“Ô fils noble, quelles que soient les visions effrayantes ou terribles qui te viendront, reconnais-les pour tes propres formes-pensées.”
1Nous allons ici aborder les rêves en tant que support de travail pour un Gestalt-thérapeute. Pour cette raison, nous en viendrons rapidement à l’approche gestaltiste du rêve la plus connue, développée par Perls, puis à d’autres, moins connues, comme l’approche d’Isadore From et de certains de ses successeurs.
2Mais entrons dans le vif du sujet à partir d’un cas clinique, que je me permets de publier avec l’autorisation de ma patiente.
3Je travaille en thérapie depuis environ cinq ans avec une femme d’une quarantaine d’années, une de ces patientes qui occupent l’esprit d’un thérapeute. C’est quelqu’un avec qui les choses ont été parfois très difficiles, et en même temps avec laquelle je n’ai jamais senti faiblir mon intérêt. On dira qu’elle m’a tenue en haleine jusqu’à aujourd’hui. Lorsqu’elle est arrivée en thérapie, elle était quasiment mutique. Quand elle commençait à formuler quelque chose, elle s’arrêtait, coupait sa phrase brusquement, reprenait sa formulation, ne parvenant pas à choisir ce qu’elle estimait être le mot juste. Il apparaissait clairement qu’elle s’était organisée autour d’un sentiment de honte, et les thérapies qu’elle avait entreprises jusqu’alors avaient échoué et l’avaient laissée dans une méfiance massive.
4Souhaitant l’aider à de-rétrofléchir, j’essayais parfois de lui proposer des formulations, selon la méthode que Jim Kepner appelle “essayer le vêtement”. Mais lorsqu’une formulation avait l’air appropriée, même si elle acquiesçait, il semblait alors que cela réactivait encore plus son sentiment de honte.
5Avec l’aide de mon superviseur, à qui je confiais mes difficultés, je pris conscience qu’il me fallait changer de posture dans cette thérapie. Mais comment ? Je me sentais franchement concernée, intéressée, et j’avais du mal à véritablement saisir quel positionnement différent allait pouvoir faire bouger les choses. Il m’était, à maintes reprises, arrivé de m’impliquer, de reconnaître mes erreurs, de résonner à certaines de ses difficultés. Il me semblait à l’époque que c’était adopter la position “thérapeute profil bas”. Je mettais délibérément tout ce que je pouvais en place pour éviter de lui faire ressentir de la honte.
6Je ne voyais donc pas comment nous allions pouvoir arrêter de faire toujours plus de la même chose.
7J’ai peu à peu compris (admis, sans doute) que cette patiente avait besoin que je m’engage davantage avec elle, que j’organise la situation en termes de champ, et que j’y entre véritablement. Que je sois beaucoup plus à l’écoute de mes propres sentiments et sensations. Que je m’autorise parfois à lui en faire part. Que j’identifie comment je pouvais être génératrice de honte avec certaines interventions soi-disant soutenantes. Mais pas seulement. Je réalisais aussi que son besoin n’était pas forcément d’éviter de ressentir de la honte, mais plutôt d’avoir quelqu’un à côté d’elle au moment où elle l’éprouvait, quelqu’un qui l’accompagne dans la “traversée” de ce sentiment si destructeur.
8Les choses se mirent alors à changer de façon caractéristique. Ses propos devinrent progressivement intelligibles. Ses attitudes rhétoriques, comme le fait d’interrompre ses phrases, de ne prononcer que la première syllabe d’un mot, tout cela a progressivement disparu.
9Depuis quelques semaines, elle s’est mise à évoquer un secret qu’elle porte depuis son enfance. Je dis bien évoquer, car pour l’instant c’est “dans l’air”. Elle m’a dit, au cours d’une séance récente, qu’elle appréciait le fait que je ne la harcèle pas pour le lui faire avouer, car c’est ce qu’elle redoutait de pire. J’ai conscience de l’accompagner, d’être présente et pour l’instant c’est tout.
10Et puis la semaine dernière, vers la fin de la séance, elle me dit “J’ai besoin de vous parler d’un rêve que j’ai fait. Je voulais vous en parler la semaine dernière, mais finalement je ne l’ai pas fait, et je m’en suis voulu. Mais là, c’est urgent que je ne parte pas avant de l’avoir fait. Alors voilà”.
11Et elle me raconte qu’elle est dans un endroit, qui est à la fois une pièce et un terrain vague. Il y a là une petite fille qui vient d’être violée. Elle s’approche de la petite fille et la prend dans ses bras. La petite fille est très faible, et elle craint de la laisser tomber. Elle lui dit “Passe tes bras autour de mon cou et accroche-toi, je vais te porter”.
