1À quoi sert la psychopathologie ?
2À faire un diagnostic me direz-vous, à savoir à qui nous avons à faire, à faire un pronostic de l’évolution possible de notre patient, à prévoir des risques possibles de fragilisation, de décompensation peut-être, à avoir une sorte de carte du monde de notre patient et ainsi pouvoir retrouver la sortie quand nous sommes perdus.
3Bref la psychopathologie sert à des tas de choses. Alors pourquoi cette question puisque la réponse déjà donnée semble à ce point évidente et satisfaisante ?
4Approchons-nous donc un peu plus près.
5La question du diagnostic d’abord : de quel diagnostic s’agit-il ? Que diagnostiquons-nous ? Des maladies, des sujets, des structurations psychiques ? Pour quel usage ?
6En tant que Gestalt-thérapeute je m’occupe de situation, de création de Gestaltung. Quel usage puis-je alors avoir de ces informations qui se réfèrent à un autre registre épistémologique ? En fait tous les bienfaits et usages énumérés plus haut de la psychopathologie renvoient à une conception de l’homme structurelle et déterminée, vision du monde assez, pour ne pas dire très, éloignée de la philosophie de la Gestalt-thérapie.
7Après avoir fondé la légitimité du questionnement, je repose à nouveau la question : à quoi sert la psychopathologie ?
8Cette question est en quelque sorte à deux vitesses :
9La première en tant que questionnement général sur la pertinence de la psychopathologie : y a-t-il un discours possible sur le pathique de la psyché, un discours qui se voudrait universel, voire scientifique ?
10La deuxième en tant que questionnement plus restreint sur la pertinence de la psychopathologie, dans son modèle classique psychiatrique, à notre spécificité de Gestalt-thérapeute. À quoi nous sert la psychopathologie ?
11J’ai déjà traité en partie cette question dans un article paru dans les Cahiers de Gestalt-thérapie sur la pathologie de l’expérience. Je ne vais ici en traiter que certains aspects.
12Comme vous le savez, la psychopathologie est née, il y a peu de temps, du souci du monde médical confronté à ce que l’on appelle communément la folie. C’est dire que le modèle qui a servi à son élaboration est un modèle médical, c’est-à-dire le modèle des sciences de la nature.
13Le problème ainsi posé fait déjà apparaître ses limites. En effet, autant les classifications des maladies somatiques se basent sur une classification de faits observables et se rattachent à un objet lui-même observable : le corps, autant la classification des maladies dites psychiques se rattache à un objet que personne n’a jamais vu : la psyché. Ce qui veut dire que, dans le premier cas, tout le dispositif d’objectivation dont s’est dotée la médecine permet une classification de plus en plus fine et opératoire des maladies, autant dans le deuxième, il n’y a pas de possibilité probante d’objectivation.
14C’est ce dilemme qu’a cherché à résoudre depuis le début, ce que l’on a appelé le courant organiciste. Celui-ci a toujours cherché, justement, du côté du corps, soit par des théories lésionnelles nerveuses, cérébrales, soit par des théories biologiques, à trouver une cause objectivable aux maladies mentales. Cet effort reste encore aujourd’hui sans résultat probant et les soit-disant preuves de dérèglements biologiques dans certaines pathologies mentales ne prouvent rien si ce n’est de revenir à l’historique question de la poule et de l’œuf.
15Une autre manière plus sournoise, et apparue plus récemment, est de contourner la question de l’organicité par la mesure statistique. C’est le DSM, plus à usage des ordinateurs que des praticiens ! Si ce dernier a le mérite de mettre de côté l’origine des troubles pour ne s’intéresser qu’aux comportements induits et manifestes, il a le désavantage d’obliger le praticien à ne voir les personnes qu’au travers d’items déjà préformés et ainsi de laisser de côté ce qu’il y a de spécifique à chaque sujet. On pourrait dire que ce risque est celui de toute nosographie : regrouper des personnes différentes par ce qu’elles ont en commun et désigner cela d’un nom plus ou moins exotique. Ce faisant, ce qui fait de la schizophrénie de Gaston une manière particulière d’être, différente de la schizophrénie d’Émile, ne peut être pris en considération, et donc, le praticien ne rencontre plus que des schizophrènes et non plus des personnes. De ce point de vue, le DSM est l’exagération de ce système. En effet en se voulant athéorique, il vise déjà un point de vue impossible, dans le sens où il revendique un point de vue qui ne serait pas situé quelque part, ce qui est impossible. Ensuite, et pour la même raison, en faisant l’économie d’une description de ses soubassements anthropologiques, il induit de manière sournoise une anthropologie quantitative, décrivant l’humain comme un ensemble de comportements, certains étant dits normaux, d’autres, pathologiques, sans jamais poser le symptôme dans un contexte ni dans une histoire, c’est-à-dire sans interroger le sens qu’il peut avoir pour la personne. En ne tenant pas compte du contexte, de la situation relationnelle de la consultation même, le DSM, à la suite de la nosographie classique, fige le comportement a-normal comme un attribut permanent et invariant du sujet. On peut voir, là encore, une sorte de transposition directe du modèle médical qui fait que lorsque votre jambe est cassée elle le reste quel que soit l’environnement dans lequel vous évoluez. Permanence et objectivation sont, donc, les deux catégories sur lesquelles se fonde la pensée médicale en général mais aussi psychiatrique. Notons au passage que ces deux catégories sont aussi celles au travers desquelles la métaphysique occidentale à toujours pensé l’étant : dans son objectité et sa substance, donc sa permanence.
