Notes
-
[1]
Chercheur au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED), mél : pottier@centre-cired.fr
-
[2]
Cet essai, initialement une conférence tenue en 1928 devant des étudiants de Cambridge, paraît pour la première fois dans The Nation and Athenaeum, les 11 et 18 octobre 1930 ; il est repris dans Essays in Persuasion (1931). Les références renvoient à l’édition de M. Panoff [Keynes, 1972] ; pour faciliter le recours à d’autres éditions ou au texte original, le numéro de page est suivi du numéro de paragraphe (la première partie s’arrête au paragraphe 16, la seconde s’étend des paragraphes 17 à 47). Dans la suite, l’essai est simplement nommé Perspectives. Une édition française plus récente des Perspectives est disponible dans le recueil La pauvreté dans l’abondance [Keynes, 2002a, p. 103-119] ; elle contient une notice de présentation.
-
[3]
Polanyi [2008] a distingué l’approche substantiviste et l’approche formaliste. Du point de vue substantif, l’économie est un « procès institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement, qui se traduit par la fourniture continue des moyens matériels permettant la satisfaction des besoins ». L’économie dans son sens formel renvoie « à une situation de choix découlant de l’insuffisance de moyens ». La figure centrale de cette approche de l’économie, appelée aussi néo-classique ou orthodoxe, est bien sûr le marché. Cette distinction sera reprise en 2.1.
-
[4]
Le texte original emploie peoples qui signifie bien « peuples ». De manière énigmatique, H. Jacoby [1933] et T. Demals [2002] traduisent par « gens ». Ce faux sens donne une tournure individualiste à ce qui relève pourtant d’une construction sociale. Le sens « peuples », choisi par M. Panoff, est confirmé par la phrase suivante du texte, où Keynes parle de no country and no people. Quand Keynes veut dire « gens », il emploie people.
-
[5]
Inaugurée par les travaux de Harrod (1938) qui cherchait à généraliser la Théorie générale au long terme, la théorie de la croissance se développa surtout à partir de la réponse de Solow (1956). Pour Harrod, la croissance n’était stable que sur le fil du rasoir : les capitalistes ne voyaient leurs anticipations satisfaites et les travailleurs ne trouvaient suffisamment de travail que sur un improbable chemin de crête. On retient du modèle de Solow que la croissance est stable lorsque capital et travail sont substituables dans la production. En réalité, la stabilité de la croissance est avant tout due aux hypothèses néo-classiques sur le marché du travail et des capitaux. Celles-ci évacuent les préoccupations de Harrod plus qu’elles ne les résolvent.
-
[6]
Définition du dictionnaire Le Robert.
-
[7]
L’ampleur réelle de la diminution du temps de travail dans les sociétés occidentales ne fait pas consensus, cf. l’appréciation critique de F. Zilibotti [2008, p. 32-35]. Le diagnostic dépend essentiellement de la sélection des activités à comptabiliser, ainsi que de la période retenue (la vie entière ou la semaine de travail). De nombreux commentaires développés dans Revisiting Keynes [Pecchi et Piga, 2008] sont influencés par le débat du milieu des années 2000 sur la divergence dans la répartition travail/loisir entre les États-Unis et l’Europe. La recension de Chilosi [2009] ne s’intéresse qu’à cet aspect.
-
[8]
« He acknowledged this possibility only to dismiss it. » [Frank, 2008, p. 142-143]
-
[9]
J.-P. Fitoussi [2008, p. 152] tente de compléter le raisonnement de Keynes sur les besoins relatifs, avec des considérations sur l’amour de l’argent. À mon sens, la solution doit être cherchée vers la fin du texte (§44). La question des besoins relatifs chez Keynes est de toute façon obscure, et demanderait une étude particulière.
-
[10]
Keynes le conçoit en partie comme une découverte fortuite provoquée par l’afflux des métaux précieux de l’Amérique. D’autres auteurs mettent en avant une lente montée en puissance, tandis que certains enfin tombent dans « l’erreur populaire selon laquelle des “conquêtes” techniques auraient constitué la cause évidente du développement capitaliste » [Weber, 2004, p. 443].
-
[11]
Outre le contenu, la formulation même évoque Max Weber : intentionnalité traduit purposiveness, que l’on rendrait plus justement par « comportement orienté en finalité » ; ce terme est très proche de la purposive rationality, version anglaise de la Zweckrationalität de Weber. S’il ne s’agit pas d’un emprunt direct, la langue a contraint deux analyses proches à s’exprimer avec les mêmes mots.
-
[12]
L’argent, en tant qu’équivalent général des marchandises, ne se confond pas avec l’argent en tant que moyen d’accéder à des marchandises particulières : « La soif d’enrichissement est autre chose que la soif instinctive de richesses particulières, tels les habits, les armes, les bijoux, les femmes, le vin ; elle n’est possible que si la richesse générale, en tant que telle, s’individualise dans un objet particulier, l’argent. » [Marx, 1980, p. 134]
-
[13]
Il a traduit Perspectives et rédigé la notice critique dans le recueil [Keynes, 2002a].
-
[14]
Weber traite explicitement l’exemple des Fugger, car il s’oppose aux thèses de Sombart : voir Weber, [2004, p. 24] ainsi que sa mise au point dans les remarques critiques de 1907 [Weber, 2004, p. 328].
1Avec la crise monétaire et financière que connaissent les économies occidentales depuis 2008, les idées de Keynes font un retour remarqué dans le débat public. Certains commentateurs n’hésitent pas à mentionner le concours de beauté comme métaphore des marchés financiers, mais ce sont surtout les politiques « keynésiennes » de relance qui retiennent leur attention. Les réflexions de Keynes sur l’économie ne se limitent pourtant pas à ces recettes à la mode, qui trahissent sa pensée au moins autant qu’elles la perpétuent. Keynes théorisait et pratiquait l’économie comme science sociale et politique. Loin des problèmes de conjoncture, il pensait aussi parfois le très long terme, comme dans les Perspectives économiques pour nos petits-enfants [2]. Cet essai, publié en 1930, développe sa vision de l’économie, de son fonctionnement, de ses finalités et de ses contradictions. L’occasion de revenir sur l’essai de Keynes et sa réception nous est fournie par la parution récente de Revisiting Keynes [Pecchi et Piga, 2008], recueil de commentaires et de contributions d’économistes contemporains sur les Perspectives. Des recensions ont déjà relevé les lacunes de cet ouvrage [King, 2010 ; Zinn, 2009]. Plutôt qu’une nouvelle critique, l’article apporte une vision complémentaire, en insistant sur des thèmes négligés par la « sagesse conventionnelle ». Contrairement à certains commentaires [Skidelsky, 1992 ; Solow, 2008 ; Toye, 2009], il ne considère pas l’essai comme une fantaisie, mais comme une œuvre digne d’une attention soutenue : il en propose une interprétation nouvelle qui réunit des aspects jusqu’ici abordés séparément.
2La première partie rappelle l’argumentation de Keynes. Elle fait ressortir trois thèmes majeurs : la solution prochaine du problème économique, la question de l’occupation de l’homme et celle de l’amour de l’argent.
3La deuxième partie examine chacune des étapes du raisonnement de Keynes en regard des critiques couramment émises. L’interprétation la plus répandue de l’essai en fait un questionnement sur le loisir offert par la hausse de la productivité. Elle opère une réduction naturaliste du sens des Perspectives et apparaît insuffisante.
4La troisième partie montre que l’essai de Keynes est une critique du capitalisme, critique fondée sur une analyse de sa dynamique et de son esprit. Cette interprétation est mise en regard d’une interprétation moralisatrice des Perspectives ainsi que d’autres critiques du capitalisme. Une discussion des difficultés à accéder à cette interprétation clôt cette partie.
1 – Les Perspectives
1.1 – La solution du problème économique
5Keynes écrit son essai alors que l’Angleterre est confrontée aux premières conséquences du krach boursier de 1929. Dans une première partie, Keynes rappelle, au-delà des difficultés conjoncturelles, la hausse constante du « rendement technique » [p. 127, §2] et l’augmentation du niveau de vie. Il s’efforce d’imaginer quel pourrait être le développement de la vie économique dans une centaine d’années.
