Corps et Problèmes
1Avec le « corps » nous sommes immédiatement pris par le dualisme de notre langue et de notre pensée. Le corps, puisqu’il nous faut le nommer, fait aussitôt figure contre un fond qui ne serait pas lui, l’esprit ou la psyché par exemple. Et aussitôt, bien sûr, commencent les problèmes. Ai-je un corps ou suis-je ce corps ? Parce qu’encore le corps surgit comme support ou propriété légitime d’un individu et qu’il lui est en principe inaliénable, le corps s’oppose implicitement au collectif. Nous savons cependant, en particulier depuis Foucault, combien le corps individuel est un enjeu essentiel des luttes de pouvoir qui agitent le « corps » social…
2Notre culture est particulièrement ambivalente à son sujet : culte du corps, glorification du corps sain, tonique et sportif, dents blanches et sourire Hollywood et simultanément dopage, dévalorisation du travail manuel, absence des arts du corps de l’école, étouffement du corps sous les désodorisants, les jeans moulants… Nous valorisons un simulacre de corps, bronzé, maquillé, le corps-masque et nous éloignons sa souffrance, sa texture, son vieillissement. Nous exaltons son érotisme et nous nous écartons du contact des corps entre eux. Ce que nous désignons comme corps est d’un statut bâtard, ni matière brute, ni esprit pur, ni rejeté ni accepté, le plus souvent tenu dans les limbes de quelques paquets de vitamines, de somnifères ou d’antidépresseurs.
3Notre position de Gestaltistes semble réintégrer le corps comme lieu de l’expérience, comme soutien de la frontière-contact. Pas de changement, d’ailleurs, dans le sens de l’altération du fonctionnement de la frontière-contact ou dans le sens de son rétablissement, sans traces corporelles (chaleur, rougeurs, pâleurs, frissons, gorge serrée, vertiges, pleurs, spasmes, sensations de bien-être ou de tension etc.). Ce corps matériel que la science nous propose est lui-même d’une complexité et d’une finesse inouïes, capable - au sein des milliards de cellules qui le composent - d’ajustements moléculaires incessants, parcouru de multiples réseaux d’information, de transmission, œuvrant en synergie sur des échelles très variées, allant des forces du niveau atomique à la biomécanique du mouvement. Mais ce regard compréhensif à l’égard des manifestations corporelles du changement ou même cette admiration et cette contemplation du corps-machine ne suffisent pas à honorer pleinement cet aspect de nous-mêmes. Ils maintiennent ce qu’il faut bien que nous appelions le « corps » au rang d’objet, admirable certes, mais toujours distinct du sujet, même si - sans le corps - ce sujet serait sans vie.
Thérapie et cheminement spirituel
4Si nous revenons au vocabulaire de nos fondateurs, nous ne parlons plus de sujet versus un corps mais d’organisme et en particulier d’un organisme en relation avec son environnement. Et la notion d’organisme réunit bien en elle la vie avec la structure individuelle qui l’abrite. L’inconvénient c’est que cela nous incline à une pensée biologisante et objectivante d’où l’irréductible du sujet et sa singularité font défaut. Et cela masque le fait que la plupart des difficultés névrotiques, si elles se manifestent bien comme des difficultés d’ajustement du contact de l’organisme avec son environnement, se manifestent tout autant sous forme de représentations figées chez un ou plusieurs des protagonistes d’une situation. Que nous puissions parfois court-circuiter l’obstacle d’une représentation psychique rigidifiée en faisant appel aux ressources sensitives et physiques de l’organisme, en amplifiant les mouvements corporels et en soutenant le vécu émotionnel par exemple, ne permet pas d’affirmer, suite à une expérience de contact à peu près réussie, que la difficulté est surmontée… Si l’imprégnation est profonde, si les situations traumatiques sont archaïques, bref si nous sommes en face d’une vraie névrose, le travail thérapeutique va devoir s’inscrire dans la durée. Et le client devra faire un deuil, c’est à dire opérer un véritable changement dans sa manière d’être au monde et de s’y mouvoir (changement d’attitude) ainsi que dans sa manière de l’envisager, de se le représenter et de s’y représenter, ce qui signifie un changement dans le fonctionnement même de son esprit. Un changement spirituel donc, qui est à la fois changement d’attitude et de comportement ; un changement qui, selon l’angle sous lequel on le regarde, peut être dit « corporel » ou « spirituel »…
