucoup de ça qui pousse, à part ma propre anxiété. Je tente quelques « expérimentations » (relaxation, souffle…), mais, à la lumière de la supervision, il m’apparaît que l’engagement en commun dans le processus thérapeutique sera déterminant, et que la confrontation de nos deux égotismes peut être le principal levier du cheminement que nous pourrons faire ensemble. Mais rétroflexion et égotisme ne relèvent pas du même processus. La rétroflexion n’est ni une finition ni une finitude de la relation ; c’est un recul momentané, non définitif. Contrairement à l’égotisme, qui ne refuse pas a priori l’engagement jusqu’au contact final, la rétroflexion est un frein dans la mise en contact. Malgré nos efforts, je me suis retrouvé au bout d’un an face à mon égotisme, et lui est retourné dans ses rétroflexions !
b – Le processus égotiste peut être fortement influencé par une ou des introjections puissantes, ou des manques d’introjections appropriées
60Mona est conteuse. Elle a besoin de beaucoup d’énergie pour mener (inventer) son travail, en parallèle d’une activité alimentaire dans le domaine culturel. Elle souffre – dit-elle - de se sentir mal à l’aise « devant les gens érudits », comme si elle avait « la tête vide », alors qu’elle ne fonctionne que par sensations en développant surtout ses capacités d’imagination et en fonctionnant très corporellement dans son activité créatrice. Elle se dit gênée dès qu’elle fait une proposition, une démarche (face à un institutionnel), et qu’elle a tendance à remettre dans sa poche ses idées (à rétrofléchir) par peur d’être rejetée affectivement ou d’ « être prise pour une folle ». Elle m’avait également signalé des angoisses d’agression (peur d’inceste) au sein de sa famille. Elle présente plusieurs symptômes allergiques (asthme, rougeurs, difficultés à respirer) qu’elle soigne par homéopathie, et une douleur au ventre qui s’avérera être une forme courante d’infection de l’utérus diagnostiquée par sa gynécologue (papillona-virus).
61Elle disait avoir du mal à nouer une relation durable avec un compagnon, comme si elle se précipitait trop (impression d’urgence, de devoir s’engager à court terme). Elle se voit très précisément avec des enfants, à qui elle parle parfois comme s’ils étaient déjà là). Durant notre parcours, elle rencontrera successivement deux compagnons potentiels. Mais ses meilleures rencontres sont avec d’autres artistes comme elles, qui lui donnent à la fois beaucoup d’énergie et d’envie de créer. Elle évoquera des symptômes résurgents de boulimie (suivies de dégurgitations), dont les crises sont très liées aux angoisses de solitude et de relations affectives insécurisantes.
62Projections ? Oui, beaucoup. Égotisme ? Certaines projections (« les gens érudits », « on va me prendre pour une folle ») entraînent un retour dans sa frontière. Mais cela ne semble pas l’arrêter dans son élan, sauf dans ses contacts amoureux. Il y a aussi de la place pour l’introjection (peur de l’inceste, peur d’être rejetée). Et c’est probablement là qu’il faut creuser, ratisser le fond, encore et encore. Une figure apparaît, dans ce fond de créativité réfléchie mais spontanée : alors qu’elle ne supportait pas de se regarder « en ma présence » dans le miroir de mon cabinet, elle s’est regardée dans son miroir, et « je me suis vue pour la première fois comme une adulte ». Mais la Gestalt reste à construire.
63Les introjections ressortiront progressivement au cours des séances, notamment en relation avec sa grand-mère maternelle (crypte) et des violences du côté des hommes de deuxième niveau générationnel.
64« Comment en finir avec cette image de petite fille que j’ai dans mon corps » ?
L’égotisme lui avait permis de tenir à distance cette famille douloureuse, mais à présent l’empêchait de s’engager dans des rencontres nouvelles et satisfaisantes. À travers des dessins et des formes chiffonnées, petit à petit, s’est mis à jour l’enfant intérieur qui n’était pas elle, et elle a pu se tourner vers le futur, en souhaitant aller vers une continuation de la thérapie sous forme groupale. Je dirai qu’il y a bien eu finitude d’un processus (l’introject), mais qu’il reste une non-finitude sur le plan relationnel.