6Keynes adopte volontairement une vue cavalière sur le passé, dans une perspective de longue durée. Il retrace l’évolution technique à partir du néolithique. Jusqu’au xviiie siècle, il n’y eut pas de montée significative du niveau de vie, malgré des fluctuations locales et temporaires. Cette stagnation s’explique par « l’absence frappante de tout perfectionnement technique d’importance et l’incapacité du capital à s’accumuler » [p. 129, §6]. À partir du xvie, les deux phénomènes se mettent en place et Keynes souligne à ce propos le « pouvoir de l’intérêt composé » [p. 130, §10] – nous dirions : la force vertigineuse de la croissance exponentielle. Par le jeu de ces deux forces, de moins en moins de travail est nécessaire pour produire la même quantité de richesse. La conséquence directe fâcheuse est le chômage technologique, celui « qui est dû au fait que nous découvrons des moyens d’économiser de la main-d’œuvre à une vitesse plus grande que nous ne savons trouver de nouvelles utilisations au travail humain » [p. 133, §15]. Mais il s’agit là d’une « période passagère d’inadaptation. À long terme tout cela signifie que l’humanité est en train de résoudre son problème économique » [p. 133, §16].
7Dans le texte, la notion de « problème économique » n’est pas précisément explicitée. Cependant, le problème économique est rapporté à la fourniture des moyens pour satisfaire les besoins de la communauté humaine. Keynes adopte ici une approche substantiviste [3] de l’économie : résoudre le problème économique signifie répondre aux besoins.
8Pour écarter l’objection que les besoins sont insatiables et que, par conséquent, le problème économique est insoluble, Keynes distingue besoins absolus et besoins relatifs. Les premiers sont des besoins de base, universels ; ils sont assouvis à partir d’un certain seuil. Au contraire, les besoins relatifs viennent de la comparaison avec les autres individus, de la compétition pour gagner la prééminence sociale. Seuls ces derniers pourraient être insatiables. Après cette clarification analytique, Keynes néglige les besoins relatifs et réaffirme que « le problème économique peut être résolu, ou que sa solution peut au moins être en vue, d’ici à cent ans » [p. 134, §19]. Cela découle de la conjonction de la finitude des besoins de base et des formidables gains de productivité du travail humain qu’il a décrits auparavant.
9Pour Keynes, entrevoir l’horizon où le problème économique sera résolu offre une perspective « saisissante » car « le problème économique, la lutte pour la subsistance nous apparaissent comme ayant toujours été jusqu’ici le problème primordial et le plus pressant de l’espèce humaine. Et c’est encore trop peu dire, car ce n’est pas seulement de l’espèce humaine, mais de tout l’univers biologique depuis les premiers commencements de la vie sous ses formes les plus primitives que la recherche de la subsistance a été le problème dominant » [p. 134, §20].
1.2 – La perte de la finalité traditionnelle
10Keynes se fait ici le porte-parole d’une origine naturaliste du problème économique, en le reliant au fonctionnement de la vie, marquée par la recherche de subsistance.
11En accord avec cette vision de la Nature, l’Homme est tout entier tourné vers le problème économique : « Ainsi la nature a-t-elle expressément guidé notre développement, avec tout ce que cela comporte en fait d’impulsions et de profonds instincts, vers la solution du problème économique comme tâche spécifique. » [p. 134-135, §21] La fin du problème économique entrevue par Keynes est saisissante non seulement parce qu’elle signale un affranchissement d’une situation aussi vieille, selon lui, que l’humanité, mais surtout parce qu’elle pose un problème nouveau : « [S]i le problème économique est résolu, l’humanité se trouvera donc privée de sa finalité traditionnelle. » [p. 135, §21] Keynes « pense avec inquiétude à la réadaptation requise de l’humanité commune qui peut se voir poussée à répudier dans quelques décennies les habitudes et les instincts qu’elle s’est assimilés depuis d’innombrables générations » [p. 135, §22].
12La suite des Perspectives développe les implications de ce problème nouveau et les solutions que l’auteur envisage. Les thèmes abordés doivent retenir toute notre attention : originaux et méconnus, ils sont responsables en grande partie de l’attrait du texte et de sa capacité à éclairer le présent. Leurs ambiguïtés et les tensions entre eux constituent l’énigme dont l’interprétation proposée dans cet article souhaite donner la clef.
13Les mieux lotis face au problème de l’abondance seront « les peuples [4] capables de préserver l’art de vivre et de le cultiver de manière plus intense » [p. 136, §26]. L’expression « préserver l’art de vivre » (keep alive the art of life) indique que l’art de vivre existe bel et bien mais qu’il est présentement menacé. À côté du travail, l’Homme a donc développé d’autres activités, qui échappent à la finalité traditionnelle.
14Keynes oscille ainsi entre une vision naturaliste, fortement mise en avant, et une vision plus culturelle, qui affleure en de nombreux endroits. Dans cette dernière vision, plusieurs motivations et activités existent chez l’Homme, mais l’organisation sociale met l’accent sur certaines motivations ou activités, au détriment des autres. Ce balancement se retrouve dans la suite : « [N]ous avons été entraînés pendant trop longtemps à faire effort et non à jouir. Pour l’individu moyen, dépourvu de talents particuliers, c’est un redoutable problème que d’arriver à s’occuper, plus redoutable encore lorsque n’existent plus de racines plongeant dans le sol ou les coutumes ou les conventions chéries d’une société traditionnelle. » [p. 136, §27]
15Trouver à s’occuper est un problème pour l’Homme. Mais toutes les sociétés ne sont pas sur un pied d’égalité pour vaincre l’ennui. L’importance que notre société accorde à l’effort la rend moins bien équipée que les sociétés traditionnelles pour ce faire, dès lors que le travail n’est plus nécessaire. Mais la phrase suggère aussi que notre société met en œuvre un processus de déracinement, de suppression des conditions de vie traditionnelles qui résolvaient (au moins en partie) le problème de l’occupation. Cette dichotomie entre les sociétés traditionnelles et la nôtre renvoie à une lecture implicite qui serait culturelle, en opposition avec les éléments naturalistes exposés auparavant. Il est cependant significatif que Keynes ne qualifie pas le type de société dans lequel nous vivons, mais se contente de l’opposer à un type traditionnel. Nous discuterons plus loin (cf. 3.1.) ce que cache cette omission.
16Une solution partielle serait de partager le travail entre tous : trois heures de travail par jour devraient suffire pour donner satisfaction au « vieil Adam », qui a « besoin d’effectuer un certain travail » [p. 137, §29].
1.3 – La fin de l’amour de l’argent
17En plus de la question de l’occupation par le travail, Keynes aborde frontalement la question de l’abandon de l’amour de l’argent.
18La mansuétude accordée à l’avarice se justifie uniquement parce que « la détermination et l’effort acharné des faiseurs d’argent nous transportent tous avec eux dans le giron de l’abondance économique » [p. 136, §26]. En effet, « toutes sortes d’usages sociaux et de pratiques économiques touchant à la répartition de la richesse et des récompenses et pénalités économiques » existent, sont acceptés et maintenus, « malgré leur caractère intrinsèquement dégoûtant et injuste parce qu’ils jouent un rôle énorme dans l’accumulation du capital » [p. 138, §30].
19Il nous met en garde contre un abandon prématuré de ces principes : « Avarice, Usure et Prudence devront rester nos divinités pour un petit moment encore. Car elles seules sont capables de nous faire sortir du tunnel de la nécessité économique pour nous mener à la lumière du jour. » [p. 140, §43] Cet avertissement révèle une explication téléologique de l’adoption de ces principes.
20Mais « quand l’accumulation de la richesse ne sera plus d’une grande importance sociale, de profondes modifications sociales se produiront dans notre système de moralité » [p. 137, §30]. La fin du problème économique doit donc aussi signifier la fin de « principes pseudo-moraux […] qui nous ont fait ériger en vertus sublimes certaines des caractéristiques les plus déplaisantes de la nature humaine » [p. 137, §30]. Lorsque l’accumulation du capital et le progrès des techniques auront fait disparaître le problème économique, « l’amour de l’argent comme objet de possession, qu’il faut distinguer de l’amour de l’argent comme moyen de se procurer les plaisirs et les réalités de la vie, sera reconnu pour ce qu’il est : un état morbide plutôt répugnant, l’une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales » [p. 137, §30]. N’ayant plus de justifications fonctionnelles, l’avarice, l’amour de l’argent et le souci du lendemain pourront disparaître.
21La fin du problème économique a donc deux conséquences majeures : elle pose le problème nouveau de l’occupation en l’absence de nécessité, et elle permet la disparition de l’amour de l’argent, répugnant sur le plan moral. Si la dernière conséquence est explicitement culturelle, Keynes hésite pour la première entre des motifs naturalistes et culturels. La suite de l’article est consacrée à élaborer une interprétation qui englobe ces deux conséquences et qui éclaire la place des deux motifs dans la ligne de l’argumentation.
2 – Quelques réceptions communes des Perspectives
22Nous commencerons par étudier les réceptions communes de ce texte de Keynes. Les limites et les lacunes de ces réceptions signaleront les écueils que notre interprétation devra éviter ; par contraste, elles fourniront des indications sur la ligne directrice à suivre.