5Nous répugnons souvent à envisager la thérapie comme un travail spirituel. C’est pourtant une évidence. Il n’y a pas de thérapie qui ne soit simultanément un cheminement spirituel. La répugnance est légitime, le sectarisme avec son appropriation de la vérité (sur la nature du monde, sur le sens de la vie, sur l’au-delà etc.) nous apparaît tout proche. Cette répugnance toute laïque, qui se souvient encore de son combat contre l’aliénation religieuse sur les consciences, est elle-même engendrée par notre manière d’envisager le monde et en particulier (et souvent à notre insu) par la très classique et occidentale tripartition de l’humain en corps / psyché / esprit. Le biologisme abstrait du vocabulaire de Perls et Goodman (organisme/environnement, self, frontière/contact, figure/fond) en recollant assez explicitement corps et psyché grâce au self-opérateur de frontière-contact, semblait avoir fait s’évaporer le troisième terme devenu invisible – l’esprit –. Cela permettait de tenir à distance la tentation de normaliser le névrosé (c.a.d. d’atteindre ou d’attenter à son esprit) en lui imposant des critères de fonctionnement externes ou un système de valeurs qui ne seraient pas les siens ; c’est d’ailleurs le grand mérite de nos fondateurs que d’avoir ouvert un chemin en ce sens.
6Si toutefois nous acceptons que l’expression « changement spirituel » signifie une modification en profondeur dans notre processus d’évaluation des situations organisme/environnement et de l’ensemble des opérations bio-mentales afférentes à ce processus même, il me semble que la répugnance s’éloigne. Que ce processus soit peut-être pour l’essentiel corporel ou physique semblera plus aléatoire. Et pourtant…
Pour tenter d’illustrer mon propos, je veux ici vous faire partager quelques éléments de recueillis au long de mon propre parcours sur la voie des arts du mouvement chinois et en particulier sur le chemin du Tai Chi Chuan. Ce faisant j’ai un double objectif en vue : d’une part montrer comment le corps est esprit et, d’autre part, utiliser analogiquement le Tai Chi pour ouvrir, par allusion, des questionnements et des pistes de réflexions sur notre pratique de la thérapie.
Le Tai Chi Chuan en exemple
7Je ne me suis convaincu que progressivement que le Tai Chi Chuan était un chemin de transformation de soi et je ne me suis rendu compte que tardivement que cette transformation était d’abord de nature mentale ou psychique. Bien qu’immédiatement attiré et fasciné par la non dualité et par le taoïsme imprégnant cette approche martiale spécifique, je n’ai pu d’abord envisager le Tai Chi que comme une pratique permettant de se déstresser, de s’assouplir et de se fortifier physiquement…
8En tant qu’art martial, cependant, le Tai Chi repose sur la réalisation de l’union avec l’adversaire. Cela se met en œuvre au moyen d’un contact étroit et sans opposition avec lui où, grâce à l’absence de peur et à la solidité de nos appuis, toutes nos réactions instinctives vont pouvoir se déployer spontanément dans la rencontre.
9On notera la proximité de cette approche avec le déploiement spontané du self dans le contact de la Gestalt thérapie. Il faut aussi souligner l’importance ici du système de soutien…
10Concrètement la présence est complète, la respiration profonde. Au dessus de la taille, le haut du corps du pratiquant est souple tandis qu’au dessous il est solide. Les pieds sont profondément enracinés dans le sol, le regard et les mains sont vifs. Rien n’est saisi, aucune pensée n’est attrapée ni ruminée par le mental ; les mains sont douces et ne se durcissent qu’à l’instant de la frappe. L’intention de frapper elle-même, si elle va directe, utilise l’impulsion de tout le corps et le rebond qui lui est donné par le sol pour se propager librement au travers des articulations jusque vers les points de frappe, en un seul acte. Un tel homme est un maître et il dispose de pouvoirs peu ordinaires dont ses partenaires peuvent témoigner. Pour de nombreux chinois, cela est accepté comme une banalité. Pour moi, il m’a fallu le vérifier pour le croire.
11Obtenir ce niveau exige un travail assidu, intensif et persévérant. Ce travail lui-même ne peut être fait mécaniquement : il exige de s’observer et de s’impliquer correctement dans la manière même d’engager l’entraînement. La manière de travailler, l’état d’esprit au sein de la pratique, évolue et se précise avec le temps. Les deux piliers de l’entraînement sont la forme lente et la poussée des mains.
