Notes
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[1]
Cet article a été présenté lors du Colloque international Raymond Aron, intitulé « Penser la politique par “gros temps” » organisé en juin 2017 par l’EHESS-CESPRA, l’IRSEM et la Société des Amis de Raymond Aron. Je tenais à remercier les organisateurs du colloque ainsi que les intervenants avec lesquels j’ai eu l’occasion d’échanger. Je tiens également à remercier les rapporteurs de la revue. Enfin, je tiens à remercier Kevin Mattson, pour m’avoir donné accès aux informations qu’il a pu recueillir dans différents fonds d’archives aux États-Unis, Dominique Schnapper pour m’avoir autorisé à consulter le Fonds d’archives Raymond Aron, et le personnel de la JFK Library de Boston (MA), pour leur accueil chaleureux lors de mon séjour d’étude dans les archives de John Kenneth Galbraith. Je reste, selon la formule consacrée, seul responsable des points de vue exprimés ici.
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[2]
À ce sujet, Galbraith affirme effectivement : « Un nombre non négligeable d’intellectuel(le)s jugent que toute tentative réussie pour rendre les idées vivantes, compréhensibles et intéressantes relève en fait d’un manque d’érudition. Telle est la forteresse où se réfugient normalement les gens qui manquent singulièrement de logique » [2007, p. 202].
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[3]
Galbraith [1958]. Sur ce thème dans l’œuvre de Galbraith, voir Le Masne [2006].
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[4]
Sur le libéralisme d’Aron, voir Aron [1961, 1964], Manent [2001], Audard [2009], Audier [2012] et Châton [2017]. Galbraith définit son libéralisme en opposition au libéral européen, lequel serait « adversaire de l’intervention étatique » – Aron entrant donc difficilement dans cette catégorie. « Le libéralisme américain consiste bien plutôt à considérer comme devoir principal l’amélioration du bien-être et la lutte contre les positions acquises et à accepter, voire à solliciter, l’intervention publique lorsqu’il l’estime nécessaire à ces fins » [Galbraith, 1952, p. 11]. Voir aussi Mattson [2004] et Waligorski [2006].
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[5]
Cette trilogie est rédigée entre 1955 et 1958, étant à l’origine le cours sur les sociétés industrielles qu’Aron professa à la Sorbonne. Voir Aron [1983, p. 393]. On trouve des esquisses des thèses développées dans sa trilogie dès son Cours professé à l’ENA en 1952 [Aron, 1997].
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[6]
Selon Galbraith, les membres de l’ADA sont même considérés comme des extrémistes au sein du parti démocrate [1981, p. 277]. Sur le rôle de Galbraith dans cette association, voir Waligorski [2006] et Frobert [2003]. Sur l’influence de Galbraith et Schlesinger sur la pensée libérale américaine ainsi que leur engagement auprès du CCF et de l’ADA, voir Mattson [2004].
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[7]
John Kenneth Galbraith Personal Papers (JKG PP), Series 3, Box 21, File Congress for Cultural Freedom.
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[8]
Sur ce thème, et notamment la différence entre Shils et Aron, voir la lettre d’Aron du 2 octobre 1977 à Job Dittberner ainsi que l’extrait de la thèse de Dittberner, The End of Ideology and American Social Thought, 1930-1960, contenu dans le Fonds d’Archives Raymond Aron, BNF, Boîte 177, Dossier Congrès pour la liberté de la culture.
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[9]
Voir Shils [1959] ainsi que la synthèse des débats rédigée par Raymond Aron dans le Manchester Guardian du 17 octobre 1958 (JKG PP, Series 3, Box 21, File Congress for Cultural Freedom).
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[10]
Galbraith, la CIA et le FBI entretiennent une longue histoire. Le premier se moque gentiment, dans ses Chroniques d’un libéral impénitent, du dossier constitué par le FBI à son sujet [1979, p. 157-181]. Cela ne l’empêchera pas pour autant de donner des conférences à la CIA, conférences portant justement sur sa vision de la société industrielle [1977].
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[11]
Fonds d’Archives Raymond Aron, BNF, Boîte 177, Dossier Congrès pour la liberté de la culture. La même lettre se trouve dans les JKG PP, Series 3, Box 93. La lettre de Galbraith du 25 octobre a été également envoyée à Mickael Josselson, membre actif de l’organisation agissant en tant qu’agent de la CIA (Saunders 2000). Aron et Galbraith semble avoir tous deux eu une relation amicale avec cet homme. Galbraith lui fit par exemple envoyer un exemplaire du Nouvel État industriel (Lettre de Josselson à Galbraith du 4 septembre 1967, JKG PP, Box 21, File Congress for Cultural Freedom).
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[12]
C’est par exemple Mike Josselson en personne qui informe Galbraith que la fondation Ford renouvelle son soutien financier au Congrès en novembre 1966, soit quelques mois après la révélation du scandale par le New York Times. Voir la lettre du 7 octobre 1966 (JK PP, Series 3, Box 91). Par ailleurs, Schlesinger était conscient du rôle de la CIA dans la création du Congrès (Saunders 2000, p. 91). Étant donné la relation de proximité entretenue avec Galbraith, on peut douter que ce dernier n’ait pas été au courant.
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[13]
Pour un aperçu, voir Châton [2017, p. 21]. Voir aussi Grémion [1995], Saunders [2000], Aronova [2012], Gane [2016].
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[14]
Galbraith démissionne en 1972, n’ayant pas assez de temps pour s’investir pleinement dans les activités de l’organisation, qui a été renommée L’Association Internationale pour la Liberté de la Culture.
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[15]
Cette lettre n’a pas été trouvée dans le fonds d’archives Raymond Aron. Nous en avons trouvé la traduction, envoyée par Josselson à Galbraith, dans les archives de ce dernier (JKG PP, Series 3, Box 121).
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[16]
Pour une étude portant sur la vision aronienne de l’idéologie américaine, voir Steinmetz-Jenkins [2016]. Aron a également rédigé un livre portant sur la politique étrangère des États-Unis et qu’il intitule République impériale [1973].
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[17]
Todd, in Galbraith et al. [1971, p. 17]
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[18]
Aron : « Il m’est arrivé plusieurs fois de discuter avec le président Kennedy », « j’ai connu beaucoup des conseillers de Kennedy parce qu’ils venaient de Harvard, et que d’une certaine manière je suis doublement de Harvard [rires de Galbraith], puisque j’ai un doctorat honoris causa de Harvard et j’y ai été professeur pendant un semestre. Et j’ai vu tous les ministres de Harvard dans la joie, dans l’exaltation de la victoire de Kennedy, tous attendaient ce qu’ils allaient devenir, car tous étaient destinés à aller à Washington. C’était très beau à voir pour un spectateur non engagé à l’espèce ». Galbraith : « Je crois Raymond que vous étiez chez moi le soir où Kennedy a été élu. [Aron acquiesce]. Je crois que je vous ai dit également ce soir-là que je ne songeais absolument pas à devenir ambassadeur. Et j’ai vu que j’ai très rapidement changé d’avis du tout au tout parce que l’on m’a offert le poste. Je crois qu’il faut tous faire l’aveu de ces écarts de nos comportements et je fais cette confession publique ». Aron raconte alors comment Galbraith minorait le rôle des ambassadeurs dans un monde où les moyens de communication étaient désormais très développés. [Rires des deux]. (Apostrophes)
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[19]
Aron a également œuvré, deux décennies plus tôt, à la diffusion de la pensée de James Burnham [1947], dans la même collection, lequel a influencé l’œuvre de Galbraith. Voir la lettre de Galbraith à Burnham du 6 août 1971, (JKG PP, Series 3, Box 77) et Romano [2003]. Burnham fut membre du Comité américain du CCF, ce qui peut expliquer la connaissance de ses idées de la part nos deux auteurs. Burnham démissionne de l’association en 1954, considérant qu’elle est devenue « une clique partisane ». Archives de l’American Committee for Cultural Freedom, New York University Taminent Library, Box 3.
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[20]
Voir notamment Galbraith [1952, p. 54-67].
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[21]
« Il combat infatigablement ce qu’il appelle la sagesse traditionnelle, dont il trouverait difficilement des représentants qualifiés » [Aron, 1969a, p. 275].
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[22]
Par conséquentialiste, nous entendons avec Peirce l’idée que les mesures fiscales qu’ils sont susceptibles de préconiser dépendent étroitement du contexte institutionnel général. Elles sont susceptibles de varier selon les lieux et les époques. Par doctrinaire, nous désignons à l’inverse les doctrines fiscales, c’est-à-dire un corps de préconisations à appliquer indépendamment des contextes spécifiques.
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[23]
Aron semble reprendre un diagnostic du livre de Meynaud, lequel traite d’ailleurs largement des idées de Galbraith. Aron confie avoir lu et apprécié ce livre dans lequel Meynaud écrit effectivement : « Radical, et même quelque peu iconoclaste dans la présentation des faits, Galbraith reste conformiste quand il s’agit d’en tirer les leçons » [Meynaud, 1961, p. 75].
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[24]
Ces principaux traits qu’Aron juge bon de recenser sont le pouvoir de marché des grandes entreprises, le degré de contrôle de leurs propres prix, le rôle majeur de la technostructure dans le système économique, la remise en cause de la souveraineté des consommateurs, la critique (jugée ambiguë) du complexe militaro-industriel.
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[25]
Fourastié, dans L’Express, salue pour sa part les « Joyeux pétards de Galbraith », lesquels explosent comme autant de « démystifications » de « l’imagerie usuelle » de la science économique classique [1968, p. 135]. Pour un aperçu de la réception française du livre, voir les cahiers du Nouvel Observateur [Galbraith et al., 1971], avec notamment des articles de Pierre Mendès France et Michel Rocard.
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[26]
Nous usons du terme au singulier, en tant que concept heuristique, en tant qu’idéal-type. La non-utilisation du pluriel ne préjuge ainsi en rien d’une prétendue similitude des différentes sociétés particulières. Voir point 5 de cet article.
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[27]
Le foisonnement de ces thèmes à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale s’explique par les circonstances économiques favorables ainsi que par le problème scientifique de l’explication de cette croissance [Solow, 1956, 1957]. À ce sujet, Raymond Aron cite régulièrement les travaux de Rostow [1960], Colin Clark [1957] et Jean Fourastié [1949], les travaux du premier n’étant d’ailleurs pas étranger à Galbraith. Aron a d’ailleurs proposé un compte rendu de l’ouvrage de Rostow, dans lequel il s’en prend essentiellement à sa méthode [Aron, 1960].
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[28]
Le déterminisme technologique est sans doute plus important chez Galbraith. Mais si le développement de la technologie et de ses impératifs possède une primauté logique dans son analyse, il n’est en rien l’unique mécanisme causal d’explication. De même qu’Aron, Galbraith a constamment recours à des explications en termes de causalité plurielle et surtout cumulative.
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[29]
À l’époque, le sens du terme « développement » est toujours lié à l’idée de sous-développement. On considère, influencé par une vision (uni)linéaire du progrès économique, que les pays occidentaux sont développés et représentent en ce sens une norme. Le sens moderne, bien que proche, vise plutôt à insister sur les aspects non matériels du bien-être. Bien que Galbraith et Aron usent du terme dans l’acception de l’époque, ils n’ont pas manqué de nous dessiller les yeux à propos des désillusions de la « société opulente ».
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[30]
Nous entendons par deux niveaux les individus et les institutions, qui peuvent certes être de différents ordres.
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[31]
Aron [1970] et Galbraith [1973c].
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[32]
Le développement de grandes organisations, que l’on pense aux administrations ou aux syndicats, est lui-même lié à cette émergence [Galbraith, 1952, 1967].
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[33]
Pour une étude de l’argumentation de Galbraith, voir Baudry et Chirat [2018].
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[34]
Il prend soin de distinguer la concentration industrielle de la concentration financière, laquelle dérive « plus de la volonté de puissance que du souci de rendement ».
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[35]
Sur ce thème prégnant dans l’œuvre de Galbraith, notamment à partir du Nouvel État industriel, voir Bailly [2006] et Fontanel et Coulomb [2006]. Dans son analyse du complexe militaro-industriel, Galbraith met en avant trois points. Premièrement, ce secteur est représentatif du pouvoir des membres des différentes technostructures. Deuxièmement, ce secteur est représentatif du pouvoir pris par les grandes organisations. Troisièmement, dans une perspective fonctionnaliste, il met en avant l’idée selon laquelle les commandes publiques d’armements jouent un rôle dans la stabilisation macroéconomique de la demande globale.
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[36]
À cet égard, Aron est éloigné de la vision hayékienne de la concurrence, laquelle condamne les formes mixtes de coordinations. Sur les différences entre ces deux auteurs, voir Châton [2016].
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[37]
Galbraith fait ici référence aux travaux fondamentaux de Marris sur le sujet [Marris, 1964].
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[38]
Aron et Galbraith soulignent tous les deux que la propriété publique ou privée des capitaux de l’entreprise n’importe que très peu sur son fonctionnement, notamment eu égard au rôle de la prévision.
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[39]
Galbraith écrit : « Les capitaux engagés dans ce processus sont si importants qu’ils ajoutent le souci de l’urgence à celui de l’exactitude » [1967, p. 28].
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[40]
Ce thème les oppose pour partie. Aron croit en une plus grande effectivité de la souveraineté des consommateurs, quand Galbraith développe l’idée de souveraineté du producteur.
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[41]
Voir Weinstein [2010] et Baudry et Chirat [2018].