23Certains économistes s’émerveillent de la prescience de Keynes au sujet de la stabilité de la croissance. Ils retiennent prioritairement la description de l’accumulation du capital et du progrès technique, leur identification comme facteurs de croissance. Cette discussion, pour intéressante qu’elle soit, limite considérablement la portée du texte. Elle fait surtout une lecture rétrospective de ce texte, à partir de débats postérieurs, spécifiques à la théorie de la croissance [5]. Dans les Perspectives, Keynes ne cherche pas principalement à montrer que la dépression qui s’amorce dans les années 1930 ne sera que passagère. En effet, l’introduction (§1-3) a été ajoutée en juin 1930 alors que la plus grande partie de l’essai a été conçue en 1928, donc avant la crise de 1929. Cette lecture étroite ignore le sujet principal de l’essai, la fin du problème économique et ses conséquences. Nous nous intéressons ici aux réceptions qui prennent en compte le thème principal et se positionnent par rapport à lui.
2.1 – Des disqualifications simplistes
24Certains auteurs refusent d’envisager la fin du problème économique et, partant, ne se confrontent pas réellement aux thèses de Keynes. Pour neutraliser le raisonnement, trois arguments sont avancés, à des étapes variables selon l’acceptation croissante des prémisses de Keynes.
25En se limitant à la fourniture des besoins, Keynes aurait sous-estimé l’étendue du problème économique. En effet, selon l’orthodoxie néo-classique, le problème économique doit s’entendre non dans un sens substantiviste comme fourniture des besoins, mais dans un sens formel comme allocation optimale de moyens rares pour des fins illimitées. Dans le cadre de l’économie formelle, la fin du problème économique, c’est-à-dire l’inanité de l’allocation optimale des ressources rares, est une absurdité. Avec ce cadre de pensée, la problématique de Keynes est ipso facto rejetée. C’est la position de Becker et Rayo [2008, p. 182-183] :
« Keynes went wrong partly because economists have greatly broadened their analysis beyond the material aspects of life to include subjects like happiness, altruism, social interactions, marriage and divorce, and others dealing with more nonmaterial aspects of life. These developments indicate that Keynes defined “economics” much too narrowly. About the same time Keynes wrote this essay, Lionel Robbins also published his important 1932 book An Essay on the Nature and Significance of Economic Science, which took a far broader approach to “economics”. Robbins’s definition of the economic problem is the analysis of, and prescriptions for, the allocation of scarce means to competing ends. »
27En reprenant la définition de Robbins, laquelle constitue la cible de l’analyse de Polanyi [2008], Becker et Rayo donnent précisément au problème économique son sens formel, sans mentionner qu’un sens substantiviste est aussi possible. Dans la perspective formaliste, la science économique devient praxéologie, science de l’action efficace, tandis que l’approche substantiviste conserve le sens commun de « connaissance des phénomènes concernant la production, la distribution et la consommation des richesses, des biens matériels dans la société humaine [6] ».
28Le parti pris formaliste ne peut pas être contesté. Il s’agit là d’une position de principe qu’il est difficile de confirmer ou d’infirmer. Cette disqualification ab ovo du propos de Keynes n’est pas la manière la plus féconde d’appréhender les Perspectives. Keynes raisonne en termes de besoin, et il est déplacé de lui reprocher de ne pas raisonner en termes d’allocation efficace. Puisque Keynes adopte une perspective substantiviste, il faut a minima accepter ce point de vue, et non le rejeter sur la base d’un apriori.
29Laissons donc de côté le point de vue formaliste qui ne correspond pas aux intentions de Keynes et acceptons, dans une perspective substantiviste, de raisonner sur les besoins et leur satisfaction. Selon une lecture commune, suggérée par la théorie de la demande du consommateur, l’Homme a, en plus des besoins, toute une gamme de désirs. Désirs et besoins sont équivalents car personne ne peut juger du superflu ou du nécessaire. Le consommateur désire sans fin et n’arrive jamais à satiété ; sa capacité de consommation est infinie. Il est donc futile de s’interroger, comme Keynes, sur un état du monde où sa satisfaction serait totale.
30Voulant consommer toujours plus, l’Homme travaille toujours autant. La possibilité d’un désœuvrement ne se présente pas. La croissance de la production donne à chacun de plus en plus de biens pour répondre à ses désirs. Loin de provoquer une « dépression nerveuse » [p. 135, §23], cette évolution nous conduit vers toujours plus de félicité. Très répandue chez les économistes, cet argument prend souvent la forme d’une discussion technique entre l’importance de l’effet-revenu et de l’effet-substitution dans l’arbitrage travail/loisir [7].
31Cette critique dénote un manque de recul par rapport à l’idée conventionnelle d’un consommateur désirant sans fin. Elle fait de l’Homme un consommateur « par nature », mais la « nature » n’est souvent que l’autre nom de l’habitude, acquise dans une structure sociale donnée. L’infinité des besoins absolus repose in fine sur une conception anthropologique particulière. Celle-ci est historiquement située et concorde mal avec ce que nous enseignent, par exemple, les observations des sociétés primitives [Sahlins, 1976, chap. 1]. Il ne nous appartient pas de trancher ici de la véracité de cette conception. Celle de Keynes paraît au moins aussi valable : cela nous suffit pour l’accepter, écarter l’objection et poursuivre l’explication de son essai.
32La théorie de la demande du consommateur, imposante axiomatique de la métaphysique utilitariste, ne fait pas l’unanimité chez les économistes. Alors que les besoins ne sont, selon la théorie dominante, que des caractéristiques internes du consommateur, certains économistes reconnaissent l’existence de besoins relatifs, c’est-à-dire liés à l’interaction sociale entre les individus. Ils acceptent donc la distinction de Keynes entre besoins absolus et relatifs.
33Galbraith [1961, chap. x] a analysé comment la théorie de la demande évacue l’idée d’une saturation de la consommation. La courbe de demande de ce bien est décroissante en fonction des quantités acquises d’un bien, grâce à l’hypothèse de la décroissance de l’utilité marginale, toutes choses égales par ailleurs. Mais cette hypothèse suggère également que la satisfaction marginale de la consommation, sur l’ensemble du panier de biens, diminue ; elle rend légitime de discuter l’importance de la consommation quand celle-ci est déjà élevée. Pour Galbraith, la théorie s’est protégée de ces interrogations dérangeantes, d’une part en refusant l’évaluation de deux niveaux de consommation à des instants différents, d’autre part, en passant de l’utilité cardinale (qui a une mesure) à l’utilité ordinale (qui est un simple ordre). Ainsi on ne peut plus assigner un ordre de priorité aux désirs de consommation : chaque désir devient aussi légitime et urgent qu’un autre. Au sujet des Perspectives, Galbraith [Galbraith, 1961, p. 145] remarque que « Keynes, peu lié comme toujours par les règles traditionnelles, n’hésita pas à commettre l’impardonnable crime de distinguer deux catégories de désir », les besoins absolus que l’on doit satisfaire et les besoins relatifs que l’on peut laisser de côté. Galbraith accepte l’existence de besoins relatifs : la satisfaction de ces besoins en engendre de nouveaux. Mais les besoins relatifs ne sont pour lui qu’un exemple mineur de besoins créés par le processus de production : plus considérables sont les besoins suscités directement par la production et les méthodes de vente, la publicité notamment [Galbraith, 1961, chap. xi].
34Fred Hirsch [1976, p. 24-26] accepte l’idée de deux catégories de besoins. Il reformule la différence faite par Keynes entre besoins absolus et relatifs quand il établit une distinction entre biens matériels, qui sont disponibles pour tous, et biens positionnels, qui sont attribués en fonction de la position sociale. Les biens positionnels sont souvent une réponse à des besoins relatifs. Si les besoins relatifs peuvent être assouvis pour un individu, ils ne peuvent pas l’être au niveau de la société tout entière.
35Pour Robert Frank [2008], la théorie néo-classique se fourvoie en ne faisant dépendre la satisfaction que de la quantité absolue de biens. La satisfaction, et donc la demande des biens, dépend en réalité du contexte, c’est-à-dire autant du contexte social, du rapport avec les semblables, que de l’environnement économique ou de l’histoire personnelle. Le contexte est responsable de nombreuses modifications de l’utilité personnelle, ignorées par la théorie néo-classique ; il rend les besoins relatifs insatiables.
36Avec Keynes et contre la théorie de la demande, on peut retenir l’idée de besoins de base finis, et donc susceptibles d’être satisfaits par une production suffisante. Cependant, à la lumière des interprétations précédentes, les besoins relatifs ne peuvent être simplement évacués. Cette question suscite d’importantes contributions théoriques, chaque auteur redéfinissant les besoins relatifs en fonction de son propre problème. Ces besoins sont façonnés par le contexte social et ils pourraient très bien être infinis.
