Couverture de CEP_070

Article de revue

À propos de l’ouvrage de Michel De Vroey : A History of Macroeconomics : from Keynes to Lucas and Beyond

Pages 151 à 162

Notes

  • [1]
    EconomiX, Université Paris Ouest-Nanterre La Défense
  • [2]
    Chez Lucas notamment, la flexibilité des prix « remplace » la métaphore de l’auctioneer.
  • [3]
    Il n’existe pas de lien logique entre la concurrence parfaite et la présence d’un auctioneer : d’une part, il y a un secrétaire de marché chez Cournot, et d’autre part, la concurrence parfaite peut prévaloir comme résultat d’équilibre dans des économies composées d’agents non atomiques.
  • [4]
    Les modèles de prospection monétaire qui modélisent les échanges utilisent généralement des technologies de rencontres à rendements constants et les prix sont déterminés via un processus de négociation stratégique. Les interactions sont stratégiques et les équilibres sont des équilibres de Nash.
  • [5]
    Dans le modèle de Hart [1982] les complémentarités stratégiques existent, mais ne sont pas suffisamment puissantes pour engendrer une multiplicité d’équilibres.
  • [6]
    Le modèle Arrow-Debreu-McKenzie, auquel se réfèrent notamment des auteurs comme Lucas ou Kydland et Prescott, ne constitue pas une théorie, mais une représentation mathématique de la théorie de l’équilibre général concurrentiel, c’est-à-dire une représentation mathématique du rôle joué par les prix dans la coordination réussie (existence de l’équilibre) et efficace (optimalité) des activités individuelles sur le marché. La théorie walrassienne du marché est fondée sur l’idée d’un mécanisme de détermination et de formation des prix, le tâtonnement, qui permet l’apurement du marché général. Mais l’idée d’une convergence possible des prix du marché vers les prix d’équilibre, traduisant la dynamique associée à la flexibilité des prix, n’a pas été obtenue, sauf à faire des hypothèses fortes sur les correspondances d’excès de demande. La même chose pourrait être dite à propos du concept de chômage involontaire d’équilibre, obtenu comme résultat d’un modèle concurrentiel d’interdépendance générale avec prix et salaires flexibles. En l’état actuel de la science, l’existence de ce concept comme catégorie théorique demeure une conjecture d’une Théorie Générale dont la modélisation s’est révélée problématique (De Vroey [2004]). La distinction est toutefois plus délicate à établir dans le contexte de la théorie des cycles réels.

Michel De Vroey : A History of Macroeconomics : from Keynes to Lucas and Beyond, New York, Cambridge University Press, 2016

1Le livre de Michel De Vroey intitulé A History of Macroeconomics : from Keynes to Lucas and Beyond [2016] fait suite à deux ouvrages qui se situent dans la même lignée. Le premier, intitulé Involuntary unemployment : the Elusive Quest for a Theory [2004], porte sur la place et le statut du concept de chômage involontaire d’équilibre de Keynes dans la théorie macroéconomique contemporaine. Le second, intitulé Keynes, Lucas : d’une macroéconomie à l’autre [2009], s’intéresse à l’évolution de la macroéconomie à l’aune de deux programmes de recherche dessinés par Keynes et Lucas pour la théorie macroéconomique. L’ouvrage dont il est ici question relève comme les précédents ouvrages du domaine de l’histoire des théories économiques. Dans cet ouvrage, Michel De Vroey propose une analyse synthétique de l’évolution et de la structuration logique de la théorie macroéconomique sur une période de 80 années, qui s’étend de l’année 1936 à l’après-crise de 2008. À cet effet, le texte proposé combine une lecture critique des textes fondateurs de la théorie macroéconomique avec une mise en perspective des débats théoriques qui structurent la genèse des modèles, leur développement et leur dépassement. Ce travail est l’aboutissement de nombreuses lectures et d’une réflexion qui s’étendent sur quelque 25 années, réflexion notamment étayée par des contributions scientifiques dans le domaine de l’histoire de la théorie (macro)-économique.