c – Le processus égotiste se présente comme le « négatif » de la confluence
65Paul est un gourou du marketing. Sa demande initiale concernait les relations avec sa femme (étiolement de la relation érotique) et avec les femmes (plaisir trouble de séduction), puis s’est transformée au fil des séances en désir de construire intelligiblement ses investissements, tant personnels que professionnels). Une phrase pourrait résumer ses relations avec sa mère : « Et si j’étais curé, lui demande-t-il un jour ? – Alors il faudrait que tu sois le pape ! ». Depuis lors, il vit sa vie comme une astreinte passionnée à être « le meilleur » dans son domaine. Mais cela lui a joué des tours, car il s’est parfois lancé sans précautions dans des projets d’association qui s’avéraient ne pas correspondre à ses valeurs morales, ou dans des relations troubles avec des groupies qui lui ont donné naturellement maille à partie avec sa compagne.
66Je me dis parfois qu’il procède à l’inverse de l’égotisme, cherchant la confluence effrénée (et parfois antinomique) avec l’environnement, avec une capacité d’engagement spontanée qui est l’inverse de la longue maturation aboutissant à l’abandon de la satisfaction, dans le processus égotiste. Et pourtant… (mais c’est le thérapeute habitué au retrait dans sa frontière qui parle), ne risque-t-il pas de se retrouver finalement seul et dans l’ennui, pour avoir trop voulu cette « confluence-fusion »qui est la récompense des ajustements créateurs ?
67M’en référant au livre de B. Lapeyronnie [11], je voudrais rendre compte brièvement ici de ce que j’appellerai la « confluence égotiste », comme un retrait dans sa frontière-soi, où le processus égotiste permettrait au sujet de retrouver une confluence avec ce qu’il connaît de lui, une forme de reculade qui lui évite d’être perturbé par de nouveaux affects. Ainsi, le sujet retrouve cette indifférenciation figure/fond qui lui est habituelle, et fait l’économie d’un changement, d’une nouvelle figure, d’un nouvel équilibre (cf. le « cramponnement » dans sa frontière-soi, de Gordon Wheeler). Mais revenons sur la confluence.
68« Si l’on peut s’accorder sur le fait que la confluence désigne une « indifférenciation figure/fond » (la figure n’émerge pas du fond dans le précontact, le contact est totalement investi dans la figure dans le contact final, le fond n’étant plus « présent »), il était beaucoup plus difficile de s’entendre sur ce qui pouvait relever de la confluence « saine » (il est normal qu’il n’y ait pas de différentiation figure/fond avant le précontact, ni dans le post-contact, puisque l’organisme fonctionne sur sa physiologie secondaire et que rien ne vient le solliciter à la frontière-contact) et de la confluence « non saine » (résistance, en conception psychanalytique) ou absence de ressenti plus ou moins consciente et plutôt volontaire, pour éviter l’entrée en contact, mais aussi refus de la confluence saine du contact final qui se traduit par une fixation égotiste, et une rupture de ce contact final, toujours pour éviter l’angoisse de la « confluence fusion » chère à Perls, Goodman et à nombre de Gestalt thérapeutes…
La définition qui est donnée par B.Lapeyronnie (p. 142 du livre édité par l’Exprimerie) est celle « d’un non-contact, d’une absence de contact ou d’une non-conscience de la frontière figure/fond pouvant entraîner une identité organisme/environnement. C’est une non-conscience (unawareness), car elle concerne ce qui n’est pas à la frontière-contact organisme/ environnement ». Jusqu’ici, la définition ne connote pas le caractère normal ou névrotique du processus. Ce qui nous permettrait de dire que le processus égotiste est le « négatif » de la confluence. Et aussi de parler de « confluence égotiste ».
Conclusion
69L’égotisme apparaît comme un processus de « cramponnement » à une figure rigidifiée du fonctionnement de la fonction Ego. Sans refuser l’engagement initial, dans des relations organisme/environnement où la nouveauté et la surprise sont au début plus attractives et permettent au self de participer à la nouvelle situation, à la nouvelle expérience ici et maintenant de la relation avec autrui, il y a une maturation (saine) mais une difficulté (malsaine) qui empêche le sujet, (Moi avec Tu, par exemple) de tenter l’expérience d’une rencontre nouvelle, à la fois excitante et angoissante. Dans cette confrontation entre deux fonctions du self (le moi prudent, archaïque, et le moi aventureux, socialisé) l’angoisse l’emporte, et le sujet se replie sur soi-même en abandonnant ce terrain qui pourtant pouvait lui apporter de la nouveauté. C’est une forme d’ajustement, mais qui – privilégiant le « protectorat » de la personnalité et l’intégrité du ça inhibé – ne sera pas créateur de formes nouvelles et de relations adaptatives à l’environnement. La négociation n’a pas lieu, ou si elle a lieu, elle se termine au bout du compte par un abandon du terrain. Elle abandonne la place au lieu de lâcher prise à cette nouvelle rencontre.
