Couverture de CEP_062

Article de revue

Notes bibliographiques

Pages 253 à 276

Notes

  • [1]
    BETA, Université de Strasbourg. Courriels : boyer@unistra.fr et ege@cournot.u-strasbg.fr
  • [2]
    K. Marx [1867], Le Capital. Livre premier. Développement de la production capitaliste, in Œuvres, Économie, T.1, Gallimard, Coll. « La Pléiade », 1965, p. 590.
  • [3]
    CREM, Université de Caen Basse-Normandie. Courriel : benoit.walraevens@unicaen.fr
  • [4]
    Voir par exemple Dubœuf [1985], Otteson [2002], Walraevens [2010b] et Breban [2011].
  • [5]
    Un autre problème concernerait la définition et la nature même de la sympathie. Dans le domaine moral, elle est, pour Smith, spontanée et désintéressée. Si elle sert à la codification des préférences et à l’échange, elle devient stratégique et intéressée.
  • [6]
    Nurock [2009] souligne la complexité et la pluralité du concept smithien de sympathie, non entrevue par Keppler, à travers l’identification de ses différentes formes (agentive, cognitive, émotionnelle) dans la Théorie des sentiments moraux.
  • [7]
    Rappelons s’il le fallait que Smith porte le même nom que son père, qu’il n’a pas connu.
  • [8]
    Sur l’éthique de la main invisible on consultera Biziou [2003], Young [1997], Evensky [2005], Walraevens [2010, b].
  • [9]
    PHARE, Université d’Evry. Courriel : daniel.diatkine@univ-evry.fr
  • [10]
    Je cite la très célèbre lettre de Marx à Engels, dans laquelle Marx découvre la différence entre valeur et prix de production.
  • [11]
    Dubœuf F., « Adam Smith, mesure et socialité », Cahiers de l’Ismea, série PE, Œconomia, n° 3, 1985.
  • [12]
    Université de Catane (Italie). Courriel : tine.salvatore@yahoo.it
English version

Aristotle, Adam Smith and Karl Marx. On some Fundamental Issues in 21st Century Political Economy

Jean Daniel Boyer, Ragip Ege[1]: Spencer J. Pack, Aristotle, Adam Smith and Karl Marx. On some Fundamental Issues in 21st Century Political Economy, Edward Elgar, Cheltenham and Northampton, 2010, 288 p.

1L’ambition de Spencer J. Pack est de mettre en lumière les liens unissant Aristote, Smith et Marx et de montrer que la réflexion des deux derniers auteurs répond à celle engagée par le philosophe antique. Dans cette perspective, l’auteur nous propose de suivre six thématiques abordées par « le grand penseur systématique de l’Antiquité » qui ont, à ses yeux, inspiré Smith et Marx à savoir la valeur d’échange, la monnaie, le capital, les caractères ou la personnalité individuels (character), le gouvernement et le changement social. Même si ces thématiques auraient pu inspirer l’architecture générale de l’ouvrage, l’auteur préfère finalement une trame plus classique, c’est-à-dire chronologique, et aborde en premier lieu la pensée d’Aristote, puis celles de Smith et de Marx. Enfin, et suggérant que l’histoire de la pensée économique a vocation à participer aux débats de notre temps, Spencer J. Pack tente de se servir des analyses des trois auteurs pour questionner, dans la dernière partie de son ouvrage, la situation américaine et internationale contemporaine.

2Spencer J. Pack nous propose tout d’abord un panorama de la pensée aristotélicienne pour souligner son caractère séminal. Il rappelle les développements relatifs à la « différenciation naturelle », à la chrématistique naturelle et non naturelle et aux concepts de valeur d’usage et de valeur d’échange. Dans ce cadre, il réexpose les conceptions aristotéliciennes en matière de justice dans l’échange pour rappeler sa condamnation du gain. Il insiste ensuite sur la détermination sociale des caractères humains (character) pour réaffirmer la nécessité aristotélicienne de soumettre les appétits et les passions à la raison. Enfin, Spencer J. Pack questionne la position d’Aristote au regard du gouvernement, des formes de gouvernement et du changement social. Selon lui, l’État aurait pour ambition de permettre aux citoyens de réaliser leurs potentialités (« The role of the state is to help them realize their capacities, their potentials, their powers » p. 33). Cette première partie articulée autour des six thématiques précédemment évoquées propose ainsi une synthèse de la pensée aristotélicienne.

3Après avoir rappelé les caractéristiques de la pensée aristotélicienne, Spencer J. Pack revient sur la pensée smithienne en essayant de montrer qu’elle fait écho à la pensée antique notamment si l’on considère la distinction qu’opère Aristote entre valeur d’échange et valeur d’usage, mais également si l’on se fonde sur l’importance accordée à la taille du marché dont la paternité est attribuée à Xénophon. Spencer J. Pack est ainsi amené à repréciser la conception smithienne de la valeur d’échange en suggérant une triple lecture possible de ses déterminants et ce, non sans rappeler le rôle que le travail joue comme étalon de mesure de la valeur. La valeur d’échange pourrait être, chez Smith, une valeur travail commandé, une valeur travail incorporé ou une théorie fondée sur la désutilité du travail (« labor disutility theory of exchange value » p. 50). L’examen de la pensée de Smith se poursuit par l’évocation de la monnaie. L’auteur rappelle le fait que l’usage de la monnaie fait suite à un processus naturel. Il rappelle également que la monnaie est, pour Smith, à la source d’une illusion puisque le sens commun la considère comme étant la richesse. Spencer J. Pack s’intéresse ensuite à la détermination des traits de caractère des individus (character) qui prolongerait et actualiserait les développements aristotéliciens. Smith met en effet l’accent sur l’importance de la socialisation, sur la place de l’individu dans la division du travail, sur les conditions matérielles d’existence mais aussi sur le rôle de la religion pour expliquer les traits de la personnalité individuelle. Après ce rappel, Spencer J. Pack distingue trois « figures » (character) essentielles fondées sur l’appartenance de classe dans la société capitaliste naissante : celle du marchand, du travailleur et du propriétaire terrien. Enfin, et toujours dans la lignée d’Aristote, Spencer J. Pack présente les conceptions smithiennes en matière de gouvernement soulignant que Smith n’est pas contre l’intervention de l’État mais qu’il est contre la législation d’un État de type particulier : l’État des marchands. Instrumentalisé par cette classe et défendant, contre l’intérêt général, les intérêts marchands, ce type de structure politique est véritablement celle que critique Smith. Le philosophe écossais partagerait ici une conception de l’État similaire à celle que proposera Marx. Mais Smith est aussi favorable à l’intervention de la puissance publique pour assurer l’administration de la justice, la mise en place un cadre institutionnel favorable à la croissance économique, et la défense des travailleurs (p. 92-93). Spencer J. Pack conclut la partie de son ouvrage dévolue à Smith en examinant sa perception de l’histoire et du changement social laquelle serait marquée par le hasard, à l’instar de la perspective développée plus tard par Darwin (p. 102).