12Et là, elle se rend compte que la fillette ne peut s’accrocher que d’un seul bras, car l’autre bras est comme paralysé et qu’il pend d’un côté. Plus loin, il y a des hommes debout, et la petite fille les désigne comme étant ses agresseurs. Ils sont particulièrement bien habillés, très corrects. Ma patiente explique à la fillette “Tu vois comment on peut faire des choses pareilles et en même temps être correct et bien habillé”.
Elle avance ainsi avec la petite fille dans les bras, et se retrouve devant un mur avec une porte. Là il y a une femme qui ouvre la porte et qui lui fait signe de passer. La femme passe, et elle, ma patiente, reste avec la fillette dans les bras devant la porte. Puis finalement elle passe la porte et les hommes ont disparu.
Voilà le rêve qu’elle m’a raconté en fin de séance dernière. Je suis encore très émue et en même temps impressionnée, car c’est sous la forme d’un rêve que le secret est en train d’être exhumé. Et en même temps, cela s’est produit dans une période particulière pour moi, puisque j’étais en train de rédiger cet article sur le travail du rêve en Gestalt-thérapie. Nous sommes là en plein phénomène de champ.
Quelques repères historiques
13Revenons un instant dans l’histoire. Il est frappant de constater que de tout temps, et sous toutes les latitudes, les hommes se sont intéressés aux rêves. Les peuples de la Grèce Antique leur attribuaient une grande importance. Ils situaient les rêves dans un univers parallèle, s’imaginaient y lire des messages des Dieux et des Démons, et s’ingéniaient à y déchiffrer des secrets sur leur destinée. C’est ainsi que sont nées les fameuses clefs des songes, à partir desquelles les anciens décryptaient des symboles qu’ils étaient censés contenir.
14Les tribus amérindiennes ont, depuis toujours, attaché une importance considérable à l’activité onirique. C’est, semble-il, l’un des rares traits culturels communs à toutes ces tribus si différentes, par ailleurs, les unes des autres.
15Cependant, le rêve n’est pas considéré unanimement comme prémonitoire. Certaines civilisations le considèrent déjà comme un outil d’investigation psychologique. Ainsi, Hippocrate pense que les rêves sont susceptibles d’annoncer des maladies dont l’individu n’a pas encore conscience.
16En Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, entre autres, on trouvera des traces d’un intérêt considérable porté aux rêves. Pour Michel Hulin, indianiste et professeur de philosophie comparée à la Sorbonne : “…il y a une tradition d’oniromancie (art d’interpréter les songes) très ancienne, attachée aux Vedas (textes sacrés de l’Inde). Dans les sommes médicales de l’Inde ancienne, à un moment ou à un autre, on consacre toujours une place au rêve comme auxiliaire de pronostic médical”.
17Selon la culture, donc, la façon d’utiliser le rêve varie : entrer en relation avec les divinités, acquérir des pouvoirs surnaturels, prédire l’avenir, se guérir de maladies, venir à bout de troubles psychologiques.
18Les rabbis, Maîtres du Talmud, ont une approche subtile du rêve. Pour eux, le rêve n’a pas de sens en soi, il n’a que le sens qu’on voudra bien lui donner : c’est une écriture, un message que le rêveur s’envoie à lui-même. Par exemple, un rêve négatif n’est pas forcément mauvais signe. Il peut, en effet, pousser l’individu à prendre conscience de problèmes insoupçonnés qui agitent son esprit. Il permet de réfléchir, et par conséquent d’évoluer.
19Le Talmud refuse le déterminisme de la clef des songes car, d’une personne à l’autre, l’interprétation se doit d’être différente.
20La façon dont Freud, dans cette lignée, va travailler les rêves (les siens, ou ceux de ses patients) va consister à chercher à les interpréter, à trouver du sens, à partir de ses présupposés théoriques bien connus.
21Si l’on se tourne plus spécifiquement vers la Gestalt-thérapie, Perls va, lui aussi aborder le travail du rêve, mais à partir d’hypothèses très différentes de celles de Freud.
22Il va tout d’abord considérer que ce qui se manifeste dans le rêve, ce sont les parties non-appropriées du self du dormeur.