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[42]
Aron distingue parfois les ingénieurs des « techniciens de la direction », c’est-à-dire les managers, alors que Galbraith tend à les agglomérer en une seule classe à l’aide de son concept de technostructure [Aron, 1962, p. 314]
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[43]
Voir également Aron [1962, p. 250-251 ; 1966, p. 169]. À ce sujet, dans l’émission Apostrophes, Aron affirme : « Je disais partiellement ce que Galbraith écrit beaucoup mieux que moi et plus en détail, dans le Nouvel État industriel, qu’il y avait une technostructure, et qui était, dans une certaine mesure, la même à l’Ouest et à l’Est, parce que, j’ai une formule en tête, la technique entraîne beaucoup de choses avec soi. » Dans ses Mémoires, il est plus circonspect : « La détermination des sociétés par les technostructures est supposée, non pas démontrée » [1983, p. 404].
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[44]
Pour une présentation synthétique et critique des idées de Galbraith sur le sujet, voir Marris [1968].
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[45]
Le titre L’ère de l’opulence est trompeur. « Jusqu’ici le tableau de la société « affluente » – version américaine – est, dans l’ensemble, attrayant. Mais d’autres aspects de ce livre complexe interdisent l’optimisme. En fait, plusieurs chapitres constituent une critique de l’opulence dont les commentateurs n’ont pas toujours souligné la dureté et encore moins les implications pour la politique sociale » [Meynaud, 1961, p. 67]. Pour une présentation synthétique de ses thèses, voir Galbraith [1965].
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[46]
Une des critiques adressées à Galbraith, voire à l’ensemble des théories managériales de la firme, s’applique également, dans une moindre mesure cependant au vu de la situation française, à la pensée d’Aron. Elle a été formulée dès 1961 par Gabriel Kolko. Il estime que ces auteurs ont « ignoré le rôle majeur, et potentiellement révolutionnaire, de l’impact des stock-options sur la direction de l’entreprise » [Kolko, 1961, p. 66]. On peut ainsi dire que si Aron et Galbraith ont décrit le régime d’accumulation fordiste, ils n’ont pas perçu certains éléments déjà présents en son sein et qui annonçaient potentiellement le mouvement vers un régime d’accumulation extensif et inégalitaire [Boyer 2004], celui du capitalisme dit financier ou patrimonial.
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[47]
La réception soviétique de l’œuvre de Galbraith permet également d’attester de l’importance idéologique de la thématique. Voir le manuscrit d’Okroi [ND], datant de la seconde moitié des années 1970.
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[48]
Voir par exemple De Jouvenel [1956], Bell [1960], Sorokin [1960], Meynaud [1961], Tinbergen [1961], Prybyla [1964], Gaitonde [1974], Skinner [1976], Duverger [1964, 1972]. Pour une revue de littérature qui tient particulièrement compte de la vision des intellectuels soviétiques, voir le rapport, datant de février 1970, de la CIA qui s’intitule « The theory of “convergence” and/or futurology ». La référence du rapport est [CIA-RDP79-O1194A000A00140001-7]. La pensée de Galbraith sur ce thème de la convergence est aussi souvent discutée en la confrontant, outre à celle d’Aron, à celle de Burnham. Voir Duverger [1972] et ce même rapport de la CIA.
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[49]
Voir Galbraith [1955, p. 31]. Meynaud rapproche également le point de vue d’Aron de celui de Duverger [1964] sur cette question, bien que le premier s’oppose à l’argumentaire du second [Aron, 1966, p. 142-146 ; 1983, p. 403-404]. Les rapports d’Aron et Duverger ont été longuement discutés au cours du colloque où nous avons présenté ce papier.
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[50]
Aron écrit par exemple [1954, p. 473] : « À l’intérieur d’une usine moderne, les individus se trouvent encadrés par un appareil technico-bureaucratique, qui détermine rigoureusement leur conduite au travail. Cet appareil est analogue en France, qu’il s’agisse d’une entreprise privée comme Citroën ou d’une entreprise publique comme Renault, à travers le monde, qu’il s’agisse d’une entreprise dite capitaliste comme les usines Chrysler à Detroit ou d’une entreprise soviétique comme les usines de tracteurs à Stalingrad ou les usines d’automobiles de Moscou. Je ne dis pas qu’il n’y ait aucune différence, mais, fondamentalement, la structure technique et bureaucratique est imposée par les exigences du travail en commun, telles qu’elles résultent de l’état des moyens de production et de l’indispensable effort de discipline collective. »
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[51]
Ota Šik, dans La troisième voie, propose des réflexions sur l’idée de régime d’économie mixte [1974]. Dans ce livre, il critique l’interprétation qu’Aron donne du marxisme. Il critique également le Nouvel État industriel, notamment eu égard à sa minimisation du rôle agissant des mécanismes de marché.
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[52]
Voir par exemple [Châton, 2016, p. 33]. Cette idée a aussi été soutenue par certains participants du colloque international Raymond Aron de juin 2017.
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[53]
Voir la présentation et la discussion de Reisman à ce sujet [1982, p. 136-157].
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[54]
Sa vision de cette décentralisation a été influencée par son voyage en Pologne et Yougoslavie. Voir Galbraith [1959] et [Parker 2005, p. 325-327]. Il a également consulté le recueil de Mason [1959] pour la rédaction du Nouvel État industriel, où l’on trouve un article de Gerschenkron [1959) sur le thème des entreprises soviétiques. Le titre du chapitre neuf de son livre, dans la première édition française, est « digression sur le socialisme ». Il s’intitule en réalité en anglais : « A digression on the firm under socialism ».
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[55]
Galbraith [1967, p. 18-19]
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[56]
« La première [détermination de la modernité économique] consiste à découvrir qu’il n’y a pas de différence substantielle entre régime soviétique et régime américain. J. K. Galbraith a manié récemment ce paradoxe (en train de se muer en conventional wisdom) avec la subtilité que chacun attend désormais de lui : en Union soviétique aussi bien qu’aux États-Unis, écrit-il dans le New Industrial State, la production obéit à un plan et les consommateurs achètent les marchandises offertes et imposées. […] La souveraineté du consommateur, un mythe ? Peut-être, mais la puissance de la publicité, un autre mythe ? Et la toute-puissance des entreprises également » [Aron, 1969a, p. 307].
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[57]
Voir Parker [2005, p. 621-622]. Gorbatchev, lors d’une rencontre consécutive à cette publication, confie à Galbraith l’admiration et l’intérêt qu’il a pour ses livres.
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[58]
Sur l’influence de Mai 68 sur l’économie américaine en tant que discipline, voir Chirat [2018b].
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[59]
Cette formulation suggère une certaine automaticité de la baisse des inégalités liées à la croissance, comme le suggère par exemple à l’époque l’analyse de Kuznets. Galbraith n’a pourtant cessé dans sa carrière d’affirmer le rôle fondamental des choix politiques dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales. Voir Laguérodie [2005].
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[60]
Titre du chapitre 12 d’Aron [1964].
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[61]
Voir Chirat [2018a]. Nous étudions plus en détail dans cet article la théorie du pouvoir de Galbraith. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à la première section notamment.
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[62]
Dans Apostrophes, Galbraith a cette formule inspirée de celle de Clémenceau : « Marx était un trop grand homme pour être laissé aux communistes. »
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[63]
Pour une illustration, voir Chirat [2018a].
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[64]
Une telle grille de lecture permet par exemple de mieux saisir l’enjeu de la controverse entre Fukuyama et Huntington qui, pour certains, a constitué une resucée des débats autour du concept de convergence et de fin des idéologies.
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[65]
Les flèches représentent les liens électifs qui unissent les différentes thèses entre elles. Les traits illustrent le fait que toutes sont reliées au concept de société industrielle.
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[66]
Le prénom de cet auteur n’est pas mentionné dans l’article, seules ses initiales le sont.
« C’est certainement le professeur d’économie politique américain le plus atypique que l’on puisse imaginer... Il est un professeur et il n’aime pas faire des cours. Il a contrôlé les prix et il y a pris du plaisir, et du coup il conserve une certaine préférence pour un certain contrôle des prix. Il écrit bien, avec humour, et il est convaincu que toutes les idées économiques les plus difficiles peuvent être exprimées dans un style compréhensible par tous ; ce qui lui a donné énormément de lecteurs et moins de prestige auprès de ses collègues [2]. Au point de vue politique, il appartient au libéralisme américain, c’est-à-dire en gros ce qu’on appelle la gauche en Europe. Il est de gauche, keynésien en économie bien entendu. Il est partisan des interventions de l’État, des dépenses de l’État. Je crois que dans un de ses livres, il a parlé de la pauvreté de l’État et de la richesse du pays [3]. Et... mon dieu, qu’est-ce que l’on peut ajouter ? C’est un débatteur redoutable, surtout par écrit. Car pour être sûr d’avoir le dernier mot, il commence par présenter ses adversaires de manière si dogmatique, si simpliste et si convaincante qu’on lui donne raison presque à l’avance. »
« Il faut toujours faire attention car Raymond Aron est tellement intelligent, il a un tel don de persuasion, il a tant de charme, il s’exprime tellement bien qu’on a tendance à être d’accord avec lui, même quand il se trompe. Je le connais depuis vingt-cinq ans et j’ai adoré chaque rencontre que j’ai eu avec lui. Je me rappelle toujours le fait que, comme le président Reagan, lorsqu’il était plus jeune, c’était un homme de gauche. Il n’était pas un marxiste convaincu mais il avait lu Marx. [...] Raymond Aron, de manière tout à fait convaincante, a eu tendance à aller contre le sens de l’histoire... Cela montre qu’il n’est pas soumis à l’humour des foules, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il ait raison. »
Introduction
1Le 29 janvier 1982, Bernard Pivot réunissait sur le plateau d’Apostrophes Raymond Aron et John Kenneth Galbraith pour une émission intitulée : « Libéral ? Vous avez dit libéral ? ». Le débat entre le sociologue français, considéré de droite, libéral au sens européen du terme, et l’économiste américain de gauche, liberal au sens américain, atteste des préoccupations partagées de la part de ces deux grands intellectuels du XXe siècle et de leur volonté commune de comprendre la société moderne, qu’ils la nomment respectivement « Société industrielle » [Aron, 1962] ou « Nouvel État industriel » [Galbraith, 1967] [4]. Cet article propose une étude comparative de leurs analyses de cette société industrielle. Les finalités que nous poursuivons par le truchement de cette étude comparative sont au nombre de trois. Premièrement, nous montrons qu’il existe des convergences majeures entre ces deux auteurs en dépit de leurs différences disciplinaires, méthodologiques et politiques. Deuxièmement, la confrontation de leur point de vue permet d’enrichir la connaissance de leurs œuvres respectives. Les études aroniennes traitent peu de l’influence des débats économiques, qui fut pourtant réelle, sur la pensée de Raymond Aron. Troisièmement, l’étude comparative de leur pensée nous amène à défendre l’idée selon laquelle le concept de société industrielle repose sur la compaction de quatre types de théories ; à savoir les théories de la révolution managériales, de la fin des idéologies, de l’institutionnalisation des conflits et de la convergence. Ce point n’a, à notre connaissance, jamais été spécifié dans la littérature. Dès lors, notre article aboutit à la description idéal-typique d’une vision du monde qui fut prégnante voire régnante dans l’après-guerre et sur laquelle les historiens de la pensée économique ne peuvent que difficilement faire l’impasse s’ils souhaitent comprendre les controverses de l’époque.
2Aron et Galbraith partagent la volonté de comprendre le fonctionnement de la société qui leur est contemporaine. Toutefois, à première vue, leurs pensées sont fondées sur des différences majeures qui posent nécessairement la question de la légitimité de la comparaison. Tous deux sont étudiants dans les années 1930. Mais le premier reçoit une formation de philosophie et de sociologie qui l’amène d’abord à étudier la philosophie allemande de l’histoire [1969b], quand le second reçoit une formation d’économie qui le conduit à effectuer une thèse en économie de l’agriculture et des finances publiques. On peut toutefois noter que, dès cette époque, Aron fait preuve d’un intérêt notoire pour la science économique, comme en témoigne une longue recension critique, aux accents keynésiens, à propos des théories et doctrines monétaires [1939]. Tous deux tentent deuxièmement de penser la société moderne dans toutes ses dimensions. La primauté d’intérêt du premier porte cependant sur l’organisation politique et sociale quand celle du second souligne le rôle majeur de l’organisation économique de la société. Tous deux ont également été des intellectuels engagés dans le siècle et soucieux de rédiger leurs Mémoires [Aron, 1983 ; Galbraith, 1981]. Mais alors que Raymond Aron est demeuré avant tout un Spectateur engagé, Galbraith a été un acteur de la vie publique américaine, en tant que directeur de l’Office de l’Administration des Prix au début des années 1940, conseiller des Présidents ou des candidats démocrates ou encore en tant qu’ambassadeur en Inde de J. F. Kennedy [Parker, 2005]. Tous deux ont également été des intellectuels évoluant dans un « registre réaliste » [Lacouture, 1983, p. 2]. Ceci s’explique sans doute par une autre facette commune de leur parcours. Ils ont été journalistes, respectivement au Figaro et à Fortune. Sans faire école de pensée, ils ont été les cibles de critiques venant de toute part. Les ennemis privilégiés de Raymond Aron furent toutefois les intellectuels marxisants et communisants, quand ceux de John Kenneth Galbraith furent les économistes apôtres de l’autorégulation des marchés, représentants d’une « sagesse conventionnelle » évacuant les rapports de force de l’analyse économique.