12La forme lente est un enchaînement solo de mouvements dont l’exécution complète peut nécessiter jusqu’à 50 minutes. Chacun la pratique selon son niveau propre mais tout pratiquant sérieux s’y livre régulièrement et avec concentration. D’expérience, mais les maîtres le disent aussi, la compréhension naît graduellement de la pratique. A mesure qu’on s’approprie le mouvement, on en comprend le sens et on en partage l’intentionnalité ; se dévoile ainsi le chemin à venir par la prise de conscience des points d’étude à approfondir. Les grands guides directeurs sont la détente, une respiration aisée et quelques principes posturaux. On commence à installer la détente et la douceur dans les mains. Après un temps variable, qui dure parfois des années, cette détente s’approfondit, s’installe et se propage en amont, jusque dans le diaphragme. Parallèlement le corps se met à peser sur ses appuis. Les hanches s’ouvrent, le coccyx rentre, le sacrum tombe, libérant là encore la respiration, tonifiant les muscles internes du bassin et de la colonne et détendant les muscles superficiels. A ce niveau de pratique, le corps a retrouvé l’essentiel de ses appuis et lignes de force naturels. Les postures sont « pleines ». Le mental est devenu plus docile et plus calme. Un travail de nature plus « spirituel » au sens indiqué plus haut se déploie de plus en plus clairement.
Par ailleurs la pratique de la forme s’effectue avec des « visualisations sensitives » du schéma corporel, « visualisations » que chacun développe sur la base des images et des dictons traditionnels ; elles orientent la perception et guident le mouvement mais aussi et peut-être surtout, elles mobilisent le mental de manière créative et globale et permettent ainsi d’atténuer la perception de la séparation entre soi et non soi. Par exemple faire la forme avec les « mains comme des nuages », « en caressant l’air avec les mains », « ou se mouvoir comme si l’air était de l’eau » ou encore « avec la sensation d’être suspendu au ciel par le sommet du crâne » ou encore « en se concentrant sur la descente du poids dans le sol », « en remplaçant les bras et les mains par le dos » etc. Ces images deviennent progressivement des habitudes mentales, des repères et façonnent des chemins intérieurs. On voit ainsi se dessiner une poétique – au sens fort du mot – du geste martial qui fait du pratiquant un artiste.
La poussée des mains est une pratique à deux. Il y a bien des techniques mais le fond du travail consiste à développer une capacité à sentir le partenaire au travers des points de contact, à trouver le centre de son équilibre, tout en masquant le sien propre. Ceci s’obtient – entre autres – par l’ouverture articulaire en particulier des épaules, des coudes et des poignets, en évitant toutes les raideurs qui conduiraient inévitablement le partenaire à être en position d’atteindre notre propre centre. Passés les nombreux aspect techniques, le travail avec un maître consiste alors principalement à être en sa présence, à subir sa poussée, à être déséquilibré, surpris, parfois projeté ou bousculé, tandis qu’il rit malicieusement de vous voir incapable de saisir ou de comprendre quand et où vous aviez pourtant l’avantage… Au fur et à mesure la sensibilité se développe. Vous devenez capable de sentir son contrôle sans plus vous perdre. Vous vous surprenez même parfois et lui avec vous. Vous êtes moins crispé sur le fait de perdre ou de réussir et vous commencez à déployer vos capacités instinctives… Votre maître est un homme tout à fait ordinaire et vous le vénérez…
Dans le regard du thérapeute… une métaphore
13N’y a-t-il pas là plus qu’un parfum de ressemblance avec la relation du client et de son thérapeute ?
14De notre point de vue occidental, ce qui frappe à l’usage, c’est principalement le caractère non verbal – c’est à dire non analytique – de l’enseignement et de la pratique. Dans l’apprentissage traditionnel de la forme lente les corrections sont rares mais précises, l’explication est quasi absente ; l’essentiel se passe au travers de l’imitation, de la captation intuitive par l’élève du sens – en particulier de la martialité – du mouvement et par la démonstration d’applications possibles sur un adversaire. Le silence durant la pratique est profond, chacun se concentrant sur l’ensemble des consignes de travail issues des principes fondant le Tai Chi. La fonction mimétique, largement utilisée durant le processus d’apprentissage et de croissance de l’enfance, est ici à nouveau très fortement stimulée : l’enjeu est celui d’une nouvelle élaboration plus ou moins profonde et durable du schéma sensori-moteur, changement qui dépend principalement de la justesse, de la durée et de l’intensité de la pratique. L’enseignant, s’il est de qualité, a pour fonction d’être le support d’un transfert essentiellement positif dans lequel, en tant que modèle, il fait naître un projet d’identification qui se mûrira dans l’affinement silencieux des facultés proprioceptives de l’élève.