23“Si mon affirmation est correcte, ce que je crois, les différentes parties du rêve sont des fragments de notre personnalité. Tous les éléments du rêve sont des aspects du rêveur.” [1]
24Sa deuxième hypothèse est que le rêve est une projection de la part du rêveur. Celui-ci projette les différents aspects aliénés de son “self”, qu’il ne s’est pas approprié. Ainsi, tout ce que quelqu’un ne supporte pas de lui-même, il va le projeter, entre autres dans le rêve, et celui-ci peut être abordé comme une somme d’aspects de l’identité du rêveur.
25En troisième hypothèse, Perls considérera que le rêve contient le message existentiel du rêveur. C’est-à-dire qu’il y a, dans la création onirique, ce qui manque à sa vie, ce qu‘il évite de faire ou de vivre.
26“Dans le rêve, tout y est […], nous trouvons tout ce dont nous avons besoin, […] la difficulté existentielle, la partie manquante s’y trouve. Le rêve offre une excellente occasion de découvrir les lacunes de la personnalité […].” [2]
27Puis, paraphrasant Freud, Perls affirmera que le rêve est la voie royale vers l’intégration.
28“Freud a dit du rêve qu’il était la voie royale vers l’inconscient. Moi je crois que c’est la voie royale vers l’intégration”. [3]
Ces présupposés vont constituer pour Perls la base théorico-clinique du travail du rêve dans le cadre thérapeutique avec ses patients.
Le travail avec le rêve selon Perls
29Précisons qu’en Gestalt-Thérapie, on ne va pas parler du rêve mais du récit du rêve. Il est vrai, en effet, que nous avons affaire uniquement au récit du rêve que le patient nous fait, et non pas au rêve directement. Or le récit du rêve, c’est le patient qui le fabrique, et la narration du rêve est déjà une transformation.
30L’hypothèse des neurophysiologistes est que le rêve est du matériel extrêmement pauvre, et que nous l’enrichissons de toute notre fantasmatique.
31Les Gestalt-thérapeutes ont, eux aussi, tendance à le considérer comme une coquille vide, que chacun va habiter avec son expérience. Et ce ne sera jamais, d’une personne à l’autre, la même symbolique, la même mythologie ni les mêmes besoins. C’est pourquoi aucune interprétation codifiée ne peut présenter d’intérêt pour nous.
32Pour un Gestalt-thérapeute, ce n’est pas “le rêve” en soi qui est important, mais le travail lui-même, avec le rêve comme matériau. Le travail consiste en fait à prendre un rêve pour objet et à se pencher dessus. Le rêve n’est qu’un support de travail, une entrée en matière de contact, un prétexte. N’importe quoi d’autre aurait pu faire l’affaire.
33Perls va partir, on l’a vu, du principe que le rêveur difracte son identité, qu’il projette des parties de soi non assimilées, qu’il ne reconnaît pas comme siennes, sur tous les éléments du rêve.
34Or, la projection implique une dépossession. La tâche du thérapeute sera donc, selon lui, de faire en sorte que le sujet réintègre ces aspects aliénés de lui-même. Le thérapeute va l’aider à récupérer tout cela et à former une unité.
35“Nous pouvons ré-assimiler, dit-il, nous pouvons reprendre nos projections, en nous projetant complètement en cette autre personne ou en cette autre chose… C’est une identification avec la chose en question.
36Cette technique d’identification avec les rêves est différente de ce que fait la psychanalyse. Ce qui est fait en général avec le rêve, c’est de le découper en morceaux et, suivant par association, trouver son sens et l’interpréter. Par cette procédure, nous pouvons peut-être arriver à une certaine intégration, mais je n’y crois pas tout à fait. Parce que dans la plupart des cas ce n’est qu’un jeu intellectuel…” [4]
37Et, continuant à se démarquer de Freud :
38“… Beaucoup d’entre vous ont eu un lavage de cerveau par psychanalyse. Mais si vous voulez arriver à quelque chose par les rêves, ne les interprétez pas. Ne jouez pas au jeu intellectuel, n’associez ni ne dissociez, ni par contrainte, ni librement”. [5]
39Pour Perls, le patient va tenter de s’identifier aux éléments du rêve, ce qui lui permet de se réapproprier ses projections et donc de s’intégrer. Ne disait-il pas, en effet, que le rêve était la voie royale vers l’intégration ?
40“Puisque notre but est de faire de chacun d’entre nous une personne intégrée, unifiée, ce que nous devons faire pour cela est de recoller les différents morceaux du rêve. Nous devons rapporter à soi ces parties projetées ou fragmentées de notre personnalité”. [6]
Les techniques Perlsiennes
41Ces pré-supposés ont conduit Perls à utiliser différentes techniques. Il avait coutume d’inviter ses patients à raconter leur rêve au présent, et à le vivre réellement.