2L’objet du livre est de retracer l’histoire de la macroéconomie de Keynes à nos jours dans une double perspective critique. D’abord, le livre se veut une critique interne de la théorie macroéconomique. En effet, il analyse la structure et la cohérence logiques des modèles, conçus comme expressions de théories, en questionnant notamment la conformité des hypothèses retenues avec les propositions effectivement obtenues. Ensuite, et surtout, l’auteur confronte les propositions issues de ces modèles au(x) problème(s) au(x)quel(s) ils sont censés répondre. En effet, ces modèles contiennent un problème économique, explicite ou implicite, et sont « testés » sur leur aptitude à analyser et à résoudre ce problème pour lequel ils sont construits. La cohérence de la modélisation et sa conformité avec le problème en question mettent en lumière les raisons pour lesquelles certains modèles se sont imposés au détriment d’autres, donnant naissance à un nouveau paradigme, qui devient dominant puis disparaît. Au-delà des deux paradigmes identifiés par l’auteur, les modèles dont il est ici question contiennent dans leur grande majorité une interrogation centrale, un même problème économique. Ce problème, qui relève de la théorie économique, et qui sert de fil conducteur au livre, peut être identifié comme étant celui de l’efficacité des économies de marché décentralisées. De manière plus précise, dans quelle mesure les mécanismes à l’œuvre dans une économie de marché permettent-ils une coordination efficace des activités individuelles ? Tant l’analyse positive que l’analyse normative sont justifiées ici. Ainsi, l’étude des modalités de fonctionnement du marché n’est pas déconnectée de celle de ses défaillances éventuelles, et donc des solutions qu’elles nécessiteraient. Un enjeu de nature épistémologique sert aussi de fil conducteur au livre, celui de la logique qui sous-tend l’évolution de la modélisation macroéconomique. Ainsi, le passage d’une théorie macroéconomique à une autre se traduit-il par l’émergence d’un unique modèle général qui, par incorporation successive d’éléments auparavant absents et a priori incompatibles avec les propriétés des modèles rivaux, s’auto-immuniserait contre toute autre critique ?

3Afin de traiter ces questions, qu’une première lecture de cet ouvrage laisse entrevoir, Michel de Vroey fait plusieurs choix méthodologiques. D’abord, il restreint son champ d’analyse à une classe précise de théories et de modèles. Cette classe est constituée de deux théories correspondant à deux paradigmes différents, à savoir une macroéconomie dite « keynésienne » fondée sur des modèles keynésiens, et une macroéconomie dite « DSGE » fondée sur des modèles d’équilibre général dynamique stochastique. Dans les deux configurations, il s’agit de modèles d’économies fermées, si bien que la macroéconomie internationale est exclue du champ de l’analyse. L’auteur ne s’intéresse pas non plus à l’étude de la croissance et des cycles endogènes. L’ouvrage de Keynes publié en 1936 constitue le point de départ de son investigation. La macroéconomie dite « pré-keynésienne » n’est donc pas étudiée. Les approches dites « hétérodoxes » sont aussi également délaissées. Ces dernières se situent généralement d’emblée en dehors de la critique interne en adoptant une posture de critique externe. Or, la démarche de Michel de Vroey consiste d’une part à analyser d’un point de vue logique chaque modèle d’une classe donnée, ainsi que les propositions qui en résultent et, d’autre part, à réfléchir sur la nature de la relation entre le modèle et ce qui est dans le langage courant appelé de manière imprécise et vague la réalité. L’auteur se concentre sur les états d’équilibre (éventuellement de nature inter-temporelle) et sur les cycles d’équilibre. La proximité des modèles d’équilibre et la relation qu’ils entretiennent avec la réalité empirique est aussi discutée. Les commentaires et les analyses critiques des modèles sont agrémentés de graphiques et s’appuient sur des reformulations simplifiées qui prennent la forme de petites maquettes « représentatives » (nous en avons dénombré 21). Quant aux comparaisons entre ces modèles, elles s’appuient sur une série de schémas logiques.

4Le présent commentaire sera volontairement synthétique. Nous évoquons le contenu du livre, puis discutons quelques points relatifs à la démarche suivie.

1 – Le contenu de l’ouvrage

5Le livre comprend trois parties.