4L’étude de la pensée de Marx suit un itinéraire similaire aux précédentes et commence par l’évocation de la distinction opérée entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Elle précise ensuite les déterminants de la valeur, tout en soulignant le fait que les développements marxiens s’inscrivent dans la lignée de Smith et d’Aristote – en témoigne le schéma M-A-M et A-M-A’. Pack revient ensuite sur la conception marxienne du capital comme travail mort qui, tel un vampire, parvient à s’accaparer la valeur produite par le travail vivant (p. 130). Il revient également sur l’idée que l’échange d’équivalents sur le marché est une illusion qui cache une forme de vol. Comme pour les précédents auteurs, Spencer J. Pack s’intéresse ensuite à la formation des personnalités individuelles (character) dans la société capitaliste et à la différence existant entre la personnalité des capitalistes mus par le désir de profit et celle des travailleurs qui, comme chez Smith, sont mutilés et aliénés par leurs activités professionnelles spécialisées. L’étude consacrée à Marx s’achève sur les considérations relatives à l’État capitaliste, instrument politique aux mains de la bourgeoisie, et sur sa conception de l’histoire. Spencer J. Pack en profite alors pour rappeler que, pour Marx, les causalités ne sont pas des lois naturelles mais sont des causalités socio-historiques et pour exposer les contradictions du système capitaliste.

5Proposant de considérer la théorie économique comme « une boîte à outils » (p. viii), Spencer J. Pack suggère que l’histoire de la pensée économique doit faire partie et fait partie de ces outils. Dans cette perspective elle a vocation à participer aux débats économiques de notre temps. Les analyses d’Aristote, Smith et Marx permettraient ainsi de rendre compte de certains errements de l’administration Bush, des fanatismes religieux, des pratiques contemporaines des managers. Craignant, dans la perspective de Smith et de Marx, une suraccumulation de capital, Spencer J. Pack se fait favorable à la stimulation de la demande (p. 224). Il souligne par ailleurs le nécessaire contrôle des dirigeants d’entreprise pour éviter la multiplication de crises financières (p. 225). Cette quatrième partie, intitulée « Lessons for the 21st century », pose un certain nombre de questions essentielles qui mériteraient certainement une discussion approfondie.

6L’intérêt essentiel de l’ouvrage de Spencer J. Pack est donc de proposer une synthèse de la pensée d’Aristote, de Smith et de Marx au regard des six thématiques proposées. Il nous semble néanmoins qu’une septième thématique relative au travail aurait trouvé sa place. Elle aurait néanmoins sans doute davantage souligné les dissemblances existant entre les auteurs. Elle aurait ainsi permis d’aborder la question de l’esclavage, de son caractère naturel chez Aristote et non naturel chez Smith et Marx. La mise en valeur d’une telle thématique aurait également pu permettre de revenir sur la question de la valeur en indiquant que Marx lui-même ne perçoit pas chez Aristote une réelle mise à l’honneur de la valeur travail [2]. S’intéressant au travail, l’auteur aurait également pu approfondir la question de la production de valeur et, avec elle, les thématiques de l’investissement et de la productivité, introuvables chez Aristote.

À la recherche du spectateur impartial perdu

Benoît Walraevens[3] : Jean-Horst Keppler, Adam Smith and the economy of the passions, Routledge, Londres, 2010, 184 p.

7Ce court mais dense essai sur Smith est la traduction de, L’Économie des passions selon Adam Smith paru deux ans plus tôt aux éditions Kimé. Au sein d’une littérature secondaire qu’il qualifie à juste titre de « surabondante », mais qu’il ne cite malheureusement qu’avec parcimonie, l’auteur se propose d’offrir une nouvelle lecture de l’œuvre de Smith en insistant sur « la structure, les hypothèses informationnelles et les aspirations éthiques » de cette œuvre. Alors que l’« Adam Smith Problem » serait oublié, hypothèse quelque peu contestable quand on pense aux récents travaux de Fleischacker [2004], Montes [2003], Paganelli [2008] ou Diatkine [2010], l’auteur offre de souligner les tensions qui traversent les œuvres de Smith, mais aussi et surtout de mettre en avant la continuité et le prolongement de réflexion qui existe entre la Théorie des sentiments moraux et la Richesse des nations. Dès l’introduction (partie 1), l’auteur présente les principales thèses qu’il souhaite développer. Son point de départ est la coexistence dans la Théorie des sentiments moraux de deux principes normatifs, présupposés hâtivement contradictoires, de comportement humain : la sympathie et le spectateur impartial (parties 2 et 3). La thèse principale soutenue par Keppler est que le mécanisme de sympathie développé dans la Théorie des sentiments moraux permet la codification pleine et entière des préférences économiques et donc la présence de marchés de concurrence parfaite (et de rendements constants) dans la Richesse des nations, assurant ainsi la concordance entre la poursuite par chacun de son intérêt personnel et la réalisation de l’intérêt général. Smith aurait donc privilégié le mécanisme de sympathie comme principe de régulation des comportements humains et la Richesse des nations apparait dès lors comme un prolongement, bien que partiel, du projet de la Théorie des sentiments moraux d’une élaboration des normes de comportement humain. En effet, le mécanisme du spectateur impartial, ce « père » que Smith n’arrive pas à nommer (partie 3), serait relégué au second plan dans la Richesse des nations et ne subsisterait qu’au travers d’éléments épars sur la justice, ce que l’on peut comprendre aisément puisque celle-ci devait faire l’objet, d’après Smith lui-même, d’un ouvrage séparé qu’il n’eut malheureusement jamais le temps de livrer à la postérité, mais dont nous avons une idée par la lecture des Lectures on Jurisprudence, curieusement laissées de côté par l’auteur, bien que cela eût pu renforcer son propos à de nombreuses reprises. Si les normes morales de la sympathie, par opposition aux normes éthiques du spectateur impartial, sont mises au premier plan c’est parce qu’elles viennent façonner l’intérêt personnel des agents économiques de sorte que, de manière paradoxale et sans que les individus en aient l’intention comme l’illustre la métaphore de la main invisible, ils réalisent les fins du spectateur impartial : la perpétuation et la propagation de l’espèce humaine (partie 4). La poursuite raisonnée et consciente des objectifs du spectateur impartial est dès lors rendue dispensable. La lecture par Keppler de l’œuvre de Smith est ambitieuse, stimulante et originale au premier abord, mais elle ne manque pas, néanmoins, de susciter quelques objections majeures tant dans le raisonnement que dans ses conclusions, au final très orthodoxes. C’est ce que je me propose de souligner en suivant le fil de son argumentation.