37Keynes n’argumente pas en faveur de la finitude des besoins relatifs. Il se contente de distinguer besoins relatifs et absolus. « Ces besoins seront assouvis » [p. 134, §19], tandis que les besoins relatifs « sont peut-être tout à fait insatiables ». Comme le remarque R. Frank [8], Keynes est conscient des limites de son raisonnement et des objections qu’il peut susciter [9]. Il a parfaitement identifié le problème, mais il passe outre. Cela ne l’intéresse pas. Il élude simplement la question : son but est de rendre plausible la fin du problème économique.
38Ce raisonnement incomplet est en soi significatif : cette faille permet précisément de saisir ses intentions. La discussion économique préliminaire ne cherche pas à prédire l’avenir ; elle donne du poids à l’idée maîtresse de fin du problème économique. Le raisonnement sur les besoins est en partie un artifice destiné à persuader les lecteurs de la possibilité de la fin du problème économique.
2.2 – Une réduction naturaliste
39Keynes expédie son raisonnement pour arriver plus rapidement aux conséquences. Quelles sont ces conséquences qui le fascinent tant ? Nous avons noté plusieurs thématiques discordantes dans l’exposé des problèmes auxquels conduit la fin du problème économique, en particulier une approche naturaliste (le « vieil Adam » qu’il faut occuper) et une approche culturelle (la préservation de l’art de vivre et l’abandon de l’amour de l’argent).
40Voici donc une première façon d’agencer le raisonnement de Keynes. La vie de l’Homme depuis la nuit des temps est marquée par la recherche de subsistance. L’avènement de l’accumulation du capital [10] et du progrès technique permet de résoudre ce problème de subsistance. Libéré de ses besoins, l’Homme doit chercher « comment employer la liberté arrachée aux contraintes économiques » [p. 136, §25]. Comme l’Homme a toujours travaillé, la fin du problème économique nécessite de lui trouver d’autres occupations.
41Cette interprétation est généralement retenue par les auteurs qui ne contestent pas la fin du problème économique. Heilbroner [1971, p. 275] résume ainsi le message de Keynes : « Le nouveau problème de la société ne serait pas de trouver du temps pour les loisirs mais plutôt d’occuper ce temps, qui atteindrait un niveau inégalé. » Ohanian [2008, p. 109] perçoit le problème de la même façon : « According to Keynes, the problem of producing sufficient output was not the central difficulty facing the industrial economies. Rather, it would be dealing with the ‘problem’ of the enormous amount of leisure that would be consumed as societies became sufficiently rich and sated with physical consumption. »
42Cette réception se rapproche du texte et de son intention. Elle en accepte les prémisses et ne s’arrête pas aux objections déjà relevées. Cette interprétation canonique participe d’une vision évolutionniste progressiste de l’Histoire. Exprimée dans les termes de la philosophie marxiste de l’Histoire, mais d’une Histoire purgée de la lutte des classes et de la Révolution, elle pourrait se résumer ainsi : le développement des forces productives fait passer du règne de la nécessité au règne de la liberté. Cet évolutionnisme qui voit les sociétés progresser à travers différents stades vers la civilisation d’abondance est typique de la fin du xixe, et en particulier de la société victorienne dans laquelle Keynes a grandi. Il n’y aurait donc rien de choquant à ce que cette interprétation fût la bonne.
2.3 – Une interprétation insuffisante
43Cette lecture ne retient toutefois que les éléments naturalistes du raisonnement : le problème économique et le travail. Elle fait l’impasse sur les inquiétudes de Keynes au sujet de la préservation de l’art de vivre et sur l’horreur que lui inspire le déploiement de l’amour de l’argent. Elle oublie donc l’essentiel, à savoir les activités que Keynes propose comme occupation pour l’humanité débarrassée de la nécessité économique. Il s’agit pourtant du point crucial du texte.
44Après avoir détaillé les quatre facteurs qui déterminent l’atteinte de notre félicité économique, Keynes conclut en effet : « Dans l’intervalle il n’y aura nul inconvénient à faire de doux préparatifs pour notre future destinée, à encourager et à mettre à l’épreuve les arts de la vie au même titre que les activités répondant à un but utilitaire. » [p. 141, §46]
45Avec ce passage, on peut croire que Keynes cherche à nous faciliter la transition, à nous éviter une « dépression nerveuse » collective que provoquerait un passage brusque d’une société occupée exclusivement du problème économique à une société désœuvrée, contrainte d’apprendre à « occuper les loisirs » [p. 136, §25]. Il entend nous préparer peu à peu à devenir oisifs, pour une transition progressive.
46On peut pousser l’interprétation plus avant. Keynes insiste sur cette préparation, alors qu’elle nous détourne des activités productives et fait reculer d’autant la fin du problème économique. Si les arts de la vie sont à portée de main quelles que soient les conditions sociales, ne vaudrait-il pas mieux tourner toutes les activités vers le but utilitaire pour hâter la venue de l’abondance ?
47Par conséquent, ce passage incite plutôt à penser que les arts de la vie sont mis en danger, dans les conditions économiques et sociales actuelles. Les arts de la vie sont une activité qu’il n’est pas facile de mobiliser. Cela s’accorde avec des allusions déjà relevées (en particulier §26). La morale que Keynes donne à l’épitaphe de la femme de ménage l’exprime parfaitement : « Et pourtant la vie ne sera supportable que pour ceux qui font l’effort de chanter ; et combien sont rares ceux qui, parmi nous, savent chanter ! » [p. 136, §24].
48Jouir des arts de la vie n’est pas une activité facile ; cela ne s’invente pas. Il faut imiter les habitudes savamment entretenues par « les gens exquis qui savent jouir des choses dans l’immédiat ». Ceux-là « sauront nous apprendre à cueillir le moment présent de manière vertueuse et bonne » [p. 140, §43].
49Résumons donc les éléments rassemblés jusqu’ici. Keynes perçoit une augmentation continue de la productivité. Avec des besoins de base finis, et des besoins relatifs mis de côté, Keynes nous convainc que l’humanité arrivera bientôt à l’abondance. Elle devra alors trouver à s’occuper. Ce ne sera chose aisée que si les arts de la vie sont encore là.
3 – Gagner la société d’abondance pour en perdre les fruits
3.1 – Keynes et le capitalisme
50Pour poser la dernière pièce de notre puzzle, il nous faut comprendre ce qui met en danger les arts de la vie. Pour cela, il faut s’interroger sur la distinction que Keynes établit entre notre société et les sociétés traditionnelles. Keynes se contente d’évoquer cette distinction car le sens en est évident : elle sépare sociétés capitaliste et non capitaliste.
51Que Keynes qualifie notre société de capitalisme ne fait pas de doute. Sa condamnation de l’amour de l’argent et de l’intentionnalité, qui conduit à envisager le développement de l’argent jusque dans l’au-delà, semble être une version ironique de certains thèmes wébériens [11]. Lorsque Keynes dit que notre société ne connaît plus « les coutumes et les conventions chéries d’une société traditionnelle » [p. 136, §27], il rejoint les analyses de Tönnies dans Gesellschaft und Gemeinschaft. Lorsqu’il distingue l’amour de l’argent comme objet de possession de l’argent comme moyen, il retrouve une classification élaborée par Marx dans son schéma de la reproduction capitaliste [12], puis affinée par Simmel [1987, 3.ii].
52Keynes décrit donc la société de son temps avec des termes et des motifs proches de ceux utilisés par d’autres pour décrire le capitalisme. Il l’oppose en outre aux sociétés anté-capitalistes. Outre ces distinctions qualitatives, quelques repères temporels répartis dans le texte présentent le xviiie siècle comme une rupture. Ainsi le niveau de vie stagne « jusqu’au début du xviiie siècle » [p. 129, §5], l’accumulation du capital se produit « à partir du xvie siècle avec un crescendo cumulatif après le xviiie » [p. 131, §11], les « principes pseudo-moraux » nous agitent depuis « deux siècles » [p. 137, §30].
53Ces qualifications établissent la nature capitaliste de notre société. Dans La fin du laissez-faire [1926], Keynes voit « la caractéristique essentielle du capitalisme » dans « l’utilisation d’un appel intense aux instincts de lucre de l’individu comme principale force faisant fonctionner la machine économique » [Keynes, 1972, p. 124]. Cette conception du capitalisme est permanente chez Keynes [Backhouse et Bateman, 2009, p. 651-654] : « Comme Max Weber, il définit le capitalisme comme un esprit, non comme un système social. » [Skidelsky, 1992, p. 236] Les Perspectives décrivent aussi ce système où « la détermination et l’effort acharné des faiseurs d’argent nous transportent tous avec eux dans le giron de l’abondance économique » [p. 136, §26].