42“En Gestalt-thérapie, au lieu d’analyser, d’autopsier le rêve, nous voulons le ramener à la vie. Et la façon d’y arriver est de revivre le rêve comme s’il se déroulait actuellement. Au lieu de dire “le rêve”, comme si c’était le passé, jouez-le dans le présent, afin qu’il devienne partie de vous-même, afin que vous y soyez vraiment.” [7]
43Il lui arrivait aussi de proposer au patient de devenir chaque élément du rêve en disant “Je” au lieu de dire “La voiture”. Le patient fera alors le récit de son rêve en se substituant à la voiture, par exemple, et dira “Je dévale la pente” au lieu de “La voiture dévale la pente”. Il considérait ce procédé comme un moyen qui permettait au rêveur de se réapproprier son expérience en réactivant le contact avec l’émotion concomitante.
44“Travaillez sur chaque détail pour devenir chacun d’eux. Travaillez-les et transformez-vous en chacun de ces éléments différents. Devenez vraiment cette chose — quelle qu’elle soit dans le rêve — devenez-la. Utilisez votre imagination. Devenez cette grenouille hideuse, la chose vivante, la chose morte, le démon, et cessez de penser. Perdez votre intellect et venez à vos sens. Chaque petit morceau fait partie du puzzle qui, assemblé, fera un tout plus vaste — une personnalité plus forte, plus heureuse, plus complètement réelle”. [8]
45Imaginons comment, en s’inspirant de cette technique, il serait possible de faire travailler le rêve de ma patiente. On pourrait imaginer de lui proposer de s’identifier successivement, et dans l’ordre qui lui conviendrait, à son propre personnage dans le rêve, à la petite fille violée, à la femme qui ouvre la porte et qui les invite à passer… mais également aux hommes “bien mis”, à la porte elle-même, au mur, à la pièce où la scène se passe, au terrain vague, aux bras de ma patiente qui recueillent la petite fille, à ceux, paralysés, de l’enfant, etc. Nous l’inviterions à être attentive à ce qu’elle ressent lorsqu’elle incarne tel ou tel élément, à comment il lui est facile de rentrer dans certains rôles, mais pas évident du tout pour certains autres, comme, par exemple, les hommes violeurs et bien vêtus. En faisant ceci, ma patiente aurait pu, selon Perls, se réapproprier divers aspects d’elle-même dont elle s’est coupée.
46Perls observait aussi chez ses patients les formulations impersonnelles, signe de dé-responsabilisation et de manque de vitalité.
47“Si vous traduisez l’impersonnel (le IT = l’objet inanimé, ou le mot) par le “Je”, vous augmentez votre vitalité et votre potentiel. Dans le it, le nom est expulsé, projeté à l’extérieur de l’organisme, et nous sommes dégagés de notre précieuse responsabilité, de notre capacité à répondre, à être vivant, à être sensible”. En voici un exemple :
48Patient : “Je sens la crispation en moi”
49F. Perls : “Changez le nom en verbe”
50P : “Mes mains sont crispées”
51F : “Vos mains sont crispées ? Elles n’ont rien à faire avec vous ?”
52P : “Je suis crispé”
53F : “Vous êtes crispé. Comment êtes-vous crispé ? Que FAITES-vous ? Vous voyez la tendance constante à la réification, essayant toujours de faire d’un processus une chose ?”
54P : “Je me crispe”
55F : “C’est cela. Voyez la différence entre “je me crispe” et “il y a une tension ici”.
56Vous passez de la situation où vous êtes irresponsable, impotent, où vous ne pouvez rien faire… à la situation “j’en prends la responsabilité”, ce sont les premiers signes de vie.” [9]
57Faire dialoguer les différents éléments du rêve était encore une autre technique employée par Perls. Ce dialogue était généralement accompagné de la célèbre technique du changement de siège. Il leur faisait mimer la façon dont les éléments pourraient réagir.
58Dans ce type de travail, il est courant de voir apparaître deux rôles conflictuels, que Perls a nommé Top Dog et Under Dog. Le Top Dog, c’est le Grand Chef, celui qui commande, qui est toujours juste, qui a toujours raison, qui prend le pouvoir. L’Under Dog est le Sous-Fifre, celui qui s’excuse et se défend, qui n’ose pas, qui oublie tout, subit, obtempère… en apparence. Mais en fait, il est rusé, et c’est lui qui contrôle le grand chef.