8L’hypothèse de départ de Keppler est que Smith met en exergue dans la Théorie des sentiments moraux deux principes orthogonaux de formation des normes de comportement, la sympathie et le spectateur impartial, dont le statut dans son œuvre est différencié, avec une primauté accordée à la sympathie qui transparaîtrait de manière claire dans la Richesse des nations, considérée ce faisant comme l’ouvrage réalisant le projet de la sympathie (le développement économique), tandis que le projet du spectateur impartial (la justice) devait faire l’objet par Smith d’une histoire de la jurisprudence naturelle qui malheureusement ne vit jamais le jour. Ainsi l’auteur étudie en détail dans la partie 2 de l’ouvrage la formation des normes de comportement humain par le biais des relations interpersonnelles sympathiques. Le principe de sympathie est qualifié à juste titre d’« horizontal » en ce qu’il met les hommes sur un pied d’égalité dans l’échange et la communication. L’idée force qu’il soutient est que les relations sympathiques entre les hommes, à travers le jeu spéculaire de croisement des regards qu’elles impliquent, permettraient la codification parfaite des préférences et valeurs économiques et en conséquence la nullité des coûts de transactions. La Théorie des sentiments moraux offrirait dès lors le socle de base des marchés compétitifs de la RN, considérés comme étant des marchés de concurrence parfaite. La thèse est particulièrement intéressante mais semble difficilement acceptable, car exagérée et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord il est bon de rappeler que pour Smith les interactions sympathiques permettent l’émergence spontanée et consensuelle, par les interactions libres des individus, de normes morales, et non économiques. La communication et les échanges sympathiques portent sur les sentiments et les passions, et non sur les biens économiques et leur évaluation. Que la sympathie puisse participer aux échanges économiques est tout à fait envisageable, et a été déjà défendu dans la littérature, par exemple par Pack [1991], Dellemotte [2005], Walraevens [2010a] ou Breban [2011, 2012]. Qu’en outre il existe une certaine analogie entre la formation des valeurs morales et la formation des valeurs économiques, les prix, a également fait l’objet de travaux [4]. De même qu’il est indéniable que les préférences individuelles pour Smith, comme nombre d’auteurs de l’époque, sont le fruit des interactions sociales et que la sympathie puisse y jouer un rôle en permettant aux individus de se mettre à la place des autres. Mais la transposition directe du mécanisme moral à l’univers économique nous semble ici trop brutale car jamais véritablement démontrée par l’auteur [5]. Il existe pourtant dans l’œuvre de Smith, comme a essayé de le montrer Walraevens [2010b], un lien possible à établir entre ces deux dimensions de la vie sociale à travers l’analyse smithienne du langage et du désir de persuasion, reflet du désir universel de sympathie mutuelle [Dellemotte, 2005]. L’auteur n’y fait malheureusement qu’une brève allusion. Et ceci ne constitue toujours au mieux qu’une analogie entre les phénomènes d’échange de biens, de sentiments et d’opinions. Ensuite, quand bien même accepterait-on la possibilité que les relations sympathiques permettent la codification des préférences, le résultat invoqué d’une absence des coûts de transactions sur les marchés économiques semble problématique. En effet, le mécanisme de sympathie permet aux hommes de se mettre à la place des autres, mais la circulation de l’information passionnelle qu’il permet n’est ni transparente ni parfaite [Griswold, 2010]. Les spectateurs peuvent ainsi ressentir des émotions d’intensité trop faible ou trop forte, voire de nature totalement différente eu égard aux personnes principalement concernées. De même les agents sont parfois incapables de maîtriser leurs passions pour atteindre l’agréable point de convenance et sa sympathie mutuelle [6]. Smith évoque le bonheur que seraient la franchise et la transparence des cœurs et des esprits [TMS, VII.iv.28, trad., p. 448 sq.], mais il est conscient qu’il s’agit plus d’un idéal que d’une réalité fréquemment observée. Les hommes sont des êtres rhétoriques qui cherchent à persuader à tout prix, y compris lorsqu’ils ont tort [LJ(B), 222, p. 493 sq.]. Au final, bien que suffisante pour assurer une certaine stabilité sociale, la sympathie est un mécanisme imparfait de transmission des informations et ceci nous semble incompatible avec une absence de coûts de transactions. Je serai enfin plus nuancé que l’auteur sur l’idée selon laquelle les marchés étudiés par Smith dans la Richesse des nations sont des marchés de concurrence parfaite. De nombreux auteurs comme Blaug [1962], Hollander [1997] ou Béraud [2005] ont défendu cette position. Mais il existe également des voix dissidentes sur ce sujet, voyant plutôt en Smith un précurseur de la théorie des marchés contestables [Aspromourgos, 2007], de la concurrence imparfaite [McNulty, 1967], ou de la théorie autrichienne du processus de marché [Bradley, 2010].