3Ces différences, que nous ne négligeons aucunement, n’empêchent cependant en rien de comparer la pensée de ces deux auteurs, notamment sur l’objet d’étude qu’ils partagent, à savoir la société industrielle d’après-guerre et à propos de laquelle ils ont chacun rédigé une trilogie [Aron, 1962, 1964, 1965a [5] ; Galbraith, 1952, 1958, 1967]. Les différences contextuelles, disciplinaires et idéologiques patentes rendent même aux yeux du chercheur d’autant plus intéressantes les éventuelles convergences de vues. Il en va alors de la comparaison qui suit comme de celle des différents régimes selon Aron : dire qu’il existe « des similitudes ne signifie pas qu’il convienne de dévaloriser les différences » [1964, p. 16]. Nous faisons simplement le choix de mettre ici l’accent sur les premières. Dès lors, la problématique qui nous anime est la suivante : malgré des différences notoires, dans quelle mesure les analyses de la société industrielle d’Aron et Galbraith présentent-elles des convergences ? Pour répondre à cette question, nous présenterons premièrement le destin croisé de ces auteurs ainsi que le témoignage de l’intérêt d’Aron pour la pensée de Galbraith. Dans une deuxième section, nous verrons en quoi ils pensent la nécessité d’appréhender la société industrielle au niveau macroscopique. La troisième est consacrée à leurs études de la grande entreprise, qu’ils considèrent comme l’institution centrale du régime économique de la société moderne, notamment en ce qu’elle contribue à l’émergence d’une nouvelle classe. Il s’agit dans leurs vocabulaires respectifs de « la technobureaucratie » ou de la « technostructure ». La quatrième section revient sur le rôle primordial qu’ils confèrent dans leurs analyses à l’application de la science et à la rationalisation des processus de production, ce qui les conduit à traiter de la question de la convergence des régimes américains et soviétiques. Nous analyserons ensuite dans la cinquième section leurs analyses de la mutation des rapports sociaux au sein de la société industrielle, lesquelles dérivent de l’étude des transformations économiques susmentionnées. La dernière section est alors consacrée à l’étude comparée de leurs développements sur le concept de pouvoir, lequel est éminemment complexe à appréhender en sciences sociales. La conclusion dresse les trois enseignements, précédemment indiqués, permis par cette étude comparée.
1 – Destinées croisées de deux grandes figures du XXe siècle
4Aron et Galbraith se sont rencontrés à plusieurs reprises au cours de leur vie. En tant que libéraux, au sens large cette fois, tous les deux ont pris part au Congress for Cultural Freedom (CCF) à Milan en 1955. Galbraith fait effectivement partie, en compagnie de son ami et collègue à Harvard Arthur Schlesinger, des quinze Américains ayant fait le déplacement outre-Atlantique [Grémion, 1995, p. 159]. L’American for Democratic Action (ADA) qu’ils ont fondé en 1947, aux côtés notamment d’Eleanor Roosevelt et qui représente « l’expression de la gauche intellectuelle du Parti démocrate », est fortement représentée lors de cette conférence [6]. Si Raymond Aron est de ceux qui participent aux discours d’ouverture du douze septembre, Galbraith donne suite à ceux-ci par une communication intitulée « L’économie, l’idéologie et l’intellectuel » [7]. Edward Shils, membre notoire du CCF et directeur de la revue associée Encounter, résume ainsi le propos de Galbraith : « la distinction cruciale concernant la politique économique entre socialisme et capitalisme » n’est plus à l’ordre du jour [Shils, 1955, p. 54]. Cette question de ladite « fin des idéologies » est ainsi en creux de la pensée de nos deux auteurs [8]. Deux jours plus tard, Galbraith préside une session portant sur « l’apparition et le développement croissant des formes totalitaires et autoritaires de gouvernement au XXe siècle », soit un sujet dont traite largement Raymond Aron dans ses écrits politiques [1965a].
5C’est sur le thème proche du « Gouvernement représentatif et libertés publiques dans les nouveaux États », au cours d’un séminaire organisé par Shils à Rhodes, qu’Aron et Galbraith sont à nouveau réunis, aux côtés, entre autres, de Bertrand de Jouvenel et Gunnar Myrdal [9]. La révélation, par le New York Times, en 1966, du financement du CCF par la CIA engendre une déstabilisation de l’organisation [10]. Galbraith et Schlesinger, en compagnie d’autres membres, font alors paraître le 5 mai 1966 la première déclaration à ce sujet, dans laquelle ils réaffirment l’indépendance des intellectuels participants et le fait que le CCF ait toujours fait preuve d’« un indéfectible attachement à la liberté de la culture » et incidemment au pluralisme intellectuel [cité in Grémion, 1995, p. 432]. Pour autant, l’article ne nie pas que le Congrès ait été financé par la CIA [Saunders 2000, p. 379]. Cet événement marquant dans l’histoire de l’organisation est d’ailleurs l’objet d’un échange épistolaire entre nos deux auteurs. Dans une lettre du 25 octobre 1966, adressée à Raymond Aron, Galbraith lui signifie qu’il accepte de participer au bureau de direction du Congrès, à condition que la transparence sur les financements soit assurée.
“I am very much opposed both in principle and in practice to any form of intellectual or scholarly activity which is open to the clearest public view and the most searching public scrutiny. I have always opposed any sort of clandestine financing of intellectual and scholarly activity and I might add that I have carried this opposition into my past service in the United States Government. I am accepting in the clear understanding and knowledge that all present and prospective financing of the Congress from the Ford Foundation and similar sources will be wholly open to view and entirely consistent with the highest standards of intellectual and scholarly integrity [11].”
7Aron marque son assentiment dans sa réponse du 9 novembre de la même année : « Ai-je besoin de vous dire combien je suis d’accord avec l’opinion que vous exprimez ? J’avais moi-même mis comme condition à l’acceptation du poste que l’on me pressait d’accepter d’une part que cette présidence ne comporte aucune rétribution, d’autre part que le financement des activités du congrès fut désormais soustrait à toute contestation et ouvert à toutes les enquêtes. » Étonnamment, ni les mémoires de Galbraith [1981] ni la biographie de Parker [2005] ne mentionnent son rôle au sein du CCF. Galbraith était-il au courant des financements douteux du Congrès ? L’étude de sa correspondance ne permet pas de prouver qu’il ne l’était pas [12]. Aron a quant à lui joué le rôle de « figure de proue » du congrès [13]. Saunders, ayant enquêté auprès des principaux protagonistes de l’organisation, soutient la thèse qu’il ne pouvait pas ne pas être au courant du rôle de la CIA dans le financement des activités du colloque [2000, p. 394]. Cela semble être corroboré par la lettre du 15 septembre 1967 adressée par Aron au président de l’Assemblée du Congrès, lettre faisant suite à une réunion tenue à Paris au cours de laquelle Aron serait partie subitement. Il commence par présenter ses excuses d’avoir ainsi quitté la réunion visant à refonder les activités du Congrès. Mais cette lettre est une lettre de démission [14]. Les révélations de l’année précédente sur l’implication de la CIA semblent particulièrement lui peser, en tant que français, dans le contexte de la France du général de Gaulle [Saunders 2000, p. 392]. Selon Aron, changer le nom de l’organisation serait un aveu de culpabilité. Ne pas le changer menacerait « l’ensemble des activités » du Congrès. Pour autant, il souligne dans sa lettre que « non seulement [il] ne regrette pas d’avoir pris part [aux activités du congrès] ». Il ajoute : « J’en suis même fier dans une certaine mesure [15]. »
8Ce qui nous importe avant tout de comprendre est toutefois que c’est cette participation au Congrès, au moment précis de la rédaction de leur trilogie respective, qui a permis à Aron d’accroître sa large connaissance du développement des sciences sociales outre-Atlantique, et notamment de l’œuvre de Galbraith [16]. De surcroît, sachant que l’on retrouve parmi les membres du CCF les sociologues Shils [1955] et Bell [1960], l’économiste Tinbergen [1961] ainsi que Bertrand de Jouvenel [1956], on ne s’étonne guère qu’Aron et Galbraith aient développé des analyses sur lesquelles nous reviendrons et que l’on subsume parfois hâtivement sous les étiquettes de « théorie de la convergence » et de « fin des idéologies ». Leurs noms sont à cet égard régulièrement mentionnés, voire agglomérés, par les chercheurs travaillant sur le thème de la fin des idéologies [Meynaud 1961], sur la question des théories de la convergence [Gaitonde, 1974 ; Skinner, 1976] ou sur le concept de société industrielle [Kennedy, 2011].
9Les contacts de nos deux auteurs ne se limitent pas à leur engagement au sein du CCF. Bénéficiant d’une « large reconnaissance intellectuelle » sur le plan international, Aron fut invité à Harvard pour professer pendant un semestre [Châton, 2017, p. 27]. Il partagea alors avec Schlesinger et Galbraith une bouteille de champagne au soir de l’élection de Kennedy, le 9 novembre 1960, bouteille que Galbraith « gardait au frais depuis 1952 » [17]. L’échange qu’ils ont sur le sujet au cours de l’émission Apostrophes témoigne d’une complicité partagée par Aron et « [son] ami Galbraith », d’un goût commun pour l’ironie, mais aussi d’une certaine divergence quant à leur vision du rôle politique de l’intellectuel [18]. On apprend d’ailleurs à ce sujet que le point d’achoppement principal entre ces deux penseurs relève non pas de leurs analyses, d’où la légitimité de notre comparaison à venir, mais de leur positionnement idéologique vis-à-vis du communisme.
Aron : « Je n’ai pas le désir d’entrer dans une discussion avec Galbraith sur les communistes. Nous savons bien tous les deux que c’est le point sur lequel nous sommes les plus éloignés l’un de l’autre. Lui dit qu’il n’est pas communiste mais il n’est pas anticommuniste. Alors pour moi, quelqu’un qui n’est pas communiste et qui n’est pas anticommuniste, il est affecté d’une certaine cécité ».
11Au-delà de leurs rencontres au sens physique, ce sont leurs rencontres intellectuelles qui nous intéressent. Celles-ci semblent être plutôt à sens unique dans la mesure où Galbraith ne fait jamais explicitement référence à l’œuvre d’Aron. C’est pourtant dans la collection dirigée par ce dernier, « Liberté de L’esprit », que paraît chez Calmann-Lévy, en 1961, la traduction de son premier best-seller : L’ère de l’opulence [19]. En 1958, affirmant que « les marchés sont rarement conformes au schéma de l’économie libérale », Aron fait d’ores et déjà explicitement référence au premier livre de la trilogie de son collègue américain : American Capitalism [1952]. Il considère que « Galbraith a étudié de manière suggestive » le fait que les prix « ne sont pas toujours le résultat d’innombrables décisions individuelles » mais bien souvent « la consécration d’un certain rapport de force » [1958, p. 852] [20]. Aron développe à nouveau cette vision du système des prix dans ses Dix-huit Leçons [1962, p. 305]. S’il ne fait étonnamment pas explicitement référence à L’ère de l’opulence dans ses principaux ouvrages portant sur la société industrielle, Aron n’hésite cependant pas à reprendre l’expression popularisée par Galbraith [1969a, Préface]. Il voit dans « la soudaine conscience de la pauvreté au milieu de l’opulence » une illustration de « la dialectique de la société technique et de l’idéal égalitaire » [1969a, p. 34]. Il tient à cet égard Galbraith, quand bien même celui-ci mène parfois des « combats sans périls », pour un des penseurs contribuant à mettre en lumière qu’« il importe moins de produire davantage que de répartir au mieux la production supplémentaire » [1969a, p. 275] [21]. Leurs préconisations pratiques en termes de politiques fiscales, reposant sur une logique conséquentialiste plutôt que doctrinaire, présentent d’ailleurs des similitudes dans la recherche d’un équilibre entre redistribution et incitation [Pierce, 1963] [22]. Chez Pivot, Aron dit fort à propos de Galbraith qu’il est « un esprit radical » qui propose « un programme modéré » de réformes [23].
12Mais c’est l’ouvrage le plus théorique de Galbraith, qui marque l’apogée de son œuvre et l’aboutissement de sa trilogie, qu’Aron a publiquement commenté. Publiée dans la toute jeune revue L’Expansion, sa recension du Nouvel État industriel s’intitule « un marxiste américain ». Galbraith est présenté au lecteur dans un style sardonique que le premier ne renierait pas. Aron le dépeint comme « le plus spirituel des professeurs d’économie politique, le plus sérieux des humoristes ». Le résumé du livre loue le réalisme de Galbraith, son intelligence, le fait qu’il y ait effectivement « certaines similitudes » entre les technostructures soviétiques et occidentales. Aron rend en outre compte à raison du fait que l’analyse proposée « pose la primauté, quasi absolue, des forces de production de la technique moderne ». Le reproche principal qu’il lui adresse est alors identique à celui de la plupart des commentateurs du Nouvel État industriel. Galbraith exagère les traits du système économique qu’il souhaite mettre en lumière, exagération qu’Aron considère comme la réponse à une autre caricature : le « type idéal de marché » des économistes [24].
« Il faut exagérer pour se faire entendre, il faut pousser une idée vraie jusqu’au point où elle devient fausse pour offrir une image neuve ou un mythe agissant. En économie comme en sociologie, la vérité ennuie parce qu’elle est nuancée, complexe, équivoque. J. K. Galbraith n’ennuie jamais ».
14Au terme de cette première section, trois éléments légitiment selon nous la comparaison que nous effectuons. Premièrement, Aron et Galbraith ont observé les mêmes événements historiques. Deuxièmement, ils ont pris part au cours de leur trajectoire intellectuelle respective à une entreprise commune de réflexion sur la société industrielle au sein du CCF. Troisièmement, ils se connaissaient en tant qu’hommes mais également en tant que penseurs, notamment dans la mesure où Raymond Aron a participé de la diffusion et largement commenté l’œuvre de Galbraith.