59“Ensuite, disait-il, prenez chacun de ces éléments… et laissez-les se rencontrer entre eux… Ayez un dialogue entre les deux éléments opposés… jusqu’à ce que nous parvenions à une possession, une intégration des deux forces divergentes. […]
60Chaque parcelle du travail que vous accomplirez sera une parcelle d’assimilation de quelque chose.” [10]
61Ainsi, à travers l’établissement d’un dialogue entre les polarités, Perls posait au patient des questions du style “Que dirait la voiture à la route ? l’ogre à l’enfant ?”.
62“Comment ces différents dialogues te concernent-ils, toi, aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’ils te disent de toi ?”
63Le rêveur permettait alors aux différentes instances de co-exister en lui, il se complétait et s’apaisait.
64Il lui arrivait aussi de demander au patient d’établir un dialogue entre lui-même et son rêve. Non pas, comme précédemment, avec le contenu du rêve mais avec sa fonction, comme si le rêve était une chose. “Devenez le rêve”, disait-il, en faisant l’hypothèse que le rêve était le moi caché du rêveur.
65“Raconte-moi ton rêve comme si j’étais un enfant, pouvait-il suggérer aussi à son patient. Ou bien “Comme si je ne comprenais pas ta langue”. ou encore “Comme si tu n’avais pas de cerveau.”
66Patient : … Je commençais à penser…
67F. Perls : C’est votre esprit que vous utilisez ?
68P : Oui
69F : Pouvez-vous jouer une personne sans cerveau ?
70…Et s’ensuit une pièce de travail où le patient résiste, ne peut pas, où Perls insiste :
71F : Jouez-le, jouez-le…
72Puis le patient y parvient, rit, est plein d’excitation et Perls lui dit :
73“Voyez-vous la différence entre cet enfant-là et celui qui pense ?” [11]
74L’utilisation du psychodrame en groupe était pratique fréquente pour Perls. Il demandait alors aux divers participants du groupe de jouer les éléments du rêve que le patient apportait. Non seulement les personnages, comme le voleur battu, le flic, le passant qui s’interpose, mais aussi les éléments du rêve, comme la matraque, le dos meurtri, le car de police… tout ce qui pouvait contenir une charge affective ou émotionnelle.
75Dans son travail avec les rêves, Perls avait comme visée constante — et la transcription des practicum dont nous disposons en témoigne – de déceler le message existentiel du patient, contenu dans son rêve. Pour cela, il s’appuyait sur une phrase ou une idée émise par le patient, et formulait une conclusion qui lui semblait contenir en substance la problématique actuelle du patient.
76“Pour être en contact avec votre fils, vous n’avez pas besoin d’aller jusqu’à lui faire mal. Vous n’avez pas besoin de prendre modèle sur votre père”.
77“Si vous attendez que les autres vous écoutent alors que vous-même vous ne les écoutez pas, vous gardez toujours le contrôle”. [12]
Perls affirmait haut et fort qu’il n’interprétait pas les rêves. Tenant à se démarquer de l’approche psychanalytique, il refusait de rester dans la zone des rationalisations qu’il nommait le “bullshit” (merde de taureau). Mais, à bien y regarder, on pourrait considérer qu’il le faisait, d’une certaine façon, lorsqu’il mettait en évidence ce qu’il considérait comme le message existentiel du patient.
Il apparaît clairement, à la lumière de ce qui précède, que Perls travaillait selon un paradigme individualiste. Dans cette posture, le thérapeute s’intéresse à ce qui se passe pour le patient, et seulement pour le patient, sans s’occuper de la place qu’il occupe, lui, thérapeute, dans la situation. Le travail qui lui incombe est d’explorer l’expérience du patient, son vécu, ou sa psyché, comme s’il était lui-même hors du champ.
L’approche du rêve selon Isadore FROM : Frontière/contact — organisme/environnement
78Isadore From va partir d’autres présupposés que Perls pour aborder le travail avec les rêves. Son point de départ est que le rêve est la production du patient. Cette affirmation, qui peut sembler évidente pour certains, ne l’est cependant pas pour tout le monde. Il n’y a qu’à observer comment la plupart des patients nous apportent leurs rêves en thérapie : comme une sorte d’objet insolite “qui leur est arrivé” (d’où ?), qu’ils ont subi (de qui ?), mais dont ils ne sont absolument pas responsables.
79Dans un échange entre From et deux de ses collègues, l’un d’eux conteste cette thèse.