54Malgré cette caractérisation sans équivoque, il est significatif que Keynes n’emploie jamais ici le terme de capitalisme. Nous avons une fois de plus affaire à une précaution rhétorique. Keynes ne souhaite sans doute pas brusquer ses lecteurs en mentionnant le capitalisme. En ne nommant pas les choses directement, il a plus de chances que ses idées soient prises au sérieux plutôt que rejetées a priori. En outre, dans le cadre du journal libéral The Nation and Athaneum, il veut probablement se démarquer des anathèmes socialistes contre le capitalisme. Si Keynes prend toutes ces précautions, c’est que son essai touche une corde sensible. On l’aura compris : Keynes critique le capitalisme. Mais il le fait d’une manière subtile, à partir d’un éloge qui se transforme insidieusement en critique.
3.2 – Un point de vue moral ?
55Dans la fin des Perspectives, Keynes se fait le contempteur de l’amour de l’argent (cf. 1.3). Au regard du paragraphe précédent, il faut bien comprendre que cet amour de l’argent n’est que l’autre nom de l’esprit du capitalisme tel que l’a décrit Max Weber [2004]. Keynes critique l’esprit du capitalisme, c’est-à-dire la recherche systématique et méthodique du profit. À petite dose, l’intentionnalité n’est pas néfaste mais son déploiement dans toutes les sphères de l’existence l’est. Il s’agit là d’un thème profondément ancré dans sa pensée. Dès 1925, « il [lui] apparaît chaque jour plus clairement que le problème moral de notre temps est celui que pose l’amour de l’argent : les neuf dixièmes de nos activités sont orientées par l’appât du gain » [Keynes, 2002c, p. 51 ; voir aussi p. 40-42].
56On peut voir la critique de l’amour de l’argent et la défense des arts de la vie comme un simple point de vue moral, assez déplaisant parce qu’il exprimerait uniquement les préjugés de classe de Keynes, ceux de la bourgeoisie intellectuelle de Londres, du groupe de Bloomsbury. Telle est la position de Axel Leijonhufvud [2008, p. 119], de Thierry Demals [13] et surtout de Jean-Paul Fitoussi [2008]. Ce dernier dit explicitement que l’essai de Keynes est une critique du capitalisme, conduite pour des raisons morales. L’essai de Keynes ne serait pas vraiment original car les condamnations morales du capitalisme accompagnent le capitalisme depuis sa naissance. Cette interprétation moralisatrice s’appuie sur un versant du texte foncièrement différent de celui qui fonde l’interprétation canonique.
57Elle s’applique mieux à un autre essai de Keynes, La fin du laissez-faire [1926]. Keynes y reconnaît une certaine efficacité au capitalisme qui met à son service la recherche du lucre, mais préférerait un système de motivations qui s’accorde avec ses convictions morales sur la vie bonne : « Notre problème consiste donc à élaborer une forme d’organisation sociale qui soit aussi efficace que possible sans être un outrage à ce que nous concevons comme un mode de vie satisfaisant. » [Keynes, 1972, p. 126]
58Des commentaires plus pertinents [Carabelli et Cedrini, 2011] ont relevé que les Perspectives s’appuient effectivement en filigrane sur une éthique (plutôt qu’une morale), c’est-à-dire une conception de la vie bonne. Depuis ses études à Cambridge, Keynes était influencé par les conceptions de George Moore [Dostaler, 2009, chap. i]. L’homme doit poursuivre des fins désirables en elles-mêmes, telles que la beauté, l’amitié, la vérité ou l’amour. Mais alors que, pour Moore, tout se réduisait à des états de conscience positifs, les biens à désirer forment pour Keynes une pluralité irréductible et s’apprécient dans leur contexte relationnel. Keynes est ainsi proche de la vertu antique et de l’éthique aristotélicienne [Carabelli et Cedrini, 2011, p. 345-347].
59Les Perspectives sont donc à situer dans le contexte plus large des conceptions de Keynes sur la vie réussie. Elles se comprennent mieux quand on sait que pour Keynes l’activité économique n’est pas une fin en soi, mais qu’elle doit être mise au service de la vie bonne, que les arts de la vie sont un élément essentiel de la vie bonne. Ces aspects sont complètement occultés dans le recueil de Pecchi et Piga [2008]. Mais les Perspectives ont une ambition plus large ; elles ne se réduisent pas à une critique effectuée d’un point de vue moral, ou à l’exposé d’un mode de vie souhaitable. La critique va de pair avec une description de la dynamique du capitalisme, qui constitue le socle de l’interprétation canonique. Si l’on fait l’impasse sur la description des mécanismes économiques d’évolution du capitalisme, le texte paraît n’être qu’une critique morale transcendante, effectuée d’un point de vue extérieur. Tout comme l’interprétation canonique refoulait les considérations sur la morale et l’art de vivre, l’interprétation moralisatrice omet une part essentielle du texte, la discussion de la croissance et de la dynamique du capitalisme.
3.3 – La critique de la dynamique du capitalisme
60L’interprétation canonique et l’interprétation moralisatrice s’appuient sur des éléments différents du texte ; chacune occulte ce que l’autre met en avant. Elles doivent maintenant être reliées dans une interprétation cohérente et complète. Selon l’interprétation proposée ici, les grandes étapes de l’argumentation de Keynes s’agencent de la manière suivante.
61Le capitalisme exhibe une tendance, stable à long terme, à faire croître la production. Keynes est confiant dans la capacité de ce système économique à venir à bout du problème économique, lorsque les besoins absolus de l’humanité seront satisfaits. L’instinct d’activité de l’Homme ne sera alors plus canalisé par la nécessité de travailler. L’Homme pourrait encore s’occuper grâce aux arts de la vie qui demandent une pratique habituelle. Mais le capitalisme a tourné toutes les activités vers un but utilitaire et ne laisse aucune place pour développer les arts de la vie : ceux-ci périclitent. En conséquence, le capitalisme nous transporte dans l’abondance, mais nous prive en même temps des facultés pour jouir des fruits de cet âge d’or.
62Ainsi, le chaînon manquant qui permet de faire la synthèse des deux interprétations est la préservation des arts de la vie. L’esprit du capitalisme produit une abondance matérielle inouïe, mais il détruit en même temps les arts de la vie que Keynes chérit tant. Les arts de la vie font partie des biens désirables en eux-mêmes, que l’homme doit rechercher pour mener une vie bonne. Les deux préoccupations sur la fin de l’amour de l’argent et la préservation de l’art de vivre sont chez lui complémentaires.
63Ici, comme ailleurs, Keynes veut contrer l’envahissement de l’esprit économique et utilitariste dans toutes les activités humaines : « La même règle autodestructrice du calcul financier régit tous les aspects de l’existence. Nous détruisons la beauté des campagnes parce que les splendeurs de la nature, n’étant la propriété de personne, n’ont aucune valeur économique. Nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne rapportent aucun dividende. Londres est une des villes les plus riches que compte l’histoire des civilisations, mais elle ne peut “se permettre” les réalisations les plus ambitieuses qui soient à la portée de ses habitants, parce que cela ne “paye pas”. » [Keynes, 2002b, p. 207]
64Il faut bien comprendre l’articulation entre activités utilitaires, calcul financier et amour de l’argent. Les activités utilitaires ne doivent pas être comprises dans un sens moral, comme des activités prosaïques qui s’opposeraient à des activités élevées, moralement valorisées. Les activités à but utilitaire sont des activités instrumentales, qui ont leur fin à l’extérieur d’elles-mêmes : ce sont des moyens en vue d’une fin. Pour conduire efficacement ces activités utilitaires, le capitalisme les arrime à une perspective de profit. L’amour de l’argent se saisit de ce profit, il évalue les activités selon les règles du calcul financier. Mais, comme Keynes l’écrivait dans une note sur l’amour de l’argent en 1925, « test of money measurement constantly tends to widen the area where we weigh concrete goods against abstract money » in Skidelsky [1992, p. 240] (voir aussi Keynes [2002b, p. 206]). L’extension du calcul économique développe les activités utilitaires, de telle sorte que toutes les activités deviennent, à la limite, utilitaires. Les finalités en vue desquelles les activités utilitaires étaient conduites disparaissent alors : il ne reste plus que l’accumulation du moyen suprême, l’argent, qui devient lui-même la fin. Les activités à but utilitaire ne sont pas un problème tant qu’elles servent une finalité extérieure, elles sont problématiques au point où elles seules subsistent et deviennent leur propre finalité. Elles ne sont pas condamnées en elles-mêmes, parce qu’elles heurteraient la moralité de Keynes, comme le suggère l’interprétation moralisatrice. Elles sont condamnées parce que leur développement empêche toute réalisation de la vie bonne selon l’éthique de Keynes.