6La première est intitulée « Keynes and Keynesian Macroeconomics » et retrace l’évolution du programme de recherche tel qu’il est esquissé dans la Théorie générale de Keynes, à savoir d’une part, démontrer la possibilité d’existence d’équilibres avec chômage involontaire, conçu comme un déséquilibre individuel, qui ne serait pas imputable à une quelconque rigidité salariale, et d’autre part, proposer un remède fondé essentiellement sur l’activation de la demande agrégée. Ce programme keynésien est discuté et critiqué à l’aune des modèles de type IS-LM (Hicks, Modigliani, Klein) et de la synthèse (Klein et Patinkin), et aussi, d’une part, des critiques de Friedman formulées à l’encontre de la courbe de Phillips, et d’autre part, de celles de Phelps qui s’articulent autour du chômage comme traduisant un rationnement involontaire, lequel se verra substituer le concept de taux de chômage naturel. L’approche des équilibres non walrassiens (Barro et Grossman, Bénassy, Drèze), qui visent entre autres à donner des fondements microéconomiques au modèle keynésien, en se fondant notamment sur les intuitions de Clower et Leijonhufvud, est aussi discutée. À l’issue de cette analyse de reconstruction de la généalogie de la macroéconomie keynésienne, Michel De Vroey conclut que ce programme de recherche n’est pas parvenu à proposer un modèle général qui fonde la possibilité d’existence d’équilibres avec rationnement où les prix et les salaires sont flexibles ; le rationnement involontaire sur le marché du travail a pour cause la rigidité salariale. Par ailleurs, eu égard aux recommandations de politiques économiques qu’ils contiennent, les fondements microéconomiques de ces modèles font, selon lui, souvent défaut.

7La deuxième partie du livre traite du changement de paradigme de la théorie macroéconomique tel qu’il s’est structuré autour d’une nouvelle synthèse avec les modèles de type DSGE (Dynamic Stochastic General Equilibrium). Une série de six chapitres est centrée autour de l’apport de Lucas à la macroéconomie (dont trois sur ses seuls travaux), et ce, tant d’un point de vue théorique autour de l’utilisation des anticipations rationnelles en macroéconomie et du recours à l’élasticité de substitution intertemporelle pour les choix individuels (Lucas et Rapping), et de son analyse de la politique économique, que méthodologique avec l’adoption d’un modèle néo-walrassien d’équilibre général où interagissent des agents rationnels, et épistémologique au regard de l’étude du lien entre la théorie et l’idéologie. Trois autres chapitres traitent de la « Nouvelle économie keynésienne » (Fischer, Mankiw, Stiglitz et Taylor). Un chapitre intermédiaire est consacré à la théorie des défauts de coordination constituée de modèles d’interaction entre agents rationnels qui produisent des équilibres multiples ordonnés en termes de bien-être (Diamond, Howitt, Roberts). Trois autres chapitres sont consacrés à la théorie des cycles réels (Kydland et Prescott, Long et Plosser). Une attention particulière est portée à la contribution de Kydland et Prescott qui va influencer de manière déterminante la modélisation macroéconométrique. La deuxième partie relative à l’analyse du nouveau paradigme trouve comme point d’aboutissement l’analyse des modèles de type DSGE (Christiano, Eichenbaum, Evans, Gali, et Woodford) qui ont notamment pour fondements la prise en considération de la concurrence monopolistique sur le marché des produits et la réintroduction de la politique monétaire dans le débat théorique via la viscosité des prix. À l’issue de cette analyse de reconstruction de la généalogie de la macroéconomie DSGE, Michel De Vroey constate que ce programme de recherche s’est imposé en raison de la cohérence interne de ses modèles et de leur capacité à intégrer et dépasser les critiques. De surcroît, les modèles de la dernière génération ont réussi à importer des ingrédients de réalisme dans le débat théorique, ce que n’étaient pas parvenus à faire les modèles de cycles réels.