80“Je ne crois pas évident, dit-il, que ce soit l’ego qui produise le rêve !… Quelque chose dans l’individu produit le rêve”. Et quand From lui demande qu’est-ce que c’est, ce quelque chose, il répond “Ce que vous voudrez, mais pas l’ego !” [13]
81Pour From, au contraire, le travail va d’abord consister à rendre le patient capable de considérer que c’est bien lui qui a créé le rêve, et que ce n’est pas “quelque chose d’autre que lui” qui l’a produit.
82Contrairement à Perls, qui considérait le rêve comme une projection (d’aspects non reconnus du patient), Isadore From le considère davantage comme une rétroflexion. Et, plus précisément, une rétroflexion à l’égard du thérapeute lui-même, à qui il est en train de le raconter.
83“Le rêve est, pour beaucoup, une rétroflexion. Nous entendons par là que ce qui est dirigé vers l’environnement se voit, d’une façon ou d’une autre, retourné vers le self ou vers l’organisme”. [14]
84Dormir, de fait, représente la condition optimale pour la rétroflexion puisque le rêveur n’est en contact avec l’environnement que par sa respiration. En considérant le rêve “possiblement, mais pas nécessairement”, comme une rétroflexion…, From affirme que nous pouvons trouver du matériel qui nous renseignera sur le contact du patient avec son thérapeute, et pas seulement des matériaux concernant le patient lui-même.
85“Il peut être utile de considérer le rêve comme une tentative non consciente de défaire un message rétrofléchi qui s’adresse au thérapeute”. [15]
86La grande hypothèse d’Isadore From sera que le patient rêve pour le thérapeute, au profit de sa thérapie.
87“C’est mon patient qui produit le rêve, et non consciemment il le produit aussi pour la thérapie. Dans le contexte de sa production du rêve, il est en thérapie… et il le sait”. [16]
88Le contexte du rêve va revêtir une grande importance car il conditionne la nature des productions oniriques. Il est intéressant d’observer que, de même que l’oie du vieux proverbe rêve de maïs, les patients gestaltistes font des rêves gestaltistes, les patients freudiens des rêves freudiens, les patients lacaniens des rêves lacaniens, etc. Le type de rêve correspond au système conceptuel dans lequel se trouve le rêveur.
89Ce présupposé de From l’inscrit de façon caractéristique dans un paradigme de champ organisme-environnement. Pour From, le récit du rêve est essentiellement communication. Lorsque l’on raconte un rêve à quelqu’un, on est en train, la plupart du temps non consciemment, de lui dire quelque chose.
90Ce qui devient important pour Isadore From, c’est que “ce” patient raconte “maintenant” ce rêve à “ce” thérapeute. Il lui semble qu’en faisant cela, le patient fait quelque chose de très spécifique : il est en train de dé-rétrofléchir quelque chose qu’il ne sait pas dire autrement.
91Cette organisation en termes de champ va amener From à se poser la question “Qu’est-ce que je fais pour rendre difficile à mon patient de me l’expliquer directement ?”, c’est-à-dire autrement que sous la forme d’un rêve.
92Le récit du rêve est donc regardé par From comme une tentative de défaire des rétroflexions, d’achever une situation, de pousser vers la résolution d’un problème concernant plus spécifiquement le thérapeute.
93“Les rêves qui m’intéressent en thérapie, dit-il, sont surtout ceux de la nuit qui précède ou qui suit la séance, car ce qui aura été tu, ou retenu, peut-être pensé, mais pas dit, pourra, d’une façon ou d’une autre, être utilisé dans le rêve. Le patient sait que le lendemain il aura une séance avec son thérapeute ou qu’il en a eu une la veille.” [17]
94La nuit, le patient se prépare du matériel pour la séance. Le contenu est donc extrêmement important pour From. Toutefois, le thérapeute travaille avec le processus et non le contenu, en se demandant :
95“Qu’est-ce que ce patient est en train de me dire, alors qu’en apparence il n’en parle pas ?”.
96Dans cette perspective, le rêve ne peut pas être regardé comme l’expression d’un message existentiel du patient. From considère cette expression comme une “formulation malheureuse”, car elle implique que “…le thérapeute interprète le rêve du patient, alors qu’en Gestalt-thérapie, c’est ce que nous aimerions éviter”. [18]
97La façon d’aborder le travail avec les rêves est très différente chez Perls et chez From, de même que leur conception de la position du thérapeute. Perls travaille dans l’intra-psychique, le thérapeute aide son patient à récupérer et à se réapproprier les diverses parties aliénées de son self : il est hors du champ. From, lui, travaille à la frontière-contact, c’est à dire “en ce ‘lieu’ expérientiel du contact du sujet et de son environnement”, comme le dit Jean-Marie Robine. Le souci de From est essentiellement d’observer de quelle manière le patient interromp ou rétablit le “Contacter”.
98“À mon avis, dit-il, la préoccupation centrale d’un Gestalt-thérapeute sérieux face à son client, c’est ce que nous appelons la frontière-contact, et donc avant tout les perturbations qui apparaissent à cette frontière (confluence, introjection, projection)”. [19]
On peut donc résumer ainsi les choses :
Position de F. Perls Le rêve = PROJECTION — > Patient invité à se réapproprier ses projections | Position d’I. From Le rêve = RÉTROFLEXION —> Patient invité à projeter ses rétroflexions |
99Imaginons à présent que l’on mette au travail le rêve de ma patiente à la manière de From. Nous nous dirions d’emblée que ce rêve a une fonction dans la thérapie, qu’il nous est destiné et que, de cette manière, il devient possible pour cette patiente de déplier entre nous quelque chose que, non seulement, il lui était impossible d’exprimer, mais qui, peut-être, n’était même pas à sa conscience.
100Nous lui poserions peut-être des questions telles que “Et si ce rêve m’était adressé, qu’est ce qu’il pourrait me dire ?… Est-ce que, à certains moments de notre travail, vous vous êtes sentie comme dans un terrain vague ?…Est-ce que vous vous êtes sentie comme devant un mur ?… Ai-je pu être ce violeur ?… Est-ce qu’il vous arrive de me voir comme une porte fermée ?…”
Nous inviterions ainsi la patiente à dé-rétrofléchir et à mettre en frontière-contact un certain nombre d’affects et de représentations qu’elle n’a pas su nous exprimer jusqu’alors sous une autre forme.
L’approche du rêve selon Jean-Marie ROBINE : Paradigme de champ
101Jean-Marie Robine, bien que dans la lignée d’Isadore From, va ajouter quelque chose à l’approche de ce dernier en se positionnant d’une manière sensiblement différente, c’est-à-dire davantage encore en termes de champ relationnel. Tous deux sont d’accord pour considérer que la présence du thérapeute influe sur les interruptions du contact. Mais J.-M. Robine va organiser l’expérience en élargissant la lunette et en se considérant lui-même comme faisant partie du champ, co-créateur de la situation, de ce qui s’articule entre le patient et lui.
102Pour ce dernier, la position d’Isadore From est comparable à un “aller simple”. From travaille à la frontière-contact entre l’organisme (patient) et l’environnement (thérapeute), et le thérapeute analyse ce qui se passe du côté de la personne du patient, et comment celui-ci interromp, ou non, le “contacting”.
103À la différence d’I. From, qui a une position “aller simple”, celle de J.-M. Robine peut être vue comme un “aller et retour”, amenant le thérapeute à s’immerger dans le champ et à travailler au niveau de la relation, en précisant tout de même que la relation constitue à ses yeux le contexte (ou arrière-plan), mais que ce qui reste en figure pour lui c’est le “contacter”.
104From, lui, ne parle jamais de relation, mais ne parle que de contact. Vers la fin de l’échange, cité plus haut, avec ses deux collègues, l’un d’eux résume ce qu’il pense avoir compris des propos de From : “Je suis moi-même concerné par ce que dit le rêve sur la relation entre le patient et son thérapeute…”, et From de corriger : “Je dois vous interrompre, je n’utilise pas le mot “relation”. J’utilise le terme “contact avec”. C’est différent”. [20]
J.- M. Robine, lui, inclut la relation, travaille dans les deux sens et observe comment il peut être partie prenante dans ce qui est en train de se passer.
Patient —> Thérapeute et Thérapeute —> Patient |
105Imaginons donc que l’on mette au travail le rêve de ma patiente à la manière de Jean-Marie Robine. Vraisemblablement, nous ferions l’hypothèse, comme dans le cas de From, que quelque chose, là, nous est adressé. Mais nous traiterions la chose de façon différente. D’abord, en le travaillant de manière bi-latérale, dans la réciprocité, et pas seulement du patient vers le thérapeute. Non pas avec des questions telles que “Qu’avez-vous à m’exprimer… ?”, mais plutôt “Qu’est-ce que ce rêve nous dit de Notre relation, de cette relation que Nous avons co-créée, jusqu’alors ?… Essayons de voir comment chacune de nous contribue à ce qu’il y ait à la fois de la confiance et de la méfiance… Comment je ne vous donne pas, par moment, suffisamment de sécurité… Comment il y a parfois de l’agression entre nous…”.