15Si la pratique est non verbale, elle n’est pas dénuée de sens, tout au contraire. Par l’approche poétique, intuitive, globale du mouvement, par le patient travail d’unification qu’il suppose le Tai Chi propose de s’immerger dans une immanence de sens où intériorité et extériorité ne font qu’une seule réalité immédiate, où, pour reprendre le mot d’Alberto Melucci, « le sujet n’est nulle part sauf dans son expérience ». Si le self de la Gestalt – le soi – est bien cet intégrateur du champ organisme/environnement, cet opérateur qui fait du moi et du non-moi, du connu et du nouveau, des totalités d’expérience signifiantes, alors le Tai Chi apparaît comme un support privilégié de ce processus…
16Remarquons aussi que l’exactitude de la forme et du mouvement n’est pas lié – ou ne l’est que faiblement – à des critères externes. Après un certain temps d’apprentissage, le pratiquant, tout en continuant à rechercher l’exactitude et la précision du mouvement, sent une inversion se produire : c’est la forme qui le cherche plus encore que lui qui cherche la forme. C’est maintenant son éprouvé et non plus la quête mimétique qui dirige la recherche, qui demande la posture ; l’aisance croît, le mouvement devient de plus en plus clair et lisible. En d’autres termes plus le pratiquant progresse plus il est autonome et plus le domaine de sa spontanéité s’élargit et se renouvelle. On pourrait en dire autant du client d’une thérapie réussie. Il y a ainsi une parenté profonde avec la perspective gestaltiste selon laquelle les seuls critères pertinents d’évaluation d’une figure sont liés à la forme du processus (sa clarté, sa brillance, sa netteté etc.) et non au contenu qui reste subjectif et contingent.
17On voit bien aussi, au travers de ce parallèle comment la thérapie ne consiste pas en un retour à un état de nature et de spontanéité que la névrose aurait recouvert (il s’agirait d’une régression vers une spontanéité enfantine mythique) mais en un aller vers l’acquisition de nouvelles possibilités, de nouvelles libertés. Nous ne pouvons alors qu’abonder dans le sens de la pensée chinoise pour laquelle nature et culture se sont pas fondamentalement en opposition mais bien dans un rapport de complémentarité et de prolongation mutuelle.
18D’après mon expérience l’aspect verbal (les livres, les discours concernant le Tai Chi) sert d’abord à rassurer l’étudiant dans sa démarche en tentant, par la rationalisation, de rendre la nouveauté compréhensible. Bien que ramenant ainsi implicitement l’inconnu à du connu, tracer le plan de la démarche permet d’aborder le chemin. En réalité, la fonction essentielle de la pensée discursive et analytique consiste à examiner la proprioception et à évaluer – essentiellement sur le mode critique – l’état actuel de la pratique ; il peut donc déboucher sur une fonction heuristique en suggérant de nouvelles pistes de travail.
19Reste que le chemin lui-même ne peut être parcouru que par tâtonnements, dans l’engagement, en unifiant progressivement l’intentionnalité (le Yi des chinois) le regard et le mouvement. Les douleurs musculaires ou articulaires doivent être traversées comme autant de Koans jusqu’à ce qu’émerge un nouvel ajustement articulaire et mental. Quel étonnement de découvrir, après bien des souffrances parfois, comme ce qui semblait hors d’atteinte – la douceur dans le geste, par exemple – est au fond si simple et si proche !
