Couverture de CGES_011

Article de revue

Atomes

Pages 32 à 38

Notes

  • [1]
    Site internet où les cours de Gilles Deleuze ont été transcrits par ses élèves : www.webdeleuze.com : « Image et Mouvement » 1981
  • [2]
    Id° : « Anti-Œdipe et Milles Plateaux » 1971
English version
figure im1

1Ils sont grands, petits, gros, frêles, maigres, trapus, jeunes, vieux, les gens. Leur poignée de main est ferme, molle, absente, sèche, humide, parfois tellement humide, aux gens. Les regards sont directs, fuyants, fiers, gênés, des gens. Ils se précipitent dans un fauteuil, attendent que je leur en désigne un, s’assoient sur le bout des fesses, se tiennent droits, courbés, serrés, avachis, les gens. Leur parole est timide, aisée, osée, intarissable, silencieuse, confuse, défiante, méfiante, aux gens.

2Et moi, autre gens, je suis l’atome inséparable du flux que je reçois et de celui que j’émets. Je n’aurai pas le même regard, pas le même sourire, pas la même parole, cependant ce sera toujours mon être-là avec cet autre-là. La première séance, tout comme la dernière sera toujours une aventure. Aventure dont la temporalité me réjouit de séance en séance. C’est dans la notion de temporel qu’il y a aventure, de présence au là, là.

3L’unique de ce gens-là fait que je n’ai aucune ligne de conduite pré-établie que ce soit pour la première, la dernière ou toute autre séance. Je n’appelle pas ligne de conduite être attentif, être présent, mais un état d’existence au monde, et encore le mot état entend quelque chose de statique qui est l’antipode de la présence.

4En conséquence, il y en a que j’écoute, y compris leur silence, d’autre à qui je dis « stop », d’autre dont je soutiens la parole, d’autre à qui je questionne l’anamnèse, d’autre que j’invite à la conscience de leur corps, d’autre à qui je propose le support d’un dessin. Rarement, je propose un nombre de séances, trois par exemple, et le point. Quand la question de la durée totale est posée, je réponds que je ne sais pas, parfois, quand la question est trop pressante, il m’est arrivé de me hasarder à une réponse qui, même en rappelant que je ne sais pas, a souvent été une erreur. La durée des séances ne peut pas être de plus de trois quarts d’heure, quoiqu’il s’y passe, il peut être moindre en fonction de ce qui s’y passe. Le coût est variable aussi, en fonction des possibilités, je veux dire, des leurs, aux gens, et des miennes, et je le dis : un chômeur ou un étudiant pourra travailler avec moi pour un coût plus bas que celui d’un cadre supérieur.

5Une chose systématique dans la première séance est l’énoncé de mon devoir de confidentialité et mon obligation de secret professionnel, quitte à y revenir si des circonstances extrêmes m’y amènent. C’est identique à chausser des chaussures de marche pour partir à l’aventure d’une randonnée. Pour le reste ! C’est un ciré que je porte dans mon sac. J’ai la chance d’habiter dans une région où partir sans ciré s’avère particulièrement incongru. Mon ciré se nomme « théorie du champ », qualité « phénoménologie ».

6Ce qui se fait au devant est la singularité dans un temps donné. Par « ce qui se fait au devant », j’exprime ce qui ne s’explique pas, c’est-à-dire que ça s’organise, le champ s’organise. De cette organisation, il n’y a rien à en dire puisque le champ s’organisant n’est pas observable : qu’un des éléments du champ se mette en position d’observateur crée un nouveau champ qui estompe le premier. Non seulement, le champ n’est pas observable, il est en plus mouvant : il se meut dans un espace-temps. Autrement dit, il se structure au fur et à mesure de l’émergence des figures. Structuration du champ, structuration des formes, subjectivité sont dans le même bateau ! Et qui est à la barre ? La création de figures et le sens donné par l’usage de la mise en mots. Les mots dits sont de la matière objective, c’est avec les mots que se met en avant le dessous de la subjectivité, que le champ se matérialise à ce temps-là de cette matérialité. Toute inférence est subjective, elle fait partie d’un fond qui, bien que très réel, n’est pas objectif dans le contact-là.

7Dans un champ nouvellement constitué par l’arrivée d’une nouvelle personne, c’est déjà le début d’une co-création d’une relation innovante. La dissymétrie est dans le fait que je le sais et que l’autre personne l’ignore, cependant il y a bien création commune et conjointe. C’est de cet « avec » dissymétrique que naît la relation qui s’éprouvera thérapeutique ou non.

8Par exemple, avec une main moite — c’est parfois un faible mot — qui signe le trouble du système sympathique et parasympathique. Manifestation matérielle objective d’une angoisse qui n’a pas d’autre issue. Donc avec une inférence des deux côtés : sueur excessive égale angoisse. L’inférence se met en avant de l’apparaître. Je ne travaillerai pas avec cet apparaître qui se montre en avant, il restera là entre nous en signe-trace d’un savoir ou des expériences d’un ailleurs, jusqu’à ce que l’expérience présente s’assimile.

9Par exemple, avec le silence. C’est sans doute l’expérience qui m’est la plus difficile, dans le sens où, plus sûrement que tout, il nourrit l’inférence et que je dois veiller au donner immédiat de la situation pour ne pas laisser venir en avant un fond prégnant fait de silence, aliment de la confluence. Dans le silence, la posture corporelle, la manière de respirer, les mimiques, le regard prennent tout l’avant de l’apparaître. Ce qui se montre là ne se montre pas, reste invisible, parce que dissimulé. Je pense à cet homme de quarante ans, cadet de jumeaux, célibataire qui vit avec sa mère et mène son entreprise ; pendant des mois rien ne prenait sens face à son silence, même mes hypothétiques élucubrations sur la peur du ridicule, le souci de la perfection, etc., y compris le malaise face à une femme ; et il revenait ; il revenait appréhender tout cela, bien sûr et surtout, apprendre à parler, à découvrir des mots qui puissent exprimer son ressenti ; à force de mes « je me sens… », de « j’ai l’impression que… », puisque, faute de l’entendre, je me faisais entendre, il a appris le langage, d’abord le mien, ma langue avec ces mots de patois, puis les siens propres ; aujourd’hui, cela me donne de la joie de l’écouter narrer ses plaisirs et ses déplaisirs, en exprimer le sens par sa parole ; cette thérapie va vers sa fin tout tranquillement.

10Par exemple, avec la logorrhée verbale. Ce flot de mots qui m’est déversé, ininterrompu et abrupt où le sens se perd dans le temps qui s’écoule. Qu’y advient-il ? Du remplissage et de l’absence. Remplissage du vide existentiel qui vide le temps puisqu’au bout du compte il ne se passera rien. C’est alors que je manifeste ma présence en intervenant, parfois assez brutalement, pour stopper le flot de mots et tenter d’accéder à du sens ; dès la première séance, ce n’est, bien souvent, qu’une ébauche de sens qui s’épanouira en une figure claire, plus tard.

11Tout s’apparaît, dit-on, dans la première séance. C’est vrai ! Et c’est faux ! C’est vrai que reprendre le dossier pour aller y chercher les notes du champ de la première séance est une manière de remettre le bateau à flot, de retrouver les pierres d‘achoppements qui ont figé le mouvement. C’est faux, car c’est oublier la mouvance du champ, sa fluidité, sa temporalité. Aller chercher le champ de la première séance, c’est créer un nouveau champ, tout comme travailler les séances en supervision ou écrire une étude clinique ; ce nouveau champ sera dans le fond de la prochaine rencontre, et le structurera de nouvelle manière.

12Les fins de thérapie en sont une étape : les thérapies se continuent après leurs fins, tout comme elles se continuent au cours des trajets pour s’y rendre et en revenir et dans tous les instants de la vie. La question de comment la thérapie va se terminer arrive à son moment et de bien diverses manières : en lenteur et longueur ou en rupture c’est toujours une fin, c’est-à-dire un devenir. Là aussi la notion du temporel ouvre sur un espace où tous les possibles existent.

13Une des parties du champ dans lequel j’ai griffonné ces quelques pages est empreinte du début de ma lecture des cours de Gilles Deleuze [1] où il étudie l’œuvre de Bergson « Matière et Mémoire ». C’en est l’origine du titre : « L’atome est toujours inséparable d’un flux, d’une onde d’action qu’il reçoit et d’une onde de réaction qu’il émet. « J’y retrouve ma manière de prendre la théorie du champ. Il n‘y a ni chose ni conscience, il y a ébranlements et vibrations en perpétuelles variations les uns par rapport aux autres. “…Un atome, en ce sens, n’est rien qu’un mouvement qui, en tant que tel, est perception de tous les mouvements dont il subit l’influence, et de tous les mouvements qu’il exerce comme sa propre influence sur les autres atomes ». Il y a écart entre un mouvement perçu et un mouvement rendu. Sans doute là, la présence prend tout son sens : à l’écart où se sélectionne par soustraction l’excitation reçue, où s’opère une division en une infinitude de réactions et où se choisit l’action exécutée. Choix qui tend à une objectivité toujours relative car jamais complètement débarrassé de la subjectivité du fond.
Je reviens à la possibilité ou non d’observation du champ. Ma compréhension d’un des cours de Deleuze m’amène à penser que ce qu’il définit par « bloc d’espaces-temps » est ce qui correspond à la définition du champ. Observer un bloc d’espace-temps est en effectuer une « coupe mobile ou une coupe temporelle » sans omettre que c’est une coupe du devenir. Le champ est alors observable si je le considère comme un ensemble de mouvements qui est une présentation de changement dans un tout, non pas au sens de ‘totalité’, au sens de ‘ouvert’, donc de devenir. Lorsque mon attention est retenue par la manière dont une personne se présente à la première séance, et dans les autres aussi, j’effectue une coupe temporelle, j’arrête le mouvement du devenir-là, ce bloc d’espace-temps se ferme et ouvre la place à un autre et ainsi de suite.
J’aime bien le mot « ébranlement » : se laisser ébranler de la première à la dernière séance par toute une variation de possibles et d‘impossibles, une infinité de formes, puis soustraire, diviser — ou trier — et reconnaître l’émergence de la figure claire qui, à nouveau produira une vibration du fond, un ébranlement d’une nouvelle forme. « La perception d’une chose c’est la chose moins quelque chose qui ne m’intéresse pas » dont je ne sais ni ce qu’est la chose ni ce qui m’intéresse. La chose deviendra perception en soi par ébranlement.
« Une personne, c’est toujours un point de départ pour une production de flux, un point d’arrivée pour une réception de flux, de flux de n’importe quelle sorte ; ou bien une interception de plusieurs flux. » [2]
Une personne est toujours une personne dans un monde. Cette personne qui arrive en thérapie contacte un nouveau monde. Sa manière de contacter dévoile ses modalités d’existence à ce monde-là qui, lui-même, est ébranlé dans son être-là par l’irruption de cet autre. C’est au comment des ébranlements que s’intéresse le Gestalt-thérapeute, à la manière dont il perçoit les diverses modalités d’être au monde du patient face à lui et de lui-même face au patient. Les différentes possibilités du cadre posé lors du premier entretien ou en prévision du dernier viennent contenir ce qui pourrait surgir en toutes directions incontrôlées mais ne suffisent pas à créer le terreau de la rencontre thérapeutique, à donner ce qu’on appelle « la sécurité ontologique », ce sentiment que sa propre existence et l’existence de l’autre ont place dans ce monde-là, qu’elles y sont reconnues, s’interagissent et qu’ainsi continuer à construire des sens a une signification, celle d’exister. Ce qui fait le terreau de la rencontre est la manière du thérapeute d’être affecté par la personne qui vient lui demander de l’aide et la manière dont celle-ci est affectée par lui. On pourrait dire « influxé ». On peut dire en train de construire un devenir.


Date de mise en ligne : 01/08/2010.

https://doi.org/10.3917/cges.011.0032

Notes

  • [1]
    Site internet où les cours de Gilles Deleuze ont été transcrits par ses élèves : www.webdeleuze.com : « Image et Mouvement » 1981
  • [2]
    Id° : « Anti-Œdipe et Milles Plateaux » 1971
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