2 – Une analyse macroscopique et dynamique de la société industrielle
15Le terme de « société industrielle », qu’Aron reprend à Saint-Simon et Comte, peut apparaître équivoque [1962, 1969a]. Il use de surcroît parfois des termes de « société technique » et de « société scientifique », quand Galbraith parle, lui, de « société opulente » et de « Nouvel État industriel ». Mais la réalité désignée est la même, à savoir la transformation radicale des sociétés modernes, notamment occidentales, suite à la Seconde Guerre mondiale. L’augmentation de la productivité et des taux de croissance, l’application systématique de la science à la production, la rationalisation de ces processus productifs, l’importance prise par les grandes entreprises, l’augmentation de la consommation individuelle ou encore l’apaisement et la mutation des conflits sont pour nos deux auteurs autant de faits économiques et sociaux qui caractérisent cette société industrielle [26]. En d’autres termes, ils traitent de la société qui vit sous le régime économique de l’accumulation fordiste [Boyer, 2004], dont le « paradigme technico-économique » est le système fordien de deuxième génération [Dockès, 1990, 1993]. Or, pour comprendre cette société, Aron et Galbraith considèrent tous deux la nécessité de la penser dans sa totalité et de manière dynamique.
16Ils ont tout d’abord une vision commune de leur discipline respective. Aron fustige l’incomplétude de la sociologie qui se contente d’« enquête de détails » [1962, p. 21]. Ses écrits sur « l’âge industriel » insistent sur le fait qu’« une société ne peut être comprise que synthétiquement, en son unité globale » [1966, p. 185]. Il a également conscience que dans le domaine de l’économie politique, « certaines propositions, vraies au niveau microscopique, ne le sont pas nécessairement au niveau macroscopique » [1962, p. 164]. Dans sa revue du Nouvel État industriel, le futur prix Nobel Robert Solow accuse précisément Galbraith d’être un penseur de système, et ce contrairement aux normes de spécialisation de la science économique moderne [Solow 1967, p. 103]. Si Galbraith revendique s’appuyer sur des travaux spécialisés et estime avoir contenu sa tâche « dans les limites de [ses] talents », sa trilogie sur le capitalisme américain vise en effet explicitement à prendre en compte un champ toujours plus vaste d’interrelations entre le système industriel dominé par les grandes entreprises et les autres institutions de la société. Il illustre ainsi d’une métaphore le fait que le Nouvel État industriel soit à L’ère de l’opulence « ce que la maison est à la fenêtre » [1967, p. 1].
17Aron et Galbraith ont en commun de proposer une analyse dynamique de la société industrielle, qui se fonde d’abord, voire quasi exclusivement dans le cas de l’économiste de formation, sur une étude du système économique. La volonté de pensée la totalité et de manière dynamique, en insistant sur les transitions, se comprend sans doute dans le cas d’Aron par l’imprégnation de l’œuvre de Comte sur sa pensée [Leboyer, 2016]. Si les cours deux et trois professés à la Sorbonne sur la société industrielle se concentrent sur les conflits sociaux et les régimes politiques, le premier cours, et ce n’est pas anodin, traite précisément de l’économie politique [1962, préface]. Cela s’explique selon nous par l’influence de Marx sur la pensée d’Aron, puisque grâce à l’auteur du Capital, nous n’avons « plus l’illusion de comprendre une société quand on ignore l’organisation du travail, la technique de production, les rapports entre les classes » [Aron, 1955]. Leurs analyses macroscopiques de l’économie combinées à une sensibilité pour les dynamiques historiques ont conduit Aron et Galbraith à s’interroger sur le phénomène économique majeur préoccupant tous leurs confrères : la croissance et le développement [27].
18Concernant la croissance du produit par tête, due essentiellement aux gains de productivité, tous deux considèrent, et ce sans originalité notoire, qu’ils ont été permis par l’extension de l’échelle de la production, par les nouvelles techniques de production mais aussi de ventes ainsi que par le rôle majeur des grandes entreprises. Galbraith aurait ainsi pu choisir comme épitaphe du Nouvel État industriel la phrase d’Aron selon laquelle « la vie des hommes en société est déterminée par l’organisation de la technique et de l’économie » [1962, p. 93]. Mais ne se contentant jamais d’une explication qui reposerait uniquement sur un déterminisme technologique et resterait à un niveau purement macroscopique [28], il est important de noter qu’ils soulignent le rôle des motivations individuelles, certes conditionnées socialement, dans les processus économiques, qu’il s’agisse de la croissance des pays occidentaux ou de la situation des pays qui sont en voie de développement [29].
19Ainsi Aron explique-t-il que le progrès technique « implique une attitude rationnelle et pour ainsi dire scientifique à l’égard de la production » [1962, p. 175]. Il affirme que les attitudes individuelles sont un facteur clé de la croissance : « ce qui est décisif, c’est la manière dont les sujets économiques pensent leurs relations à leur travail » [1962, p. 197-203]. Il rend alors compte du fait que cet esprit individuel est toujours modelé d’une part par le « cadre institutionnel » et d’autre part par « les incitations », prenant ainsi explicitement en compte les interactions réciproques entre les deux niveaux du social [30]. Discutant de l’analyse de Walt W. Rostow, il rappelle à nouveau que « le décollage suppose des transformations profondes d’ordre social, psychologique, politique aussi bien qu’économique [1966, p. 45].
20De la même manière, Galbraith ne néglige jamais le rôle ou les transformations des attitudes sociales lorsqu’il traite de ce thème. L’ère de l’opulence est consacrée aux conséquences de la croissance sur l’évolution des mentalités individuelles, notamment dans leur rapport à la production, mais également, en retour, sur les conséquences de cette mutation eu égard à la structure de l’économie américaine, laquelle souffre selon Galbraith de graves déséquilibres. À propos du développement, et à l’instar d’Aron, il estime qu’il faut briser les structures qui conduisent les sujets économiques des pays en voie de développement à s’accommoder de la pauvreté et, dès lors, à ne pas promouvoir des attitudes susceptibles de générer des effets d’entraînement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il confère à l’éducation un rôle majeur non seulement pour la croissance des pays développés [1967], mais aussi pour le décollage des pays qui ne le sont pas [1962, 1983]. L’exemple de l’éducation constitue une excellente illustration du mode de raisonnement macroscopique et de la volonté réaliste que partagent Aron et Galbraith. Conscients que le réel ne connaît pas les frontières des disciplines scientifiques, ils expliquent la dynamique du système éducatif de la société industrielle à partir des impératifs de sa dynamique économique.
« Toutes les sociétés modernes éprouvent le besoin d’élever le niveau intellectuel et technique de l’ensemble de la population » [Aron, 1964, p. 203]. « La productivité du travail industriel exige des dirigeants, des ingénieurs, des cadres, une formation technique du haut en bas de l’échelle. Industrialisation, urbanisation, scolarisation (avec une certaine marge de variation) vont ensemble ».
« Les éducateurs ont la vanité de vouloir modeler le système d’éducation sur l’image qui a leur préférence. Il peut se faire que leur influence ne soit pas négligeable, mais la décision appartient bel et bien au système économique. Ce que l’éducateur prend pour de la latitude, c’est ordinairement la latitude de se plier aux exigences de l’économie ».
23Trois enseignements communs de l’analyse de la société industrielle menée respectivement par Aron et Galbraith peuvent être mis à profit pour quiconque nourrit le projet de saisir la dynamique des transformations de la société contemporaine, en tant que concept ou dans ses différentes manifestations historiques. Premièrement, le projet visant à comprendre la nature d’une société à une époque donnée se doit de partir de l’analyse de la dynamique de son régime économique. Les écrits de Schumpeter [1911, 1942], que Galbraith a côtoyé en tant que collègue à Harvard, et que nos deux auteurs citent volontiers, sont une illustration de ce que peut-être une telle analyse. Deuxièmement, le projet intellectuel doit alors être en mesure de penser les interactions entre les deux niveaux du social, à savoir les institutions d’une part et les conduites des individus de l’autre. À cet égard, on peut souligner leur intérêt commun envers l’œuvre de Veblen. Ils ont tous deux, dans les années soixante-dix, préfacé des rééditions de la Théorie de la Classe de Loisir [31]. Enfin, loin de proposer une analyse restrictive, le projet doit penser les relations qui unissent la dimension économique des institutions avec les dimensions sociales et politiques. Cette présentation, à un niveau généraliste, des similitudes de projets de nos deux auteurs et de quelques convergences pour y parvenir étant effectuée, il convient maintenant d’entrer dans la comparaison des regards qu’ils ont posés sur la société industrielle qui leur est contemporaine, en débutant conformément à ce qui a été présenté par l’analyse de son régime économique, dont l’institution centrale est la grande entreprise moderne.
3 – La grande entreprise, institution centrale de la société industrielle
24Le changement majeur du système économique depuis le début du XXe siècle, qui s’accélère après la Seconde Guerre mondiale, est pour Galbraith l’apparition des entreprises modernes, notamment sous la forme des sociétés anonymes [1973a, p. 58] [32]. La technologie complexe qui s’applique au processus de production a selon lui engendré des impératifs, en termes de capitaux, de délais ou encore de productivité, « qui ont rendu à la fois nécessaire et possible l’organisation des grandes entreprises » [Galbraith, 1967, p. 16] [33]. Raymond Aron porte un jugement proche sur les causes de la concentration industrielle lorsqu’il affirme qu’« [elle] n’est pas un phénomène simple que les exigences techniques ou les modalités de concurrence accentueraient impitoyablement. L’élargissement des unités de production dans un secteur, résulte de considération de productivité » [1955, p. 186] [34]. Si le premier met plutôt l’accent sur les nécessités sociotechniques quand le second le met sur les nécessités économiques de rendement, tous les deux estiment que la grande entreprise est une forme nécessaire de l’organisation productive eu égard au paradigme sociotechnique d’alors. Elle est perçue comme la forme organisationnelle requise par la rationalisation à l’œuvre des processus productifs. Galbraith souligne à en ce sens le rôle pionnier joué par le complexe militaro-industriel ; à savoir la production d’armement mise en œuvre conjointement par des entreprises privées et des agences fédérales [35].
25De surcroît, ils soulignent l’existence de deux mondes économiques en partie distincts. L’un regroupe les petites entreprises évoluant sur des marchés concurrentiels. L’autre est composé de ces grandes entreprises disposant d’un pouvoir de marché [Galbraith, 1967, 1977]. Ce sont ces dernières qui sont au cœur de la forte croissance caractéristique de la société industrielle. « Même si elles prélèvent des profits monopolistiques, [les entreprises concentrées] favorisent la croissance plus qu’une majorité de petites entreprises » [Aron, 1962, p. 304]. Ce désir de décrire avec réalisme le fonctionnement des structures de marché, conjugué à leur connaissance des travaux de Chamberlin sur la concurrence monopolistique [1933], explique leur remise en cause d’une vision idéalisée de la concurrence [Aron, 1967, p. 187 ; Galbraith 1952] [36]. Le corollaire de la distinction entre leur vision duale de l’économie est incidemment la distinction entre deux modes idéal-typiques de coordination et de régulation du système économique – la planification et le marché – et la mixité des modes réels de coordination.
« Deux techniques de régulation sont, dans l’abstrait, praticables : le marché et le plan. Toutes les techniques concrètes comportent un mélange de plan et de marché ».
« Dans l’optique de l’économiste, du théoricien de la science politique ou de l’augure, la planification consiste à remplacer les prix et le marché, comme mécanismes qualifiés pour déterminer ce qui sera produit, par la détermination autoritaire de ce qui sera produit, de ce qui sera consommé et de ce qui sera payé ».
28Galbraith précise toutefois que le terme planification revêt deux sens. Dans l’optique de la firme, en effet, la planification désigne plutôt l’établissement de plans d’actions visant « à minimiser les influences du marché », c’est-à-dire « l’incertitude », ainsi qu’à s’adapter au mieux à « tout événement non prévu au programme », afin de minimiser « les conséquences de l’incertitude » [Galbraith, 1967, p. 36] [37]. Bien que Galbraith confère un pouvoir beaucoup plus important qu’Aron aux entreprises concernant leur capacité à « mettre en sommeil » le marché, ce dernier décrit de manière similaire le fonctionnement interne de ces grandes entreprises [38].
« Toute société industrielle implique un calcul économique rigoureux sans lequel les pertes de richesses et d’énergie seraient immenses [39]. » […]. « Une grande entreprise industrielle comme Renault est dirigée centralement, elle établit des plans de production pour l’année. Mais ces plans sont soumis à révision parce que la vente des automobiles Renault n’est pas planifiée et n’est pas planifiable, elle dépend des désirs des consommateurs [40] ».
30Cette description de la pratique des entreprises de la société industrielle est le propre des théories dites managériales de l’entreprise [41]. Le point de départ de ces analyses, suite à la parution du livre référence de Berle et Means [1932], est le constat d’une dissociation entre la propriété de l’entreprise et son contrôle, sa gestion. Les travaux de Galbraith se nourrissent explicitement des réflexions d’Adolf Berle. Aron partage leur point de vue. Cela s’explique par sa connaissance des travaux embryonnaires de Marx sur le développement de la société par actions [Aron, 1962, 1967, 2002] ainsi que par sa lecture critique de l’œuvre de Burnham [Aron, 1964, 1966 [42]]. Il est dès lors lui aussi amené à conclure « qu’il y a dissociation possible entre l’organisation technique de la production et les rapports de propriété ». Au concept fameux de technostructure chez Galbraith répond ainsi celui d’« appareil technico-bureaucratique » chez Aron [1954, p. 473] [43]. Ces entités désignent les individus disposant des connaissances nécessaires à la prise de décision dans l’entreprise.
31Tous les deux soulignent effectivement que la représentation formelle de la hiérarchie par l’organigramme de l’entreprise ne correspond pas aux rapports de force et de pouvoir dans son fonctionnement concret [Aron, 1969a, p. 133 ; Galbraith, 1967, p. 80-81]. Dans la mesure où les membres de cet appareil technique et bureaucratique qui contrôle l’entreprise comprennent moins les actionnaires que les managers, les cadres et les ingénieurs, Galbraith et Aron rendent incidemment compte de la pluralité des buts potentiellement poursuivis par l’entreprise. Quand le sociologue affirme que « le mobile du profit ne joue pas seul » dans l’entreprise et que « le manager cesse de viser le profit » [1962, p. 120-122 ; 1966, p. 138], Galbraith indique que les buts principaux de l’entreprise, qui dérivent de ceux de la technostructure qui la contrôle, sont un niveau minimum de profit – et non une maximisation – pour garantir l’existence de l’organisation ainsi que la croissance de cette organisation [44]. Une différence importante existe toutefois entre la vision de Galbraith et celle d’Aron, ce qui explique en partie la différence de tonalité de leurs ouvrages. Alors que le premier insiste sur le fait que le système industriel tend à imposer ses buts à l’ensemble de la société industrielle, ce contre quoi il met en garde non seulement dans L’ère de l’opulence mais également dans Le Nouvel État industriel, le second met lui en lumière leurs interactions réciproques [45].
« Les buts de la grande firme évoluée seront un reflet des buts des membres de sa technostructure. Et les objectifs du corps social tout entier tendront à être ceux de la grande entreprise. […] Une grande part de ce que l’on croit important n’est, en fait, que l’adaptation des attitudes sociales à l’ensemble des buts de la technostructure. Ce qui compte ici, c’est ce que l’on croit. Ces objectifs qui sont devenus ceux de la société, bien qu’ils dérivent des buts de la technostructure, passent pour avoir une finalité originale ».
« La pluralité des buts que les sociétés peuvent se proposer reproduit et simplifie la pluralité des attitudes propres aux entrepreneurs des diverses époques et des diverses nations. De même qu’un entrepreneur peut chercher les signes de son élection, les profits, la prospérité de l’entreprise familiale, la réussite en tant que preuve de sa valeur, la joie de créer, chaque société met son régime de production au service d’un idéal, sans avoir toujours conscience de celui qui l’anime ».
34Au terme de cette section, on peut conclure premièrement que nos deux auteurs confèrent un rôle majeur aux grandes entreprises dans le régime économique de la société industrielle [46]. « La firme, que les Américains appellent corporation, les Français “entreprise”, est devenue l’institution typique de l’économie du XXe siècle » [Aron, 1967, p. 131]. Ils mettent alors en exergue la complexité de leur fonctionnement interne, en insistant notamment sur le rôle des personnes qui contrôlent l’entreprise sans pour autant en être les propriétaires, sur les rapports de pouvoir réels plutôt que formels ainsi que sur la circulation des buts valorisés socialement entre les organisations économiques et l’ensemble de la société. L’autre point majeur de leur analyse du concept même de société industrielle repose sur le fait que ces grandes entreprises marquent une rupture dans la rationalisation des processus de production et l’application de la science. Tous deux confèrent de l’importance à l’idée selon laquelle la technique charrie des transformations profondes des sociétés. C’est ce qui les a amenés à traiter de la question de l’éventuelle convergence des sociétés industrielles historiques, ou du moins de leurs régimes économiques.
4 – Une convergence des systèmes économiques et des sociétés industrielles ?
35La question des « théories de la convergence » est un sujet brûlant attisé par les vents de la Guerre froide et animant les débats intellectuels au cours des années 1960 et 1970, notamment au sein du CCF [47]. Les noms de Galbraith et d’Aron y sont régulièrement associés. Les développements qui précèdent permettent en partie d’en comprendre les raisons. L’examen de la littérature des écrits portant sur ce thème montre qu’il est inextricablement lié à trois autres. Il s’agit des analyses tenant compte des déterminismes technologiques, des théories managériales de l’entreprise et de celles qui pensent la baisse de l’intensité des conflits idéologiques mais aussi sociaux [48]. Il s’agit donc de trois axes communs aux analyses d’Aron et Galbraith. Cette proximité a déjà été mise en exergue par plusieurs auteurs.
36Jean Meynaud, tout d’abord, affirme qu’Aron admet « l’achèvement des grandes controverses économiques qui ont constitué l’un des fondements essentiels des discordes politiques », soit « le diagnostic formulé aux États-Unis par John Kenneth Galbraith » [Meynaud, 1961, p. 22] [49]. Gaitonde, dans une revue qui se veut une critique des théories de la convergence, indique que « les vues de Raymond Aron ressemblent étroitement à celles de Galbraith » dans la mesure où tous deux accordent une grande importance au concept de « société industrielle », adoptent une « approche technologique » et mettent en avant les processus d’étatisation des économies occidentales et de décentralisation des économies soviétiques [1974, p. 41-42]. Si ces affirmations sont vraies, il n’en demeure pas moins qu’elles ne sont que l’ébauche d’une comparaison de la pensée de nos deux auteurs eu égard au concept de convergence.
37Ce dernier doit d’ailleurs être immédiatement spécifié pour perdre en équivoque et ainsi conserver une valeur heuristique. Lesdites théories de la convergence sont en effet une nébuleuse au sein de laquelle il faut ad minima distinguer trois dimensions. Il se pose premièrement la question de la convergence des régimes économiques des sociétés des deux blocs. Un article célèbre du premier récipiendaire du prix Nobel d’économie, Jan Tinbergen [1961], s’inscrit explicitement dans cette veine. Il souligne que les économies « communistes » et les économies « libres » sont soumises à des forces de changement qui créent une tendance à la convergence des structures et des comportements économiques. La deuxième question qui se pose est celle de la convergence des rapports sociaux et incidemment des types socioculturels de comportement. Le second cours de la Sorbonne d’Aron [1964] et l’article de Sorokin [1960] sont respectivement deux œuvres qui appréhendent la dimension sociale de cette question d’une éventuelle convergence. Enfin, la troisième dimension est d’ordre politique. Elle pose la question de la convergence des régimes politiques des nations des deux blocs. Si beaucoup d’intellectuels se sont prononcés à ce sujet, peu ont étudié ces régimes en détail. Ces précisions étant effectuées, nous pouvons revenir à notre comparaison.
38Le rapport d’Aron à la notion de convergence, s’il a pu souffrir d’ambiguïtés lors de la parution de ses différents livres sur la société industrielle, comme le signale à juste titre Bernard Pivot dans l’émission Apostrophes, ne nous semble rétrospectivement pas équivoque. Les Dix-Huit Leçons peuvent certes être considérées comme un des livres présentant la thèse de la convergence des régimes économiques. Bien qu’il rappelle les différences concernant les rapports de propriété et les modalités de répartition des ressources, Aron met effectivement au premier plan la ressemblance des techniques de production et le fait que les appareils technico-bureaucratiques répondent au même besoin et exercent les mêmes rôles dans les deux types de sociétés industrielles [50]. Autrement dit, il souligne le fait que toutes les sociétés industrielles partagent les mêmes modalités de croissance, mêlant à des degrés divers la coordination par le marché et la planification [51]. Il va jusqu’à leur reconnaître des similitudes de buts : « Toutes les sociétés industrielles sont progressives, elles veulent calculer rationnellement, elles tiennent les désirs des individus pour illimités » [1962, p. 143]. Certains aroniens affirment que l’idée qu’Aron ait défendu la thèse de la convergence est « une légende tenace » [52]. Considérant ce thème dans la dimension économique qu’il revêt chez Aron, nous nous inscrivons en faux contre cette affirmation. Le fait qu’il martèle que le communisme soit un substitut du capitalisme, et non l’étape historique qui doit nécessairement lui succéder, donne d’ailleurs du crédit à notre propos.
39La lecture de La lutte des classes lève toute ambiguïté éventuelle sur l’hypothèse d’une convergence des régimes sociaux. Certes, les deux sociétés sont gouvernées par des catégories dirigeantes. Elles sont toutefois plurielles et leurs rapports parfois agonistiques dans les sociétés occidentales [1954, 1965b], et ce quand bien même Aron a parfaitement conscience du phénomène que Galbraith nomme la « symbiose bureaucratique » des technostructures du privé et du public. Le premier affirme en effet que « l’unification des catégories qui exercent le pouvoir politique et économique apparaît inévitable » [1964, p. 177]. Si les inégalités demeurent de surcroît dans les deux types de sociétés, les syndicats n’ont pas pour autant les mêmes fonctions dans les deux régimes. Les luttes sociales sont contenues à l’intérieur du parti en URSS. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Aron estimait qu’elle ne pourrait imploser que de l’intérieur. De même que la convergence sociale n’est pas à l’ordre du jour, Aron ne fait pas l’hypothèse de la convergence des régimes politiques. Dans Démocratie et Totalitarisme, il montre que la société industrielle s’accommode autant des régimes « constitutionnels-pluralistes » que des régimes « de parti monopoliste ». S’il reconnaît que certaines étapes de la croissance sont susceptibles d’avoir des affinités électives avec certains régimes politiques, il tient pour « non fondée » la thèse selon laquelle « toutes les sociétés industrielles doivent comporter la même superstructure politique », la thèse selon laquelle « la civilisation industrielle étant donnée, un régime et un régime seulement y est exactement adapté » [Aron, 1965a, p. 357-358].
40Des trois dimensions de la question de la convergence, l’œuvre de Galbraith traite presque exclusivement de la première [53]. Il pense que s’amorce une certaine convergence des « deux systèmes ostensiblement différents ». « Cette convergence tient à la similitude d’ensemble des systèmes d’organisation et de planification. […] La convergence commence avec l’échelle moderne de la production, la masse énorme de capital nécessaire, la technologie avancée, et, conséquence première de tout cela, la complexité de l’organisation » [1967, p. 394-396]. Son analyse de la symbiose bureaucratique, son constat selon lequel la nature de la propriété ne détermine pas le comportement de la technostructure ainsi que la décentralisation qu’il voit à l’œuvre à l’Est sont autant d’éléments qui l’amènent à conclure que le fonctionnement des grandes organisations est similaire dans les deux types de sociétés [54]. Son analyse est encore renforcée dans la mesure où il remet en cause la souveraineté du consommateur dans les économies dites de marché [55]. Malgré le désaccord explicite d’Aron sur l’idée de souveraineté du producteur, ils estiment conjointement que les régimes économiques mutent vers un régime mixte, « un mélange indiscernable de planification et d’influences de marchés [Galbraith, 1966, p. 15] [56]. Il est ainsi particulièrement important de remarquer que cette thèse de la convergence économique transcende les clivages analytiques, méthodologiques, si l’on pense à Tinbergen, mais aussi politiques :
« Nous avons vu que des économistes aussi bien néo-classiques que marxistes attribuaient plutôt cette convergence aux simplifications et aux équivoques du Nouvel État industriel. Toutefois, ici, Galbraith se trouve en compagnie aussi nombreuse que variée : qu’il nous suffise de citer Rostow et François Perroux, Raymond Aron et Marcuse… »
42Dans un ouvrage de 1988, coécrit avec l’économiste soviétique Stanislas Menshikov, Galbraith reprend le thème de la convergence, en lien avec celui de la coexistence [1988] [57]. Son coauteur est explicite. Ils développent dans ce livre la thèse de la « convergence socio-économique entre le capitalisme et le communisme » vers un régime d’économie mixte [Menshikov, 2005, p. 180]. Concernant maintenant les deux autres dimensions de la convergence, on peut dire que Galbraith ne s’est livré à aucune étude systématique de la question. Au détour d’une rencontre organisée par le Nouvel Observateur, il indique toutefois que les nouvelles classes moyennes qui émergent sont susceptibles, à l’Ouest comme à l’Est, d’être des moteurs du changement social. Cela s’explique sans doute par l’influence forte des événements de 1968 [58]. Concernant la dimension politique, Galbraith est souvent considéré comme un partisan de la thèse de la convergence [Waligorski, 2006, p. 271-272]. Il n’a pourtant pas produit d’analyse détaillée des différents régimes politiques. L’interview sur laquelle se fonde cette opinion laisse entendre deux idées différentes selon nous. Les deux systèmes risquent surtout de muter vers des formes fort éloignées des idéologies qu’elles affichent. Et les mutations dues aux convergences économiques affecteront moins les structures politiques que les comportements des individus.
« Lewis: do you suggest that as the two society converge, the Communist society will necessarily introduce greater political and cultural freedom?
Galbraith: I’m suggesting precisely that. The requirements of deep scientific perception and deep technical specialization cannot be reconciled with intellectual regimentation. They inevitably lead to intellectual curiosity and to a measure of intellectual liberalism. And on our side, the requirements of large organization impose a measure of discipline, which is very much less than the individualism that has been popularly identified with the Western economy ».
5 – Classes et conflits dans la société industrielle
44Le dernier grand thème de l’analyse macroscopique de la société industrielle, lié lui aussi à ceux de la révolution managériale et à l’hypothèse de l’apaisement des luttes idéologiques, est celui de la transformation des conflits sociaux. La « critique positive » de la vision des classes chez Marx effectuée par Dahrendorf s’appuie ainsi directement sur la thèse de la séparation du contrôle et de la propriété des moyens de production dans les sociétés anonymes ainsi que sur la vision de Burnham d’une société directoriale ou « post-capitaliste » [Dahrendorf, 1959, p. 40-49]. L’idée principale est celle d’une institutionnalisation des conflits et d’une diminution de leur virulence. Giddens, qui se fonde notamment sur la pensée d’Aron, rend compte que la société industrielle demeure certes une société de classes, mais que le système de classe se transforme inexorablement [1975, p. 53-68]. Nos deux auteurs fournissent des arguments susceptibles de comprendre ces transformations, lesquelles s’insèrent aisément dans leur schéma d’analyse de la dynamique de la société industrielle.
45Dans American Capitalism, livre le moins désenchanté de Galbraith et où il demeure le plus convaincu de l’automaticité des mécanismes de pouvoirs compensateurs, ce dernier affirme que la richesse nationale croissante « empêche les grandes tensions sociales qui se seraient produites en climat de pauvreté » [1952, p. 138]. Désormais, la lutte est avant tout une lutte pour la répartition des richesses produites et leur redistribution [p. 137]. Les grands syndicats jouent un rôle compensateur et protecteur face aux grandes entreprises susceptibles de capter les richesses du fait de leur pouvoir de marché [p. 148]. L’ère de l’opulence reprend cet argumentaire. La réduction des inégalités, bien qu’il subsiste des îlots de pauvreté et des injustices, est permise par la croissance et la progressivité de l’impôt [1958, p. 84-97]. Le conflit traditionnel de la société capitaliste dévoilé par Marx s’efface lentement, pour faire place à l’objectif commun de l’accroissement des ressources matérielles.
« La production a éliminé les motifs de friction les plus sérieux liés à l’inégalité sociale. Conservateurs et libéraux se sont rendu les uns et les autres à l’évidence : l’augmentation collective de la production aboutit à une redistribution, et même à une diminution de l’inégalité [59]. Si la plus ancienne des questions sociales, celle qui a soulevé le plus d’agitation, n’est pas résolue, elle bat de l’aile et ses adversaires lui ont substitué un autre objectif en se concentrant sur l’augmentation de la productivité. Ce changement a une importance considérable. L’intérêt accru porté à la production, à l’époque actuelle, est remarquable en soi. Mais il a pris la place occupée antérieurement par la discussion entre possédants et non-possédants ».
47Le Nouvel État industriel propose alors une analyse fonctionnaliste du rôle des syndicats. Galbraith tend de plus en plus à les considérer avant tout comme des « auxiliaires du système ». Ils contribuent à l’existence de « relations industrielles relativement pacifiques » [1967, p. 287]. Si les syndicats et le mouvement socialiste américains n’ont pas une tradition révolutionnaire puissante, ceux-ci se comportent d’une manière pleinement conforme aux besoins de la technostructure. Galbraith propose à cet égard une analyse du rapport salarial du mode de régulation fordiste qui préfigure celles des régulationnistes français [Boyer, 2004]. Certes les syndicats revendiquent. Ils réclament notamment des hausses des salaires nominaux. Mais la grande entreprise moderne accède aisément à ses revendications dans la mesure où i) elle réalise de forts gains de productivité, ii) les membres de la technostructure qui décident des niveaux de rémunération sont eux aussi salariés et enfin iii) l’entreprise est en mesure de fixer ses prix sur le marché. La principale menace dans la société industrielle est dès lors l’inflation puisque, en l’absence de régulation étatique, « la spirale des salaires et des prix devient un élément organique du système » [p. 255]. La réussite des revendications salariales des syndicats, permise par les spécificités du système industriel, contribue à cette diminution des luttes sociales « en contribuant à prévenir le mécontentement et, par suite, tout sentiment d’aliénation ». Incidemment, leur réussite les condamne paradoxalement au déclin [p. 281].
48Les écrits de Raymond Aron mettent en avant les mêmes éléments. Concernant les syndicats, et à l’exception notoire de la France, il les perçoit comme « non doctrinaires » [1964, p. 229]. À l’instar des partis politiques travaillistes, ils sont de plus en plus nombreux à accepter le régime économique et enclins à tenter de l’améliorer de l’intérieur [1964, p. 175]. En d’autres termes, les conflits sont canalisés dans les règles du jeu et ne portent désormais plus sur les règles elles-mêmes [Reynaud, 1989]. La lutte économique pour la répartition des richesses prend le pas sur la lutte politique [1964, p. 113]. Les organisations réformistes supplantent les organes révolutionnaires. L’explication de ce phénomène avancée par Aron est similaire à celle de Galbraith : l’augmentation croissante de la production et ce bien que la pauvreté n’ait pas disparu pour autant [1962, p. 183].
« Le problème millénaire de l’inégalité n’est pas “résolu” (à supposer déjà qu’il puisse l’être) par le seul avènement d’une société opulente (ou à demi opulente), mais il ne se pose pas dans les mêmes termes à partir du moment où, d’année en année, les ressources collectives augmentent et où la masse de la population profite de cette augmentation ».
50Si les conflits s’institutionnalisent, cela ne signifie aucunement l’avènement d’une société industrielle sans classes [1964, p. 106-107]. La société industrielle est « stratifiée » et « différenciée », quel que soit son régime politique. Aron souligne à de multiples reprises la disparition progressive des mouvements révolutionnaires. Mais il considère, concernant l’Occident, que « l’essence de la démocratie, combinée avec la civilisation industrielle, est un état de constante agitation » [1964, p. 227]. Il décèle d’ailleurs une réduction de la passivité des citoyens face aux questions sociales ainsi qu’une intensification « des revendications » et « des occasions de revendiquer » [p. 226]. La lutte des classes laisse la place à une « satisfaction querelleuse » [Châton, 2017, p. 33-35] [60]. Une des causes réside pour Aron, dans une logique tocquevillienne, dans la hausse sempiternelle des besoins, laquelle dépasse la hausse des moyens de les satisfaire et engendre incidemment un nombre important de frustrations relatives [1969a, p. 161-164].
51La question de la mutation des classes sociales et des conflits sociaux est, nous l’avons vu, intimement connectée à la question du contrôle exercé dans l’entreprise. Mais à la question « qui gouverne l’entreprise ? » se surimpose celle qui consiste à savoir « qui gouverne la société ? ». À cet égard, les réponses apportées par Galbraith et Aron divergent. Certes, tous deux adoptent une perspective critique à l’égard de la thèse de C. W. Mills développée dans The power elite [1956]. Galbraith lui reproche de voir « trop de préméditation et de volonté établie » dans le comportement de la classe aisée, laquelle se dissimulerait derrière un « voile protecteur » de cadres et de techniciens [1958, p. 92]. Aron laisse entendre que Mills penche « vers l’idée d’une sorte de “conspiration” de quelques-uns » [1965b, p. 20]. Il fait donc de lui un représentant de la thèse de la « classe dirigeante » [1969a, p. 56], de la « thèse unitaire », en opposition à la « thèse pluraliste » développée dans son article sur les « catégories dirigeantes » [Châton, 2017, p. 35]. Dans la mesure où il pense l’entente et la convergence d’intérêts des technostructures publiques et privées ainsi que le fait que les intellectuels soient de plus en plus mis au service du système industriel, Galbraith redoute cependant que cette « thèse unitaire » ne devienne une réalité. Il milite toutefois pour un pluralisme des catégories qui disposent de pouvoirs, pour que précisément puissent jouer les mécanismes compensateurs mis en avant dans le premier opus de sa trilogie. On touche, avec cette question des catégories dominantes, au nerf de la guerre de toute étude historique des sociétés, à savoir la prise en compte du pouvoir dans l’analyse.
6 – Du Pouvoir aux pouvoirs
52D’après Jean Lhomme [1958], la science économique a, à partir de la révolution marginaliste, pris ses distances avec la question du concept de pouvoir. Contre cette tendance, et à l’instar de Russel [1938], Berle [1959, 1969], De Jouvenel [1972] ou Perroux [1973], Galbraith estime qu’il constitue pourtant un concept fondamental des sciences sociales. Il affirme à cet égard qu’« en éludant le pouvoir – en faisant de la science économique un sujet non politique – la théorie néo-classique a, dans ce processus, détruit sa relation au monde réel » [1973b, p. 5]. C’est pourquoi le concept parcourt toute son œuvre, pour aboutir en 1983 à la publication de L’Anatomie du pouvoir [61]. Cette question des rapports de pouvoir, notamment économiques, n’est en rien étrangère à la réflexion d’Aron [1958, 1964]. Le premier point de convergence entre nos deux auteurs réside dans l’idée selon laquelle le concept doit être décomposé pour être étudié, le moyen le plus couramment utilisé étant de lui associer des adjectifs : pouvoir économique, politique ou social. L’influence de Max Weber, cruciale dans le cas d’Aron, diffuse chez Galbraith, explique selon nous cet intérêt.
53La première des questions à propos du pouvoir économique concerne « le pouvoir dans l’unité de production » [Aron, 1958, p. 56]. C’est le rapport critique d’Aron et Galbraith à l’œuvre de Marx qui permet ici de comprendre leurs points de vue [62]. Marx associe le pouvoir, non seulement économique mais aussi politique, à la propriété des moyens de production. Aron refuse à la propriété non seulement d’être l’unique source du pouvoir économique mais également d’être nécessairement le fondement du pouvoir desdites catégories dirigeantes [1954, p. 469-471 ; 1958, p. 849 ; 1965b, p. 10]. Il rappelle que si le pouvoir économique provient parfois de la propriété de l’entreprise, il peut également provenir d’une « fonction particulière » ainsi que d’une « position clé » dans le processus productif. On comprend dès lors pourquoi Aron, à l’inverse de nombreux économistes marxistes, ne refuse aucunement l’idée d’une prise de contrôle de l’entreprise par des appareils technocratiques. Sa tentative pour appréhender cette mutation apparaît toutefois équivoque :
« Péchiney n’appartient à personne, avant même que l’on distribue les actions aux ouvriers, puisque Péchiney appartient à des milliers d’actionnaires, qui, s’ils sont propriétaires au sens juridique du terme, n’exercent plus le droit traditionnel et individuel de la propriété. De la même façon, Dupont de Nemours ou General Motors appartiennent à des centaines de milliers d’actionnaires, qui maintiennent la fiction juridique de la propriété mais n’en exercent pas les privilèges authentiques ».
55Lorsqu’il affirme que « Péchiney n’appartient à personne », c’est sur le mode paradoxal qu’elle appartient à un très grand nombre d’actionnaires puisqu’elle revêt la forme juridique de la société anonyme. Ainsi constate-t-on une confusion entre d’une part la propriété au sens juridique du terme et d’autre part la propriété conçue comme le contrôle, la direction et la gestion de l’entreprise. Du moins, l’expression des « privilèges authentiques » de la propriété qui ne sont plus exercés peut sembler suggérer que la propriété des instruments de production devait impliquer la mise en œuvre du processus. Dans sa recension des catégories dirigeantes, Aron parle des « gestionnaires du travail en commun », lesquels peuvent ou non être propriétaires [1964, p. 170]. À l’heure du capitalisme familial, le droit de propriété, tel un droit naturel, semblait nécessairement conférer le contrôle de l’entreprise, ce qui n’est effectivement plus le cas. Aron ne fournit cependant pas une théorie du pouvoir dans l’entreprise aussi explicite que Galbraith. Pour ce dernier, c’est un rapport de force de facto et non de jure qui permet de comprendre pourquoi le contrôle de l’entreprise échoue historiquement aux capitalistes individuels puis à la technostructure [Baudry et Chirat, 2018]. Ce dernier construit une théorie du pouvoir « dans l’unité de production » qui repose sur le concept de « ressources rares » :
« Le pouvoir s’associe à l’agent de production qui est le plus difficile à obtenir ou le plus difficile à remplacer. En termes précis, il s’attache à celui dont l’offre est affectée de la plus grande inélasticité marginale. Cette inélasticité peut résulter soit d’une rareté naturelle, soit d’un contrôle efficace des ressources disponibles dû à quelques facteurs humains, soit aux deux causes à la fois ».
57C’est la rareté du facteur de production que fournit la technostructure, à savoir « l’intelligence organisée » ainsi que des « savoir-faire » spécifiques d’ordre organisationnels et industriels, qui explique son pouvoir discrétionnaire dans l’entreprise. On peut cependant reprocher à Galbraith, à l’instar de Kolko, d’avoir surestimé ce pouvoir des non-propriétaires, puisqu’il a négligé d’une part le rôle des actions dans la rémunération des membres de cet appareil technocratique et sous-estimé d’autre part le poids de quelques grands actionnaires au sein des bureaux de direction, soit le plus haut étage hiérarchique de la technostructure. Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins qu’Aron comme Galbraith se sont attardés, pour saisir le régime économique de la société industrielle, sur la question des rapports de pouvoir dans l’entreprise, au sens non seulement des rapports d’autorité formels mais aussi des possibilités d’effectuer des choix discrétionnaires. Nous avons terminé la section précédente sur la question des groupes sociaux qui disposent de la puissance sociale au sein de la société industrielle, en soulignant l’idée selon laquelle Galbraith est relativement proche de la vision de la thèse unitaire quand Aron s’en détache. Ce qui nous importe maintenant afin de comprendre cette différence est de comparer leur théorie générale des sources du pouvoir en société.
58Galbraith recense trois sources principales générant du pouvoir, entendu au sens très classique de capacité à faire triompher sa volonté sur celle des autres [1983]. Il considère que si les trois sources de pouvoir sont toujours intimement mêlées, certaines ont, à des périodes historiques données, plus d’importance que d’autres. La première est la personnalité. Elle rappelle le concept wébérien de légitimité charismatique. Elle est la source principale du pouvoir dans les sociétés militaires et féodales. La seconde est la propriété, la richesse, qui croît en importance à mesure que le capitalisme tend à se répandre. La dernière source, cruciale, car caractéristique de la société industrielle, est l’organisation. Ces trois sources, la personnalité, la propriété et l’organisation, consacrent respectivement trois types de pouvoir selon Galbraith : le pouvoir dissuasif, le pouvoir rétributif et le pouvoir persuasif. Le pouvoir politique et social de la technostructure, qui dérive de son pouvoir de contrôle de l’entreprise, repose pour Galbraith sur l’organisation, c’est-à-dire l’entreprise, en ce sens où elle est un véhicule pour diffuser ses buts à l’ensemble de la société.
