Couverture de CGES_021

Article de revue

Causerie de Paul Goodman

Devant une réunion du complexe militaro-industriel des États-Unis

Pages 165 à 180

Notes

  • [1]
    Probablement en 1967
  • [2]
    Les forces de l’ordre
  • [3]
    Recherche et développement
  • [4]
    Charbon
  • [5]
    Le corps de la paix
  • [6]
    Le concept d’anomie forgé par Durkheim caractérise la situation où se trouvent les individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou lorsque, minées par les changements sociaux, elles doivent céder la place à d’autres. Durkheim a montré que l’affaiblissement des règles imposées par la société aux individus a pour conséquence d’augmenter l’insatisfaction.
  • [7]
    Femmes nègres : cette expression serait considérée aujourd’hui comme raciste.
  • [8]
    Prise en charge en milieu carcéral, traitement psychologique de la criminalité et des peines.
  • [9]
    Ici l’auteur fait une allusion à une émission de télévision de l’époque.
  • [10]
    Le reste de ce paragraphe est dépassé par les événements.

1L’Association Industrielle pour la Sécurité Nationale a été fondée en 1944 par James Forrestal afin de maintenir et d’améliorer la communication déjà traditionnellement bonne en temps de guerre entre les industries de l’armement et le gouvernement. Aujourd’hui, cette association comprend 400 membres y compris bien sûr, toutes les énormes sociétés d’aviation, d’électronique, de moteurs, de pétrole et de produits chimiques mais aussi un certain nombre auquel on ne s’attendrait pas : non seulement General Dynamics, General Motor et General Telephone and Electronics mais aussi General Food et General Learning ; non seulement Sperry Rand, RCA et Lockheed, mais aussi Servco et Otis Elevators. C’est un club fortuné. Le budget militaire se monte à 84 milliards de dollars.

2Lors du symposium biennal qui s’est tenu récemment les 18 et 19 octobre[1] dans l’auditorium du département de l’état, le thème était : « Recherche et développement dans les années 70 ». J’ai eu le grand plaisir d’être l’un des 17 orateurs invités et l’on m’a assigné le thème : « planification de l’environnement socio-économique ». Naturellement, je pouvais imaginer pourquoi j’avais été ainsi « coopté ». Je ne pense pas qu’ils aient eu vraiment envie de faire appel à mes lumières, mais il est utile, à ceux qui alimentent la « mangeoire » publique de présenter l’image d’une discussion très ouverte. Il est réconfortant de pouvoir dire : «Vous voyez bien, ces farfelus n’ont pas le sens pratique ». De plus, les réunions d’affaires sont ennuyeuses et comme on le sait, je suis connu pour être un orateur plutôt stimulant. Mais la lettre d’invitation de Henri Busignies d’ITT, président du comité du symposium, disait simplement : « Vos succès acquis tout au long de votre brillante carrière vous rendent tout à fait qualifié pour parler avec autorité sur le sujet en question ».

3Alors qu’est-ce qu’un intellectuel doit faire dans un tel cas ? Pour ma part, je suis d’accord avec le principe de Gandhi selon lequel il faut toujours collaborer dans les limites de l’honneur, de la vérité et de la justice. Mais comment donc collaborer avec le club militaro-industriel pendant la guerre du Vietnam en 1967 ? Ce n’était certainement pas le moment de questionner des prémisses de base comme je le fais d’habitude, j’ai donc tout simplement décidé de les confronter et de les réprimander sobrement.

4Heureusement, c’était la semaine au cours de laquelle il allait y avoir des milliers de mes amis à Washington pour la grande manifestation devant le Pentagone. Je leur ai vendu la mèche et une trentaine d’étudiants de Cornell et de Harpur sont venus tôt afin de former un cordon autour de la salle avec un bon tract concernant les nuisances pour la jeunesse, de l’environnement créé par les compagnies militaro-industrielles. A leur arrivée, des casques blancs[2], des cameramen et des journalistes se sont déployés. Devant cette invasion dangereuse, le département d’état des États-Unis a été mis en condition de stricte sécurité, les portes ont été verrouillées, et les industriels (moi avec !) n’ont pas eu le droit de s’échapper du côté de la 23e rue. Alors voila ce que je leur ai dit dans cette salle.