16De ce point de vue, il est le reflet typique de notre société dite libérale et marchande qui ne fait plus de différence entre l’humain et la chose là-devant.
17La psychiatrie s’est depuis longtemps interrogée sur ce problème, et, sur ce point, l’apport et la critique des psychiatres phénoménologues sont prépondérants.
18Ils ont été, en effet, les premiers à revendiquer un intérêt porté à la personne du malade, à son histoire de vie, à la construction de son monde de significations, au-delà (et non en deçà) de toute classification nosographique.
19Il est clair que, d’un strict point de vue phénoménologique, la question du normal et du pathologique ne se pose pas. Le phénoménologue n’a affaire qu’à des manières d’être au monde singulières, ayant, toutes, leur validité propre. Le pathologique ne réside, pour lui, que dans la restriction des possibles que certains modes d’être au monde impliquent et dans la déficience plus ou moins grande d’une intersubjectivité partagée.
20Il apparaît, donc, que le développement de la psychopathologie s’est fondé, depuis son origine, sur la nécessité des psychiatres de pouvoir isoler des pathologies reconnaissables, à l’image de la pathologie somatique, et, à partir de ce diagnostic, d’établir un pronostic et un traitement.
21L’arrivée de la psychopharmacologie a renforcé cette nécessité et en a fondé, rétroactivement, l’importance. En effet, on ne prescrit pas le même traitement médicamenteux à un dépressif et à un délirant. De ce point de vue et de manière générale, la psychopathologie a tout son intérêt pour la prescription.
22Mais, là encore, faut-il prendre un peu de recul. Un livre récent, « la dépression est-elle universelle » de Catherine Lutz explique comment une peuplade d’une île perdue de Micronésie, les Ifaluks, ne connaîtrait pas la dépression. Nous pouvons imaginer nos savants partant à la recherche du gène miraculeux que posséderaient les habitants de cette île et qui les mettrait hors d’atteinte de notre fléau occidental. J’imagine qu’ils ne trouveraient rien. L’observation ethnologique qu’a menée l’auteur sur cette île lui a permis de voir, en effet, des personnes tristes, abattues, sans goût à la vie. La différence est que, chez ces gens-là, ces signes ne sont pas signes d’une maladie (ils n’ont d’ailleurs, paraît-il, aucun mot dans leur langue pour désigner ce que nous appelons le psychisme) mais de difficultés relationnelles, avec la communauté dans son ensemble. De ce point de vue : on peut affirmer que la dépression n’existe pas là-bas. L’auteur démontre bien que, pour qu’il y ait dépression, il faut au préalable une construction de monde où ce mot puisse faire sens. Un monde où les gens se définissent par une intériorité, un psychisme, un monde où l’individu prime sur le groupe, en bref, comme elle le dit, un monde américano-européen.
23Mais, sortis de cet intérêt prescriptif, que nous dit la psychopathologie ?
Elle nous parle de symptômes dont la collation permet de diagnostiquer une maladie, c’est-à-dire un état anormal de la psyché. Dans cette phrase, il y a superposition directe de termes de la médecine somatique à l’activité psychique : symptôme, maladie, psychisme au lieu de somatique. Nous nous trouvons face à une transposition imaginaire du somatique à un autre corps « ethérique » que l’on appelle psyché et auquel on attribue un fonctionnement soit dérivé et dépendant du somatique (organiciste) soit indépendant mais organisé à l’instar du somatique. Il y a, donc, signes, symptôme de ce corps et organe à la fois qui vont inférer sa maladie.
Je rabâche ce qui semble des évidences, mais c’est peut-être justement pour questionner ces évidences qui n’en sont peut-être pas.
Certains, dans la psychiatrie même, sans doute plus hardis que les autres, ont critiqué, mis en doute la maladie mentale elle-même, en y voyant un processus d’évolution ou d’ajustement. Ce fut le cas du mouvement de l’anti-psychiatrie, développé en son temps par Laing et Cooper.
La crise qui secoue notre profession actuellement et les débats qu’elle suscite montrent bien, là aussi, la difficulté à laquelle nous sommes confrontés, à savoir que, si dans nos thérapies il s’agit de soins ou d’autre chose, cet autre chose reste, sur le fond, à définir. Et l’on constate qu’en la matière, personne ne peut donner une parole définitive.
24La psychopathologie est bien le reflet de cette incertitude quant à l’objet même de son étude. Elle en est le reflet dans la diversité des classifications, des dénominations, des théories et j’en passe. Cela pour dire le fond d’arbitraire, peut être là plus qu’ailleurs, qui réside dans la classification psychiatrique et parfois, du coup, les diagnostics divers qui peuvent être posés pour une même personne.
25Si nous sortons de ce modèle de pensée, essayons d’imaginer un monde non constitué de choses simplement posées là, face à des sujets déjà constitués (Adam et Ève), mais plutôt de voir dans les comportements, comme la phénoménologie nous y invite, des manières de soutenir sa présence au monde. Alors rien n’est plus la propriété singulière d’un sujet défini une fois pour toutes.
26Ce pas franchi, qu’advient-il de la psychopathologie ?
27Est-elle un outil adapté au diagnostic des situations ? À l’évidence, pas trop, pour ne pas dire pas du tout. La psychopathologie classique est totalement fondée sur une vision close de l’individu dans une intériorité psychique ; de ce fait, elle ne peut que décrire des modèles d’organisation du sujet, décrire des propriétés plus ou moins permanentes de ce sujet, comme on décrirait les propriétés d’un objet quelconque.
28Au questionnement sur le « qui », elle répond par un « quoi ».
29Faut-il, donc, en disant cela, jeter tout à la poubelle et reconstruire sur de nouvelles bases ?
30La réponse est à deux niveaux : il y a, d’abord, une demande actuelle de certains psychiatres d’une refonte globale de la psychopathologie, dans la mesure où ils font l’expérience que le modèle actuel n’est plus pertinent. Dans ce refondement souhaité, la question du paradigme de l’individu n’est presque jamais remis en question. Il reste un fondement non questionné puisqu’allant de soi.
31Ensuite, il y aurait la question de savoir si, du point de vue de notre pratique de Gestalt-thérapeute, il y a nécessité ou non d’élaborer une psychopathologie gestaltiste, bien qu’il y ait déjà, à l’énonciation, contradiction dans les termes. En effet, en tant que gestaltiste, l’objet de notre préoccupation est la Gestaltung, et non la psyché. Alors est-ce qu’une Gestalt-pathologie est à créer ?
32Je dirais qu’elle existe déjà, en ébauche, dans la théorie du self et qu’il conviendrait juste d’en tirer les conclusions et élaborations dans cette direction initiée par Perls et Goodman.
33Revient alors la question récurrente de l’utilité, pour nous, de la psychopathologie dite classique, bien qu’à la regarder de plus près elle ne soit pas un bloc bien organisé mais plutôt un ensemble parfois disparate et contradictoire.
34De mon point de vue, la vieille psychopathologie a encore et je dirais malgré tout, des tas de choses à nous apprendre. Elle ne reste pas simplement un outil de communication plus ou moins commun à tous les psychothérapeutes, psychiatres et psychanalystes de la planète, elle est, aussi et surtout, une invitation à la réflexion sur ce que sont l’homme et ses devenirs multiples. Et il serait dommageable de se passer de cette masse de connaissances, de ces réflexions en tous sens qui ont tissé, d’Hippocrate à nos jours, une compréhension de l’humain qui est, aujourd’hui, la nôtre.
35Présenter la psychopathologie comme un produit fini, ce qu’elle n’est pas et ne saurait être, c’est enfermer l’homme dans une définition close qui le ravale au rang de l’objet, car elle évacue ce qui pourrait définir l’essence même de l’existant humain dans le sens qu’il n’est que ce qu’il devient.
36Le problème n’est donc pas la psychopathologie en elle-même, mais la manière dont elle est enseignée et l’usage qui en est fait. Soit elle est ouvrante à différentes manières de voir et, ainsi, enrichissante en horizons de compréhension, soit elle est fermante quand elle cherche à définir une fois pour toutes ce qui est normal et ne l’est pas, ce qu’est un sujet sain ou malade.
37C’est sur ce point, à mon sens, que l’insistance actuelle de notre gouvernement à mettre l’étude de la psychopathologie comme préalable presque exclusif à la pratique de la psychothérapie est un danger, danger de réduire l’humain à un objet de connaissance d’où serait exclue la part d’ombre et de mystère qui le fonde originairement et, ce faisant, de ne laisser de lui qu’une objectité manipulable pour ne pas dire consommable.
La psychopathologie est notre os à ronger, dans la mesure où elle est un fondement à partir duquel nous pouvons user de notre critique, par rapport auquel nous avons à nous définir et, ce faisant, nous la faisons évoluer.
Je citerais, à ce propos, Arthur Tatossian qui disait toujours que la psychopathologie phénoménologique ne visait pas à remplacer la psychopathologie classique, mais était un plus, une élaboration critique et constructive de cette dernière.
Pour conclure je dirais, en une forme concise et abrupte (donc forcément sans nuance) : non, la psychopathologie ne nous sert absolument à rien, mais son étude est indispensable à la formation de tout Gestalt-thérapeute.
Bibliographie
Bibliographie
- Catherine Lutz. La dépression est-elle universelle ? Ed. Les empêcheurs de penser en rond, novembre 2004
- Pierre Pichot et Werner Rein (sous la direction de). L’approche clinique en psychiatrie, Ed. Les empêcheurs de penser en rond, juillet 1999
- Arthur Tatossian. La phénoménologie des psychoses, Ed. L’art du comprendre, juillet 1997