8La troisième partie du livre est de nature plus réflexive et relève directement des domaines de la méthodologie et de l’épistémologie. Ainsi, comment analyser l’évolution paradigmatique de la macroéconomie et saisir la prééminence d’un programme de recherche sur un autre ? Dans un premier chapitre Michel de Vroey propose une classification des deux paradigmes et programmes de recherche sous l’angle de la distinction entre la conception marshallienne et la conception walrassienne du marché. Marshall et Walras ont pour point commun la théorie subjective de la valeur pour analyser les comportements individuels. De surcroît, pour ces deux auteurs l’état normal d’un marché est l’équilibre (statique) une situation dans laquelle le(s) marché(s) s’apure(nt). Néanmoins, les modèles de Marshall analysent des interactions sur des marchés isolés tandis que, chez Walras, les interactions ressortissent de l’interdépendance générale. De surcroît, la concurrence est parfaite chez Walras et possiblement imparfaite chez Marshall. Enfin, la détermination des prix et l’organisation des transactions sont centralisées chez Walras, tandis que Marshall considère un processus mental de reconstruction des grandeurs marchandes (allocations notamment) par l’information. Enfin, l’approche walrassienne vise la cohérence interne des modèles et l’approche marshallienne est plus centrée sur leur pertinence externe. Au regard de cette distinction, la théorie de Keynes et les modèles dits « keynésiens » (IS-LM, Clower, Leijonhufvud, Clower, et dans une certaine mesure Bénassy), ou monétaristes (Friedman) seraient d’essence marshallienne, et d’autres d’essence walrassienne (Patinkin, Barro et Grossman, Drèze, Lucas, Kydland et Prescott, Diamond, et Howitt). Les deux derniers chapitres proposent une réflexion sur le statut des modèles de type DSGE et sur certaines critiques portées à leur encontre (Farmer, Leijonhufvud, et les « Agents Based Models »), ainsi que sur les progrès et le devenir de la théorie macroéconomique après la crise de 2008. Le rôle joué par l’idéologie dans la théorie et la modélisation est aussi discuté.

2 – Le problème économique et un enjeu épistémologique

9De toute évidence, nous ne discuterons pas de tous les chapitres et de leur contenu. Nous limiterons notre commentaire à une série de points qui concernent notamment le problème économique et son enjeu épistémologique tels qu’ils sont identifiés dans l’ouvrage et évoqués au début de ce commentaire.

2.1 – Sur le problème économique et son traitement

10La méthode de Michel De Vroey consiste à lire l’évolution de la macroéconomie sous l’angle de la division Marshall-Walras. Ainsi, selon l’auteur, la « révolution » keynésienne a consisté en une extension de l’analyse marshallienne. La prise en considération de possibilités de rationnements sur certains marchés, l’intégration des phénomènes réels et monétaires (une certaine intégration de la monnaie dans la théorie de la valeur) comme dépassement des dichotomies passées. Dans ce contexte, les équilibres de sous-emploi avec rationnement involontaire ont pour cause une insuffisance de la demande agrégée, et justifient donc la mise en place de politiques économiques conjoncturelles (budgétaire ou monétaire). Dans ce contexte, l’idée consiste à intégrer dans le discours théorique des éléments de la réalité empirique, comme le chômage (involontaire) par exemple. À l’opposé, la « révolution » lucasienne s’est traduite par une modélisation empreinte de théorie walrassienne, via notamment le recours à l’optimisation (intertemporelle), les hypothèses d’apurement des marchés et d’anticipations rationnelles. Ce changement méthodologique constitue de l’avis de l’auteur un glissement de critère, avec comme objectif préalable et déterminant une recherche de cohérence interne des modèles théoriques.

11Pour un historien des théories, l’originalité du livre tient notamment à cette distinction qui permet de mieux saisir la structuration et le changement de perspective du discours théorique, et la mise en place du modèle DSGE comme aboutissement de la description synthétique d’une économie. La démarche de Michel de Vroey nous inspire deux réflexions de nature différente. La première concerne l’application de cette grille de lecture à une certaine classe de modèles étudiée dans l’ouvrage, et qui a un lien étroit avec le problème posé. La deuxième relève de l’épistémologie.