106Cela nous entraînerait sans doute à nous impliquer personnellement dans le travail, nous conduirait à nous dévoiler davantage que dans la position de From qui, bien sûr, regarde les choses en termes de champ, mais semble ne pas forcément y entrer complètement.
107Alors qu’Isadore From limite volontiers son intérêt aux rêves de la veille ou du lendemain de la séance, J.- M. Robine va élargir son champ d’action et porter attention à tout rêve que son patient peut amener en thérapie. Car pour lui, même s’il a rêvé cela des années auparavant, c’est tout de même aujourd’hui que le patient s’en souvient et qu’il le raconte à son thérapeute, comme s’il “savait” implicitement qu’à travers et avec le support de ‘ce’ rêve il pourra exprimer quelque chose à son thérapeute.
108Enfin, sous l’influence de Binswanger, il est très sensible à tout ce qui, dans le récit du rêve, est exprimé en termes de mouvement et d’action, tout ce qui concerne les processus quels qu’ils soient. Par exemple, s’il est question dans le rêve de quelqu’un qui laisse tomber son crayon, il mettra volontiers en figure et au travail, avec le patient, le “laisser tomber”.
Si l’on partait à nouveau du rêve de ma patiente, il est probable, par exemple, que nous nous intéresserions au fait que le personnage qu’elle représente se déplace vers la victime, et que, malgré sa peur de la laisser tomber, elle se révèle suffisamment forte pour porter la petite fille ; que celle-ci se laisse prendre, et que, bien que faible, elle trouve suffisamment de force dans un seul bras pour s’accrocher et se laisser porter. On pourrait aussi s’intéresser au fait que la patiente désigne les coupables, les identifie aux yeux de la petite fille ; qu’elle se déplace dans le rêve, qu’elle marche en avançant vers le mur où elle découvre la présence d’une porte ; que la femme ouvre la porte tandis que la patiente se laisse devancer et voit la porte se refermer juste devant elle ; puis qu’elle est amenée à la franchir elle-même et, finalement, à protéger la petite fille, tandis que les agresseurs ont disparu de la scène.
Le travail du rêve, à quel moment ?
109Nous devons réfléchir au moment opportun pour utiliser ces différentes techniques, sachant que la manière d’aborder le rêve dépend beaucoup du stade de la thérapie où en est le patient. Et, en particulier, de sa capacité à être conscient de ce qui se passe entre lui et son thérapeute et à l’assumer. Mais en tout état de cause, je serais tentée de penser que ce travail demande un certain temps pour qu’une confiance et d’une intimité suffisantes se soient construites entre le thérapeute et son patient.
110Il nous faut user de prudence avec certains patients, y compris avec des techniques rendues célèbres par Perls. En effet, la réappropriation des projections peut présenter un caractère scabreux car il n’est pas rare d’y rencontrer des formations réactionnelles. Elles risquent de blesser et destabiliser fortement un patient qui ne serait pas prêt à les assumer.
111L’approche d’I. From, ainsi que celle de J.-M. Robine, sont plus subtiles, mais non exemptes de difficultés. Car n’oublions pas que le matériel rétrofléchi n’est jamais évident. Le mettre à jour peut parfois avoir des effets indésirables, sur le patient mais aussi sur le thérapeute. Les éléments qui seront dé-rétrofléchis risquent d’être très blessants ou destabilisants, non seulement pour le patient mais aussi pour le thérapeute, et peuvent provoquer de la honte, par exemple.
112Ces manières de travailler le rêve me semblent appropriées dans l’avancée de la thérapie, lorsque déjà la relation thérapeutique s’est construite dans la durée. Elles exigent de la part du thérapeute une certaine maturité et du professionnalisme, et un auto-soutien suffisant pour lui permettre de soutenir la figure qui émerge et permettre au patient de dé-rétrofléchir en étant assuré que ce qu’il exprime peut être accueilli par le thérapeute.
113En se focalisant sur le contact entre le thérapeute et le patient, I. From dit que les Gestalt-thérapeutes cherchent, sans toujours le savoir d’ailleurs, à résoudre le transfert à mesure qu’il se développe.
“Ce que je propose ici, dit-il, c’est probablement une façon de réguler le transfert. On devrait essayer de dissoudre le transfert à chaque séance, ce n’est pas le cas en fait, mais ce n’est pas un idéal absurde.” [21]