70Les raisons de ce processus, ici et maintenant, peuvent être très variées, et pas forcément aboutir à des résultats négatifs. Schémas introjetés du passé, projections sur des risques imaginaires ou réels, manque de confiance en soi ou en l’autre pour une confluence-fusion qui obligerait à une remise en question trop difficile ou éloignée de la représentation que se fait le sujet sur ce qui sera bon pour lui dans la situation future.
71Là où l’on peut dire que le processus devient « névrotique », c’est lorsqu’il aboutit à un mécanisme systématique de méfiance ou d’incapacité à s’engager dans l’inconnu d’une situation nouvelle, alors même que la maturation de son choix a été menée avec le plus de clarté possible.
72Naturellement, la certitude, ici et maintenant, qu’un engagement soit approprié pour le futur et bénéfique pour l’organisme est impossible à obtenir : « c’est la suite qui le dira ». Ou plutôt, la suite ne sera que le reflet de ce que cet engagement permettra justement d’ajuster dans une situation nouvelle.
73Alors, à quoi bon vouloir cerner tous les tenants et aboutissant d’un choix (ou d’une aliénation) que la fonction Ego ne saurait prédire à l’avance ? Comme dans la posture de l’artiste ou de l’enfant qui suit son « instinct » (tendance naturelle à faire confiance à toute nouveauté qui lui paraît bonne pour lui a priori), le processus « libre », dégagé de sa tendance égotisme, suivra le chemin nouveau qui se présente à sa frontière, et se risquera à vivre quelque expérience qui pourra, comme dans toute expérience humaine animale, lui apporter du bien ou des déboires ; mais au moins, il aura pris le risque et avancé d’un pas vers une forme nouvelle, ce que la posture égotiste se refuse, essentiellement par crainte de la nouveauté et de ce qu’elle peut engendrer de déceptions.
74Dans cette posture, les expériences passées ne sont pas absentes, et il faudra les mettre à jour pour « actualiser » les risques encourus.
75Par exemple, la peur de l’inceste, vécue réellement ou fantasmatiquement dans l’enfance ou l’adolescence, peut empêcher, ou du moins perturber une rencontre vécue à l’âge adulte. De même, une relation trop exigeante à la mère peut se revivre à l’occasion d’une relation adulte en confrontation homme/femme. Et la posture (de protection), qui avait été utile à cette période d’origine, devient un empêchement à expérimenter de nouvelles formes de relation.
76Ce n’est d’ailleurs pas tant dans la recherche du « pourquoi » je me comporte comme cela vis-à-vis de mon environnement actuel qui est déterminant dans la modification du schéma actuel, mais plutôt dans l’élucidation du processus (comment je fonctionne avec lui, avec elle), qui permettra d’envisager, d’expérimenter d’autres modes de fonctionnement et de renforcer à la fois la fonction ego et le self du « patient ». S’il n’est pas inutile d’identifier « la source » (l’histoire d’origine) du schème de comportement, il est surtout fondamental de déclencher – à travers le travail sur les émotions, les représentations, les sensations – une envie de vivre différemment les modalités de contact qui s’étaient établies « en mémoire » des événements et de leur charge psychique antérieure. C’est ainsi que l’on peut « sortir » du processus égotiste, en libérant le potentiel énergétique et créateur du sujet pour lui permettre d’accéder à de nouvelles modalités de contact et de confluence avec l’environnement.
77Le travail effectué par le thérapeute n’est pas exempt de ses propres tendances égotistes, dans la relation avec son patient. Ainsi pourra-t-il, par exemple, s’inquiéter lui-même du risque qu’il y a pour son patient à abandonner un statut professionnel rassurant bien que lourd à porter, au profit d’une activité nouvelle plus attrayante mais plus risquée financièrement. En aidant le patient à renforcer ses capacités créatrices d’ajustement, c’est-à-dire en permettant à sa fonction Ego de prendre de l’assurance, il a lui-même déclenché – et c’est peut-être là qu’on identifie la nature « égotisante » du type de travail que la Gestalt-thérapie génère – une possible introjection transférentielle qui servira plus le projet du thérapeute que l’intérêt de son client. Mais alors, c’est le self du thérapeute qui rentre en contact avec celui de son « patient », et qui permet un échange dans lequel le client « prend ses responsabilités », c’est-à-dire son autonomie, en lui permettant d’évaluer les pour et contre de ses choix de vie. De toute façon, ce n’est pas au thérapeute de substituer son projet à celui de son client.
Le travail effectué en séance, et au long de la thérapie, ravive des « non-finitudes » que certains appellent « ne pas arriver à faire le deuil de » en se situant dans une perspective passée. C’est vrai pour les introjections, les regrets, les amours déçus ou mal vécus. C’est vrai aussi pour les pertes affectives réelles (la mort d’un enfant, par exemple) qui génèrent des blessures dont certaines ne peuvent jamais se refermer totalement. Mais, en Gestalt-thérapie, ce n’est pas le passé qui nous intéresse principalement, c’est comment va-t-on s’ajuster avec le futur [12].
Paradoxalement, la maturation égotiste peut faire partie de ce travail, et c’est souvent en relevant les hésitations et les « bonnes raisons » de ne pas s’engager dans la nouveauté que le processus égotiste est mis à jour (autant côté thérapeute que patient), A petits pas, mais dans un engagement fort entre le thérapeute et son client, la charge émotionnelle qui a été investie évolue (parfois entre deux séances), et les choix ou aliénations font leur chemin, sans que le thérapeute ait l’impression d’y avoir fait grand-chose. C’est bien la vie du patient qui est thérapeutique, même si la thérapie elle-même joue un rôle de soutien dans ce processus. Cela permet de retrouver une certaine humilité dans notre rôle : on pourrait dire qu’il y a finition de la thérapie, alors que la vie continue, si possible vers une plénitude, qui aura en son heure une forme de finitude.
Notes
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[1]
cf. Mémoire de 3ème cycle. Publié sur le site de l’IFGT.
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[2]
« Variations angevines », à propos de l’Université d’été 2004, dans les Cahiers de gestalt Thérapie. N° 18 p. 163
-
[3]
Gestalt-Therapie. Ch.15. pp. 309-310 Edition de l’exprimerie
-
[4]
Jean Marie Robine : « comment penser la psychopathologie en Gestalt-thérapie ». Presses de l’IFGT 1989.
-
[5]
Dans tous le passage qui suit, nous nous inspirons du travail de Douglas Davidove : « Sur l’égotisme et l’éthique » Mini Bibliothèque IFGT 1995. 2ème édition 2002. Traduit de l’américain par J. M. Robine
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[6]
« Gestalt Reconsidered » A new approach to contact and resistance. Gardner Press. Gordon Wheeler. Gestalt Institute of Cleveland Press. Ch. III § e) Egotism. p.82. Traductrion de Hélène Chauveau
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[7]
A. JACQUES : « Le SOI. Fond et figures de la Gestalt-Thérapie » Chapitre 5 :
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[8]
PHG 0p. citée. Ch. 15 page 309/310 Ed. L’Exprimerie
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[9]
JM Delacroix. interviewé par questionnaire écrit de B. Lapeyronnie pour son livre « Confluence, approche d’un concept de la Gestalt-thérapie ». Page 97. Edition l’Exprimerie.
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[10]
« L’un et l’autre. L’interaction créatrice » p.87. Institut Belge de Gestalt
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[11]
Pour ce qui concerne la différence que je fais entre la confluence-absence d’affect au pré ou post contact, et la confluence-fusion, au contact final, je vous renvoie à l’interprétation faite dans mon mémoire de 3ème cycle, à partir de la première partie du livre de B. Lapeyronnie : « La confluence : approche d’un concept de la Gestalt-thérapie Edition L’Exprimerie 1999).
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[12]
J.M. Robine : « le sens d’une expérience est à construire en relation à ce qui la suit, et non à ce qui la précède ». S’apparaître à l’occasion d’un autre »p.243. Ed. L’exprimerie.