12Les modèles étudiés dans le chapitre 14 intitulé « Reacting to Lucas : alternative research lines » sont singuliers dans la mesure où ils échappent à la catégorisation proposée ; ils appartiennent à une logique autre, ce que Michel De Vroey reconnaît volontiers, même s’il identifie certaines de leurs caractéristiques comme pouvant s’intégrer dans ladite classification. Néanmoins, ces modèles sont réunis à défaut : la raison qui pourrait en faire une classe de modèles spécifiques n’est pas évoquée. Le modèle de concurrence imparfaite de Hart et les modèles de défauts de coordination (Diamond, Howitt, Roberts) tels qu’ils sont présentés ressortissent de deux logiques différentes. Hart [1982] étudie les conséquences du pouvoir de marché sur la détermination de l’activité, alors que les modèles d’échecs de coordination étudient l’interaction entre des agents rationnels dans des économies sans agent fictif (Diamond [1982], [1984], Roberts [1987]) ou avec un agent fictif dont le rôle est affaibli (Howitt [1985]). Rappelons que dans la théorie de l’équilibre général concurrentiel, l’agent fictif assure la détermination des prix via le tâtonnement et organise les transactions via un système centralisé de comptes [2]. La concurrence parfaite prévaut [3].

13Les modèles de défauts de coordination montrent que, malgré la complétude des marchés et l’absence de rigidité des prix, il peut exister une multiplicité d’équilibres ordonnés en termes de bien-être, la cause de l’inefficacité des équilibres étant due à une insuffisance de la demande agrégée. Selon Michel De Vroey, ces modèles appartiendraient au programme de recherche néo-walrassien, mais s’en démarqueraient en raison du fait qu’ils possèdent des technologies de transaction relevant de la théorie de la prospection pour laquelle la chambre de compensation walrassienne ne fait pas sens. Néanmoins, le modèle avec coûts de transaction d’Howitt [1985] est un modèle néo-walrassien dans lequel les prix sont criés et où les coûts de transaction sont liés à la taille du marché ; des signaux quantitatifs d’offres agrégées sont intégrés dans les plans individuels sans préciser la manière dont les transactions s’effectuent. De plus, les modèles de prospection de Diamond [1982], [1984] conçoivent la production et les rencontres comme des processus stochastiques. Si la technologie de rencontres (à rendements croissants) est modélisée, les échanges ne le sont pas, car dès que deux individus possédant une noix de coco se rencontrent, ils échangent automatiquement à des prix unitaires donnés. Les prix peuvent être déterminés de manière monopolistique [1982] (voir la section 5, page 887) ou par négociation de manière centralisée [1984] (voir la section 6 page 7). À notre connaissance, le modèle de Roberts [1987] est le premier modèle macroéconomique de défauts de coordination avec des rationnements involontaires dans lequel la détermination des prix (flexibles) et la réalisation des échanges sont décentralisées. Il s’agit d’un jeu sous forme extensive à trois étapes avec interdépendance entre deux secteurs : les interactions stratégiques prévalent au sein de chaque secteur et entre les deux secteurs. Les prix et les salaires sont déterminés de manière stratégique et les échanges sont décentralisés. Le lecteur trouvera une description de ce modèle dans le chapitre 14 de l’ouvrage.

14Les modèles du chapitre 14 illustrent, selon nous, l’idée selon laquelle l’hypothèse de concurrence parfaite est incompatible avec un univers marchand dans lequel la détermination des prix et la réalisation des transactions sont décentralisées[4]. À ce titre, le cadre d’analyse proposé par Cooper et John [1988] est exemplaire. Ce jeu illustre les propriétés communes de ces modèles (voir aussi Bryant [1983]). Ainsi, les défauts de coordination sont associés à la présence de complémentarités stratégiques et d’effets de report. Les complémentarités stratégiques constituent une condition nécessaire à l’existence d’une multiplicité d’équilibres, tandis que les effets de report ordonnent les paiements des joueurs [5]. Dans ces conditions, la référence commune de ces modèles, en dehors de celui d’Howitt, n’est ni Marshall ni Walras, mais Cournot. Ceci signifie que le concept d’équilibre stratégique naturel est l’équilibre de Nash (parfait en sous-jeu ici), et qu’une nouvelle classification, donnant lieu à un nouveau programme de recherche, peut éventuellement s’imposer.