9La troisième partie de l’ouvrage se focalise sur le second principe normatif de comportement : le spectateur impartial, principe vertical d’autorité (p. 5) dont l’auteur tente avec un certain succès de nous révéler les mystères en prenant so in par exemple de le distinguer de la conscience sociale (p. 85 sq.) ou de le comparer au surmoi freudien (p. 85). Alors que les normes morales de la sympathie se forment dans les interactions sociales, les normes éthiques du spectateur impartial se jouent dans un dialogue intérieur des individus avec leur conscience. La discussion est fournie et enrichissante grâce en particulier aux digressions psychanalytiques. Elle débute par une intéressante et longue liste des différentes appellations du spectateur impartial dans la Théorie des sentiments moraux qui montrerait l’incurie de Smith à « nommer le père » [7]. Celle liste comprend toutefois, selon moi, un certain nombre d’intrus. En effet, Keppler y inclut « Dieu » et ses différentes ou proches appellations : « la Déité », « le Seigneur notre Dieu », « l’Auteur », « l’Auteur de la Nature », « le Grand Juge et Arbitre », « cet être divin »… Il semble pourtant que Smith prend soin de distinguer Dieu du spectateur impartial. Même si l’on peut imaginer que, pour Smith, Dieu est un spectateur impartial, la réciproque n’est pas vraie. Dieu constitue le tribunal supérieur et ultime des actions humaines. Il est omniscient, omnipotent, et fait office de juge parfait [TMS,II.ii.33, trad., p. 193], contrairement au spectateur impartial, humain et donc imparfait, car influençable par les clameurs de la foule, d’où son nom de « demi-dieu au-dedans du cœur » [TMS, II.ii.32, trad., p. 193]. Parce qu’il humain, il est faillible et ne représente qu’une approximation du jugement divin [ibid.]. Autre élément problématique de l’analyse, la tendance systématique de l’auteur à minimiser le rôle du spectateur impartial, ou de l’autorité de la conscience sur le comportement des individus, qui semble considérée comme mineure, position qui mériterait d’être nuancée. Smith consacre pourtant les trois premiers chapitres de la troisième partie de la Théorie des sentiments moraux à l’étude de l’approbation de soi et du spectateur impartial et à son pouvoir sur le comportement des hommes, soit autant que pour expliquer la formation et l’influence des règles morales issues des échanges sympathiques (les chapitres 4 à 6 de la 3e partie). Alors que l’auteur écrivait au début de l’ouvrage, à juste titre, que le désir d’être aimé est l’un des plus puissants qui soient, Smith précise que « par nature, l’homme ne désire pas seulement être aimé, mais il désire aussi être aimable, être l’objet naturel et convenable de l’amour… Il ne désire pas seulement l’éloge, mais aussi en être digne » [TMS,III.ii.1, trad., p. 176]. L’« émulation », principe si essentiel à l’activité économique, « est fondée, à l’origine, sur notre admiration pour l’excellence des autres » [TMS, III.ii.3, trad., p. 177]. Enfin, il semble discutable de ne faire que de la vertu de justice le domaine d’application des principes du spectateur impartial, à moins de n’entendre la justice en un sens bien plus large que celui que lui prête Smith, essentiellement la justice commutative. La vertu de prudence, fondamentale pour l’activité économique, ne relève pas, à notre avis, de la seule mécanique de la sympathie et du désir d’être approuvé, aimé et admiré par nos semblables, qui serait la simple expression du désir d’améliorer sa condition. Smith souligne à de nombreuses reprises son lien avec le spectateur impartial et la noblesse de caractère de l’homme prudent dont la motivation première serait plus l’approbation du spectateur que l’utilité qu’il retire de sa conduite [TMS, IV.ii.8, trad., p. 264 sq.]. La vertu est une fin en elle-même, et non un moyen, aussi bien pour l’homme bienfaisant ou l’homme juste que pour l’homme prudent qui cherche (entre autres choses) à s’enrichir. Le chemin menant à la richesse et celui amenant à la vertu coïncident, fort heureusement pour la société, chez nombre d’individus [TMS, I.iii.3.5, trad., p. 105 ; III.5.8, trad., p. 234 sq.].

10La quatrième partie propose une relecture de la métaphore de la main invisible à partir des analyses précédentes. L’idée avancée est que le mécanisme de sympathie permet, de manière paradoxale, la réalisation des fins du spectateur impartial, rendant par là même inutile la poursuite consciente par les individus de son approbation et conduisant à sa quasi-disparition dans la Richesse des nations. En d’autres termes, la main invisible s’assurerait que la cause efficiente de l’intérêt façonné par la sympathie réaliserait la cause finale du bien-être général. Ceci oblige à une réflexion approfondie sur les fins du spectateur impartial. N’est-ce pas de définir la justice du comportement individuel en toutes circonstances, le Bien, ou encore la convenance parfaite, et non de réaliser le bien-être général de la société, comme le laisse entendre l’auteur ? La conscience est une instance individuelle qui juge les actions des hommes et leurs passions, qu’elles soient sociales, asociales ou égoïstes. Ce que réalisent sans le savoir les individus à travers la main invisible, ce sont les fins, non pas du spectateur impartial, mais de la Nature : la perpétuation, la propagation et le bonheur de l’espèce humaine. C’est seulement parce que Keppler [p. 126, 134] fait de Dieu ou l’Auteur de la Nature une dénomination du spectateur impartial qu’il peut prétendre que la main invisible réalise les fins de ce dernier sans que les individus veillent consciemment à se conduire de façon à obtenir son approbation. En outre, il ne suffit pas de laisser les individus poursuivre leur intérêt personnel pour qu’ils réalisent l’intérêt général ou les fins de la Nature. Bien souvent ils se trompent et agissent contre leur intérêt ou (et) l’intérêt de la société [Paganelli, 2009]. Il y a un besoin éthique, en particulier de prudence et de justice, pour que l’intérêt personnel et l’intérêt général n’entrent pas en conflit, mais coïncident plutôt [8]. Le spectateur impartial ne doit pas se retirer pour laisser la place à la sympathie. Il doit la compléter, comme le suggère finalement l’auteur dans sa conclusion où il fait apparaître avec justesse la subtilité de la pensée de Smith dans les nombreux points de contact entre les deux principes de création de normes de comportement [p. 138-141].

11Au final cet essai propose des idées originales et stimulantes, nourries par des références constantes et intéressantes à la psychanalyse, sur la pensée de Smith et les liens qui unissent ses deux œuvres, laThéorie des sentiments moraux et la Richesse des nations. Pourtant, et bien qu’il se propose ouvertement d’aller au-delà des points de vue conventionnels, l’auteur aboutit paradoxalement à renforcer ceux-ci en soutenant que Smith est un partisan d’un État minimal [p. 57], le père de l’homo œconomicus (p. 130), un théoricien de la concurrence parfaite [p. 55 sq.] et de l’équilibre général [p. 63], un conservateur [p. 81] ou encore un défenseur de l’harmonie des intérêts [p. 9 et 123]. Enfin, la thèse principale d’une disparition progressive de l’influence du spectateur impartial et de l’hégémonie du mécanisme de sympathie à travers la publication de la Richesse des nations doit être confrontée à une réalité éditoriale. En effet, la sixième et dernière édition de la Théorie des sentiments moraux à laquelle Smith a consacré ses dernières forces, et qui est parue quatorze ans après la publication de la Richesse des nations, est celle qui contient les ajouts les plus notables et ceux-ci concernent presque exclusivement des développements sur l’autorité de la conscience dans la troisième partie ainsi que la toute nouvelle partie 6 consacrée à la vertu, soit les actions conformes au précepte du spectateur impartial [Raphael, 2007]. L’ouvrage d’Hanley [2009] rend d’ailleurs bien compte de ce souci grandissant de Smith pour la noblesse du caractère des hommes. Nul doute que cet essai de Keppler ne manquera pas d’alimenter de nombreux débats parmi tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à cet auteur fascinant qu’est Smith.

Bibliographie

12Aspromourgos T. [2007], « Adam Smith’s Treatment of Market Prices and Their Relation to ‘Supply’ and ‘Demand’ », History of Economic Ideas, 15 (3), p. 27-58.

13Béraud A. [2005], « De l’analyse des échanges à la théorie classique du marché », dans G. Bensimon (dir.), Histoire des représentations du marché, Paris : Michel Houdiard, p. 233-249.

14Biziou M. [2003], Adam Smith et l’origine du libéralisme, Paris : PUF.

15Blaug M. [1962], Economic Theory in retrospect, Homewood : Richard D. Irwin.

16Bradley M. [2010], « Adam Smith’s system of natural liberty: competition, contestability and market process », Journal of the History of Economic Thought, 32 (2), p. 237-262.

17Bréban L. [2011], Éléments pour une théorie morale de la décision : Adam Smith sur le bonheur et la délibération, thèse de doctorat en sciences économiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

18— [2012], « Sensitivity to Prosperity and Adversity: What Would a Smithian Function of Happiness Look Like? », European Journal of the History of Economic Thought, 19 (3) [à paraître]

19Dellemotte J. [2005], « Sympathie, désir d’améliorer sa condition et penchant à l’échange », Cahiers d’économie politique, 48, p. 51-78.

20— [2009], « La cohérence d’Adam Smith, problèmes et solutions : une synthèse critique de la littérature récente », document de travail.

21Diatkine D. [2010], « Vanity and the love of system in Theory of Moral Sentiments », European Journal of the History of Economic Thought, 17 °(3), p. 383-404.

22Duboeuf F. [1985], « Adam Smith, mesure et socialité », Économies et Sociétés, série PE, Œconomia, n° 3, p. 73-107.

23Evensky J. [2005], Adam Smith’s Moral Philosophy: A Historical and Contemporary Perspective on Markets, Law, Ethics, and Culture, Cambridge : Cambridge University Press.

24Fleischacker S. [2004], On Adam Smith’s Wealth of Nations, a philosophical companion, Princeton : Princeton University Press.

25Griswold C. [2010], « Smith and Rousseau in dialogue: sympathy, pitié, spectatorship and narrative », Adam Smith Review, 5, p. 59-84.

26Hanley R. [2009], Adam Smith and the Character of Virtue, Cambridge : Cambridge University Press.

27McNulty P. [1967], « A note on the history of perfect competition », The Journal of Political Economy, 75 (4), p. 395-399.

28Montes L. [2003], « Das Adam Smith Problem: its origins, the stages of the current debate and one implication for our understanding of sympathy », Journal of the History of Economic Thought, 25 (1), p. 63-90.

29Nurock V. [2009], « Typologie des formes de sympathie dans la Théorie des sentiments moraux », dans M. Bessone et M. Biziou (dir.), Adam Smith philosophe. De la morale à l’économie, ou philosophie du libéralisme, Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. « Philosophica », p. 57-71.

30Otteson J. [2002], Adam Smith’s marketplace of life, Cambridge : Cambridge University Press.

31Pack S.J. [1991], Capitalism as a moral system: Adam Smith’s critique of the free market economy, Aldershot : Edward Elgar.

32Paganelli M. [2008], « The Adam Smith Problem in Reverse: Self-Interest in Adam Smith’s Wealth of Nations and Theory of Moral Sentiments », History of Political Economy, 40 (2), p. 383-395.

33— [2009], « Approbation and the Desire to Better One’s Condition in Adam Smith: When the Desire to Better One’s Conditions does not Better One’s Condition and Society’s Condition… », Journal of the History of Economic Thought, 31 (1), p. 79-92.

34Raphael D. D. [2007], The Impartial Spectator. Adam Smith’s moral philosophy, Oxford : Oxford University Press.

35Smith, A. [1759-1790a], Théorie des sentiments moraux, traduction de M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, Paris : Presses universitaires de France, 1999.

36— [1759-1790b], The Theory of Moral Sentiments, Oxford : Oxford University Press, 1976.

37— [1978], Lectures on jurisprudence, Oxford: Oxford University Press, 1978.

38Young, J. [1997], Economics as a moral science, the political economy of Adam Smith, Cheltenham : Edwar Elgar.

39Walraevens B. [2010a], « Adam Smith’s Economics and the Lectures on Rhetoric and Belles Lettres: the Language of Commerce », History of Economic Ideas, 18 (1), p. 11-32.

40— [2010b], Croissance et Progrès chez Adam Smith, thèse de doctorat en sciences économiques, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

Theories of Value from Adam Smith to Piero Sraffa

Daniel Diatkine[9] : Ajit Sinha, Theories of Value from Adam Smith to Piero Sraffa, Routledge, New Delhi, 2010, 376 p.

41Ce livre devrait intéresser vivement les lecteurs des Cahiers d’économie politique. Et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, il traite d’une des thématiques fondatrices de la revue : la tradition classique. Sans prétendre à l’exhaustivité encyclopédique puisque l’auteur se concentre sur quatre auteurs : Smith, Ricardo, Marx et Sraffa. En second lieu, et plus profondément peut-être, l’auteur adopte cette démarche que Sraffa a lui-même illustrée de façon magistrale : faire l’histoire de la pensée économique, c’est emprunter une voie royale de la théorie économique, puisque les propositions importantes en histoire de la pensée économique soulèvent nécessairement des questions théoriques ou méthodologiques difficiles.

42En effet, l’objet du livre est d’élucider une des propositions de Sraffa parmi les plus célèbres, celle qui ouvre l’avant-propos de Production de marchandises par des marchandiseset selon laquelle la recherche de Sraffa « ne concerne que les propriétés d’un système économique qui ne dépendent ni des changements dans l’échelle de la production ni des variations dans la proportion des ‘facteurs’ utilisés. » et Sraffa d’ajouter immédiatement : « Ce point de vue, qui est celui des anciens économistes classiques d’Adam Smith à Ricardo, a été submergé et oublié depuis l’avènement de l’analyse ‘marginaliste’. La question principale à laquelle Ajit Sinha cherche à répondre est la suivante : en quel sens peut-on comprendre cette proposition a priori déconcertante ? En effet, la question de la croissance et plus précisément de l’accumulation du capital est au centre des interrogations de ces « économistes anciens ».

43La réponse réside dans le rappel d’une ancienne proposition selon laquelle les prix naturels sont naturels précisément parce qu’ils ne dépendent pas des forces de l’offre et de la demande, et qu’ils sont tels parce qu’ils permettent la reproduction du système économique. Pour ces auteurs anciens, les prix n’ont donc pas pour fonction d’informer (à l’équilibre) les agents des allocations optimales atteignables. Les forces du marché n’ont pas d’autre mission que d’imposer aux agents (et, au premier chef, les agents sont les capitalistes) le respect des prix naturels, respect nécessaire à la reproduction de l’ensemble. C’est pourquoi la détermination des prix naturels n’impose pas la construction de fonctions d’offre ou de demande et donc n’impose pas d’hypothèse sur les rendements. En revanche, nous dit Ajit Sinha, sitôt que l’on quitte la question de la détermination des prix, et que l’on aborde celle de la dynamique des systèmes de prix, des hypothèses sur les relations entre prix naturels et quantités produites doivent être formulées.

44La tradition classique est définie par la notion de « surplus approach ». Cette notion permet de la distinguer clairement de l’approche néo-classique, et elle est abordée de façon originale qui relie la notion de surplus au point de vue des auteurs. Smith adopterait ainsi le point de vue du propriétaire foncier, et le surplus serait alors ce qui resterait à ce dernier une fois déduits les coûts nécessaires dont font partie, selon Ajit Sinha, non seulement les salaires mais aussi les profits des capitalistes. La rente serait alors résiduelle, et la dette de Smith à l’égard de Quesnay est alors fortement soulignée par l’auteur. En revanche, Ricardo et Marx adopteraient le point de vue des capitalistes, le profit devenant alors une variable résiduelle, la rente, parce que différentielle, étant éliminée des parties composantes du prix. Ce point de vue a le mérite de la clarté et le défaut de la simplicité. Marx, par exemple, était loin de se satisfaire de cette « supercherie ricardienne » [10] qu’était, à ses yeux, la théorie de la rente différentielle. D’où les difficultés (exposées par Ajit Sinha) rencontrées dans la construction de la théorie de la rente absolue.

45Quoi qu’il en soit ce livre donne un aperçu tout à fait suggestif des différentes approches du difficile concept de surplus mobilisé ici. C’est donc autour de cette thématique que sont étudiées les théories de la valeur de Smith, Ricardo, Marx et Sraffa, en quatre chapitres, chacun consacré à un auteur. La question des « points de vue de classe », que je viens d’évoquer à propos de la définition du surplus, se retrouve dans l’analyse smithienne de la valeur. Ajit Sinha montre l’importance que revêt dans la Richesse des nation nations l’adoption par Smith du point de vue du travailleur, cette fois, pour comprendre son affirmation concernant le caractère « invariable » de la relation « blé/travail ». Il rejoint ici une proposition que F. Dubœuf avait énoncée [11]. Mais c’est à propos de Ricardo que l’auteur se trouve le plus à l’aise. Il expose avec beaucoup de clarté quelques-uns des problèmes fondamentaux, tels que la place de la théorie de la répartition dans la théorie de la valeur, la question de la mesure invariable de la valeur, que Ricardo a tenté de résoudre.

46Le chapitre sur Marx est centré sur la question bien balisée des relations entre valeur et prix. Le lecteur trouvera ici une sérieuse mise au point, même si certains développements mériteraient d’être discutés. Le dernier chapitre consacré à Sraffa est un très bon exposé des enjeux principaux de Production de marchandises par des marchandises.

47Le souci de rapprocher Smith, Ricardo, Marx et Sraffa, réunis au sein d’une même tradition, pourrait conduire à estomper des différences qui sont peut-être plus importantes que les ressemblances. Heureusement, tel n’est pas le cas, et les différences d’approches entre les auteurs sont même soulignées avec une telle vigueur que le lecteur en vient à s’interroger sur l’unité de cette tradition classique. Après tout ce n’est peut-être pas un hasard si Marx n’éprouve pas le besoin d’écrire un chapitre sur la valeur pour débuter Le Capital.

48Signalons enfin un mérite remarquable de ce livre : chaque chapitre comporte deux parties. La première expose la théorie de chaque auteur concerné, la seconde est consacrée à un bon choix de la littérature que chacun des textes étudiés a suscitée. Ce livre est donc un livre utile, qui offre une très bonne introduction à la tradition classique, tout en présentant des analyses originales bienvenues. Deux regrets : la bibliographie est terriblement anglo-saxonne et il manque un premier chapitre sur la physiocratie.

Governare il mondo. L’economia come linguaggio della politica nell’Europa del Settecento

Salvatore Tinè[12] : Manuela Albertone (dir.), Governare il mondo. L’economia come linguaggio della politica nell’Europa del Settecento, Fondazione Giangiacomo Feltrinelli, Annali 2007, Feltrinelli, Milan, 2009, 488 p.

49Le dernier volume des Annali Feltrinelli, édité par Manuela Albertone représente une contribution importante à la recherche historique et à la réflexion théorique en matière de rapports entre économie et politique au sein des Lumières européennes. De l’ensemble des contributions contenues dans ce volume émerge la centralité de ce thème dans les diverses orientations réformatrices qui ont opéré non seulement dans les principaux pays de l’Europe du xviiie siècle, mais aussi dans les aires que l’on définit comme « périphériques ». À ce titre, le volume des Annali se pose presque en continuité avec le numéro monographique des Studi settecenteschi sur « Fisiocrazia e proprietà terriera », paru en 2004 : beaucoup des interventions contenues dans ce numéro, édité lui aussi par Manuela Albertone, avaient déjà attiré l’attention sur la dimension politique de l’analyse des physiocrates et donc sur le rapport étroit entre la saison des réformes de la fin du siècle et la Révolution française. L’économie politique fournit à la culture réformatrice des Lumières quelques-unes des catégories fondamentales pour la compréhension des procès de transformation économique et politique qui, pendant le siècle, modifièrent en profondeur les structures sociales d’Ancien Régime des grandes monarchies européennes ainsi que les équilibres mondiaux. L’expansion du commerce international et le mouvement toujours plus intense de l’intégration économique entre les « empires » et les « nations » imposaient aux élites politiques et intellectuelles une réflexion profonde sur les manières traditionnelles d’entendre les rapports entre économie et politique. Ce fut effectivement au xviiie siècle que, grâce à la diffusion des idées physiocratiques notamment, l’économie politique se présenta comme science autonome et fondement du gouvernement politique des sociétés et des États : au moyen des catégories de la « science nouvelle », les groupes politiques et intellectuels de gouvernement et d’opposition s’efforcèrent d’affronter les grandes questions sociales et politiques de leur temps, sans jamais négliger les termes concrets où elles se posaient selon les différents contextes nationaux.

50Gino Longhitano, qui ouvre le volume avec un essai sur la pensée économique de François Quesnay (« F. Quesnay: una scienza per la politica »), voit dans le projet de construire « une science pour la politique » le fil conducteur principal de l’évolution de la pensée du Docteur. Il montre comment cette évolution paraît totalement incompréhensible lorsqu’on fait abstraction de la bataille politique menée par Quesnay et par le « parti » physiocratique contre les politiques philo-industrielles de la monarchie absolue, jugées responsables de la crise de l’économie française et de la crise de la France comme puissance mondiale. Derrière la polémique théorique contre les doctrines et les théories néo-mercantilistes, et plus généralement contre toute forme de « colbertisme », Longhitano repère ainsi les termes concrets d’un affrontement politique entre deux blocs d’intérêts économiques et sociaux contraires, d’une part ceux des marchands et manufacturiers que les politiques mercantilistes du gouvernement favorisaient et protégeaient et, d’autre part, les intérêts négligés de la « grande culture » capitaliste de la France agricole du Nord.

51L’essai de Giorgio Gilibert sur l’influence de Cantillon sur l’évolution du Tableau économique de Quesnay (« From Cantillon to Quesnay: Birth and Evolution of the Tableau économique ») met en évidence la complexité des rapports entre « profit » et « rente foncière » dans l’analyse physiocratique du procès de production et de reproduction capitaliste, tel que le décrit Quesnay. Ce faisant, il fait émerger les aspects contradictoires et la nature en même temps économique et politique du rôle de la grande propriété foncière dans la pensée physiocratique. D’ailleurs, l’essai de Mario Mirri sur la diffusion de la physiocratie en Toscane (« Fisiocrazia e riforme: il caso della Toscana e il ruolo di Ferdinando Paoletti ») nous montre la variété d’interprétations et d’usages – parfois très contrastés – auxquels la « doctrine » apparemment compacte et monolithique de la physiocratie a été pliée au cours des années 1770 : née dans un pays déjà lancé sur la voie d’un développement agricole au sens moderne et capitaliste, la doctrine physiocratique fut largement étudiée et analysée dans des pays et des aires géographiques caractérisés par des rapports sociaux et de propriété plus arriérés, et parfois même encore « féodaux ». Le cas toscan étudié par Mario Mirri est à cet égard fortement emblématique : la réflexion de Ferdinando Paoletti tend à ajuster les thèmes physiocratiques de la « grande culture » à des structures agraires et à des modes de production encore majoritairement réglés par la mezzadria. De là l’attention aux rapports entre développement économique et équilibres sociaux, qui caractérise, en général, les courants réformateurs les plus avancés dans les aires les plus « arriérées » du point de vue économique et social.

52L’essai de Manuele Albertone (« Letture fisiocratiche della Rivoluzione americana. Il manoscritto del Marchese di Mirabeau sulla Dichiarazione dei diritti della Virginia e la risposta di Pierre-Samuel Dupont de Nemours »), représente en ce sens une contribution intéressante pour une compréhension plus approfondie de la dimension politique de la pensée physiocratique et de sa position ouverte au dialogue avec la tradition républicaine. De cette contribution émerge la ductilité tactique des orientations physiocratiques face aux questions que dessinent les rapports entre formes de régulation de l’économie et formes d’exercice politique de la souveraineté. Malgré l’affirmation du caractère absolu des lois économiques ou de leur « nécessité » entendue en un sens « physique » et la préférence pour la monarchie comme forme de gouvernement plus apte à garantir le respect de ces lois, la problématique politique de la physiocratie paraît susceptible de développements de type républicain et démocratique. Si en France la dénonciation physiocratique de la nature parasite et « cosmopolite » des milieux marchands se liait étroitement à la thèse selon laquelle seuls les propriétaires fonciers pouvaient jouir pleinement de la citoyenneté politique, il n’en va pas de même en Amérique. Là-bas l’identification entre la figure du citoyen et celle du propriétaire foncier était rendue plus facile par une société dans laquelle la disponibilité de terre et donc le caractère majoritairement agricole de l’économie semblaient permettre à tous de devenir propriétaires fonciers et d’acquérir ainsi la citoyenneté politique. À travers la réflexion physiocratique sur la Révolution américaine, de Mirabeau à Dupont de Nemours, l’idée de l’ordre naturel était interprétée en des termes qui permettent une conception plus ouverte des notions de « souveraineté de la nation » et de « droits naturels ». L’expérience exceptionnelle de la Révolution américaine est utilisée par les derniers physiocrates pour définir un modèle politique non seulement plus ouvert et moins lié à l’inspiration généralement monarchiste des disciples de Quesnay, mais encore profondément différent des formes politiques des « républiques commerçantes » ou de « gouvernement mixte » à l’anglaise. Mais l’expérience de la Révolution américaine se déroulait à l’intérieur d’un cadre mondial nouveau, marqué par une crise des « empires ». C’était la vision européocentrique traditionnelle des rapports entre l’Europe et le monde qui était mise en cause par le développement du commerce et par l’intensification des procès d’intégration économique.

53La contribution d’Antonella Alimento sur le thème de la « paix » dans la pensée économique de Forbonnais (« Entre animosité nationale et rivalité d’émulation : la position de Véron de Forbonnais face à la compétition anglaise ») montre la conscience profonde de ces bouleversements des échanges internationaux qu’avait le théoricien. La revendication de la liberté du commerce même pour les colonies, liée à la critique des formes de capitalisme monopoliste, poussées à l’ombre de la protection politique et militaire des États, mais désormais rendues anachroniques par l’intensification de la concurrence internationale, caractérise la réflexion économique et politique de Forbonnais et plus généralement des représentants du cercle de Gournay. De là l’opposition énoncée entre l’« esprit de commerce » et l’« esprit de conquête ». Et pourtant contre le pacifisme abstrait et « métaphysique » des physiocrates, Forbonnais, à la suite de Hume, soulignait comment l’émulation entre les nations fut toujours susceptible de donner cours à une rivalité ouverte ; capable d’être un puissant facteur de pacification des rapports entre les États. Dès lors, le commerce aurait dû se développer à l’intérieur d’un cadre international gouverné par la politique et par les États. Aucune politique libre-échangiste unilatérale n’aurait pu pacifier les relations internationales tant que l’Angleterre continuait ses politiques fortement protectionnistes pour maintenir son contrôle des mers. Mais l’obtention d’un « équilibre maritime » entre les États exigeait une conception de la politique extérieure et des rapports internationaux profondément différente des vieilles stratégies qui visaient à la « balance sur terre », et qui avaient inspiré jusqu’alors une grande partie de la politique moderne. C’est dans ce même cadre que se place d’ailleurs la réflexion physiocratique sur le thème de l’esclavage, sujet d’un essai important de Pernille Roge (« The Question of Slavery in Physiocratic Political Economy »). L’auteur montre quelques-uns des passages les plus intéressants de la critique des « économistes » à l’encontre de l’institution de l’esclavage dans les colonies, critique qui, plus que du point de vue des « droits de l’homme », se place sur le terrain de la rationalité économique de type déjà capitaliste, dont les physiocrates avaient adopté avec lucidité les éléments essentiels. À la critique des aspects « antiéconomiques » des formes traditionnelles d’exploitation du travail dans les colonies s’ajoute, dans les orientations réformatrices les plus avancées, une profonde réflexion sur le rapport entre centres et périphéries de ce que, à la suite de Braudel et de Wallerstein, on définit comme « système de l’économie-monde ». Significatif, dans ce sens, est l’article de Federica Morelli (« Dall’impero alla nazione: l’economia politica e le origini del costituzionalismo nell’America spagnola »). Le débat – qui est à la fois théorique et politique – sur les initiatives réformatrices en France et en Espagne investit les questions du développement économique des territoires coloniaux. Après la guerre des Sept Ans, la crise des « empires » devient un grand thème du débat politique et historiographique dans la culture des Lumières européennes. Dans les territoires coloniaux aussi la réflexion économique est fortement influencée par les thèmes physiocratiques : c’est dans le développement principalement agricole des « périphéries » que les groupes réformateurs créoles voient la base de leur croissance commerciale et de la transformation des rapports traditionnels de subordination économique et politique des colonies vis-à- vis de leurs métropoles. Celui de l’« empire », au moins dans sa variante ibérique, commence à être perçu non seulement en Europe mais aussi dans l’Amérique espagnole comme un cadre politico-institutionnel à mailles trop étroites pour les nouvelles exigences du développement du commerce et de la « liberté des échanges ». De là l’exigence de définir, sur la base des nouveaux objets théoriques de l’économie politique, une plus large « science de la législation », en état de poser en termes radicalement nouveaux le problème de la « représentation » des « nations ».

54Même les petites républiques européennes tentent de s’insérer dans les dynamiques d’une compétition économique toujours plus aguerrie et globale, dans la volonté de ne pas rester écrasées par la confrontation entre les grands empires, français et anglais. L’essai de Richard Whatmore sur Genève (« Una tigre che ha smesso di ruggire: politica ed economia politica nella Ginevra del xviii secolo ») se concentre d’une manière particulière sur les initiatives politiques des radicaux genevois qui mirent toute leur énergie à modifier soit les orientations de politique étrangère de l’empire anglais soit celles de l’empire français. Cette contribution est pleine de suggestions pour une recherche approfondie sur les développements de l’idée républicaine à la fin du xviiie siècle et de sa critique radicale de la « jalousie » commerciale, qui semblait encore présider aux vieilles relations internationales, comme de la vieille « raison d’État ». L’essai de Koen Stapelbroek sur le déclin commercial de la Hollande (« Dutch Commercial Decline Revisited: The Future of International Trade and the 1750s Debate about a Limited Free Port ») nous montre comment de tels développements influencèrent profondément les groupes dirigeants hollandais : déjà au milieu du xviiie siècle ces derniers semblent engagés dans la tentative de redéfinir leurs formes politiques dans un cadre européen et mondial profondément changé. C’était donc un renouvellement général des formes du gouvernement politique des sociétés et pas seulement une plus grande liberté des échanges et du marché : c’était l’avènement de la « société civile », ce que les grands courants réformateurs du xviiie siècle, soit dans les grands « empires » soit dans les petites « républiques », voulaient et revendiquaient avec force.

55L’essai de Roberto Finzi sur la « division du travail » chez Smith (« A Certain Principle in Human Nature: Adam Smith’s Division of Labour ») nous montre combien fut profonde chez l’économiste anglais la conscience de la gravité des coûts sociaux et humains du procès de développement de la production et de la division sociale et technique du travail. La réflexion de Say, elle aussi, comme le démontre l’essai d’André Tiran (« Jean-Baptiste Say : l’écriture et ses pièges ») dédié à l’« écriture économique » chez le grand économiste français, ne paraît pas réductible à la position fondamentalement « libre-échangiste », et est étroitement liée aux thèmes – caractéristiques de l’école des Idéologues, mais de matrice physiocratique – de l’instruction et de l’éducation « morale » de la société. En résumé, on trouvera là un volume très utile : tous les essais contribuent à nous faire mieux comprendre les débats sur la genèse de l’économie politique en tant que science, dans une perspective qui allie la rigueur théorique des grands desseins de réforme économique du xviiie siècle à leur dimension immédiatement sociale et politique.

Notes

  • [1]
    BETA, Université de Strasbourg. Courriels : boyer@unistra.fr et ege@cournot.u-strasbg.fr
  • [2]
    K. Marx [1867], Le Capital. Livre premier. Développement de la production capitaliste, in Œuvres, Économie, T.1, Gallimard, Coll. « La Pléiade », 1965, p. 590.
  • [3]
    CREM, Université de Caen Basse-Normandie. Courriel : benoit.walraevens@unicaen.fr
  • [4]
    Voir par exemple Dubœuf [1985], Otteson [2002], Walraevens [2010b] et Breban [2011].
  • [5]
    Un autre problème concernerait la définition et la nature même de la sympathie. Dans le domaine moral, elle est, pour Smith, spontanée et désintéressée. Si elle sert à la codification des préférences et à l’échange, elle devient stratégique et intéressée.
  • [6]
    Nurock [2009] souligne la complexité et la pluralité du concept smithien de sympathie, non entrevue par Keppler, à travers l’identification de ses différentes formes (agentive, cognitive, émotionnelle) dans la Théorie des sentiments moraux.
  • [7]
    Rappelons s’il le fallait que Smith porte le même nom que son père, qu’il n’a pas connu.
  • [8]
    Sur l’éthique de la main invisible on consultera Biziou [2003], Young [1997], Evensky [2005], Walraevens [2010, b].
  • [9]
    PHARE, Université d’Evry. Courriel : daniel.diatkine@univ-evry.fr
  • [10]
    Je cite la très célèbre lettre de Marx à Engels, dans laquelle Marx découvre la différence entre valeur et prix de production.
  • [11]
    Dubœuf F., « Adam Smith, mesure et socialité », Cahiers de l’Ismea, série PE, Œconomia, n° 3, 1985.
  • [12]
    Université de Catane (Italie). Courriel : tine.salvatore@yahoo.it
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