20Une épaule qui s’ouvre, une tension qui lâche, et c’est tout un habitus psychomoteur qui se transforme. C’est une nouvelle respiration qui s’installe, une nouvelle énergie qui circule et irrigue la vie quotidienne, tout un pan de retenue qui commence à fondre… Cela ne vient pas par hasard ; c’est tout ensemble l’attention portée et la vague sensation d’un inconfort que l’on se met à examiner qui rendent progressivement perceptibles la rétention et la crispation articulaire. C’est sur cette écoute phénoménologique que le changement, après une certaine période de confusion, peut émerger. Ceci est encore plus sensible quand il s’agit des appuis au sol et de la gestion des équilibres…
Dans le travail à deux l’élève œuvre simultanément sur deux axes, l’écoute de lui-même et l’écoute de son partenaire. A aucun moment il ne doit « s’oublier » ni oublier l’autre. Cette écoute est essentiellement basée sur le ressenti, la proprioception, sur un mode de plus en plus intégratif, non analytique. Une fois acquises les techniques de base il s’agit de s’approprier les réflexes fondamentaux d’équilibre et de protection, ce qui ne peut se réaliser qu’en décourageant la survenue des pensées discursives parasites qui détournent l’essentiel de l’attention et de la capacité d’écoute. Ce brouillage de l’écoute est d’ailleurs la principale source d’échec. C’est là qu’apparaît la nature réelle du travail proposé par le Tai Chi et c’est bien dans ce sens qu’on peut le qualifier de « spirituel » ; il s’agit d’un retournement de l’intentionnalité vers l’écoute (aspect Yin) au détriment apparent et provisoire de l’action (aspect Yang) qui émergera en réalité d’elle-même du fond de l’écoute de la situation. On voit bien ici l’analogie avec la thérapie et comment le Tai Chi peut jouer par métaphore un rôle heuristique dans notre travail. On devine aussi les complémentarités possibles.
Il nous faut d’ailleurs rapprocher ce retournement de l’intentionnalité du Tai Chi de l’action vers l’écoute, de l’accompagnement thérapeutique lorsque nous travaillons dans le champ, lorsque tout ce qui se passe ici et maintenant est exploré, soutenu, interrogé. Aucune action spécifique sur le client n’est envisagée mais le seul déploiement de ce qui s’annonce, par une écoute et un accompagnement pas à pas, sans préjuger de la nature du contact. Car contact il y a, toujours. C’est de cet accompagnement, de ce patient soutien, de ce tissage du sens de la situation qu’émergera progressivement un nouveau mode d’interaction, plus confiant, plus souple et peut être enfin « spontané »…
Conclusion ?
21Le Tai Chi souligne quand à lui deux points fondamentaux et qui peuvent nous aider à penser. Tout d’abord une indispensable persévérance. La pratique doit être quotidienne. Un mouvement nouveau doit être étudié longuement, régulièrement et très attentivement. Un dicton chinois souligne à ce propos qu’il faut cent jours consécutifs de pratique régulière pour assimiler et maîtriser de manière définitive un aspect nouveau ; manquer un jour implique d’en rajouter trois… Il y a là un rythme d’assimilation sensori-moteur auquel la tradition chinoise est très sensible et sur lequel la thérapie et les thérapeutes – mais aussi les clients – ne sont peut-être pas toujours assez en alerte. Il nous faut être vigilant sur la pertinence des rythmes que nous proposons à nos clients au regard de leur capacité d’assimilation : nous pouvons jouer sur la durée des séances et leur fréquence et nous devons aussi être attentifs aux ruptures de rythmes impliquées par les congés des uns ou des autres. Une attitude laxiste de la part du thérapeute ou consumériste de la part du client ne me semble pas appropriée au type de changement envisagé.
22L’autre aspect – qui rejoint le premier – consiste dans l’attitude juste devant la pratique et tout au cours d’elle. « Attitude » est un des rares mots de notre langue qui intègre de manière essentielle les dimensions corporelle, émotionnelle et mentale. Cette attitude juste est au fond très proche de l’implication gestaltiste en mode moyen dans laquelle organisme et environnement sont à la fois distincts mais non séparés, à ceci près que l’ajustement des structures osseuses (et par voie de rapport direct la répartition adéquate des tensions musculaires et, au delà, le type de relation entretenu avec l’environnement) est un fondamental incontournable. Le corps (ou ce que nous appelons tel) est ici le média sensible d’un travail choisi d’ajustement des processus spirituels. Et ce travail de fluidification des rigidités névrotiques, de précision des frontières tout en acquérant la capacité de les dissoudre, requiert des dizaines d’années… Perls voulait accomplir cela en six mois ! Si un laps de temps si court semble irréaliste, je dois cependant ajouter que la répétition, pour inlassable et attentive qu’elle soit, ne semble pas pouvoir à elle seule entraîner de changement d’attitude. A cet égard le contexte culturel et relationnel est essentiel : c’est lui qui procure tout à la fois le modèle à imiter, l’assurance pour l’atteindre et le soutien pour le tester et le mettre en question, tous éléments qui orientent de manière décisive le travail qui, autrement, resterait désordonné et superficiel. N’est-ce pas là aussi, dans ce lieu du « transfert », de l’entre-deux, que se joue l’essentiel de la thérapie ?