65Keynes voudrait brider cet esprit du capitalisme qui nous empêche de nous consacrer aux arts de la vie, qui ont leur fin en eux-mêmes. Diriger toutes les activités de l’homme vers un but utilitaire conduit à une disparition certaine des arts de la vie, car ceux-ci dépérissent quand ils ne sont pas exercés. Cette peur s’exprime dans le changement de registre à la fin du texte. Dans un passage déjà analysé (en 2.3), Keynes s’exprime sur un ton un peu paternaliste : « [I]l n’y aura nul inconvénient à faire de doux préparatifs pour notre future destinée, à encourager et à mettre à l’épreuve les arts de la vie. » [p. 141, §46] La phrase suivante sonne au contraire comme une supplique : « Mais, surtout, ne nous exagérons pas l’importance du problème économique, ne sacrifions pas à ses nécessités supposées d’autres affaires d’une portée plus grande et plus permanente. » [p. 141, §47] Elle révèle l’angoisse de Keynes de voir disparaître, par le mécanisme même qui conduit à la société d’abondance, les arts de la vie qui font tout le sel de l’existence.
66Telle est l’ambivalence de l’esprit du capitalisme. Le développement et l’instrumentalisation méthodique de l’esprit de lucre conduisent vers une société délivrée des contingences matérielles, mais en même temps l’amour de l’argent détruit « les coutumes ou les conventions chéries d’une société traditionnelle » et les arts de la vie. Keynes se livre dans cet essai à une critique du capitalisme, qui se fonde sur une analyse de sa dynamique, dans ses causes comme dans ses effets.
67Le capitalisme qui est l’objet des inquiétudes de Keynes est le capitalisme débridé, qu’il appelle également égoïste ou de laissez-faire [Backhouse et Bateman, 2009, p. 661-662]. La solution pour Keynes n’est pas de supprimer le profit ou l’amour de l’argent – c’est là chose impossible – mais de les remettre à leur place et de les brider pour qu’ils ne contaminent pas l’ensemble des activités humaines. Keynes croit possible d’utiliser l’amour de l’argent comme moteur des activités à but utilitaire, mais en le tenant sous le boisseau. Ce système pourrait encore s’appeler capitalisme, mais ce ne serait pas un capitalisme de laissez-faire, où l’amour de l’argent étend toujours plus sa sphère d’action. Dans ce système, l’Homme pourrait poursuivre ses fins que Keynes envisage conformément à son éthique, sans les perdre de vue dans l’acquisition des moyens.
68De même que Keynes croit que le capitalisme peut retrouver sa stabilité et offrir de l’emploi à tous les travailleurs, s’il est convenablement géré, de même Keynes pense qu’on peut contenir l’esprit financier et encourager les arts de la vie. Keynes, dans les années qui suivent la publication des Perspectives, se consacre à ces deux maux du capitalisme. Si son engagement en faveur des politiques publiques de l’emploi est bien connu, la défense de la culture face aux intérêts économiques est aussi un des grands combats de Keynes [Dostaler, 2009, chap. vi]. À partir des années 1930, il s’est impliqué de manière croissante dans la défense des arts, en particulier du spectacle. Il a combattu la vision utilitariste de l’État pour accorder des subventions aux arts. Il souhaitait à la fois soutenir la demande par la dépense publique et préparer le public à jouir de l’état d’abondance [Moggridge, 2005, p. 546]. Pour avoir oublié la deuxième partie de ce combat, les élites économico-politiques des années 1960-1970 ont fait de la croissance le seul horizon de la politique [Skidelsky et Skidelsky, 2012, p. 190-192]. Les Perspectives rappellent qu’il ne faut pas sacrifier les fins supérieures de l’homme aux simples moyens que sont les activités utilitaires, en temps d’abondance comme en temps de crise.
69L’analyse des Perspectives est peut-être contestable sur certains points, sur les besoins relatifs notamment, mais elle conduit bien à l’interprétation que l’on vient de donner. A contrario, la remise en cause du raisonnement conduit à des erreurs d’interprétation. Fitoussi interprète le raisonnement de Keynes comme un questionnement moral sur la finalité du capitalisme : pour lui, les besoins relatifs sont infinis et le capitalisme semble alors être un processus sans terme. Mais Keynes attribue bien une finalité au capitalisme : faire sortir l’humanité du problème économique. La problématique est donc différente : l’atteinte de la félicité économique grâce au capitalisme laissera l’humanité nue, sans arts de la vie ni culture, obnubilée à jamais par les activités utilitaires.
70On peut comparer la vision d’avenir de Keynes, qui est en même temps une critique du capitalisme, avec deux autres visions célèbres, celles de Karl Marx et de John Stuart Mill.
71Pour Marx, le capitalisme développe les forces productives. Mais l’utilisation des forces productives au service de la réalisation de l’homme est entravée par les rapports de production. Ceux-ci profitent à la classe dominante, la bourgeoisie. La classe exploitée, le prolétariat, se paupérise au cours de ce processus ; elle fera la révolution et instaurera la société sans classe.
72Pour Mill [2011], l’économie atteindra inéluctablement un état stationnaire. On ne doit cependant pas accueillir cet état avec résignation, on doit au contraire le désirer. Car la lutte pour la vie et la chasse aux dollars y seront inutiles ; l’homme pourra cultiver le progrès moral.
73Selon l’analyse de François Perroux, ces deux visions participent d’un même imaginaire implicite une économie sans rareté et une société sans contrainte » [Perroux, 1960, chap. 1]. Keynes partage dans une large mesure cet imaginaire de l’état futur de la société occidentale. Mais sa vision de la dynamique qui y conduit est bien différente, ce qui n’est pas sans influence sur les perspectives futures.
74Contrairement à Mill, Keynes n’est pas pessimiste sur la poursuite de la croissance du capitalisme. Alors que Mill considère que l’état de stagnation est inéluctable mais désirable, Keynes ne voit pas de stagnation mais une croissance continue. Marx pense que le développement du capitalisme s’accompagne d’une exacerbation de ses contradictions. Chez Keynes, la contradiction du capitalisme n’apparaît qu’à la fin, une fois atteinte la société d’abondance : lorsque les activités utilitaires seront sans nécessité, mais que les arts de la vie auront disparu. D’une certaine façon, Keynes se place dans le cadre le plus favorable pour le développement du capitalisme. Mais il nous montre le triste état de l’humanité si elle réussissait dans le projet capitaliste : une machine d’abondance tournant à vide, avec des hommes désœuvrés pour avoir sacrifié l’essentiel à la poursuite de l’abondance matérielle.
75Si Keynes pense qu’« une économie sans rareté et une société sans contrainte » sont possibles, c’est au prix d’un engagement politique pour réguler le capitalisme et dompter son esprit. L’amour de l’argent serait soigneusement canalisé. L’organisation économique serait efficace mais non envahissante. Ayant la place libre, les arts de la vie prospéreraient.
3.4 – Difficulté de la réception
76Les lectures des Perspectives sont, nous l’avons vu, souvent partielles. Il n’est pas inutile d’ajouter quelques remarques pour expliquer les difficultés des économistes à recevoir le message de Keynes dans son intégrité.
77Keynes a une anthropologie différente de celle des économistes. L’Homme, selon Keynes, est un être mû par des instincts, par un besoin inné d’activité. On trouve la même conception dans la Théorie générale, où l’homme est gouverné par « les esprits animaux », « un besoin spontané d’agir plutôt que de ne rien faire ». Ce besoin est usuellement canalisé par la nécessité, par le travail orienté vers la production. Mais les habitudes de vie peuvent aussi entraîner ce besoin vers la culture des arts de la vie. Dans l’anthropologie keynésienne, seul le besoin d’agir est naturel. En revanche, le canal par lequel ce besoin s’assouvit dépend de la configuration spécifique d’une société. Parce que le besoin d’activité se résout culturellement et que le capitalisme consacre la suprématie des activités utilitaires, Keynes voit les arts de la vie menacés par le capitalisme. L’importance que Keynes accorde aux arts de la vie découle de son éthique, qui valorise une pluralité de fins désirables en elles-mêmes.
