1Au niveau de l’approche des rêves dans le monde de la psychothérapie (j’exclus ici les usages du rêve dans les domaines de la divination, prémonition et autres usages traditionnels) il est possible de dégager trois ententes particulières.
2La première et la plus classique est celle qui fait du rêve une expression d’un inconscient, qu’il soit mystificateur et camoufleur au sens freudien ou oracle et gardien de notre évolution au sens Jungien. Dans les deux cas le rêve est message d’un inconscient vers le sujet conscient et, telle une lettre, il convient de savoir le traduire en langage intelligible pour la conscience.
3La deuxième entente est celle représentée par Médard Boss. Si je lui attribue une place singulière, c’est que cette entente du rêve propose une vision originale en se situant dans un paradigme non subjectiviste dans la lignée Heideggerienne, tout en gardant au niveau de la pratique que semble avoir eu Médard Boss, une attitude d’expert non inclus dans le champ.
4C’est ce paradoxe apparent qui me fait considérer la manière de concevoir le rêve de Médard Boss comme une figure de transition entre les conceptions psychanalytiques et les conceptions de champ.
5Médard Boss ne se réfère pas à un intra psychique. L’être-homme est ouverture au monde, et les objets mondains qu’il constitue et qui le constituent en retour comme sujet de sa visée, se donnent à lui sous différentes modalités : perceptives, imaginaires, conceptuelles et aussi oniriques. De ce point de vue, le mode onirique n’est qu’une modalité particulière qu’a le sujet de se rapporter à son monde, sans plus ni moins de réalité ou d’irréalité qu’un autre mode.
6En ce sens la conception du rêve de Médard Boss est proche de celle de Husserl, Sartre et Binswanger.
7Où elle s’en éloigne, et de ce fait constitue en propre cette deuxième entente, c’est dans son non subjectivisme. Pour Sartre et Binswanger l’ouverture au monde, l’être-au-monde, reste un prédicat d’une conscience pré-constituée, d’un ego cogito simplement présent et de ce fait Sartre et Binswanger restent dans une dimension ontique et métaphysique.
8Chez Médard Boss le rêve est événement/avènement pour et de la conscience. Ce n’est pas un sujet qui a un rêve, c’est le rêve qui constitue le sujet rêvant, de même que celui-ci constitue, signifie, le phénomène du rêve en récit de rêve.
9Nous ne sommes pas loin de la théorie du champ qui pense l’expérience comme donné premier duquel s’individue à la fois un sujet et un objet.
10Médard Boss ne semble pas s’être avancé jusque-là dans son élaboration. Sa pratique ne montre pas qu’il a inclus sa propre présence dans le champ du rêveur lui racontant son rêve. Il semble être resté au “dehors”, observateur facilitant la prise de conscience du message du rêve pour le rêveur et de ce point de vue, il se situe dans la première entente du rêve.
11La troisième entente du rêve est celle que nous pouvons dégager de la théorie du champ. De ce point de vue le rêve n’est plus considéré comme un message ou une présentification du sujet à lui même mais comme un événement langagier qui survient dans un certain contexte, ici celui de la psychothérapie et qui, de ce fait, est message pour le thérapeute. Plutôt le fait de rêver que le rêve lui même est pris ici comme modalité de contact d’un sujet avec son environnement. Le patient me dit quelque chose de lui et de notre relation en choisissant de me raconter un rêve à ce moment précis de notre relation. Dans ce cas, le rêve perd son statut d’objet scientifique à observer mais devient le médiateur d’une relation où le thérapeute est engagé et affecté, intoné d’une certaine manière.
12Médard Boss est peu connu du monde de la psychothérapie bien que trois de ses ouvrages soient traduits en français.
13Analysé par Freud en 1925, puis collaborateur de C.G. Jung, il a bien connu le monde de la psychanalyse et de ses pionniers et a pratiqué lui-même la psychanalyse.
14Sa rencontre avec Heidegger en 1947 qu’il provoqua suite à sa lecture de “Sein und Zeit”, changea radicalement sa vision de la psychothérapie. Il resta jusqu’à la mort de Heidegger un ami fidèle et un zélateur de la Dasein-analyse. C’est lui qui organisa dans sa maison de Zollikon de 1959 à 1969 un séminaire qui porte ce nom et se déroula avec de nombreux psychiatres et Heidegger lui même. Ce séminaire est centré sur les questions que soulève l’application des théories de Heidegger sur l’analytique du Dasein au champ de la psychothérapie et de la psychiatrie. Malheureusement, il n’existe pas encore de traduction française de ces séminaires qui sont une mine pour tout psychothérapeute d’orientation phénoménologique. Seules existent quelques traductions partielles dans divers articles (cf bibliographie)
15Médard Boss se situe dans une démarche beaucoup plus radicale que Binswanger, ce dernier ayant toujours gardé des références psychanalytiques, notamment l’inconscient, ce qui ne fut pas sans entraîner certaines contradictions avec la Dasein-analyse, contradictions dont Binswanger était très conscient et par rapport auxquelles il ne trouva pas de solution.