59Que le pouvoir soit d’ordre temporel ou spirituel, il estime toutefois qu’il repose toujours sur une combinaison des trois sources mentionnées [63]. Aron, quant à lui, prend le soin de distinguer le pouvoir spirituel du pouvoir temporel. Le pouvoir spirituel, dans la société industrielle, a deux corps prétendants : les prêtres ainsi que les intellectuels et scientifiques [1964, p. 169]. Galbraith consacre un chapitre du Nouvel État industriel à la place de ce « corps des éducateurs et scientifiques » dans le système industriel. Il dispose selon lui d’un pouvoir notoire dans la mesure où il forme la main-d’œuvre que requièrent les nouvelles méthodes de production. C’est pourquoi il espère que les membres de ce corps ne se soumettront pas benoîtement aux impératifs de la production et de la technique et sauront préserver, du fait d’un rapport de force qui leur est favorable, une place aux considérations esthétiques et culturelles dans la société industrielle.
60Concernant le pouvoir temporel, Aron recense lui aussi trois sources [1964, p. 169-171 ; 1965b, p. 13-14]. La première est l’argent, rappelant la propriété chez Galbraith. Les gestionnaires des moyens de production, propriétaires et managers toutefois, en sont selon lui les dépositaires dans la société industrielle. La seconde source est le nombre. Ce sont les individus capables de cristalliser, dans des syndicats et des partis politiques, les revendications collectives, de les incarner, de les exprimer. Dès lors, le pouvoir de ceux qu’il nomme les « meneurs de masse » se rapproche tant du pouvoir politique que du pouvoir spirituel. La description qu’Aron en fait les rapproche des individus dont le pouvoir repose, selon Galbraith, sur leur « personnalité » charismatique. Enfin, la troisième source de pouvoir provient de « la machine administrative » [1965b]. Il s’agit des politiciens, des hauts fonctionnaires ou des chefs des armées, c’est-à-dire des individus qui contrôlent les grandes organisations privées et bureaucraties publiques. L’idée est à nouveau proche de celle de Galbraith, à la différence que celui-ci ne distingue pas les organisations selon leur nature, mais leur confère un pouvoir propre distinct du pouvoir rétributif de l’argent. Malgré leurs différences typologiques, on constate à nouveau que Galbraith et Aron ont une analyse similaire des personnes qui disposent d’un pouvoir notable dans la société industrielle, à partir d’une conception idéal-typique de ses sources.
Conclusion
61Aron et Galbraith sont deux figures intellectuelles majeures du XXe siècle qui ont eu, à de multiples reprises, l’occasion de discuter de la dynamique des sociétés modernes. L’étude comparative de leur analyse du concept de société industrielle nous a permis de mettre en exergue des convergences d’analyse. Ce point importe, premièrement, parce qu’il atteste qu’une analyse macroscopique des sociétés non seulement nécessite de dépasser les frontières disciplinaires mais est également susceptible de transcender les clivages méthodologiques et politiques. Deuxièmement, l’étude comparative de leurs pensées permet d’enrichir la compréhension des œuvres de chacun de ces deux auteurs. Dans le cas d’Aron, nous montrons que la compréhension de sa trilogie sur la société industrielle ne peut faire l’impasse sur la dimension économique de ses raisonnements. Dans le cas de Galbraith, cette étude comparative permet d’attester de l’unité de ses analyses économiques et de ses analyses sociopolitiques. Enfin, cette comparaison nous a permis de démontrer que le concept de société industrielle, qui émerge après la Seconde Guerre mondiale, repose in fine sur quatre grandes thèses réciproquement solidaires : l’apaisement des conflits idéologiques radicaux, la dissociation de la propriété et du contrôle des entreprises, l’institutionnalisation des conflits portant sur la répartition des richesses ainsi que la convergence des régimes économiques des sociétés développées. Sur ce dernier thème, nous avons d’ailleurs établi qu’une discussion sur le concept de convergence des sociétés doit distinguer les ordres économiques, socioculturels et politiques [64]. Cette mise en exergue des liens électifs entre les quatre thèses qui nourrissent les réflexions sur le concept de société industrielle est alors susceptible de fournir une matrice de compréhension des controverses intellectuelles et des débats dans les sciences sociales de l’après-guerre. Avec un étiquetage certes réducteur mais synthétique, on peut reconstruire et circonscrire le projet de recherche de la nébuleuse des études portant sur la société industrielle à l’aide du schéma ci-dessous [65].
62On peut être tenté de conclure cet article par l’idée selon laquelle les analyses d’Aron et Galbraith sur la société industrielle, si elles permettent de comprendre une certaine phase historique qu’ont connue les pays développés, se sont avérées erronées ou incomplètes dès la décennie 1970, notamment eu égard à la thèse de la révolution managériale. On considère traditionnellement que cette dernière a laissé place à la « revanche des actionnaires », favorisée par la financiarisation de l’économie, la mondialisation des échanges de biens et de capitaux et la transformation des modes d’organisation interne des entreprises. Toutefois, les catégories d’analyses développées par Galbraith permettent par exemple, sous réserve d’être actualisées, de comprendre cette mutation des structures économiques postérieures aux années 1970, comme l’attestent l’article de Pascal Petit [2006] ou plus systématiquement encore l’ouvrage de Stephen Dunn [2010]. Mais, plus important à nos yeux, dans le cadre de leurs trilogies, Aron et Galbraith nous livrent avant tout un esprit, une ambition, un souffle. Rompre avec la tendance académique moderne à la spécialisation disciplinaire et à la fragmentation des questionnements et des analyses. Quiconque entend comprendre, dans une perspective macroscopique et critique, la dynamique d’une société est donc susceptible de retenir de cette comparaison l’enseignement selon lequel il se doit de penser conjointement et de manière cohérente les phénomènes économiques, sociaux et politiques. C’est à cet égard que l’usage du concept de pouvoir est fondamental. Il remplit une fonction unificatrice.
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Mots-clés éditeurs : théories de la Convergence, Galbraith, société industrielle, Aron, pouvoir
Mise en ligne 10/07/2019
https://doi.org/10.3917/cep.076.0047Notes
-
[1]
Cet article a été présenté lors du Colloque international Raymond Aron, intitulé « Penser la politique par “gros temps” » organisé en juin 2017 par l’EHESS-CESPRA, l’IRSEM et la Société des Amis de Raymond Aron. Je tenais à remercier les organisateurs du colloque ainsi que les intervenants avec lesquels j’ai eu l’occasion d’échanger. Je tiens également à remercier les rapporteurs de la revue. Enfin, je tiens à remercier Kevin Mattson, pour m’avoir donné accès aux informations qu’il a pu recueillir dans différents fonds d’archives aux États-Unis, Dominique Schnapper pour m’avoir autorisé à consulter le Fonds d’archives Raymond Aron, et le personnel de la JFK Library de Boston (MA), pour leur accueil chaleureux lors de mon séjour d’étude dans les archives de John Kenneth Galbraith. Je reste, selon la formule consacrée, seul responsable des points de vue exprimés ici.
-
[2]
À ce sujet, Galbraith affirme effectivement : « Un nombre non négligeable d’intellectuel(le)s jugent que toute tentative réussie pour rendre les idées vivantes, compréhensibles et intéressantes relève en fait d’un manque d’érudition. Telle est la forteresse où se réfugient normalement les gens qui manquent singulièrement de logique » [2007, p. 202].
-
[3]
Galbraith [1958]. Sur ce thème dans l’œuvre de Galbraith, voir Le Masne [2006].
-
[4]
Sur le libéralisme d’Aron, voir Aron [1961, 1964], Manent [2001], Audard [2009], Audier [2012] et Châton [2017]. Galbraith définit son libéralisme en opposition au libéral européen, lequel serait « adversaire de l’intervention étatique » – Aron entrant donc difficilement dans cette catégorie. « Le libéralisme américain consiste bien plutôt à considérer comme devoir principal l’amélioration du bien-être et la lutte contre les positions acquises et à accepter, voire à solliciter, l’intervention publique lorsqu’il l’estime nécessaire à ces fins » [Galbraith, 1952, p. 11]. Voir aussi Mattson [2004] et Waligorski [2006].
-
[5]
Cette trilogie est rédigée entre 1955 et 1958, étant à l’origine le cours sur les sociétés industrielles qu’Aron professa à la Sorbonne. Voir Aron [1983, p. 393]. On trouve des esquisses des thèses développées dans sa trilogie dès son Cours professé à l’ENA en 1952 [Aron, 1997].
-
[6]
Selon Galbraith, les membres de l’ADA sont même considérés comme des extrémistes au sein du parti démocrate [1981, p. 277]. Sur le rôle de Galbraith dans cette association, voir Waligorski [2006] et Frobert [2003]. Sur l’influence de Galbraith et Schlesinger sur la pensée libérale américaine ainsi que leur engagement auprès du CCF et de l’ADA, voir Mattson [2004].
-
[7]
John Kenneth Galbraith Personal Papers (JKG PP), Series 3, Box 21, File Congress for Cultural Freedom.
-
[8]
Sur ce thème, et notamment la différence entre Shils et Aron, voir la lettre d’Aron du 2 octobre 1977 à Job Dittberner ainsi que l’extrait de la thèse de Dittberner, The End of Ideology and American Social Thought, 1930-1960, contenu dans le Fonds d’Archives Raymond Aron, BNF, Boîte 177, Dossier Congrès pour la liberté de la culture.
-
[9]
Voir Shils [1959] ainsi que la synthèse des débats rédigée par Raymond Aron dans le Manchester Guardian du 17 octobre 1958 (JKG PP, Series 3, Box 21, File Congress for Cultural Freedom).
-
[10]
Galbraith, la CIA et le FBI entretiennent une longue histoire. Le premier se moque gentiment, dans ses Chroniques d’un libéral impénitent, du dossier constitué par le FBI à son sujet [1979, p. 157-181]. Cela ne l’empêchera pas pour autant de donner des conférences à la CIA, conférences portant justement sur sa vision de la société industrielle [1977].
-
[11]
Fonds d’Archives Raymond Aron, BNF, Boîte 177, Dossier Congrès pour la liberté de la culture. La même lettre se trouve dans les JKG PP, Series 3, Box 93. La lettre de Galbraith du 25 octobre a été également envoyée à Mickael Josselson, membre actif de l’organisation agissant en tant qu’agent de la CIA (Saunders 2000). Aron et Galbraith semble avoir tous deux eu une relation amicale avec cet homme. Galbraith lui fit par exemple envoyer un exemplaire du Nouvel État industriel (Lettre de Josselson à Galbraith du 4 septembre 1967, JKG PP, Box 21, File Congress for Cultural Freedom).
-
[12]
C’est par exemple Mike Josselson en personne qui informe Galbraith que la fondation Ford renouvelle son soutien financier au Congrès en novembre 1966, soit quelques mois après la révélation du scandale par le New York Times. Voir la lettre du 7 octobre 1966 (JK PP, Series 3, Box 91). Par ailleurs, Schlesinger était conscient du rôle de la CIA dans la création du Congrès (Saunders 2000, p. 91). Étant donné la relation de proximité entretenue avec Galbraith, on peut douter que ce dernier n’ait pas été au courant.
-
[13]
Pour un aperçu, voir Châton [2017, p. 21]. Voir aussi Grémion [1995], Saunders [2000], Aronova [2012], Gane [2016].
-
[14]
Galbraith démissionne en 1972, n’ayant pas assez de temps pour s’investir pleinement dans les activités de l’organisation, qui a été renommée L’Association Internationale pour la Liberté de la Culture.
-
[15]
Cette lettre n’a pas été trouvée dans le fonds d’archives Raymond Aron. Nous en avons trouvé la traduction, envoyée par Josselson à Galbraith, dans les archives de ce dernier (JKG PP, Series 3, Box 121).
-
[16]
Pour une étude portant sur la vision aronienne de l’idéologie américaine, voir Steinmetz-Jenkins [2016]. Aron a également rédigé un livre portant sur la politique étrangère des États-Unis et qu’il intitule République impériale [1973].
-
[17]
Todd, in Galbraith et al. [1971, p. 17]
-
[18]
Aron : « Il m’est arrivé plusieurs fois de discuter avec le président Kennedy », « j’ai connu beaucoup des conseillers de Kennedy parce qu’ils venaient de Harvard, et que d’une certaine manière je suis doublement de Harvard [rires de Galbraith], puisque j’ai un doctorat honoris causa de Harvard et j’y ai été professeur pendant un semestre. Et j’ai vu tous les ministres de Harvard dans la joie, dans l’exaltation de la victoire de Kennedy, tous attendaient ce qu’ils allaient devenir, car tous étaient destinés à aller à Washington. C’était très beau à voir pour un spectateur non engagé à l’espèce ». Galbraith : « Je crois Raymond que vous étiez chez moi le soir où Kennedy a été élu. [Aron acquiesce]. Je crois que je vous ai dit également ce soir-là que je ne songeais absolument pas à devenir ambassadeur. Et j’ai vu que j’ai très rapidement changé d’avis du tout au tout parce que l’on m’a offert le poste. Je crois qu’il faut tous faire l’aveu de ces écarts de nos comportements et je fais cette confession publique ». Aron raconte alors comment Galbraith minorait le rôle des ambassadeurs dans un monde où les moyens de communication étaient désormais très développés. [Rires des deux]. (Apostrophes)
-
[19]
Aron a également œuvré, deux décennies plus tôt, à la diffusion de la pensée de James Burnham [1947], dans la même collection, lequel a influencé l’œuvre de Galbraith. Voir la lettre de Galbraith à Burnham du 6 août 1971, (JKG PP, Series 3, Box 77) et Romano [2003]. Burnham fut membre du Comité américain du CCF, ce qui peut expliquer la connaissance de ses idées de la part nos deux auteurs. Burnham démissionne de l’association en 1954, considérant qu’elle est devenue « une clique partisane ». Archives de l’American Committee for Cultural Freedom, New York University Taminent Library, Box 3.
-
[20]
Voir notamment Galbraith [1952, p. 54-67].
-
[21]
« Il combat infatigablement ce qu’il appelle la sagesse traditionnelle, dont il trouverait difficilement des représentants qualifiés » [Aron, 1969a, p. 275].
-
[22]
Par conséquentialiste, nous entendons avec Peirce l’idée que les mesures fiscales qu’ils sont susceptibles de préconiser dépendent étroitement du contexte institutionnel général. Elles sont susceptibles de varier selon les lieux et les époques. Par doctrinaire, nous désignons à l’inverse les doctrines fiscales, c’est-à-dire un corps de préconisations à appliquer indépendamment des contextes spécifiques.
-
[23]
Aron semble reprendre un diagnostic du livre de Meynaud, lequel traite d’ailleurs largement des idées de Galbraith. Aron confie avoir lu et apprécié ce livre dans lequel Meynaud écrit effectivement : « Radical, et même quelque peu iconoclaste dans la présentation des faits, Galbraith reste conformiste quand il s’agit d’en tirer les leçons » [Meynaud, 1961, p. 75].
-
[24]
Ces principaux traits qu’Aron juge bon de recenser sont le pouvoir de marché des grandes entreprises, le degré de contrôle de leurs propres prix, le rôle majeur de la technostructure dans le système économique, la remise en cause de la souveraineté des consommateurs, la critique (jugée ambiguë) du complexe militaro-industriel.
-
[25]
Fourastié, dans L’Express, salue pour sa part les « Joyeux pétards de Galbraith », lesquels explosent comme autant de « démystifications » de « l’imagerie usuelle » de la science économique classique [1968, p. 135]. Pour un aperçu de la réception française du livre, voir les cahiers du Nouvel Observateur [Galbraith et al., 1971], avec notamment des articles de Pierre Mendès France et Michel Rocard.
-
[26]
Nous usons du terme au singulier, en tant que concept heuristique, en tant qu’idéal-type. La non-utilisation du pluriel ne préjuge ainsi en rien d’une prétendue similitude des différentes sociétés particulières. Voir point 5 de cet article.
-
[27]
Le foisonnement de ces thèmes à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale s’explique par les circonstances économiques favorables ainsi que par le problème scientifique de l’explication de cette croissance [Solow, 1956, 1957]. À ce sujet, Raymond Aron cite régulièrement les travaux de Rostow [1960], Colin Clark [1957] et Jean Fourastié [1949], les travaux du premier n’étant d’ailleurs pas étranger à Galbraith. Aron a d’ailleurs proposé un compte rendu de l’ouvrage de Rostow, dans lequel il s’en prend essentiellement à sa méthode [Aron, 1960].
-
[28]
Le déterminisme technologique est sans doute plus important chez Galbraith. Mais si le développement de la technologie et de ses impératifs possède une primauté logique dans son analyse, il n’est en rien l’unique mécanisme causal d’explication. De même qu’Aron, Galbraith a constamment recours à des explications en termes de causalité plurielle et surtout cumulative.
-
[29]
À l’époque, le sens du terme « développement » est toujours lié à l’idée de sous-développement. On considère, influencé par une vision (uni)linéaire du progrès économique, que les pays occidentaux sont développés et représentent en ce sens une norme. Le sens moderne, bien que proche, vise plutôt à insister sur les aspects non matériels du bien-être. Bien que Galbraith et Aron usent du terme dans l’acception de l’époque, ils n’ont pas manqué de nous dessiller les yeux à propos des désillusions de la « société opulente ».
-
[30]
Nous entendons par deux niveaux les individus et les institutions, qui peuvent certes être de différents ordres.
-
[31]
Aron [1970] et Galbraith [1973c].
-
[32]
Le développement de grandes organisations, que l’on pense aux administrations ou aux syndicats, est lui-même lié à cette émergence [Galbraith, 1952, 1967].
-
[33]
Pour une étude de l’argumentation de Galbraith, voir Baudry et Chirat [2018].
-
[34]
Il prend soin de distinguer la concentration industrielle de la concentration financière, laquelle dérive « plus de la volonté de puissance que du souci de rendement ».
-
[35]
Sur ce thème prégnant dans l’œuvre de Galbraith, notamment à partir du Nouvel État industriel, voir Bailly [2006] et Fontanel et Coulomb [2006]. Dans son analyse du complexe militaro-industriel, Galbraith met en avant trois points. Premièrement, ce secteur est représentatif du pouvoir des membres des différentes technostructures. Deuxièmement, ce secteur est représentatif du pouvoir pris par les grandes organisations. Troisièmement, dans une perspective fonctionnaliste, il met en avant l’idée selon laquelle les commandes publiques d’armements jouent un rôle dans la stabilisation macroéconomique de la demande globale.
-
[36]
À cet égard, Aron est éloigné de la vision hayékienne de la concurrence, laquelle condamne les formes mixtes de coordinations. Sur les différences entre ces deux auteurs, voir Châton [2016].
-
[37]
Galbraith fait ici référence aux travaux fondamentaux de Marris sur le sujet [Marris, 1964].
-
[38]
Aron et Galbraith soulignent tous les deux que la propriété publique ou privée des capitaux de l’entreprise n’importe que très peu sur son fonctionnement, notamment eu égard au rôle de la prévision.
-
[39]
Galbraith écrit : « Les capitaux engagés dans ce processus sont si importants qu’ils ajoutent le souci de l’urgence à celui de l’exactitude » [1967, p. 28].
-
[40]
Ce thème les oppose pour partie. Aron croit en une plus grande effectivité de la souveraineté des consommateurs, quand Galbraith développe l’idée de souveraineté du producteur.
-
[41]
Voir Weinstein [2010] et Baudry et Chirat [2018].
-
[42]
Aron distingue parfois les ingénieurs des « techniciens de la direction », c’est-à-dire les managers, alors que Galbraith tend à les agglomérer en une seule classe à l’aide de son concept de technostructure [Aron, 1962, p. 314]
-
[43]
Voir également Aron [1962, p. 250-251 ; 1966, p. 169]. À ce sujet, dans l’émission Apostrophes, Aron affirme : « Je disais partiellement ce que Galbraith écrit beaucoup mieux que moi et plus en détail, dans le Nouvel État industriel, qu’il y avait une technostructure, et qui était, dans une certaine mesure, la même à l’Ouest et à l’Est, parce que, j’ai une formule en tête, la technique entraîne beaucoup de choses avec soi. » Dans ses Mémoires, il est plus circonspect : « La détermination des sociétés par les technostructures est supposée, non pas démontrée » [1983, p. 404].
-
[44]
Pour une présentation synthétique et critique des idées de Galbraith sur le sujet, voir Marris [1968].
-
[45]
Le titre L’ère de l’opulence est trompeur. « Jusqu’ici le tableau de la société « affluente » – version américaine – est, dans l’ensemble, attrayant. Mais d’autres aspects de ce livre complexe interdisent l’optimisme. En fait, plusieurs chapitres constituent une critique de l’opulence dont les commentateurs n’ont pas toujours souligné la dureté et encore moins les implications pour la politique sociale » [Meynaud, 1961, p. 67]. Pour une présentation synthétique de ses thèses, voir Galbraith [1965].
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[46]
Une des critiques adressées à Galbraith, voire à l’ensemble des théories managériales de la firme, s’applique également, dans une moindre mesure cependant au vu de la situation française, à la pensée d’Aron. Elle a été formulée dès 1961 par Gabriel Kolko. Il estime que ces auteurs ont « ignoré le rôle majeur, et potentiellement révolutionnaire, de l’impact des stock-options sur la direction de l’entreprise » [Kolko, 1961, p. 66]. On peut ainsi dire que si Aron et Galbraith ont décrit le régime d’accumulation fordiste, ils n’ont pas perçu certains éléments déjà présents en son sein et qui annonçaient potentiellement le mouvement vers un régime d’accumulation extensif et inégalitaire [Boyer 2004], celui du capitalisme dit financier ou patrimonial.
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[47]
La réception soviétique de l’œuvre de Galbraith permet également d’attester de l’importance idéologique de la thématique. Voir le manuscrit d’Okroi [ND], datant de la seconde moitié des années 1970.
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[48]
Voir par exemple De Jouvenel [1956], Bell [1960], Sorokin [1960], Meynaud [1961], Tinbergen [1961], Prybyla [1964], Gaitonde [1974], Skinner [1976], Duverger [1964, 1972]. Pour une revue de littérature qui tient particulièrement compte de la vision des intellectuels soviétiques, voir le rapport, datant de février 1970, de la CIA qui s’intitule « The theory of “convergence” and/or futurology ». La référence du rapport est [CIA-RDP79-O1194A000A00140001-7]. La pensée de Galbraith sur ce thème de la convergence est aussi souvent discutée en la confrontant, outre à celle d’Aron, à celle de Burnham. Voir Duverger [1972] et ce même rapport de la CIA.
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[49]
Voir Galbraith [1955, p. 31]. Meynaud rapproche également le point de vue d’Aron de celui de Duverger [1964] sur cette question, bien que le premier s’oppose à l’argumentaire du second [Aron, 1966, p. 142-146 ; 1983, p. 403-404]. Les rapports d’Aron et Duverger ont été longuement discutés au cours du colloque où nous avons présenté ce papier.
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[50]
Aron écrit par exemple [1954, p. 473] : « À l’intérieur d’une usine moderne, les individus se trouvent encadrés par un appareil technico-bureaucratique, qui détermine rigoureusement leur conduite au travail. Cet appareil est analogue en France, qu’il s’agisse d’une entreprise privée comme Citroën ou d’une entreprise publique comme Renault, à travers le monde, qu’il s’agisse d’une entreprise dite capitaliste comme les usines Chrysler à Detroit ou d’une entreprise soviétique comme les usines de tracteurs à Stalingrad ou les usines d’automobiles de Moscou. Je ne dis pas qu’il n’y ait aucune différence, mais, fondamentalement, la structure technique et bureaucratique est imposée par les exigences du travail en commun, telles qu’elles résultent de l’état des moyens de production et de l’indispensable effort de discipline collective. »
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[51]
Ota Šik, dans La troisième voie, propose des réflexions sur l’idée de régime d’économie mixte [1974]. Dans ce livre, il critique l’interprétation qu’Aron donne du marxisme. Il critique également le Nouvel État industriel, notamment eu égard à sa minimisation du rôle agissant des mécanismes de marché.
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[52]
Voir par exemple [Châton, 2016, p. 33]. Cette idée a aussi été soutenue par certains participants du colloque international Raymond Aron de juin 2017.
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[53]
Voir la présentation et la discussion de Reisman à ce sujet [1982, p. 136-157].
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[54]
Sa vision de cette décentralisation a été influencée par son voyage en Pologne et Yougoslavie. Voir Galbraith [1959] et [Parker 2005, p. 325-327]. Il a également consulté le recueil de Mason [1959] pour la rédaction du Nouvel État industriel, où l’on trouve un article de Gerschenkron [1959) sur le thème des entreprises soviétiques. Le titre du chapitre neuf de son livre, dans la première édition française, est « digression sur le socialisme ». Il s’intitule en réalité en anglais : « A digression on the firm under socialism ».
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[55]
Galbraith [1967, p. 18-19]
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[56]
« La première [détermination de la modernité économique] consiste à découvrir qu’il n’y a pas de différence substantielle entre régime soviétique et régime américain. J. K. Galbraith a manié récemment ce paradoxe (en train de se muer en conventional wisdom) avec la subtilité que chacun attend désormais de lui : en Union soviétique aussi bien qu’aux États-Unis, écrit-il dans le New Industrial State, la production obéit à un plan et les consommateurs achètent les marchandises offertes et imposées. […] La souveraineté du consommateur, un mythe ? Peut-être, mais la puissance de la publicité, un autre mythe ? Et la toute-puissance des entreprises également » [Aron, 1969a, p. 307].
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[57]
Voir Parker [2005, p. 621-622]. Gorbatchev, lors d’une rencontre consécutive à cette publication, confie à Galbraith l’admiration et l’intérêt qu’il a pour ses livres.
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[58]
Sur l’influence de Mai 68 sur l’économie américaine en tant que discipline, voir Chirat [2018b].
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[59]
Cette formulation suggère une certaine automaticité de la baisse des inégalités liées à la croissance, comme le suggère par exemple à l’époque l’analyse de Kuznets. Galbraith n’a pourtant cessé dans sa carrière d’affirmer le rôle fondamental des choix politiques dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales. Voir Laguérodie [2005].
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[60]
Titre du chapitre 12 d’Aron [1964].
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[61]
Voir Chirat [2018a]. Nous étudions plus en détail dans cet article la théorie du pouvoir de Galbraith. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à la première section notamment.
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[62]
Dans Apostrophes, Galbraith a cette formule inspirée de celle de Clémenceau : « Marx était un trop grand homme pour être laissé aux communistes. »
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[63]
Pour une illustration, voir Chirat [2018a].
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[64]
Une telle grille de lecture permet par exemple de mieux saisir l’enjeu de la controverse entre Fukuyama et Huntington qui, pour certains, a constitué une resucée des débats autour du concept de convergence et de fin des idéologies.
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[65]
Les flèches représentent les liens électifs qui unissent les différentes thèses entre elles. Les traits illustrent le fait que toutes sont reliées au concept de société industrielle.
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[66]
Le prénom de cet auteur n’est pas mentionné dans l’article, seules ses initiales le sont.