78Cette conception de la vie réussie est relativement étrangère à l’esprit des économistes, ce qui explique qu’ils n’aient pas perçu l’importance cruciale des arts de la vie dans l’essai de Keynes. La recension de Meltzer [2009] conteste même l’intérêt d’étudier l’essai de Keynes aujourd’hui sous prétexte que son éthique serait dépassée. L’anthropologie économique repose sur l’homo œconomicus, celle de l’homme comme agent rationnel optimisateur. Elle réduit la finalité de l’homme à la maximisation de son utilité, obtenue grâce à l’argent, à l’opposé des conceptions pluralistes de Keynes [Carabelli et Cedrini, 2011, p. 354-356]. Cette représentation, dominante dans le capitalisme, est conçue comme « naturelle » et par conséquent éternelle et immuable. Il est difficile pour certains économistes de comprendre l’esprit du capitalisme, ce que Keynes appelle l’amour de l’argent, comme quelque chose de spécifique, qui se distingue de la simple auri sacra fames.
79Boldrin et Levine [2008, p. 174] se fourvoient à ce sujet. Ils raillent Keynes pour avoir méconnu, selon eux, les pharaons, les Fugger et les Médicis… Ils ne font pas de différence entre la vieille auri sacra fames et l’esprit du capitalisme, qui est la cible des vitupérations de Keynes. Max Weber [2004, p. 20-62] avait pourtant commencé son ouvrage par une mise au point sur l’esprit du capitalisme [14] qui répond par anticipation à ce genre d’objection. L’auri sacra fames existe effectivement à toutes les époques. Mais à cet amour de l’argent, souvent impulsif et aventurier, l’esprit du capitalisme ajoute une composante systématique et méthodique qui en fait la particularité.
80Dans les Perspectives, Keynes donne des exemples comiques de cette intentionnalité systématique : il s’agit de l’amour des chats [p. 138, §31], de l’acte « confiturier » [p. 139, §31], du tailleur du Professeur de Sylvie et Bruno [p. 139, §32]. Ce genre d’exemple n’est pas isolé dans l’œuvre de Keynes : « Cette vision, c’était l’idéal utilitariste et économiste – on pourrait presque dire financier – comme seule finalité respectable de la communauté dans son ensemble ; peut-être la plus lamentable hérésie à trouver un écho chez un peuple civilisé. Du pain et rien que du pain, et même pas du pain, et le pain s’accumulant à des taux d’intérêts composés jusqu’à ce qu’il se change en pierre. » [Keynes, 1982, p. 342] À chaque fois, les exemples imagés et pleins d’humour font la satire non du simple amour de l’argent mais de son caractère systématique et méthodique, s’appliquant hors de propos.
81Ces mises au point devraient rendre patent que Keynes ne s’attaque pas à l’investissement en général. C’est l’esprit de calcul financier dans lequel est fait l’investissement qui lui répugne. La tendance à relire les Perspectives avec les œillères de la théorie économique conduit souvent à des contresens sur ce point. Par exemple, Richard Freeman [2008, p. 140] comprend la critique de l’intentionnalité comme une préférence accordée au présent. Il considère Keynes comme le défenseur d’un taux d’actualisation élevé : « From the perspective of today’s debates over global warming and climate change, Keynes’s preference for high discount rates also strikes a peculiar chord, since it downgrades the danger that environmental change poses a major disaster to future human life. » Relier la question de la fin de la mentalité économique à un taux d’actualisation fort va à rebours de la pensée de Keynes. En fait il conteste le raisonnement en termes d’investissement devant rapporter, le principe même du calcul utilitariste. Formuler le problème en termes de taux d’actualisation est pour lui un « cauchemar de comptable » [Keynes, 2002b, p. 206]. Il ne s’agit pas d’abandonner tout investissement mais de juguler la tendance à tout apprécier en termes d’investissement. Même dans l’état d’abondance, « il restera raisonnable d’avoir une “intentionnalité” économique au profit des autres quand il ne sera plus raisonnable d’en avoir une pour soi-même » [§44, p. 141].
82* * *
83Cet article s’est efforcé de mettre au jour les soubassements théoriques des Perspectives économiques pour nos petits-enfants : une approche substantiviste de l’économie comme fourniture de la réponse aux besoins, une finitude des besoins de base, une mise à l’écart, hasardeuse, des besoins relatifs. Keynes peut ainsi poser sa problématique du devenir dans la société d’abondance. Selon la lecture proposée, Keynes développe une vision du capitalisme comme processus de mobilisation de l’amour de l’argent pour développer les activités utilitaires. Ce processus sape les possibilités de profiter de l’abondance qu’il crée. Notre interprétation opère la synthèse entre trois versants du texte, considérés séparément dans les réceptions existantes : un versant économique, qui décrit les mécanismes conduisant à la société d’abondance, un versant naturaliste, qui se préoccupe de l’occupation du loisir après la disparition de la nécessité du travail, un versant moralisateur, qui condamne l’amour de l’argent et défend l’art de vivre. Elle donne de la cohérence à un texte qui est souvent lu de manière tronquée et dont la problématique est morcelée. Elle s’accorde avec les positions que Keynes a tenues par ailleurs. La critique de la dynamique du capitalisme que cette interprétation dévoile a été mise en regard d’autres critiques du capitalisme, celle de Mill et de Marx.
84En explicitant les prémisses théoriques qui sous-tendent les Perspectives, on prend sans doute le risque de faire croire que la critique de la dynamique capitaliste n’est qu’une construction habile, au service d’une condamnation idéologique du capitalisme. La méthode analytique adoptée ici rend difficilement compte de la fascination qu’exerce ce texte. Keynes y aborde certains des aspects les plus cruciaux de la nature du capitalisme. Par la combinaison de l’exposé économique et du récit messianique, Keynes forge un discours puissant, qui nous écarte des représentations conventionnelles et qui, encore aujourd’hui, nous fait réfléchir sur le système économique dans lequel nous évoluons toujours. L’analyse conduite ici n’est, quant à elle, pas de nature à ébranler toutes les résistances idéologiques. À en juger par les réceptions dans Revisiting Keynes, si l’essai continue de provoquer de vives réactions, ses intentions ne sont plus comprises, sa portée critique est émoussée, son sens reste voilé. Il importe donc toujours de soulever la couche d’idées économiques qui nous sépare de Keynes pour que son message réapparaisse dans toute sa cohérence.
85À l’heure où les considérations écologiques nous obligent à chercher un nouveau modèle de croissance, voire de société, les Perspectives économiques pour nos petits-enfants peuvent encore nous inspirer.
Bibliographie
- Backhouse Roger E. et Bateman Bradley W. [2009], « Keynes and capitalism », History of Political Economy, 41 (4), p. 645-671.
- Becker Gary S. et Rayo Luis [2008], « Why Keynes underestimated consumption and overestimated leisure for the long run », in L. Pecchi et G. Piga Revisiting Keynes : Economic Possibilities for our Grandchildren, Cambridge MA : MIT Press, p. 179-184.
- Boldrin Michele et Levine David K. [2008], « All the interesting questions, almost all the wrong reasons », in L. Pecchi et G. Piga Revisiting Keynes : Economic Possibilities for our Grandchildren, Cambridge MA : MIT Press, p. 161-178.
- Carabelli Anna et Cedrini Maria [2011], « The economic problem of happiness : Keynes on happiness and economics », Forum for Social Economics, 40 (3), p. 335-359.
- Chilosi Alberto [2009], « Pecchi L., Piga G. (eds.) : Revisiting Keynes. Economic Possibilities for our Grandchildren », Journal of Economics, 98 (1), p. 89-92.
- Dostaler Gilles [2009], Keynes et ses combats, Paris : Albin Michel.
- Fitoussi Jean-Paul [2008], « The end of (economic) history », in L. Pecchi et G. Piga Revisiting Keynes : Economic Possibilities for our Grandchildren, Cambridge MA : MIT Press, p. 151-160.
- Frank Robert H. [2008], « Context is more important than Keynes realized », in L. Pecchi et G. Piga Revisiting Keynes : Economic Possibilities for our Grandchildren, Cambridge MA : MIT Press, p. 143-150.
- Freeman Richard B. [2008], « Why do we work more than Keynes expected ? », in L. Pecchi et G. Piga Revisiting Keynes : Economic Possibilities for our Grandchildren, Cambridge MA : MIT Press, p. 135-142.
- Galbraith John Kenneth [1958], L’ère de l’opulence, Paris : Calmann-Lévy, 1961.
- Heilbroner Robert L. [1971], Les grands économistes, Paris : Le Seuil.
- Hirsch Fred [1976], Social Limits to Growth, Londres : Routledge & Kegan Paul.
- Keynes John Maynard [1936], « Art and the state », in The Collected writings. XXVIII : Social, political and literary writings, Londres : Macmillan, 1982, p. 341-349.
- Keynes John Maynard [1972], Essais sur la monnaie et l’économie, Paris : Payot.
- Keynes John Maynard [2002a], La pauvreté dans l’abondance, Paris : Gallimard.
- Keynes John Maynard [2002b], « L’autosuffisance nationale », in J.M. Keynes La pauvreté dans l’abondance, Paris : Gallimard, p. 194-212.