R & D [3] pour l’environnement socio-économique des années 70

5Je suis stupéfait qu’à l’occasion d’une conférence sur la planification de l’avenir vous n’ayez pas invité un seul orateur de moins de trente ans, or c’est tout de même le groupe qui va vivre cet avenir. Mais je suis content qu’un certain nombre de jeunes soient quand même venus cogner à la porte et c’est vraiment dommage qu’ils n’aient pas la permission d’entrer.

6Ce forum n’est pas vraiment approprié pour discuter de ce thème. Votre programme mentionne les « objectifs nationaux émergents », pour le développement urbain, la formation continue et l’amélioration de la qualité de l’environnement. Moi, j’aimerais ajouter un autre objectif essentiel : comment revitaliser la démocratie américaine ; et au moins deux objectifs internationaux indispensables : comment sauver la majorité de l’humanité d’une pauvreté croissante et comment assurer la survie de l’humanité en tant qu’espèce. Effectivement, des efforts en matière de recherche et d’expérimentation au plus haut niveau sont nécessaires pour atteindre ces objectifs, mais cela ne s’adresse pas à vous. Vous, vous ne convenez pas à cause de vos engagements, de votre expérience, de vos habitudes, de vos méthodes de recrutement et de votre moralité. Le complexe militaro-industriel des États-Unis que vous représentez est le groupe d’hommes le plus dangereux du monde entier en ce moment. Car non seulement vous mettez en œuvre des politiques désastreuses, mais vous disposez d’un lobby hyperpuissant et vous promouvez et rigidifiez la mauvaise utilisation de l’intelligence, des ressources et de la main-d’œuvre, ce qui rend très difficile tout changement. En toute probabilité, les tendances que vous représentez, seront mises en échec par une pagaille d’émeutes, de bouleversements sociaux, de catastrophes écologiques, de guerres et de révolutions. À tel point que cette planification à long terme, cette conférence en fait partie, n’a pas de pertinence. Mais, si nous nous demandons quels sont effectivement les besoins technologiques et dans quels domaines il faut entreprendre la recherche pour l’avenir, je crois que le meilleur service que vous puissiez nous rendre dans les domaines que j’ai mentionnés, est de vous éclipser assez rapidement et de transmettre vos connaissances pertinentes à des gens mieux qualifiés que vous, ou bien de vous réorganiser avec des sponsors et des engagements totalement différents pour que vous puissiez apprendre à penser et à sentir autrement. Puisque vous représentez le gros de la recherche et du développement dans ce pays, nous ne pouvons pas nous passer de vous en tant que personnes, mais nous ne pouvons pas vous accepter tels que vous êtes à l’heure actuelle.

7En aidant des régions techniquement sous développées, ce dont nous avons besoin dans un avenir prévisible c’est d’une technologie intermédiaire qui soit scientifiquement sophistiquée mais conçue pour les compétences locales, pour leur organisation tribale ou sociale ou pour leur main-d’œuvre qui est abondante et qui tienne compte de leurs matières premières. Le but est de les aider à éviter la faim, la maladie et les dures corvées sans les impliquer dans ce réseau monétaire international qui est d’une tout autre dimension. Laissons-les démarrer à leur propre rythme et à leur propre manière. Si vous voulez des analyses techniques appropriées, je vous recommande les études de E. F. Schumacher, du British Coal Board [4] et de ses associés. Mais, au lieu de cela, vous autres -et vos homologues en Europe et en Russie - avez imposé votre technologie et avez séduit les élites indigènes dont la plupart ont été corrompues par l’éducation occidentale. Vous leur avez fourni des armes et d’ailleurs, vous les avez utilisées comme dépotoir, en les équipant de matériel obsolète. Comme le Dr. Busigny l’a montré hier, votre but doit être, tout en maintenant la maîtrise de la situation, de permettre un petit décalage technique pour continuer à faire des affaires. Ainsi vous avez impliqué ces gens dans une économie sauvagement inflationniste, vous les avez poussés vers une urbanisation immédiate et vous avez augmenté la quantité de maladies et de pauvreté. Vous avez bouleversé les schémas et les structures sociales ancestrales, vous avez dévoyé leur culture, vous avez fomenté des guerres, entre autres, tribales et, au Vietnam vous vous êtes engagés vous-mêmes dans un vrai génocide. Vous avez systématiquement impliqué ces gens dans des combats entre grandes puissances. Cependant, ce n’est pas de votre intérêt de prendre ces gens au sérieux, en tant que personnes, en tant qu’êtres humains et de toute manière vous n’en avez ni la mentalité ni les méthodes.

8La survie de l’espèce humaine, au moins dans un état civilisé, exige un désarmement radical, et les moyens politiques applicables existent ; il y a plusieurs possibilités pour y parvenir si la volonté y est. De même, nous devons désactiver radicalement le système archaïque des états nations, par exemple en internationalisant l’exploration de l’espace, en promouvant des opérations comme l’année géophysique internationale, en dénationalisant Peace Corps [5] et les programmes d’aide, en ouvrant l’information scientifique et les voyages à un plus large public. Au lieu de cela, vous – et vos homologues en Europe, Russie et Chine – avez rigidifié et agrandi les états avec une politique du genre ligne Maginot, appelée force de dissuasion et qui n’a rien stabilisé du tout, bien au contraire. Comme Jerome Wiesner l’a démontré, au-delà d’un certain point, vos opérations et vos agissements ont plutôt augmenté l’insécurité au lieu de la diminuer. Mais, cela était de votre intérêt. Même dans la situation actuelle des rivalités nationales, Marc Raskin qui a participé au National Security Council, a estimé que les vrais besoins de notre défense devraient coûter le tiers du budget que vous avez vous-mêmes élaboré à des fins électorales. Vous avez essayé, sans succès, de nous fourguer votre programme de défense civile qui est scientifiquement, totalement saugrenu. Vous avez saboté la technologie de l’inspection du désarmement. Et maintenant vous nous fourguez des missiles antimissiles et des missiles à ogives multiples. Vous avez corrompu l’aventure humaine de l’espace avec des programmes pour mettre en orbite des plateformes armées. Bien que nous soyons la puissance la mieux armée et la plus protégée naturellement des grandes puissances, vous avez fait en sorte que nous dépensions des sommes beaucoup plus importantes pour l’armement que n’importe quel autre pays.