23Il me semble que nous n’y ferons jamais assez attention : le thérapeute, qu’il le veuille ou non, fait « modèle » pour le client. Son intérêt, son ouverture d’esprit, les épreuves qu’il a traversées, son humour, sa bienveillance mais aussi ses mouvements d’humeur, ses maladresses, tout fait « modèle », « support » d’identification, tout de lui sera utilisé par le client pour se définir, se rassurer, se démarquer, se situer, s’individuer. C’est un rapport d’influence qui s’installe ainsi, influence qui possède une mesure de mutualité d’ailleurs. Ce rapport est - comme au Tai Chi - non analytique, d’ordre mimétique et non discursif. Le thérapeute devient ainsi une personne signifiante pour son client ; à charge pour lui de ne pas devenir sur-signifiante, c’est à dire de ne pas déraper dans la prise de pouvoir mais, tel le maître de Tai Chi, de simplement rester disponible…
24Si, en tant que Gestaltistes, nous avons tous bien conscience de l’importance du « corps » dans le cheminement thérapeutique – ou, selon le vocabulaire suggéré ici, le cheminement spirituel – de chacun, il me semble que, à l’image du Tai Chi, le renforcement du système de soutien corporel mérite toujours d’être enrichi et vivifié dans la thérapie et que la mise en jeu du corps ne peut que donner plus de sens et de poids au travail. Les chinois nous suggèrent que le moyen privilégié pour cela réside dans l’écoute et la présence à la sensibilité proprioceptive. Ils soulignent ainsi que c’est dans la sensibilité – et surtout dans la centration et la purification de l’intentionnalité qui permettent son écoute – que se trouve la clé du changement. Par là ils nous suggèrent à leur manière, discrète et allusive, d’aborder le corps comme LE lieu réel et effectif de résonance et d’accordage avec l’environnement.
Ce faisant il nous revient encore d’être attentifs à la manière dont nous nous impliquons et dont nous aidons nos clients à s’impliquer eux-mêmes dans un tel travail. Car, au delà de la capacité à sentir (ou à accepter son ressenti) et tout comme les maîtres du Tai Chi, nous visons la liberté d’agir à partir de ce qui est ressenti. Il ne s’agit donc pas tant de faire un mouvement ou un exercice (ce serait rester dans le « faire » névrotique) que d’accepter – aussi bien en tant que thérapeutes qu’en tant que clients – au travers de l’attention portée et du ressenti éprouvé, d’être mus par lui…
Enfin, si l’analogie que je suggère entre Tai Chi et Thérapie est justifiée, se trouve ainsi soulignée la nécessité pour le thérapeute d’être déjà suffisamment libre et d’être toujours lui-même en chemin. Car c’est bien cela – la liberté et le désir de l’accomplir – qu’il peut offrir à son client, et c’est bien pour l’obtenir que le client paie…
Petite Bibliographie
- BEJA V., Tai Ji Quan Style Wu, (2000) Éditions Quimétao
- BEJA V., (2004), En passant par la Chine – Quelles racines pour demain ?, Revue Gestalt N°25, p. 155-175
- GU Mei Sheng, La voie du cœur (1991) Quatre conférences données en 1991 au Collège de France par un maître de Tai Chi – document de l’association Culture et Sciences Chinoises
- JULLIEN F, traduction et commentaire d’un texte classique chinois : ZHONG YONG - La Régulation à usage ordinaire, (1993), Imprimerie Nationale Éditions
- MELUCCI A., Forme et processus, au-delà du dualisme, (1992), conférence prononcée au 4e congrès européen de Gestalt thérapie, Mini-bibliothèque IFGT
- PERLS F., HEFFERLINE R., GOODMAN P., Gestalt Thérapie, (1951) L’exprimerie, (2001)