- Keynes John Maynard [2002c] — « Un aperçu de la Russie », in J.M. Keynes La pauvreté dans l’abondance, Paris : Gallimard, p. 31-54.
- King J. E. [2010] — « Revisiting Keynes : Economic Possibilities for our Grandchildren — Edited by Lorenzo Pecchi and Gustavo Piga », Australian Economic History Review, 50 (1), p. 104-106.
- Leijonhufvud Axel [2008], « Spreading the bread thin on the butter », in L. Pecchi et G. Piga Revisiting Keynes : Economic Possibilities for our Grandchildren, Cambridge MA, MIT Press, p. 117-124.
- Marx Karl [1900], Grundrisse, Paris : Éditions sociales.
- Meltzer Allan [2009], « Revisiting Keynes : Economic Possibilities for Our Grandchildren », History of Political Economy, 41(4), p. 760-762.
- Mill John Stuart [2011], « De l’état stationnaire », Revue du Mauss, 37, p. 419-425.
- Moggridge Donald [2005], « Keynes, the arts, and the state », History of Political Economy, 37 (3), p. 535-555.
- Ohanian Lee E. [2008, « Back to the future with Keynes », in L. Pecchi et G. Piga Revisiting Keynes : Economic Possibilities for our Grandchildren, Cambridge MA : MIT Press, p. 105-115.
- Pecchi Lorenzo et Piga Gustavo (ed.) [2008], Revisiting Keynes : Economic Possibilities for our Grandchildren, Cambridge MA : MIT Press.
- Perroux, François [1960], Économie et Société : contrainte – échange – don, Paris : PUF.
- Polanyi Karl [2008], « L’économie en tant que procès institutionnalisé », in M. Cangiani et J. Maucourant (éd.) : Essais de Karl Polanyi, Paris : Le Seuil, coll. « Économie humaine », p. 53-77.
- Sahlins Marshall [1974], Âge de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives, Paris : Gallimard.
- Simmel Georg [1987], Philosophie de l’argent, Paris : PUF.
- Skidelsky Robert J. [1992], John Maynard Keynes : The Economist as Saviour, 1920-1937, Londres : Macmillan.
- Skidelsky Robert J. et Skidelsky Edward [2012], How Much Is Enough ? The Love of Money and the Case of the Good Life, Harlow : Allen Lane.
- Solow Robert M. [2008], « Whose grandchildren ? », in L. Pecchi et G. Piga Revisiting Keynes : Economic Possibilities for our Grandchildren, Cambridge MA : MIT Press, p. 87-93.
- Toye John [2009], « Revisiting Keynes : economic possibilities for our grandchildren », Economic History Review, 62 (2), p. 522-523.
- Weber Max [1920], L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris : Gallimard, 2004.
- Zilibotti Fabrizio [2008], « Economic Possibilities for our Grandchildren 75 years after : a global perspective », in L. Pecchi et G. Piga Revisiting Keynes : Economic Possibilities for our Grandchildren, Cambridge MA : MIT Press, p. 27-39.
- Zinn Karl Georg [2009], « Pecchi, Lorenzo, Gustavo Piga (Hrsg.), Revisiting Keynes. Economic possibilities for our grandchildren », Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, 229 (5), p. 663-665.
Mots-clés éditeurs : capitalisme, croissance, Keynes, arts, loisirs
Date de mise en ligne : 08/07/2014
https://doi.org/10.3917/cep.066.0007Notes
-
[1]
Chercheur au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED), mél : pottier@centre-cired.fr
-
[2]
Cet essai, initialement une conférence tenue en 1928 devant des étudiants de Cambridge, paraît pour la première fois dans The Nation and Athenaeum, les 11 et 18 octobre 1930 ; il est repris dans Essays in Persuasion (1931). Les références renvoient à l’édition de M. Panoff [Keynes, 1972] ; pour faciliter le recours à d’autres éditions ou au texte original, le numéro de page est suivi du numéro de paragraphe (la première partie s’arrête au paragraphe 16, la seconde s’étend des paragraphes 17 à 47). Dans la suite, l’essai est simplement nommé Perspectives. Une édition française plus récente des Perspectives est disponible dans le recueil La pauvreté dans l’abondance [Keynes, 2002a, p. 103-119] ; elle contient une notice de présentation.
-
[3]
Polanyi [2008] a distingué l’approche substantiviste et l’approche formaliste. Du point de vue substantif, l’économie est un « procès institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement, qui se traduit par la fourniture continue des moyens matériels permettant la satisfaction des besoins ». L’économie dans son sens formel renvoie « à une situation de choix découlant de l’insuffisance de moyens ». La figure centrale de cette approche de l’économie, appelée aussi néo-classique ou orthodoxe, est bien sûr le marché. Cette distinction sera reprise en 2.1.
-
[4]
Le texte original emploie peoples qui signifie bien « peuples ». De manière énigmatique, H. Jacoby [1933] et T. Demals [2002] traduisent par « gens ». Ce faux sens donne une tournure individualiste à ce qui relève pourtant d’une construction sociale. Le sens « peuples », choisi par M. Panoff, est confirmé par la phrase suivante du texte, où Keynes parle de no country and no people. Quand Keynes veut dire « gens », il emploie people.
-
[5]
Inaugurée par les travaux de Harrod (1938) qui cherchait à généraliser la Théorie générale au long terme, la théorie de la croissance se développa surtout à partir de la réponse de Solow (1956). Pour Harrod, la croissance n’était stable que sur le fil du rasoir : les capitalistes ne voyaient leurs anticipations satisfaites et les travailleurs ne trouvaient suffisamment de travail que sur un improbable chemin de crête. On retient du modèle de Solow que la croissance est stable lorsque capital et travail sont substituables dans la production. En réalité, la stabilité de la croissance est avant tout due aux hypothèses néo-classiques sur le marché du travail et des capitaux. Celles-ci évacuent les préoccupations de Harrod plus qu’elles ne les résolvent.
-
[6]
Définition du dictionnaire Le Robert.
-
[7]
L’ampleur réelle de la diminution du temps de travail dans les sociétés occidentales ne fait pas consensus, cf. l’appréciation critique de F. Zilibotti [2008, p. 32-35]. Le diagnostic dépend essentiellement de la sélection des activités à comptabiliser, ainsi que de la période retenue (la vie entière ou la semaine de travail). De nombreux commentaires développés dans Revisiting Keynes [Pecchi et Piga, 2008] sont influencés par le débat du milieu des années 2000 sur la divergence dans la répartition travail/loisir entre les États-Unis et l’Europe. La recension de Chilosi [2009] ne s’intéresse qu’à cet aspect.
-
[8]
« He acknowledged this possibility only to dismiss it. » [Frank, 2008, p. 142-143]
-
[9]
J.-P. Fitoussi [2008, p. 152] tente de compléter le raisonnement de Keynes sur les besoins relatifs, avec des considérations sur l’amour de l’argent. À mon sens, la solution doit être cherchée vers la fin du texte (§44). La question des besoins relatifs chez Keynes est de toute façon obscure, et demanderait une étude particulière.
-
[10]
Keynes le conçoit en partie comme une découverte fortuite provoquée par l’afflux des métaux précieux de l’Amérique. D’autres auteurs mettent en avant une lente montée en puissance, tandis que certains enfin tombent dans « l’erreur populaire selon laquelle des “conquêtes” techniques auraient constitué la cause évidente du développement capitaliste » [Weber, 2004, p. 443].
-
[11]
Outre le contenu, la formulation même évoque Max Weber : intentionnalité traduit purposiveness, que l’on rendrait plus justement par « comportement orienté en finalité » ; ce terme est très proche de la purposive rationality, version anglaise de la Zweckrationalität de Weber. S’il ne s’agit pas d’un emprunt direct, la langue a contraint deux analyses proches à s’exprimer avec les mêmes mots.
-
[12]
L’argent, en tant qu’équivalent général des marchandises, ne se confond pas avec l’argent en tant que moyen d’accéder à des marchandises particulières : « La soif d’enrichissement est autre chose que la soif instinctive de richesses particulières, tels les habits, les armes, les bijoux, les femmes, le vin ; elle n’est possible que si la richesse générale, en tant que telle, s’individualise dans un objet particulier, l’argent. » [Marx, 1980, p. 134]
-
[13]
Il a traduit Perspectives et rédigé la notice critique dans le recueil [Keynes, 2002a].
-
[14]
Weber traite explicitement l’exemple des Fugger, car il s’oppose aux thèses de Sombart : voir Weber, [2004, p. 24] ainsi que sa mise au point dans les remarques critiques de 1907 [Weber, 2004, p. 328].