9Ceci m’amène à la pression que vous exercez sur la situation économique. La richesse d’une nation doit être utilisée pour fournir des biens et des services, en mettant l’accent tout d’abord sur les vrais besoins et sur les commodités distribuées de façon égale : ceci donne un cadre de vie extérieur aux notions économiques et, ce faisant, permet de promouvoir la culture ; mais, avec une économie indéfiniment en expansion, on arrive à une foire d’empoigne. Il devrait y avoir une distribution équitable des richesses sur le plan régional, et aucun groupe ne devrait pouvoir agir en dehors de la société. A l’heure actuelle, aux États-Unis, grâce à l’ingéniosité scientifique et le dur labeur des générations antérieures, nous pourrions fournir un niveau de vie décent à chacun, et ceci comme un droit constitutionnel. Et d’un autre côté, comme les jeunes nous le disent par leur façon d’être et leurs actes, il y a un besoin impératif de simplifier le standard de vie, car cette norme prospère dont nous jouissons est devenue frivole, vulgaire et en fait anti-vie. Mais, vous autres, vous avez déformé la structure d’une économie rationnelle. Depuis 1945, la moitié des nouveaux investissements ont été engloutis par vos produits en dehors des besoins du marché et sans même la surveillance du congrès. Cette année, 86 % des dépenses de recherche sont destinées à vos armes et vos missiles. Vous nous imposez le transport supersonique, chose totalement inutile. Au moins 20 % de l’économie dépend directement de vos entreprises. Les profits et les salaires de ces entreprises ne sont pas distribués de façon normale, mais sont dirigés vers certains groupes, alors que d’autres groupes sont exclus au point de devenir presque des hors castes. Les émeutes de Newark sont en grande partie dues à votre système. [Ce propos a suscité des protestations indignées]
Certaines régions de notre pays sont extrêmement favorisées – spécialement Pasadena et Dallas – tandis que d’autres sont désavantagées. Les biens publics ont été négligés. Une part disproportionnée du savoir-faire humain a été retirée des inventions et des développements les plus utiles. Et pire encore, vous avez soutenu avec enthousiasme une économie essentiellement mercantile qui mesure la santé économique en termes abstraits de produit national brut et de taux de croissance au lieu de tenir compte de façon concrète du bien-être humain. Vous avez été, à la fois sur le plan national et international, les leaders d’une expansion insensée et cela a rendu plus aiguë la pauvreté dans nos propres bidonvilles, dans les régions rurales et pour la majorité de l’humanité. On a prétendu que les dépenses militaires, justement parce qu’elles sont isolées et gaspilleuses, agissent comme stabilisateur de l’économie, en fournissant de l’emploi et des possibilités d’investissement là où c’est nécessaire ; mais votre expansion débridée est devenue le facteur principal de l’instabilité sociale.
En intervenant massivement dans l’instruction publique vous avez encore une fois perturbé la structure normale. Les grandes universités sont financées en grande partie en fonction de vos programmes, les facultés ont perdu leur équilibre et vous autres ne vous insérez pas dans la communauté des savants. Le dialogue vagabond de la science avec l’inconnu est mis à l’étroit en vue de vos mesquins projets militaires. Vous avez mentionné le besoin individuel de créativité, mais votre intention n’est pas d’écouter l’esprit créateur pour y puiser des idées mais de tout ficeler à vos idées à vous. Ceci est tout simplement blasphématoire. Il y a eu des secrets, de la cachotterie ce qui est intolérable pour les vrais universitaires et savants. La cooptation politique et moralement douteuse de la science de l’ingénierie et des sciences sociales a dégoûté et aliéné les meilleurs étudiants. Et, par ailleurs, vous avez déformé les méthodes d’éducation, à commencer par les petites classes. Vos besoins en personnels, à profil étroitement spécifique, ont favorisé l’importance indue que l’on accorde aux notes et aux crédits des jeunes candidats aux examens. Vous avez utilisé les caisses publiques et l’argent des parents pour une formation professionnelle qui vous arrange vous. Vos firmes électroniques se sont lancées dans les industries de l’éducation pour écouler des supports pédagogiques, des aides audiovisuelles et des leçons assistées dans une quantité excessive par rapport à leur utilité. Mais nos vrais besoins éducatifs dans un proche avenir exigent un esprit et une méthodologie tout autre. Plutôt que de programmer la jeunesse, il s’agirait de l’aider à devenir libre et créative dans un monde hautement scientifique et complexe. Il nous faut moins un personnel professionnel que des professionnels capables de critiquer les programmes qu’on leur livre et qui seraient éthiquement responsables. Est-ce que vous encouragez une critique de vos programmes soit par les professeurs subventionnés soit par les étudiants ?
[M. Ernest Feld, Président de séance a crié oui, ce qui a suscité des applaudissements soutenus, mais je doute qu’un tel encouragement existe ou soit fréquent ].

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10Nous avons besoin de moins de leçons et de tests et nous devrions être beaucoup moins attachés au prestige.

11Voyons à présent l’urbanisme. De prime abord, il y a des aspects dans la planification urbaine, la construction, la pollution, la logistique des transports, où vos talents seraient normalement les bienvenus, mais hélas, ce sont vos sociétés qui ont trop vendu d’avions et de voitures qui ont pollué l’eau, l’air, qui ont même renâclé devant ce qui pourrait y remédier. Je ne vois donc pas comment nous pouvons vous faire moralement confiance. Les principaux problèmes présents et futurs dans ce domaine sont d’un autre ordre. J’en vois deux. Le premier problème à terme est : comment réduire d’une façon généralisée l’urbanisation et les banlieues tentaculaires car celles-ci sont économiquement non viables et socialement nuisibles. Le moyen le plus direct pour y remédier et c’est celui que je préconise, est de réduire l’émigration rurale et de promouvoir un retour vers les campagnes grâce la reconstruction rurale et le développement culturel régional. L’objectif devrait être un rapport de 20 % au lieu des 5% actuels, c’est ici que la haute technologie peut œuvrer dans le sens de la simplification et de l’augmentation des biens réels eux-mêmes au prix d’une réduction du produit national brut mesuré en termes pécuniaires. Un tel programme ne serait pas à votre goût ; vous ne cherchez jamais à simplifier et à réduire les dépenses, mais à concevoir sans cesse de nouveaux équipements pour alléger la pagaille provoquée par vos équipements antérieurs. Le deuxième problème rural le plus aigu est : comment diminuer l’impuissance, l’anomie [6], l’aliénation et les maladies psychiques. La meilleure stratégie, dans ce cas, est de décentraliser l’administration urbaine en matière de police, d’écoles, d’aides sociales, de rénovation des quartiers, d’immobilier et de propriété commerciale. Souvent un tel développement communautaire entraîne un regain de conflits et le risque d’une certaine inefficacité technique qui est le prix à payer pour les acquis intangibles en matière d’initiative et de solidarité. Bien sûr ce n’est pas votre façon de faire, vous cherchez toujours à concentrer le capital et le pouvoir. Vos analyses systémiques des problèmes sociaux tendent toujours vers la standardisation, la centralisation et le contrôle bureaucratique, bien que ces critères ne soient pas indispensables dans la méthode. Vous n’aimez pas mettre dans votre ordinateur des facteurs indéfinis et des paramètres inconnus dans lesquels l’esprit, la rancune, l’enthousiasme, la vengeance, l’invention auraient un impact. Franchement, vos programmes sont en général fondés sur des théories puériles de psychologie sociale, de sciences politiques et de philosophie morale. Nous avons grand besoin de recherche et d’expérimentation dans ce domaine, mais il faudrait sans doute y impliquer les petits exploitants agricoles, les Negro-Matriarchs [7], des activistes politiques, des étudiants hirsutes et un certain nombre de sages, mais pas vous. Voyons les choses en face, vous êtes d’excellents producteurs de matériels et de hardware et vous êtes doués pour la logistique et le déplacement des objets, mais votre but primaire est de détruire les choses plutôt que de reconstruire et de créer, tâche plus ardue. Pourtant, vous entrez tête haute dans des domaines tels la pénologie [8], la pédagogie, la gestion des hôpitaux, l’architecture domestique et la planification de la prochaine décennie, partout où des fonds paraissent disponibles.

12J’utiliserai la dernière rubrique - l’amélioration de la qualité de l’environnement - comme fourre-tout pour quelques remarques générales. Dans une société qui est encombrée, trop centralisée, suradministrée, nous devrions viser la simplification, la décentralisation et le non-contrôle. Des études approfondies s’imposent afin d’en déterminer les tenants et les aboutissants. Et pour la première fois de l’histoire, l’étendue de l’artificiel et du technologique a éclipsé le paysage naturel. Il serait prudent de limiter sciemment certaines de nos aspirations démesurées, cela afin de nous éviter de commettre des erreurs écologiques irréparables. Mais comme le Docteur Smelt de Locide nous l’a expliqué hier, la technologie américaine a le don de pouvoir passer très vite de la recherche et du développement à l’application. Dans ce contexte a-t-il dit : « la prudence n’est pas une vertu ». Prenons le cas de l’automatisation. Quelles sont les fonctions humaines qui devraient être informatisées ou automatisées et lesquelles ne devraient pas l’être ? Cette question à la fois analytique et empirique prendra une importance critique dans les 10 années à venir, mais je ne me fierai pas au vendeur d’IBM pour le résoudre. Un autre problème est de savoir comment l’homme peut se sentir libre et à l’aise à l’intérieur même de l’environnement technologique. Par exemple, c’est une chose de comprendre une machine et de savoir la réparer, c’en est une autre d’être un simple utilisateur assujetti à un système de service après-vente. Ainsi, pour se sentir libre, un homme doit avoir son mot à dire par rapport à son environnement direct, mais vous, vous n’avez cure de ces exigences technologiques. Quoi qu’en dise le Docteur Smelt, la technologie est une branche de la philosophie morale bel et bien assujettie à des critères tels la prudence, la sécurité, les équipements, la flexibilité, la rationalité des prix, la facilité de compréhension ou de réparation, etc. Si les critères moraux prenaient leur juste place dans le travail avec les technologies, la qualité de l’environnement s’en trouverait bien plus respirable.

13Un autre problème est d’améliorer la culture scientifique et technique du peuple tout entier. Et là, votre mainmise impérialiste sur les fonds destinés à la recherche et le développement et au système d’éducation a provoqué d’immenses torts. Vous avez fait en sorte que la part du lion aille à une poignée d’entreprises multinationales et à quelques grandes universités, alors que probablement plus de la moitié des innovations importantes découlent de firmes indépendantes de petites tailles et de PME. Cela m’a plu que le Docteur Desahr de Xerox relève ce point ce matin. Si l’argent était réparti de façon plus large, il y aurait sans doute davantage de découvertes et d’inventions et, ce qui est plus important encore, il y aurait un réservoir plus grand de scientifiques et de personnes compétentes. Vous montez en épingle les retombées positives de certaines démarches sociales, mais votre attitude dans l’ensemble est notoirement gaspilleuse. Par exemple, vous avez fichu en l’air 5 milliards de dollars en changeant la conception d’un sous-marin après deux ans en disant : « désolés pour cela ». [… [9]]

14Finalement en concentrant les bourses vous réduisez le champ des découvertes et des inventions créant ainsi l’illusion d’un déterminisme technologique, comme si nous étions obligés d’aller de l’avant selon une certaine vision. Mais si nous avions investi notre savoir-faire, notre intelligence et notre argent dans les voitures électriques, nous aurions aujourd’hui des voitures électriques, et si nous avions insisté sur l’agriculture intensive nous aurions trouvé que c’est la voie la plus efficace, etc. Et, en accaparant les fonds vous n’êtes même pas honnêtes car 90 % des montants destinés à la recherche et au développement sont en fait utilisés pour la production, ce que vous autres en tant que chefs d’entreprises, devriez normalement payer de vos poches.

15Vous avez sans doute trouvé certains de mes propos injustes, mal informés [Tonnerre d’applaudissements]. En gros, ils sont irréfutables et je n’ai pas cherché la petite bête.

16Mes remarques ont certes été dures et moralisantes, personne n’est sans blâme et normalement j’aurais eu honte de parler sur ce ton. Mais vous vous êtes des fabricants de napalm, de bombes à fragmentation, d’avions qui détruisent les rizières. Vos armes ont tué des centaines de milliers d’hommes au Vietnam et vous allez encore en tuer des centaines de milliers dans d’autres Vietnam. Je suis sûr que la plupart d’entre vous admettront que beaucoup de vos activités sont hideuses et néfastes, chez nous et à l’étranger, mais vous direz que c’est nécessaire afin de sauvegarder le style de vie américain, chez nous et à l’étranger et qu‘on ne peut donc pas faire autrement. Toutefois, puisque nous croyons que ce même style de vie est superflu, nuisible et antiaméricain, [Ici certains participants crient « c’est qui nous ? »] - nous, c’est moi et ces personnes dehors qui manifestent - nous ne pouvons accepter vos démarches actuelles, elles devraient êtres bannies à tout jamais.

17[Parmi les 300 personnes dans la salle, la plupart n’ont pas applaudi mais il y en avait tout de même une bonne vingtaine dont les applaudissements étaient plutôt nourris, ceux-là sont venus m’interpeller individuellement après, en disant : « Merci d’avoir eu le courage » ou, et c’est encore plus significatif : « Ces gosses dehors ont raison, mon fils fait la même chose à Boston dans l’Ohio ».

18Le Président de séance Charles Erstfeld d’ITT s’est senti obligé de s’exclamer que les propos concernant le soi-disant génocide que nous aurions commis, sont totalement inacceptables. Il ne dit pas ce qui est vraiment intolérable là-bas où le Viêt-cong extermine les diplômés universitaires.

19Plus poignant encore, le directeur du symposium, homme intelligent et courtois, s’est excusé de m’avoir imposé à eux, ce qu’il n’a certainement pas fait de gaieté de cœur. Il avait bien sûr lu mon texte à l’avance.

20Nous sommes sortis par la porte qui donne sur l’autre avenue et j’ai pu rejoindre la compagnie plus sympathique des jeunes, assis à présent, adossés contre les murs de l’auditorium, tranquilles parmi les forces de l’ordre. J’ai répondu à leurs questions concernant la réunion et nous nous sommes dispersés. Le soir, NBC Television a retransmis la photo des manifestants et le journal Washington Post a consacré un article à l’affaire.

21Où en sommes-nous maintenant ? Il est sans conteste que la semaine de manifestations a été un succès et a obtenu l’effet attendu : des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes furent prêtes à aller en prison ou se faire casser la figure en essayant d’arrêter la guerre au Vietnam. Et tout s’est déroulé comme prévu : les ordres d’incorporation furent renvoyés, il y eut de la résistance devant les centres de recrutement et contre les recruteurs, des foules à Washington et une mêlée au Pentagone. Toutes ces actions se sont avérées très fortes.
Nous assistons à une épreuve de légitimité, et à mon avis la position du gouvernement n’est plus viable ; malgré quelques slogans exotiques. Il existe une lame de fond de populisme américain et même parfois de la violence populiste comme en 1890 ou en 1933. Mais, confiante dans l’ensemble de parler au nom de la démocratie, tout en traitant le Président Johnson d’usurpateur, la presse avait omis de signaler que lors de la manifestation nocturne silencieuse sur les marches du Pentagone, on chantait l’hymne national. Le Président était sans doute mal inspiré d’avoir opposé tant de soldats aux jeunes manifestants, dont le comportement était surtout pacifique mais plein de cran et parfois convaincant. On se serait cru à la veille du retrait des Français d’Algérie - même coalition des jeunes, des intellectuels, mais dans ce cas-ci, il y avait des noirs à la place des Algériens. La question reste entière : est-ce que la structure américaine est si riche, et technologiquement si puissante que son gouvernement peut contourner la légitimité ? Je l’ignore. Et pendant que le FLN et le Vietnam du Nord tiennent le coup et continuent à contre-attaquer avec des morts chez eux et chez nous, l’opinion publique aux Etats-Unis a finalement tourné en faveur d’un retrait. Les faucons se sont divisés dans la confusion.
Le bruit court à Washington que le Président (ou plutôt le gouvernement occulte) est sur le point d’approuver l’invasion du Vietnam du Nord en décembre. Dans un tel cas, cent mille jeunes et une foule d’autres vont résister avec ou sans violence. Il y aura la loi martiale et des camps de concentration. Je ne veux pas poursuivre même en imagination, ce scénario catastrophique. Mais on peut avoir raison d’espérer que le bon sens s’imposera, qu’ils vont mettre un terme à cette guerre odieuse, adopter une politique étrangère un peu moins aventureuse, investir davantage dans les villes, intéresser le complexe militaro-industriel à l’exploration de l’espace et à la planification à long terme et trouver une solide entente avec les Russes. [… [10]]
Les jeunes radicaux ont peur, à juste titre si nous arrêtons la guerre, que la plupart des Américains s’endorment de nouveau moralement et politiquement. […]
Mais je ne pense pas que les jeunes risquent de s’endormir. Ils ont vécu des expériences remarquables et se sont trouvé les uns les autres. Une sorte d’Internationale de la jeunesse devient une possibilité. Le point le plus important, c’est que les systèmes de pouvoir actuels de par le monde ne conviennent plus aux conditions actuelles. Et cela va devenir de plus en plus apparent. Si les jeunes restent en conflit, se lancent dans des innovations et étudient de manière professionnelle ce qu’il faudrait faire avec notre technologie, notre écologie, nos murs et nos hiérarchies, tout en étant conscients que notre monde fait un tout, ils vont progressivement se forger un bon héritage. Étant donné la puissance et la complexité des systèmes qu’ils cherchent à écarter, vingt ans est un laps de temps bien court pour élaborer quelque chose de mieux.

figure im2

22Traduction Valérie Jacquérioz Brissaud, Gestalt-thérapeute à Grenoble et David Walters, thérapeute à Genève.

Remerciements chaleureux à Mme Paul Goodman qui a généreusement cédé ses droits à Jean-Marie Robine, et à ce dernier de nous les avoir cédés.

Notes

  • [1]
    Probablement en 1967
  • [2]
    Les forces de l’ordre
  • [3]
    Recherche et développement
  • [4]
    Charbon
  • [5]
    Le corps de la paix
  • [6]
    Le concept d’anomie forgé par Durkheim caractérise la situation où se trouvent les individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou lorsque, minées par les changements sociaux, elles doivent céder la place à d’autres. Durkheim a montré que l’affaiblissement des règles imposées par la société aux individus a pour conséquence d’augmenter l’insatisfaction.
  • [7]
    Femmes nègres : cette expression serait considérée aujourd’hui comme raciste.
  • [8]
    Prise en charge en milieu carcéral, traitement psychologique de la criminalité et des peines.
  • [9]
    Ici l’auteur fait une allusion à une émission de télévision de l’époque.
  • [10]
    Le reste de ce paragraphe est dépassé par les événements.
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