15Une réflexion de nature épistémologique sous-tend la distinction faite par Michel De Vroey. Par épistémologie, nous entendons l’activité qui consiste à étudier les processus par lesquels les présupposés implicites de la science sont révélés. Ainsi, l’auteur propose aussi un exercice métathéorique sur la macroéconomie. De par sa démarche, l’auteur tente de mettre en lumière la philosophie implicite et non exprimée de la pensée scientifique des macro-économistes. Quelques précisions s’imposent quant au concept d’épistémologie afin de saisir ce point. Dans son ouvrage intitulé De l’explication dans les sciences, Meyerson établit trois présuppositions. D’abord, le scientifique ne se contente pas de la description des faits qu’il cherche à expliquer, il cherche à en déterminer la cause. Ensuite, il doit identifier le critère qui le satisfait dans la recherche de la cause ; quand a-t-il trouvé l’explication ? Finalement, le scientifique croit en la réalité objective des phénomènes, ici économiques, qu’il étudie. Au regard des deux premiers critères, la dichotomie Marshall-Walras explique bien l’évolution de la théorie macroéconomique, à savoir le problème général de la coordination efficace des activités individuelles sur les marchés, et aussi la cohérence interne des modèles censés en rendre compte. Sur le dernier point, la démarche de Michel De Vroey soulève un problème plus difficile, celui de la relation entre la théorie/modélisation et la réalité empirique. Pour la comprendre, l’on peut se référer à un auteur comme Neurath, qui dans son article de 1935 intitulé « Pseudo-rationalisme de la falsification » défend l’idée selon laquelle il n’est pas rigoureux (et il ne fait pas sens) de confronter, comme le prescrit la logique poppérienne, une proposition à un fait du monde (ici un fait de la vie économique) ou avec la réalité. En effet, deux types différents de propositions seraient à confronter, d’une part les propositions issues du modèle théorique qui produit des conclusions logiques sur la base d’hypothèses et/ou d’axiomes, et d’autre part des propositions d’une autre nature, issues d’un autre modèle, que l’on pourrait qualifier de modèle empirique, dont la connexion avec la réalité n’est pas immédiate. Ce dernier revêt la forme d’un modèle expérimental qui produit des propositions logiquement obtenues à partir d’hypothèses empruntées, à titre d’exemple, à des faits stylisés ou à des données statistiquement organisées (protocole expérimental). Si l’on admet ceci, dans quelle mesure les modèles de type marshallien – dont la vocation est la pertinence empirique – et les modèles walrassiens – dont la vocation est la cohérence logique – appartiennent-ils à deux univers si séparés ? Au-delà de la représentation du marché et des objectifs assignés aux deux prototypes, les deux types de modèle sont conçus comme deux représentations simplifiées de la réalité complexe.

2.2 – Sur la relation entre théorie, modèle et idéologie

16Le livre contient une autre question épistémologique, évoquée en fin d’ouvrage, celle du lien entre la théorie et l’idéologie. Par théorie, nous entendons un ensemble de principes abstraits qui ont pour objectif d’unifier, sous la forme de théorèmes ou de propositions, des concepts afin d’expliquer certains aspects d’un phénomène de la réalité. Par modèle, nous entendons une représentation mathématique simplifiée de la réalité fondée sur un ensemble d’hypothèses qui conduisent à des propositions. Dans ces conditions, une théorie diffère d’un modèle dans la mesure où la théorie est générale ; elle peut contenir une conjecture sur les mécanismes qui président au fonctionnement d’un phénomène du monde — une loi —, alors qu’un modèle, qui est une expression formalisée (d’un segment) de la théorie, n’a pas nécessairement pour objectif de systématiser le phénomène dans toute sa complexité [6]. Pour que la théorie et le modèle soient deux concepts équivalents, il faudrait qu’à une théorie donnée, qui étudie un phénomène particulier, on puisse associer un modèle complet qui embrasse la totalité du phénomène considéré, et que réciproquement, un tel modèle produise directement la théorie dont il est question.