16Médard Boss récuse radicalement toute notion d’inconscient, de pulsion, se référant au maître mot de la phénoménologie “aller aux choses-même”. Il met entre parenthèses toute connaissance, toutes théories préexistantes pour ne se baser que sur ce qui apparaît là, ce qui apparaît de soi-même si tant est que le thérapeute soit dans cette position d’ouverture qui laisse le champ libre à cet apparaître.
17L’approche de la psychothérapie et du rêve, en particulier celle de Médard Boss, est un exemple parfait de l’application de la phénoménologie à la psychothérapie.
18La conscience est conscience de, tendue vers. Du point de vue phénoménologique il n’y a pas de différence essentielle que cet objet qui remplit la conscience soit un objet dit existant c’est-à-dire ayant une existence dans le monde vécu comme extérieur, ou un objet non existant c’est-à-dire un imaginaire, un souvenir ou un rêve. Ces objets je les constitue comme signification de ma manière d’être au monde. Ils sont la mise en figure (mise en scène) du monde que je construis.
19De ce point de vue le rêve est une esquisse, une visée partielle, un mode de donation particulier au même titre que le souvenir, l’imaginaire, la perception etc. et cette esquisse se rapporte à un tout qui dans le cas présent de la relation psychothérapique serait la conscience du sujet non disjointe du monde.
20En quelque sorte, nous pourrions dire que le rêve raconté par le patient est ce qui fait figure pour lui, figure dont il convient d’expliciter l’arrière fond et les horizons.
21Ne posant pas la notion d’un inconscient dynamique et ingénieux qui contre-façonnerait les rêves à mon insu, Médard Boss considère les images du rêve pour ce qu’elle montre.
22Le chien vu en rêve par exemple, n’est pas le symbole de quelque chose d’autre, il est simplement un chien tel qu’il peut être donné à voir au sujet dans ses activités mondaines. Mais quand Boss dit “simplement un chien” il ne se réfère pas à un quelconque chien en soi, comme une donnée objective d’un monde vécu dans la simple présence. Il s’agit du chien vu ou rêvé par ce patient-là avec la tonalité affective particulière à cette personne issue de son histoire de vie avec les chiens et ce chien-là (celui du rêve) en particulier. De même, il convient de tenir compte de la situation de ce chien dans le rêve : le chien est-il inquiétant, pacifique, vient-il à la rencontre, fuit-il etc.
23C’est bien toute cette explicitation de l’image qui, en se déployant, laissera apparaître la signification de ce chien pour le rêveur. La signification est quelque chose qui se donne dans le rapport à l’image et non quelque chose qui se trouverait dans une abstraction généralisante. De ce point de vue, il n’y a pas et ne saurait y avoir de symbolique du rêve.
24Médard Boss dans ses écrits semble osciller entre deux positions : l’une assez “scientifique”, dans la mesure où il tente parfois de saisir l’essence de l’image en général, tente de trouver une signification plus générale et de ce fait reste dans une dimension encore interprétative, l’autre plus centrée sur le patient lui-même, où il laisse la signification émerger d’elle-même pour le rêveur dans le rapport singulier que celui-ci entretient avec son image.
25Il est possible d’imaginer que le chien pour ce rêveur représente une présence amicale et soumise teintée de servilité et que, dans son rêve, il tente par exemple de chasser l’animal loin de lui. Le thérapeute pourrait alors formuler au rêveur cette question, à savoir si dans sa vie consciente il a l’impression d’essayer de chasser loin de lui une sorte de modalité d’existence où il se sent dépendant et soumis à l’autre.
26Boss s’arrête à cette prise de conscience, comptant sur le fait que cette prise de conscience mobilisera le sujet, de par l’émotion (mise en mouvement) produite, vers la recherche de modalités d’existence plus adaptées à sa situation actuelle, le rôle du thérapeute consistant à aider le patient dans cette mise en forme. Il ne prend pas en compte la relation thérapeutique comme le lieu même de l’ouverture de nouvelles possibilités d’être-au-monde dans la construction même de cette relation.
27Dans ma pratique de gestaltiste, j’inviterais le patient à voir en quoi cette dépendance qu’il cherche à fuir est peut-être présente dans sa relation à moi et en quoi il la vit ou l’imagine comme nuisible, comment cette dépendance et sa contre dépendance s’actualisent là et comment ensemble nous pouvons trouver des modes d’ajustement plus aptes à faciliter notre rencontre.
28La manière de traiter le rêve de M. Boss est assez proche du travail du rêve en Gestalt-thérapie même s’il n’avait pas recours au jeu de rôle tel que le pratiquait F. Perls à partir des différents éléments du rêve. Chez lui le chien pour en revenir à cet exemple, n’est pas une projection de l’animalité du rêveur, il est le même chien que vu dans la vie éveillée et, que ce soit du chien rêvé ou du chien perçu, ce qu’il convient de faire, c’est de laisser la signification émerger.
29Je pourrais dire que le rêve n’a pas un statut spécial. Il est un matériel de la vie du patient que celui-ci me rapporte, le monde du rêve ou celui de la réalité éveillée n’étant de ce point de vue que deux modalités différentes qu’a le rêveur de se rapporter à son monde, aucun de ces deux modes n’ayant de statut de réalité supérieur à l’autre.
30L’exemple du rêve page 94 de l’ouvrage “il m’est venu en rêve” montre bien la proximité du travail de Médard Boss avec celui du champ.
31Dans ce rêve, une patiente voit son analyste barbu et hirsute, prend peur et s’enfuit. Dans sa vie éveillée, elle a toujours vu son analyste rasé de près et en blouse blanche de médecin.
32Médard Boss utilise ce rêve pour critiquer l’interprétation transférentielle qui ferait de cet analyste l’image d’un père inquiétant. Pour lui, l’analyste du rêve est bien l’analyste et rien d’autre et, avec la rêveuse, il reprend le rêve comme un message qu’elle lui adresse en mettant en avant le côté “viril” et “sauvage” de l’image de l’analyste comme une autre modalité de percevoir la relation entre eux. De ce fait il questionne la patiente sur ce qu’il y a d’aussi terrifiant pour elle à cette dimension de sa personne.
33Dans un autre rêve, Médard Boss se situe plus dans une position extérieure et ne ramène pas le rêve à l’expérience de la relation thérapeutique. Il s’agit du rêve 17 page 136 du même ouvrage.
34La rêveuse est une personne souffrant de frigidité et de pudeur excessive avec les hommes. Dans son rêve, elle se promène seule dans un parc en prenant plaisir à ramasser des marrons. Elle se souvient alors qu’elle doit aller au mariage d’une de ses amies. Elle va acheter un cadeau, des ustensiles ménagers, une bassine et un spéculum vaginal, que le vendeur ne possède pas en rayon.
35En faisant déplier le rêve à sa patiente, Médard Boss permet de mettre en lumière que le jeu des marrons est un jeu d’enfance de la patiente ne renvoyant à aucune autre signification que celle donnée dans le rêve, le plaisir que prend la patiente à une vie solitaire centrée sur des plaisirs d’enfant.
36L’élucidation du mariage de l’amie et des cadeaux met en évidence l’éloignement dans lequel se trouve encore la possibilité du mariage pour cette femme, possibilité qu’elle ne peut imaginer que comme étant celle d’une autre. Les ustensiles ménagers renvoient à la représentation qu’a cette dernière du rôle de la femme dans le mariage et le spéculum à la place instrumentale et distante qu’a la sexualité pour elle.
37Médard Boss s’arrête à cette interprétation qui s’en tient au contenu manifeste du rêve, simplement explicité par la patiente.
Où il ne s’aventure pas, et qui serait plus une entente du rêve au niveau du champ, c’est sur ce que lui dit cette patiente en lui racontant ce rêve, ce qui serait mettre en avant plan ce qui est présent là dans la relation thérapeutique, éventuellement une difficulté pour cette femme à se tenir face à un thérapeute homme, et permettrait ainsi de modifier la visée implicite qu’a cette patiente de son thérapeute.
Ces deux exemples mettent en évidence les oscillations de Médard Boss entre deux ententes du rêve possibles et en quoi elles se différentient et aussi se complètent.
De par sa radicalité dans son rejet de tous les concepts issus de la psychanalyse et sa rigueur quant à l’application des principes de la phénoménologie, Médard Boss est un auteur qui mérite d’être plus connu qu’il ne l’est encore en France, notamment par les praticiens se référant à l’approche de la phénoménologie clinique.
Dans sa pratique il nous démontre clairement, si tant est qu’il soit encore nécessaire de le faire, qu’une approche centrée sur ce qui est présent n’est en rien une démarche superficielle qui s’opposerait à une autre dite “des profondeurs” et qu’il n’est en aucune manière nécessaire de recourir à d’autres concepts plus inférentiels relevant d’une méta-psychologie.
Comme le disait Martin Heidegger, la plus grande intériorité n’est-elle pas d’être auprès des choses ?
Bibliographie
- FISCHER Francis, Le Dasein confronté à la folie et à la psychiatrie, Les cahiers philosophiques de Strasbourg, Tome 4 Université des sciences humaines de Strasbourg
- MARRATI-GUENOUN Paola, Pensée de l’Etre et maladie psychique, les séminaires, de Zollikon de Heidegger, Les cahiers philosophiques de Strasbourg, Tome 4
- DASTUR Françoise : Phénoménologie et thérapie : la question de l’autre dans les Zollikoner seminare in Figures de la subjectivité — Ed du CNRS Paris 1992
- BOSS Médard, Il m’est venu en rêve, PUF 1989
- BOSS Médard, Introduction à la médecine psycho-somatique, PUF 1959
- BOSS Médard, Un psychiatre en Inde, Fayard 1971