17Cette distinction étant établie, évoquons maintenant la relation entre ces concepts et l’idéologie. Par idéologie, nous entendons une vision relative à l’organisation idéale de la société, ici au rôle et aux vertus supposées du marché. Lorsque l’on s’intéresse aux mécanismes de marché, et compte tenu de ce qui a été dit sur la relation entre théorie et modèle, deux classes de modèles semblent s’opposer, celle des modèles de cycles réels et celles des modèles de défauts de coordination. Les deux théories et types de modélisations sous-tendent deux conceptions opposées sur le marché : dans un cas, le marché contient en lui-même des mécanismes régulateurs justifiant une présence minimale des pouvoirs publics, et dans l’autre, le marché est défaillant, et doit être complété par une régulation publique. Admettons donc cette distinction et considérons les modèles des chapitres développés dans la deuxième partie du livre. Ces modèles, à l’exception du modèle de Roberts [1987], sont fondés sur l’hypothèse d’apurement des marchés, que ceux-ci fonctionnent bien ou mal. Doit-on donc considérer que les modèles de coordination efficace sont idéologiques sous prétexte qu’ils supposent implicitement qu’il existe un mécanisme d’ajustement type loi de l’offre et de la demande (une dynamique des prix), dont l’existence repose sur des conditions relativement restrictives ? Dans ces conditions, l’idée qui consiste à défendre le système du marché libre repose-t-elle sur un point de vue positif ou sur un point de vue normatif ? De même, certains modèles d’échecs de coordination sont-ils idéologiques sous prétexte qu’ils ne prennent pas en considération le fait que le mécanisme des prix peut ne pas jouer son rôle, non à cause d’une rigidité ou d’une viscosité supposées, mais en raison du fait qu’un tel mécanisme peut ne pas exister ? Dans les deux cas, l’ajustement, qu’il soit effectif ou non, est implicitement invoqué.

18La complexe relation théorie/modèle et idéologie peut aussi se comprendre en opérant une autre distinction. Supposons qu’un modèle et une théorie soient une seule et même chose. Lorsqu’un macro-économiste construit un modèle, il existe en amont des hypothèses ou axiomes, une vision préalable, antérieure aux hypothèses et aux axiomes, qui conditionne pour partie la modélisation. Doit-on considérer que les choix suivants : celui de modéliser une économie réelle plutôt que monétaire, celui de considérer des interactions sur un marché isolé ou sur des marchés interconnectés, et celui de considérer une économie avec un espace mesuré mixte d’agents ayant des poids et donc des pouvoirs de marché différents, relèvent de l’idéologie ou d’autant de visions préalables sur la façon de représenter une économie de marché décentralisée ? L’ouvrage de Michel de Vroey a aussi le mérite de soulever ce type de questions.

19Pour conclure, le lecteur ne peut qu’être impressionné par l’importante littérature mobilisée et la profondeur des analyses. Il permet aussi de comprendre la façon dont deux problèmes récurrents de la macroéconomie : celui de la modélisation de l’offre de travail et celui de la demande de monnaie ont été, dans une certaine mesure, « absorbés » dans un nouveau modèle synthétique. Même si certains choix compréhensibles ont été faits afin de circonscrire le domaine d’étude au problème identifié et à son traitement, un chapitre est néanmoins demeuré absent. Ainsi, l’étude de la formation des anticipations (rationnelles), telle qu’elle apparaît, sous une forme adaptative, chez Evans et Honkapohja [2001], aurait peut-être mérité une place plus importante dans l’ouvrage. Trois raisons peuvent être invoquées. La première est qu’en donnant un fondement à l’hypothèse d’anticipations rationnelles, elle s’inscrit dans la démarche critique de Michel De Vroey qui consiste à expliquer l’évolution de la théorie macroéconomique aussi par la cohérence interne de ses modèles, révélée notamment par la recherche de fondements microéconomiques. Ensuite, cette démarche est intéressante, car elle ne se rattache pas à un courant théorique précis, même si certaines de ses applications sont utilisées pour l’étude de la politique monétaire dans des modèles dits « Nouveaux Keynésiens » de la deuxième génération. Enfin, elle repose la question du choix préalable du modélisateur, et questionne notamment le lien entre la vision de celui-ci et les hypothèses adoptées.

20Au final, le livre d’histoire des théories macroéconomiques de Michel de Vroey ne constitue pas seulement un complément parfait aux meilleurs textbooks de théorie macroéconomique, il présente également l’intérêt essentiel de rappeler que les enjeux afférents aux décisions de politiques économiques qui sont portés dans les débats (publics) s’enracinent aussi dans des controverses théoriques, que seule une lecture assidue et progressive des textes originaux proposés par les fondateurs, anciens ou contemporains, et ce, quel que soit leur degré de formalisme, permet de saisir.

Bibliographie

  • Bryant John [1983], “A simple rational-expectations Keynes-type model”, Quarterly Journal of Economics, 98, p. 525-528.
  • Cooper Russell, John Andrew [1988], “Coordinating coordination failures in Keynesian models”, Quarterly Journal of Economics, 103, p. 441-463.
  • De Vroey Michel [2016], A History of Macroeconomics : from Keynes to Lucas and Beyond, New York, Cambridge University Press.
  • De Vroey Michel [2009], Keynes, Lucas : d’une macroéconomie à l’autre, Paris, Dalloz.
  • De Vroey Michel [2004], Involuntary Unemployment : The Elusive Quest for a Theory, London, Routledge.
  • Diamond Peter [1982], “Aggregate demand management in search equilibrium”, Journal of Political Economy, 50, p. 881-894.
  • Diamond Peter [1984], Money in search equilibrium, Econometrica, 52, p. 1-20.
  • Evans George et Honkapohja Seppo [2001], Learning and expectations in macroeconomics, Princeton, Princeton University Press.
  • Hart Oliver [1982], “A model of imperfect competition with Keynesian features”, Quarterly Journal of Economics, 97, p. 109-138.
  • Howitt Peter [1985], “Transactions costs and the theory of unemployment”, American Economic Review, 75, p. 88-100.
  • Meyerson Émile [1921], De l’explication dans les sciences, Paris, Payot. Réédition Corpus des œuvres philosophiques en langue française, Fayard, 1995.
  • Neurath Otto [1935], « Pseudo-rationalisme de la falsification », in Christian Bonnet et Pierre Wagner, (dir.), L’empirisme logique. Vienne, Prague, Berlin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 2006, p. 487-510.
  • Roberts John [1987], “An equilibrium model with involuntary unemployment at flexible, competitive prices and wages”, American Economic Review, 77, p. 856-874.

Date de mise en ligne : 11/10/2016

https://doi.org/10.3917/cep.070.0151

Notes

  • [1]
    EconomiX, Université Paris Ouest-Nanterre La Défense
  • [2]
    Chez Lucas notamment, la flexibilité des prix « remplace » la métaphore de l’auctioneer.
  • [3]
    Il n’existe pas de lien logique entre la concurrence parfaite et la présence d’un auctioneer : d’une part, il y a un secrétaire de marché chez Cournot, et d’autre part, la concurrence parfaite peut prévaloir comme résultat d’équilibre dans des économies composées d’agents non atomiques.
  • [4]
    Les modèles de prospection monétaire qui modélisent les échanges utilisent généralement des technologies de rencontres à rendements constants et les prix sont déterminés via un processus de négociation stratégique. Les interactions sont stratégiques et les équilibres sont des équilibres de Nash.
  • [5]
    Dans le modèle de Hart [1982] les complémentarités stratégiques existent, mais ne sont pas suffisamment puissantes pour engendrer une multiplicité d’équilibres.
  • [6]
    Le modèle Arrow-Debreu-McKenzie, auquel se réfèrent notamment des auteurs comme Lucas ou Kydland et Prescott, ne constitue pas une théorie, mais une représentation mathématique de la théorie de l’équilibre général concurrentiel, c’est-à-dire une représentation mathématique du rôle joué par les prix dans la coordination réussie (existence de l’équilibre) et efficace (optimalité) des activités individuelles sur le marché. La théorie walrassienne du marché est fondée sur l’idée d’un mécanisme de détermination et de formation des prix, le tâtonnement, qui permet l’apurement du marché général. Mais l’idée d’une convergence possible des prix du marché vers les prix d’équilibre, traduisant la dynamique associée à la flexibilité des prix, n’a pas été obtenue, sauf à faire des hypothèses fortes sur les correspondances d’excès de demande. La même chose pourrait être dite à propos du concept de chômage involontaire d’équilibre, obtenu comme résultat d’un modèle concurrentiel d’interdépendance générale avec prix et salaires flexibles. En l’état actuel de la science, l’existence de ce concept comme catégorie théorique demeure une conjecture d’une Théorie Générale dont la modélisation s’est révélée problématique (De Vroey [2004]). La distinction est toutefois plus délicate à établir dans le contexte de la théorie des cycles réels.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.172

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions