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Article de revue

Le métier du banquier et le risque : la dénaturation des fonctions de financement du système bancaire

Pages 7 à 35

Notes

  • [1]
    Sandrine Ansart Grenoble École de Management – sandrine.ansart@grenoble-em.com.
    Virginie Monvoisin Grenoble École de Management – vmonvoisin@grenoble-em.com.
  • [2]
    Le vocable « Minsky Moment » est largement utilisé par des quotidiens tels que The Financial Times ou le Wall Street Journal, des revues telles que Finance and Development ou comme des auteurs autrichiens (David Prychitko).
  • [3]
    Minsky est avant tout un keynésien, et ce, à plus d’un titre. Comme le rappelle Tymoigne [2006], Minsky s’inscrit pleinement dans la tradition keynésienne et décrit une économie monétaire de production. Il s’agit de l’un des principaux aspects de la révolution keynésienne qui consiste à ne plus traiter la monnaie comme une variable accessoire, mais, au contraire, de la placer au centre du système économique, car Keynes théorise une économie monétaire dans laquelle la monnaie n’est plus neutre.
  • [4]
    Keynes [1936, p. 144].
  • [5]
    En réalité, E. Le Héron [2001] montre que ces deux risques recouvrent d’autres risques bien connus des banquiers : Le risque de défaut de remboursement ou de crédit, le risque de liquidité – soit la difficulté à mobiliser la liquidité –, le risque de solvabilité – lié aux risques opérationnels –, le risque de taux – lié à la variation des revenus bancaires – et le risque de marché – soit une variation de la valeur des actifs. Ces différents risques sont généralement étudiés par le biais des risques d’insolvabilité et d’illiquidité.
  • [6]
    Minsky [1957, p. 174].
  • [7]
    Minsky suppose que l’augmentation du risque prêteur induit une augmentation des taux d’intérêt. La banque fait varier ses taux en fonction du ratio d’endettement des entreprises, ce qui se traduit par une courbe d’offre de monnaie de crédit à pente positive.
  • [8]
    Nasica [1997, p. 13].
  • [9]
    Lavoie [1996, p. 285], Nasica [op. cit., p. 13].
  • [10]
    Lavoie [1996, p. 285-287].
  • [11]
    Dymski [1988, p. 516].
  • [12]
    Le Héron [2001, p. 113].
  • [13]
    En effet, le risque de liquidité s’apparente au problème pratique du banquier de Keynes [1930, p. 21]. Voir Monvoisin et Pastoret [2003]. « La préférence pour la liquidité des banques commerciales vise à réduire les […] grands risques de crise microéconomique liés à leur activité : une crise de liquidité propre à la transformation bancaire, c’est-à-dire le fait que leur passif monétaire est très liquide comparé à leur actif. Toute demande massive de remboursement de monnaie à une autre banque peut l’entraîner à la faillite par insuffisance de liquidité bancaire, soit parce que son actif n’étant pas mobilisable suffisamment rapidement […], soit parce que cette mobilisation de l’actif se fait à un coût très élevé n’assurant pas la contrepartie nécessaire […]. » [Le Héron, 2001, p. 113-114]
  • [14]
    Soit un décalage entre la maturité du passif – court terme – et la maturité de l’actif/des créances – long terme.
  • [15]
    Minsky décrit alors une généralisation de la préférence pour la liquidité aux banques. Globalement, la relation entre évolution des taux d’intérêt et fragilisation financière est complexe : voir Nasica [1997].
  • [16]
    Brossard [1998b] remarque que les banques sont à la fois victime et complice de la fragilisation financière.
  • [17]
    Ce point de vue est étayé par le rapport du Conseil d’analyse économique qui repère effectivement sept approches des crises financières qui correspondent à l’analyse de Minsky. Le rapport énumère les explications relatives aux financières et repère sept types d’explications reposant sur : des défauts d’information, sur l’efficience des marchés et sur la finance comportementale [Malkiel, Shiller, Orléan] ; la prise de risque procyclique [Bernanke, Gertler, Shiller] ; le risque de résonance entre actifs et le mimétisme [Eichengreen, Zettlemeyer, Bacchetta, Hausmann] ; le système bancaire et la crise du passif ou de l’actif [Diamond, Sgar] ; le régime macroéconomique [Krugman] ; le dysfonctionnement des Institutions internationales (la gouvernance mondiale) ; l’illusion que les marchés financiers soient plus importants que les banques [Plihon, Shiller, Orléan, Blinder].
  • [18]
    De ces opérations sont déduites les deux grandes fonctions de la banque dans l’économie : l’intermédiation financière et la création monétaire.
  • [19]
    Notre propos repose essentiellement sur l’étude du système bancaire français. En réalité, les divergences nationales entre les pratiques des banquiers apparaissent lors de l’institutionnalisation des systèmes bancaires. Néanmoins, l’histoire de la banque française peut être élevée au rang d’exemple puisqu’elle est proche de nombreuses autres expériences et qu’elle a inspiré des législations européennes à travers le modèle de la banque universelle.
  • [20]
    Nous reprenons une distinction classique entre titres physiques – actions et obligations par exemple – relatifs au financement des entreprises et les titres dérivés relatifs par définition à un actif sous-jacent.
  • [21]
    S’il était nécessaire, rappelons l’interdiction de l’Église sur la pratique des intérêts.
  • [22]
    Dires de Henri Germain en 1863, Fondateur du Crédit lyonnais selon de Mourgues [1988, p. 116].
  • [23]
    Concernant la France les cinq premières banques de dépôt sont fondées entre 1848 et 1894 : le Comptoir national d’escompte (devenu plus tard la BNP), le Crédit industriel et commercial, la Société générale, le Crédit lyonnais et le Crédit commercial de France.
  • [24]
    « Les ‘opérations capitalistes’ procurent aux banques une part significative de leur volume d’activité – avec beaucoup de manipulations de papier et donc de main-d’œuvre –, mais aussi de leurs recettes. Pour chaque mission, les banques organisent l’opération ; elles placent les titres auprès de leur clientèle qu’elles conseillent. Elles sont d’autant plus actives à le faire qu’elles ont souvent garanti aux émetteurs le succès de l’émission : si la souscription marche mal, elles doivent verser malgré tout l’argent à la société et se retrouvent ‘collées’ avec ce papier (…) » [Bonin, 1992, p. 110]
  • [25]
    Contrairement à Minsky qui s’intéresse aux innovations financières et au passif des banques.
  • [26]
    Tels que les avait décrits d’ailleurs Minsky.
  • [27]
    J. de Larosière souligne notamment « un certain nombre d’institutions financières ont souhaité malgré tout accroître leur rémunération en accordant des crédits risqués à plus forte marge. Afin d’attirer les investisseurs – au moyen de la titrisation de ces crédits – en leur accordant des rendements supérieurs aux faibles taux d’intérêt ambiants, nombre d’institutions financières les ont incités à prendre des risques démesurés » [Larosière, 2008, p. 12].

Introduction

1La fin des années 2000 inaugure une ère pour le moins exceptionnelle sur le plan économique : une crise – peut-être sans précédent – s’est amorcée dans le fracas de l’effondrement des bourses mondiales et dans le morcellement des systèmes bancaires. Alors que la simple crise financière de 2007 est désormais devenue une crise systémique, les politiques et les économistes tentent notamment de proposer des modes de régulation à même d’en limiter les impacts immédiats ou d’éviter qu’elle ne se reproduise.

2Les observateurs et les politiques ont rapidement désigné un certain nombre de coupables et de mécanismes comme facteurs déclencheurs de la crise. Pour leur part, le grand public et les analystes ont mis en cause les traders, banques, et autorités monétaires – tous amalgamés et tenus pour responsables des défaillances du système financier. Plus encore, le monde s’est horrifié des prises de risque excessives de la sphère financière et de leur dissémination tant à travers celle-ci qu’à travers la sphère réelle. Le principe du crédit subprime, consistant à octroyer des crédits à des ménages peu solvables, est décortiqué et critiqué dans tous les médias ; les différents mécanismes de levier financier – LBO et autres – font l’objet d’une réprobation générale. La situation désastreuse des banques n’incite pas à la mansuétude, mais au contraire à la colère et à l’indignation, puisque ces entités privées s’en sont remises aux pouvoirs publics pour les sortir de la situation dans laquelle elles s’étaient elles-mêmes enfoncées.

3Évidemment, le diagnostic appelle des remèdes à sa mesure. Or, pour l’instant, il n’en est rien. Les actions mises en œuvre semblent timides et, pire, ignorent la question du risque ! En effet, les politiques se penchent sur les rémunérations des acteurs financiers, les paradis fiscaux, voire sur un nouveau Bretton Woods avec une réforme du FMI. Pourtant, il y a peu, le risque semblait être au cœur de la crise financière.

4Afin de résoudre ce paradoxe et d’envisager des modes de régulation appropriés à la gravité de la situation, il paraît donc utile de revenir sur l’analyse du risque et de ses liens avec la sphère financière. Si le risque est inhérent à la vie économique des différents agents, les institutions financières se sont exposées à des risques très différents les uns des autres, certains étant effectivement inhérents à leur activité usuelle, d’autres étant clairement en dehors de leurs missions. Qu’en est-il exactement ?

5L’apport de Minsky dans ce domaine est incontestable : il développe une argumentation éclairante sur le lien entre les banques, les agents économiques, les risques et l’instabilité financière et de nombreux analystes et politiques s’accordent pour reconnaître que la crise actuelle est une crise minskyenne, un Minsky Moment. Les mesures proposées s’avèrent dès lors conformes à la théorie.

6Cependant, l’approche de Minsky n’est pas exempte d’imperfections ou de lacunes : elle ne nous apprend rien sur la dissémination du risque et sous-estime l’impact des transformations en matière de métier bancaire et de rapport aux risques des banques. Un retour sur l’histoire des banques s’avère alors nécessaire pour appréhender leur rapport effectif et tangible aux risques et pour expliciter quels en sont les changements récents susceptibles de compléter les explications de la crise financière actuelle. Pour proposer des actions ciblées et pertinentes, il est nécessaire de prendre toute la mesure des dysfonctionnements et d’en souligner les dangers.

7Ainsi verrons-nous dans un premier temps en quoi consiste la théorie du risque et de l’instabilité financière de Minsky afin d’en montrer les enseignements analytiques. Puis, dans un second temps, nous reviendrons sur l’analyse de l’évolution du métier de banquier et de sa relation au risque qui permet d’expliciter certains des mécanismes de la crise autres que ceux proposés par Minsky. Il nous sera alors possible de comprendre comment la dissémination du risque s’est mise en place et comment il est donc possible de la combattre.

8Notre problématique consiste à démontrer combien la dénaturation du métier de la banque et de la fonction de financement du système bancaire est dangereuse pour le système économique et que la crise actuelle n’est pas seulement un moment minskyen. Les événements récents n’en sont que la confirmation.

1 – La conception dominante de l’approche du risque influencée par Minsky

9La crise économique actuelle trouve ses racines dans de nombreux dysfonctionnements. Beaucoup ont été évoqués, tous relatifs au système financier, et plus particulièrement à la prise de risque excessive des acteurs financiers. La théorie de Minsky a alors largement été mobilisée tant pour son analyse des événements que pour la réglementation qu’elle suppose [2].

10D’une part, il est vrai que peu d’auteurs lient avec autant de pertinence et de cohérence les pratiques bancaires et le rapport de la banque aux risques : Minsky est l’un des rares économistes qui permettent d’appréhender une mécanique de crise, le rôle des banques et l’importance des innovations financières comme de la titrisation. D’autre part, son approche des risques et de la crise inspire amplement les approches actuelles de la réglementation en matière financière et bancaire dirigée vers la gestion prudentielle, les accords de Bâle et leur révision relevant strictement de cette logique.

11Néanmoins, si Minsky traite longuement du risque, il ne nous éclaire pas sur les mécanismes de dissémination des risques dans la sphère financière et dans la sphère réelle ou plus précisément, son analyse demeure finalement traditionnelle et insuffisante pour dessiner un cadre législatif satisfaisant pour éviter une nouvelle crise.

1.1 – Les risques bancaires et la fragilisation financière

12En 1957, Hyman Minsky entend proposer un modèle foncièrement différent de la théorie standard de la banque et, en tant que keynésien [3], une théorie dynamique des crises dans un cadre d’une économie monétaire de production – soit une économie où la dichotomie sphère réelle et sphère financière n’existe plus.

13Depuis, et plus encore depuis 2007, l’étude des risques encourus par les établissements de crédit s’appuie souvent sur les principes de Minsky relatifs à l’activité bancaire, sa gestion et les innovations financières des banques. En fait, la nature de la relation prêteur-emprunteur est d’abord précisée par Keynes, dans le chapitre 11 de la Théorie générale, par la définition de deux risques, le risque emprunteur et le risque prêteur [4]. Afin d’éclairer une partie de l’activité des banques, Minsky érige chacun de ces risques au rang de concept, et ces concepts seront non seulement repris par les post-keynésiens mais aussi par de nombreux auteurs. S’ensuivra la nécessité de tenir compte des fragilités financières de chaque agent – firme, ménage ET banque – et des risques qui leur sont associés afin d’appréhender la dynamique de fragilisation globale de l’économie.

14Rappelons le raisonnement général de Minsky : dans un univers incertain, les banques ont plusieurs leviers d’action – taux d’intérêt, liquidités et crédit – et se montrent actives et innovantes. La justification du comportement du système bancaire s’appuie sur la prise en compte des risques encourus par les établissements de crédit, et plus précisément « la préférence pour la liquidité des banques commerciales vise à réduire les deux grands risques de crises microéconomiques liés à leur activité : une crise de liquidité [et] une crise de solvabilité » [Le Héron, 2001, p. 113-114] [5]. Elles vont donc agir en fonction de l’évaluation et de leur perception du risque par rapport aux emprunteurs et à elles-mêmes.

15Ici, les banques sont principalement confrontées à deux risques liés à leur pratique et à leur gestion les exposant à la menace d’une faillite individuelle : le risque d’insolvabilité et le risque d’illiquidité. La fragilisation financière des banques vient alors de la fragilisation de la structure financière des agents non financiers.

1.1.1 – Le risque d’insolvabilité

16Face au risque d’insolvabilité – ou de solvabilité par abus de langage –, la banque tente d’évaluer la qualité des projets qu’elle décide de financer, pour savoir si l’emprunteur est capable de faire face aux échéances du crédit à rembourser, puisque la banque s’expose au risque de défaut.

17Si la banque, à l’instar de tous les agents, évolue dans un environnement incertain, elle peut néanmoins essayer de prévoir l’avenir en supposant, au moins en première approximation, que le futur est prévisible. Selon la qualité des projets, elle modifie sa préférence pour la liquidité et les conditions d’octroi du crédit pour se prémunir contre d’éventuelles complications. Cela se traduit par des mesures portant sur le volume des crédits, mais aussi sur leur prix.

18Qu’en est-il du concept même de risque d’insolvabilité ? Ce risque se rapporte à la notion de ratio d’endettement des entreprises, c’est-à-dire à leur structure financière. Selon Minsky [6], cette structure influence le « risque prêteur » et le « risque emprunteur » :

  • le « risque prêteur » revêt un caractère plutôt objectif, puisqu’il renvoie au défaut de paiement de l’entreprise et à l’évaluation comptable de la situation – le ratio d’endettement [7]. C’est ce risque qui figure dans le contrat d’octroi de crédit [Lavoie et Seccareccia, 2001, p. 82] et qui s’accroît en situation de fragilisation de la structure financière de l’entreprise et donc de l’économie.
  • le « risque emprunteur » revêt un caractère plutôt subjectif et reste dans « la tête de l’emprunteur » [ibid., p. 81] puisqu’il renvoie à l’anticipation des recettes de l’entreprise [8]. Il s’agit du « sentiment » de l’entrepreneur face à la rentabilité et au risque de son investissement.
Les risques prêteur et emprunteur sont assimilables au principe de risque croissant de Kalecki qui fait référence à l’endettement de l’emprunteur, au risque qu’il représente pour sa solvabilité [9]. Dans le cadre d’une analyse statique et individuelle – microéconomique –, le principe de Kalecki explique effectivement les choix et l’octroi de crédit des banques.

19En revanche, d’un point de vue macroéconomique et dynamique, l’argumentation se doit d’être nuancée : Toporowski [2008, p. 435-436] explique que l’origine de l’incompatibilité de la théorie monétaire de Minsky et de celle des profits de Kalecki tient à un sophisme de composition. En effet, si les entreprises s’endettent à terme, c’est dans le but de générer une certaine activité et un certain profit à terme. L’augmentation du crédit suppose que, globalement, les profits vont s’accroître, et même si des banques se retrouvent en besoin de financement en raison du défaut d’un emprunteur à la solvabilité fragile, d’autres banques auront la capacité de réaliser des financements [10].

20Autrement dit, ce n’est pas parce que les structures financières sont plus fragiles que les entreprises vont nécessairement générer moins de profits et que la crise va survenir. Si l’endettement s’accroît, c’est en corrélation avec des perspectives de profits ; ces derniers augmentent donc globalement le montant des dépôts bancaires et donc la capacité des banques à alimenter le marché interbancaire et à soutenir le système bancaire. Les faillites individuelles sont possibles, alors que le système dans son ensemble détient plus de liquidités.

1.1.2 – Le risque d’illiquidité

21L’analyse du risque d’illiquidité – ou risque de liquidité – concerne plus spécifiquement la banque et sa gestion ; cette dernière fait l’objet d’études en termes plus courts et explicitement microéconomiques. Descamps et Soichot [2003, p. 106] définissent que « [la] liquidité d’une banque se mesure par sa capacité à mobiliser sans délai des avoirs en monnaie centrale pour faire face à ses obligations de règlement ou de constitution de réserves ». Être illiquide pour une banque signifie donc être incapable de satisfaire la demande de dépôts des agents – soit la difficulté de convertir les dépôts en monnaie [11] – ou d’honorer ses engagements envers le système bancaire dans son ensemble [12].

22Plusieurs causes sont à l’origine d’une crise d’illiquidité pour une banque :

  • une situation d’insolvabilité déjà installée qui se répercute sur la liquidité,
  • des difficultés à mobiliser des liquidités pour des raisons liées à l’activité ou quand la Banque centrale exerce une contrainte,
  • ou un risque de marché. Ici, il y a une multiplication des risques encourus par les banques : risque de taux, de prix, de défaut, de change et climatique.
Une « mauvaise » gestion de la liquidité peut conduire la banque à une situation d’illiquidité, voire à la faillite, notamment si elle ne peut tenir ses engagements « liquides » envers les autres banques. Les banques s’efforcent donc de résoudre le risque de liquidité, déjà décrit par Keynes [13].

23Afin de gérer le risque de liquidité, les banques accroissent donc naturellement leur préférence pour la liquidité. Rappelons qu’elles disposent de dépôts extrêmement liquides au passif et doivent octroyer des crédits qui restreignent leur liquidité à l’actif. Elles peuvent avoir recours à l’intermédiation du marché grâce à la titrisation. Cette stratégie consiste, soit à vendre des créances sous la forme d’actifs financiers, soit à augmenter la part des titres financiers à l’actif par acquisition. La première pratique permet aux banques de diminuer leur exposition au risque d’illiquidité, les titres pouvant être plus facilement transformés en liquidité que les créances bancaires. Néanmoins, les banques doivent anticiper l’évolution du cours de ces titres, laquelle est soumise à l’incertitude, tout comme la liquidité bancaire future.

24Les banques ont aussi la possibilité de faire appel à la gestion du passif, le liability management. Ce dernier consiste à pratiquer une gestion rigoureuse des opérations clientèle afin de mesurer les besoins ou les excédents de liquidité et d’accorder des crédits sans faire appel aux refinancements – et maintenir leurs ratios de réserves face à l’actif. Il s’agit, grâce aux innovations financières comme à la vente de certificats de dépôt, d’accorder plus de crédits avec la même liquidité ; c’est la vitesse de circulation de cette dernière qui s’accélère. Le sentiment par rapport au risque prêteur augmente bien puisque le bilan bancaire est moins liquide, mais permet tout de même d’accroître l’activité des banques [Brossard, 1998a].

25Les banques, soucieuses de faire des profits comme n’importe quelle autre entreprise, mobilisent des actifs ou leurs fonds propres, et sont donc amenées à gérer leur structure de bilan au plus près pour ne pas se retrouver illiquides. Ces mesures, les prévisions sur la liquidité et le liability management, vont dans le même sens : elles correspondent pour les banques à une gestion de la préférence pour la liquidité. Globalement, la gestion du risque d’illiquidité relève davantage d’une analyse de court terme et microéconomique alors que le risque d’insolvabilité concerne davantage le long terme, les perspectives macroéconomiques et l’impact de la conjoncture sur les banques.

26Notons que la crise des subprimes s’est justement traduite pour les banques en crise d’illiquidité et d’insolvabilité. Le gel du marché interbancaire, les faillites ou les fusions-acquisitions et les débuts de panique bancaire ont précipité les banques dans ces deux crises, pourtant objets de toutes les attentions des banquiers et des législations bancaires.

1.2 – Minsky, les banques, les risques et la fragilisation du système financier

27Nous l’avons déjà évoqué, Minsky est keynésien et donc refuse toute analyse dichotomique. Son approche des risques bancaires s’inscrit dans une mécanique plus large qui lie la sphère réelle et la sphère financière. Il actualise les travaux de Fisher [Lavoie, 1983, p. 311] et « il semble que les idées de Minsky rendent bien compte de l’instabilité intrinsèque des économies de finance libéralisée […] » [Brossard, 2001, p. 291].

28Selon Minsky, les risques bancaires ne sont pas le fait des seuls acteurs financiers, ils surviennent à la suite des déséquilibres provenant des entreprises ou de tout autre agent comme les ménages. Plus précisément, la théorie de l’instabilité financière, conçue comme des prises de risque de plus en plus grandes de la part des banques, présume de la fragilité croissante de la structure financière de l’économie dans son ensemble. Cette dernière connaît, comme avec Fisher, deux grandes phases, l’une de croissance pendant laquelle la fragilité financière monte, et l’autre de crise.

29Durant ces deux phases, alors que coexistent toujours trois états en matière de financement, l’économie est dominée successivement par l’un d’entre eux, du plus sûr au plus fragile. Le premier est la hedge finance (financement couvert) : les emprunteurs remboursent le principal et les intérêts du prêt. Le deuxième état est celui de la speculative finance (financement spéculatif) : les emprunteurs ne remboursent que les intérêts du prêt. Le troisième état est celui de la Ponzi finance (financement précaire) : les emprunteurs remboursent les intérêts de la dette antérieure et vendent leurs actifs.

30Pendant la phase de croissance, dans le cas d’une fragilisation venant des entreprises les plus rentables du secteur le plus porteur, celles-ci tendent à s’endetter davantage. Elles sont imitées par les entreprises de ce secteur, dont l’investissement tend donc à augmenter. Une première période de croissance se caractérise donc par sa stabilité et son optimisme ; la structure financière est de type hedge finance. Les entreprises ont de plus en plus confiance en l’avenir et dans les perspectives de profits, ce qui les conduit à augmenter leurs investissements. Le contexte mène à des structures financières plus spéculatives et moins prudentes grâce aux innovations financières qui permettent de répondre à la demande de crédits, c’est le « paradoxe de la tranquillité ».

31Pendant une deuxième période de croissance, l’endettement entretient et intensifie l’activité, les profits et la confiance. L’évaluation des risques se relâche dans toute l’économie. Pour être plus précis, Lavoie [1983, p. 304] explique que les banques agissent en fonction de conventions et de leurs expériences et qu’elles font preuve de capacités d’apprentissage et d’oubli : « [En matière de norme d’endettement, il] n’existe vraiment aucun standard objectif de sécurité. » En période de boom économique, la structure financière devient donc spéculative et le risque prêteur augmente en même temps que le risque emprunteur. Les banques s’exposent davantage au risque de solvabilité.

32Par ailleurs, les innovations financières réduisent la liquidité des banques car, comme l’explique Brossard [1998b, p. 414-415], les innovations financières s’accompagnent toujours d’une réduction du ratio liquidité/titres de l’économie, soit une réduction de la quantité des moyens de paiement par rapport aux engagements comme avec le liability management[14]. Nasica [1997] évoque alors une illiquidité croissante de l’économie [15] et une dégradation de la structure des bilans des prêteurs et des emprunteurs. Les établissements de crédit s’exposent donc également au risque de liquidité.

33La structure des financements des entreprises tend à être de plus en plus précaire – elle devient de la Ponzi finance. Le mécanisme s’entretient de lui-même et les banques s’exposent [16] à la fois aux risques de solvabilité et de liquidité.

34La troisième période s’ouvre alors sur le point de retournement et le déclenchement de la période de crise, dû à une hausse des taux d’intérêt, constante depuis le début de la phase de croissance. Elle déclenche les premières faillites et provoque une prise de conscience de la fragilité du système financier. Elle continue sur un processus de déflation à la Fisher ; l’économie se trouve face à la menace d’un risque systémique.

35Lavoie [1983, p. 310-311] récapitule l’enchaînement qui mène à la fragilisation de la structure financière de l’économie à travers la succession des événements suivants (voir figure 1).

Figure 1

Le processus de la fragilisation financière

Figure 1

Le processus de la fragilisation financière

36Globalement, l’économie s’engage dans un processus qui la mène à une prise de risque macroéconomique, systémique, et donc à une crise. Minsky traite donc aussi bien des risques microéconomiques des entreprises, des ménages et des banques que des risques macroéconomiques de l’économie. La crise de 2007 des subprimes s’explique justement, dans une première lecture, par ce Minsky Moment et la montée de la fragilisation financière des ménages américains. Inutile de revenir sur les aberrations en matière d’octroi de crédits et sur la fragilisation des banques.

1.3 – Quels risques pour quelles régulations ?

37Reprenons à présent les notions fondamentales et les éléments essentiels que souligne Minsky quant aux risques et aux crises financières afin d’apprécier en quoi elles sont éclairantes en matière de compréhension de la dissémination du risque et de réglementation.

38L’analyse minskyenne invite avant tout les banques à gérer le risque de solvabilité et le risque de liquidité grâce à une gestion prudentielle. Les faits et les réglementations en vigueur répondent parfaitement à ces recommandations. Depuis 1988, les accords de Bâle consistent pour l’essentiel à faire respecter une batterie de ratios, pour les plus connus les ratios Cooke ou Mac Donough : il s’agit avant tout de protéger les établissements de crédit des risques de solvabilité et de liquidité et Bâle III ne dérogera pas à la règle. Actuellement, les nouvelles propositions politiques ne dévient pas de ce cap. Finalement, alors que Minsky entend proposer un modèle singulier, il ne fait que souligner pour les banques des difficultés auxquelles sont confrontées n’importe quelles autres entreprises, le risque de solvabilité et le risque de liquidité.

39Alors que l’analyse des crises financières a longtemps été un champ marginal d’investigation pour les économistes, la position de Minsky est claire grâce l’hypothèse de fragilisation financière et l’exposition au risque systémique. Minsky repère, pour sa part, deux approches possibles de la défaillance des marchés, applicables au système financier et à ses éventuels déséquilibres [17] [Whalen, 2007, p. 10 ; Kregel, 2007, p. 3-4].

40La première relève de l’économie classique et suppose la mise en place d’un cadre législatif destiné à assurer que le marché génère des résultats socialement acceptables. La deuxième approche repose sur les principes de l’efficience des marchés et donc sur la non intervention des pouvoirs publics. Ces deux approches s’appliquent ainsi à tous types de marchés, marchés des biens, du travail ou des capitaux.

41Minsky propose une troisième approche, spécifique au système financier. Elle suppose que, ni la régulation des marchés, ni leur efficience, sont des approches pertinentes des marchés financiers car, comme l’explique Kregel [2007, p. 4] : « It was the nature of economic stability to create the seeds of its own destruction by leading individuals to engage in financial transactions increasingly less likely of completion. This can be called an increase of “financial fragility” ».

42Globalement, il s’agit pour Minsky d’analyser les cycles économiques – comme Keynes – et d’expliquer « […] l’impact de l’endettement sur les comportements et […] la façon dont l’endettement est consenti » [Minsky, 1992, p. 6]. Or, comme souvent, une analyse cyclique des phénomènes laisse craindre un abandon de l’intervention publique dans la mesure où les cycles sont inévitables et que la fragilisation, la prise de risque et les innovations financières auront toujours une longueur d’avance sur le législateur.

43Enfin, Minsky ne semble pas mesurer l’importance de certains éléments comme les innovations financières ou le rôle effectif des banques. Non seulement Minsky explique pourquoi les innovations financières existent – pour équilibrer les bilans des banques afin qu’elles puissent répondre à la demande croissance de crédits –, mais il montre en quoi la titrisation transforme la sphère financière et l’activité bancaire. Néanmoins, il semble ignorer leurs impacts directs sur l’économie, sur la nature des relations entre le système bancaire et la sphère réelle et sur la pratique concrète du métier du banquier. Or, sans les innovations financières, il n’y aurait pas eu une telle dissémination des risques et cette amplification de la crise financière. Il ne s’agit pas de remettre en cause leur existence mais de comprendre en quoi elles modifient le rapport aux risques des agents économiques, et plus particulièrement des agents financiers. Quant au rôle des banques, dans une analyse affichée comme spécifique au système financier, il semble complètement secondaire. Elles répondent sans limitation aux demandes de crédit et les risques auxquels elles s’exposent, liquidité et solvabilité, ne diffèrent pas de ceux des agents non financiers.

44Alors, en dehors de l’intérêt et des éventuelles limites du processus de fragilisation de Minsky que nous ne discutons pas ici en profondeur, nous voyons que ce modèle de référence propose une analyse incomplète des risques puisqu’il ne permet pas de comprendre comment ils se sont dispersés dans l’économie. Et de fait ne permet-il pas davantage de dessiner les contours d’une réglementation pertinente. Enfin, il ne permet pas non plus de comprendre quelles sont les spécificités du rôle des banques ni en quoi ce dernier a été entamé par des prises de risque de plus en plus grandes.

45Peu de théories appréhendent la notion de risques bancaires dans toute sa complexité et permettent d’expliciter la nature et la spécificité de la banque. Pour la théorie de Minsky, la question est plus difficile à trancher car la mécanique semble systématique et immuable. Un retour sur les pratiques bancaires relatives aux risques s’avère alors utile pour comprendre les mécanismes de dissémination et pour proposer des pistes de régulations.

2 – L’évolution du métier de banquier et de sa relation au risque

46La question du rôle des banques et de leurs fonctions dans l’économie nous amène à faire un retour sur l’histoire afin de valider la force du lien qui les lie à l’activité productive et d’apprécier la réalité de leur approche du risque, au sens de leur niveau d’implication. Nous reviendrons alors sur le métier des banquiers tel qu’il a évolué à travers les âges. Ceci nous permettra dans un second temps d’interroger certaines pratiques actuelles à la lumière des pratiques passées et de revenir à la fois sur la question de la pérennité du rôle des banques dans l’économie et de leur éventuelle dénaturation, et dès lors sur leurs contributions à la mécanique de crise de Minsky.

2.1 – Un banquier qui gère au travers des âges les risques liés à l’activité productive

47Tenter d’établir quel est le métier du banquier à travers les âges suppose de revenir sur des écrits faisant état de cette histoire et de répertorier quelles sont les principales opérations effectuées par ces banquiers. La plupart des définitions des banques, extraites de leur cadre théorique, retient trois opérations essentielles [18] pour définir le métier de banquier :

  • la collecte de dépôts,
  • la gestion des moyens de paiement,
  • et l’octroi de crédit.
D’ailleurs les statuts de la banque française tels qu’ils sont définis par la loi de 1984 s’appuient sur ces opérations pour caractériser les établissements de crédit. Nous proposons d’exploiter notamment les travaux et apports de de Mourgues [1988], Bonin [1992], Descamps et Soichot [2002] afin de dresser un inventaire des principales opérations réalisées depuis l’Antiquité jusqu’à la fin de la période de l’entre-deux-guerres [19]. Nous excluons de ce retour sur l’histoire la période plus récente depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale et ce pour deux raisons :
  • d’une part, le lendemain de la Seconde Guerre mondiale se caractérise par une prise en main par l’État du canal du crédit, afin de faire face aux immenses besoins de la reconstruction et notamment à des financements de longue échéance. Dès lors, on peut voir dans ce caractère réglementé l’introduction d’un biais dans la « nature » du métier de banquier.
  • d’autre part, le processus de déréglementation qui va s’ensuivre et donc le nouveau paysage bancaire qui se construit sont à la fois plus connus que l’activité bancaire des périodes antérieures et seront en partie évoqués lors de l’analyse des pratiques actuelles du métier de banquier.

2.1.1 – L’accompagnement de l’activité de production

48Il peut apparaître futile, voire inutile, de revenir sur l’histoire de la banque pour souligner à quel point les banquiers interviennent en accompagnement et en soutien à l’activité économique. Cela peut être considéré comme acquis. Néanmoins, à la lumière des pratiques au cours de la crise, et en particulier de l’implication toujours plus grande des banquiers dans des innovations financières qui semblent de plus en plus éloignées des titres financiers physiques [20], il semble nécessaire et justifié d’effectuer un rappel sur cette fonction du métier de banquier.

49Cette notion d’accompagnement de l’activité de production s’effectue essentiellement jusqu’au xviie siècle par la gestion des moyens de paiement, et peu par les crédits à proprement parlés. Les fonctions de la monnaie – unité de compte, moyen de paiement et réserve de valeur – expliquent à la fois son usage comme son lien direct avec le développement du commerce. Durant cette période, les services proposés par les banquiers relèvent de la gestion des moyens de paiement : la diversité des monnaies, tant du point de vue des multiples cités émettrices que du point de vue des caractéristiques physiques de chacune d’entre-elles, les projette dans la posture de « changeur ». Cette activité de « changeur » est centrale du fait de son importance pour la bonne marche du commerce ; elle est risquée du fait de la manipulation et du stockage des métaux précieux.

50Par la suite, durant toute la période du Moyen-Âge et des foires, le commerce se développe naviguant à travers des lieux et des périodes plus ou moins stables, mais aussi en fonction des croisades. Le métier de banquier reste ainsi intimement attaché au commerce, que sa vocation soit nationale ou internationale : « La lettre de foire, puis la lettre de change, constituent un moyen d’effectuer des paiements à distance, sans déplacement physique d’argent. » [Descamps et Soichot, 2002, p. 25] « Le prélèvement d’un intérêt étant interdit [21], la rémunération des banquiers marchands est fondée sur ces opérations de change au comptant et à terme, qui masquent de véritables crédits. » [Ibid., p. 26]

51Le banquier gère les moyens de paiement et, en proposant des avances sur les règlements futurs, il supporte l’activité de production en fournissant un service qui gère le risque dans l’espace et dans le temps, les paiements des ventes réalisées, et ainsi donc des productions déjà engagées.

52À compter du xviiie siècle, à côté des opérations de gestion de paiement qui évidemment gagnent en complexité, les activités de crédit au sens large connaissent un développement certain, à l’instar du métier de banquier. Rappelons que le contexte est celui de l’essor industriel fondé tout d’abord sur la première révolution industrielle puis la seconde. Se développent en premier lieu les maisons dites de « Haute Banque » qui préfigurent les « banques d’affaires ». Toutes deux se dédient largement au financement des entreprises. À la fin du xixe siècle, apparaissent à côté des banques d’affaires les grandes banques de dépôts à long terme. Ainsi le métier du banquier prend-il une nouvelle dimension grâce à sa composante d’octroi de crédits à destination des entreprises. Il n’est pas question à l’époque d’octroyer des crédits aux ménages. C’est bien la production que les banques financent. Ce financement s’effectue par deux canaux essentiels :

  • les crédits de « campagne » ou « saisonniers », autrement dit des crédits de court et moyen termes qui accompagnent les entreprises dans leurs écarts de trésorerie entre l’engagement de la production et l’enregistrement des recettes liées à la vente de cette même production ;
  • des crédits de plus long terme à travers la souscription d’importantes masses de titres par ces banques, qu’il s’agisse initialement de la Haute Banque ou plus tard des banques d’affaires constituées souvent sous forme de syndicats. On parle à l’époque d’« opérations capitalistiques » dans lesquelles les banques s’imposent comme des acteurs clés : elles sont à la fois celles qui organisent l’émission des titres et leurs souscriptions, et celles qui géreront ensuite les enregistrements d’écritures colossaux que cela suppose.
Pour le second canal des achats de titres, plusieurs périodes se distinguent. Dans les premiers temps, ces opérations de financement via les titres représentent des volumes très conséquents et témoignent de la nécessité pour l’industrie naissante de trouver des financements en complément de leurs propres capacités – elles recourent pour l’essentiel à l’autofinancement. Au xviiie siècle, cet appel à l’épargne sollicite tout d’abord les milieux d’affaires et les grandes fortunes pour ensuite s’étendre au cours du xixe siècle à la petite et moyenne bourgeoisie : l’objectif est « d’attirer le numéraire flottant qui reste dans les caisses au titre des besoins journaliers de l’industrie et du commerce [22] ».

53En revanche, à la fin du xixe siècle, l’émergence des « grandes banques de dépôts » permet de solliciter l’ensemble de la population [23]. À côté des titres émis par les entreprises, la part des émissions de titres d’État devient également conséquente : eux aussi permettent de financer l’activité productive puisqu’ils correspondent à des investissements dans l’équipement urbain, au financement des déficits, mais aussi des guerres ! [Bonin, 1992, p. 109]. Bonin [ibid., p. 108] précise « que l’objectif originel des grandes banques [de dépôt], ce qui justifie leur création par les entrepreneurs de la première révolution industrielle, c’est la mise en place d’un réseau de placement des titres boursiers, les actions, les obligations. Il faut réveiller l’épargne qui dort, mobiliser les aspirants rentiers, leur faire souscrire le “papier” émis par les sociétés ».

54Au total, les banques supportent ainsi une profonde mutation : à compter de la seconde moitié du xixe, les valeurs mobilières – au rendement plus élevé – supplantent la terre et la pierre comme « motif d’épargne ». Elles constituent 55 % des fortunes françaises en 1911 contre 45 % en 1869 [ibid., p. 108].

2.1.2 – Des caractéristiques qui laissent supposer une certaine approche du risque

55L’inventaire des opérations réalisées par les banquiers sur plusieurs siècles nous amène à souligner que leurs activités sont intimement liées à la production, dans les premiers temps au titre des moyens de paiement soutenant la commercialisation de ce qui a été produit – et donc la production –, ou plus tard au titre du financement indirect et même direct de la production, via les achats de titres et ponctuellement leur revente. Les banques financent des activités privées aussi bien que des activités publiques, comme par exemple les guerres. À l’instar de ce que spécifient certaines approches théoriques, les banques remplissent à côté de leur activité de création monétaire – se distinguant en cela des autres institutions financières – une fonction d’intermédiaire financier. Elles permettent alors de satisfaire les besoins des agents en matière de financement.

56Cette partie prenante des banques dans l’activité de production relève clairement d’un accompagnement de la prise de risque réalisée par les entreprises dans leur activité de production et de commercialisation. Ainsi, au-delà de l’inventaire des opérations prises en charge, est-il possible d’affirmer que le métier du banquier consiste à gérer les risques liés aux moyens de paiement et au crédit. Pour ce faire, il met en œuvre une compétence clé : sa capacité à évaluer et à gérer ces risques. Les modes d’évaluation et de gestion des risques varient en fonction de critères propres aux banquiers, reposant aussi bien sur ceux de l’établissement que sur ceux attachés au système bancaire auquel il appartient – les uns pouvant être fortement influencés par les autres.

57Si nous revenons sur les pratiques du métier de banquier à travers les âges, et plus spécifiquement aux xviiie et xixe siècles, période où l’activité bancaire connaît un important essor, il apparaît qu’un critère majeur vient influencer l’approche du risque du banquier tant dans son évaluation que dans sa gestion : l’implication du banquier pour son propre compte dans une bonne part de ses activités.

58La fonction d’intermédiation financière, dans son acception courante, suppose une mise en relation des agents à capacité de financement avec les agents à besoin de financement grâce à l’intermédiaire financier – ici les banques. Il s’avère que, jusqu’à la fin du xixe siècle, les agents à capacité de financement restent avant tout des banquiers, leurs proches, et des relations d’affaires. Ainsi le banquier est-il intégré à l’activité économique à double titre : en tant qu’intermédiaire financier, mais aussi en tant qu’agent à capacité de financement.

59Rappelons que les banques ont une clientèle de déposants assez limitée jusqu’au xixe siècle et que, par la suite, celle-ci est constituée avant tout de grandes fortunes souvent bâties sur le développement de l’activité économique, comme la petite et moyenne bourgeoisie dont les banques souhaitent attirer le numéraire issu des activités quotidiennes.

60Le banquier s’investit à titre personnel dans diverses activités. Citons notamment :

  • Au Moyen-Âge, les prises de risques personnels liées au « commerce des épices » dans les activités de commerce international et de développement dans des contrées étrangères : commerce de métaux précieux, de monnaies, d’épices, de tapis et de fourrures, armement des navires, développement de contrées lointaines, de l’artisanat local et financement d’activités nouvelles [de Mourgues, 1988, p. 111].
  • Au xixe siècle, les banques d’affaires ont une part importante de leurs activités constituée de prises de risque personnel importantes dans la création de nouvelles entreprises assortie, en contrepartie, d’une participation à la prise de décision dans les entreprises [ibid., p. 118].
  • Au xixe siècle, les maisons de Haute Banque puis les Banques d’affaires appuyées par les Banques de dépôt – afin de placer une masse croissante de titres – participent largement à des syndicats d’émission de titres pour lesquels elles sont mandatées [24] et où, là encore, elles prennent des risques personnels importants puisqu’elles s’engagent à acheter pour leur propre compte les titres non placés [Bonin, 1992, p. 109-110].
Les capacités de financement mises à disposition par l’intermédiaire des banques relèvent pour beaucoup des propres fonds du banquier, de ceux de ses proches, qu’ils soient de la famille ou émanant du réseau des relations d’affaires.

61Cette forte composante des deniers du banquier ou de proches dans la masse de capitaux gérés par notre intermédiaire financier laisse supposer (i) une attention toute particulière à l’évaluation du risque encouru et (ii) une implication forte du banquier dans des projets relevant de la production de biens et de services où il revêt les habits de l’entrepreneur : le banquier « est investi » plutôt qu’« il investit ». Cet investissement, cette prise en charge du risque ne signifie pas « trop de risques » ou « pas assez », mais une connaissance de la prise de risque jugé « supportable », voire « juste », et ceci dans une activité liée à la production puisqu’il s’agit de gestion des moyens de paiement, de crédits de court et moyen termes, d’achats de titres, ou d’activités de négoce ou d’arbitrage. Le fait que le banquier – à titre personnel ou pour des proches – soit partie prenante dans les fonds investis incite à soutenir une certaine approche du risque basée avant tout sur sa capacité à l’évaluer, et moins sur celle à le gérer.

62Expliquons-nous. Les pratiques passées des banquiers se fondent soit sur une implication directe dans les activités de production, soit sur une intense proximité de ces mêmes banquiers avec les entreprises financées. Il s’agit avant tout pour le banquier d’évaluer le risque et de l’intégrer dans un portefeuille d’actifs. La gestion du risque consiste à apprécier constamment ce dernier, grâce à un engagement direct ou à un suivi très régulier et très proche, à l’intégrer dans une stratégie de diversification des actifs, et éventuellement à s’en désengager le cas échéant. Dès lors, la compétence du banquier s’exprime dans son évaluation première du risque et son appréciation régulière.

63Pour corroborer cette approche du risque, citons :

  • les relations d’intense proximité entre les entrepreneurs de l’époque et les banquiers ;
  • la nécessité pour le banquier – du fait de la place prépondérante du crédit de court et moyen termes à travers d’autorisations de découverts [Bonin, 1992, p. 94] – d’être particulièrement proche de l’entreprise qu’il finance pour saisir les raisons de cette fluctuation d’activités et déterminer le risque auquel il s’expose ;
  • ajoutons enfin que cette approche du risque s’avère encore plus performante quand le banquier est lui-même issu de l’activité commerciale ou industrielle. Certains ont d’abord été à la tête de sociétés de négoce, le cas le plus probant étant Worms qui passera du négoce de charbon à la banque [ibid., p. 61], et d’autres souhaitaient construire leur propre outil bancaire – le Crédit lyonnais est fondé en 1863 par des hommes d’affaires de la région lyonnaise issus surtout de la métallurgie de la Loire, des sociétés gazières et soyeuses de Lyon. Non seulement le banquier peut être lui-même initialement entrepreneur dans l’activité industrielle, mais il maintient à titre personnel des participations fortes dans la conduite des entreprises [ibid., p. 94].
Il apparaît ainsi que la gestion du risque par les banques s’avère tout autre depuis une trentaine d’années par rapport à ce qu’elle a été à travers des siècles. En effet, le métier de banquier consiste bien en la gestion du risque, qu’il s’agisse du risque lié aux moyens de paiement quand la banque reçoit les fonds du public et gère les moyens de paiement ou qu’il s’agisse du risque de crédit.

64Quel qu’il soit, le risque comporte de fait deux phases essentielles : une première qui est l’évaluation du risque lors de sa prise en charge et de l’entrée de l’actif dans le portefeuille du banquier ou de l’un de ses clients, une seconde qui est sa gestion à proprement parler. L’évaluation initiale semblait à l’époque revêtir un enjeu tout autre puisque l’actif – et donc le risque – restait dans le portefeuille soit du banquier, soit du client, mais un client très proche du banquier, qu’il était important de ne pas décevoir.

65De plus, le banquier investissant ses propres deniers accordait une importance particulière à l’évaluation première et régulière de l’actif et du risque encouru. Qu’en est-il aujourd’hui de cette approche du risque et notamment des pratiques d’évaluation et de gestion du risque ?

2.2 – La question de la constance du métier de banquier et de sa dénaturation

66À la lumière de ce détour historique, les pratiques actuelles des banquiers laissent perplexes. Il est légitime de s’interroger sur leur accompagnement de l’activité productive et sur leur approche du risque, voire sa prise en charge.

67Il est acquis que le métier de banquier a évolué avec le processus de déréglementation financière qui a commencé dans les années 1980. Les 3D (Déréglementation, Décloisonnement, Désintermédiation) induisent un paysage bancaire nouveau dont les principales caractéristiques sont :

  • l’accentuation de la concurrence au sein du milieu bancaire mais aussi avec d’autres secteurs,
  • l’accroissement des opérations sur titres et produits dérivés tant du point de vue de l’actif que du passif – montée de l’intermédiation de marché et de la marchéïsation des bilans bancaires.
Ces évolutions engendrent de nouvelles pratiques supportées par un processus d’innovations financières fertile. Si, de prime abord, les activités de gestion de moyens de paiement et de crédits des établissements bancaires ne sont pas remises en cause, il semble bien qu’une nouvelle approche de la gestion des risques prend forme. Il est possible de faire état de trois évolutions majeures, pourtant bien connues de tous, qui soulignent l’affirmation d’une nouvelle approche du risque par les banquiers : le développement de la titrisation, le recours accru aux CDO et CDS (Collateralized Debt Obligation et Collateralized Default Swap), et enfin le rapprochement de deux secteurs, la banque et l’assurance, qui amène de plus en plus à parler du secteur de la bancassurance et d’une certaine affirmation d’un mode de gestion du risque par mutualisation.

68Depuis le début des années 1980, la place des titres, tant du côté de l’actif que du passif des banques, s’accroît. Ce qui nous intéresse ici, c’est plus particulièrement le processus de titrisation de l’actif bancaire [25]. En effet, l’intermédiation classique a fait place au modèle Originate and Distribute qui rend compte du processus de titrisation des crédits accordés par les banques. Les banques extraient de leur bilan les crédits qu’elles ont accordés. Ces opérations revêtent d’autant plus d’intérêt qu’elles démultiplient la capacité de prêts des banques puisque, titrisés [26], ces crédits n’entrent plus dans le calcul des ratios internationaux de Bâle, qui rapportent leurs engagements à leurs fonds propres. Par ces opérations, les banques :

  • se défont du risque,
  • participent à la dissémination de ce risque dans différents produits financiers,
  • modifient de ce fait leur approche du risque, puisqu’il ne restera pas dans leur portefeuille,
  • et développent les encours de crédits pour lesquels le risque n’est pas correctement appréhendé.
Cette tendance à la titrisation a trouvé notamment dans deux instruments financiers que sont les CDO et les CDS des supports particulièrement pernicieux quant à l’approche du risque par les banques. Les CDO sont des obligations adossées à un ensemble de créances comprenant généralement des crédits bancaires, des obligations, et même d’autres CDO : ils mixent ainsi, au sein d’un même fonds, différentes qualités de créances. Le tout forme un ensemble de plusieurs tranches d’actifs dont les premières bénéficient d’une liquidité maximale – notée AAA par les agences de notation – et les tranches inférieures supportent tous les risques, mais offrent des rendements plus élevés. Ceux-ci ont notamment été émis par les institutions financières pour couvrir les risques liés aux emprunts à taux variables, qui représentaient 91,6 % des crédits immobiliers aux États-Unis en 2006.

69Ces instruments ont largement participé au processus de titrisation de ces dernières années en permettant aux banques d’extraire des créances de leurs bilans, et en les mixant dans un fonds spécifique – SPV (Special Purpose Vehicle). Très clairement, C. Dupuy [2008, p. 1] souligne qu’il s’agit :

70

« [D]e transferts de risques dans la profession de la finance : les prêts octroyés par les courtiers étaient confiés temporairement à des banques “hypothécaires” sous-capitalisées puis revendues en bloc à des banques d’investissement (d’où les problèmes de Lehman Brothers) qui les restructuraient et les vendaient à des investisseurs institutionnels – après notation. De fait, à chaque étape, les intervenants de cette chaîne de “valeur” étaient motivés par les gains liés aux frais bancaires. Cette titrisation à outrance a conduit au développement de nombreuses autres innovations – dont les fameux CDS. L’émergence de ces contrats dérivés sur défauts de crédit est l’innovation majeure de ces dernières années. Ils représentaient en 2005 (selon George Soros) 42 600 milliards de dollars soit l’équivalent du patrimoine immobilier privé américain (contre 18 500 milliards à la capitalisation boursière et 4 500 milliards aux valeurs du Trésor américain). »

71Ces CDS permettent tout simplement de se prémunir contre un risque de défaut. Autrement dit, ces deux instruments, CDO et CDS, fournissent aux banques de nouvelles possibilités de gestion des risques. Ce mode de gestion se caractérise notamment par la possibilité, mais surtout, le développement des pratiques de non-conservation en portefeuille des créances que les banques ont elles-mêmes émises. Dès lors, l’enjeu de l’évaluation première du risque par la banque, au moment où s’établit la créance, s’amoindrit fortement. En effet, tout d’abord le titre a toutes les chances de ne pas rester dans le portefeuille de la banque, ensuite cette extraction du bilan bancaire est facilitée par les possibilités d’intégration de créances douteuses dans des packages pour lesquels la demande reste forte – en raison de l’éventail des qualités et des forts rendements proposés –, ceci est rendu in fine d’autant plus réalisable que de nouveaux produits financiers permettent de garantir les risques de défaut.

72Alors que la banque est censée porter le risque en accompagnement de l’entrepreneur, elle ne le porte plus, elle s’en défait. L’approche du risque que nous avons présentée comme incluant à la fois processus d’évaluation et processus de gestion est totalement perturbée : la gestion ne suppose plus essentiellement le suivi du risque initial que la banque a estimé comme « supportable » et qu’elle a donc accepté. Le processus d’évaluation s’en trouve fortement affecté et, au premier chef, l’appréciation première liée à l’octroi du crédit.

73La forte proximité du banquier avec l’activité de production telle qu’elle a existé pendant les siècles précédents n’a plus ou peu de raisons d’être. L’activité d’évaluation du risque se positionne désormais ailleurs : elle concerne avant tout l’évaluation du risque sur les titres secondaires et non sur les titres premiers en lien direct avec l’accompagnement de l’activité de production.

74Ajoutons à ces éléments le mouvement de rapprochement depuis plusieurs années du secteur de la banque et celui de l’assurance, autre exemple de cette évolution de l’approche du risque par les banques. En effet, s’il est généralement convenu que le point commun entre les deux secteurs réside dans la gestion du risque, leur approche et donc leur métier respectif diffèrent. Pour les assureurs, la gestion du risque s’appuie sur deux principes fondamentaux : la probabilisation du risque et la mutualisation du risque au niveau de la population. Il apparaît là encore que les pratiques du banquier évoluent et, à certains égards, se rapprochent d’un mode de gestion du risque qui n’était pas le leur. Les instruments de couverture du risque intégrés par les banques s’appuient sur des calculs de probabilité de réalisation du risque. Le processus de titrisation par la dissémination du risque, avec notamment les CDO et CDS, instaure de fait une mutualisation du risque. L’approche du risque telle que les banques la pratiquaient au siècle dernier est désormais bien loin.

75Supposées expertes dans l’évaluation du risque, son acceptation ou non via l’octroi de financement ou non, et sa gestion, les banques – lorsqu’elles exercent traditionnellement leur métier – représentent un régulateur essentiel de risques au niveau de l’économie. Il semblerait que l’évolution de leurs activités les ait amenées à ne plus remplir cette fonction de régulation et bien plus, à être maintenant à l’origine de nouveaux risques. Certains observateurs, dont J. de Larosière, parlent de « perte de sens du risque » [27]. Dans tous les cas, si certaines voix soulignent cet état de fait, cela reste des constats ponctuels qui font état de « dérapages ». Peu reviennent sur ces « dérapages » pour les présenter comme symptomatiques de problèmes plus fondamentaux sur le métier de banquier et sur l’approche du risque telle qu’elle est envisagée et pratiquée aujourd’hui. Pourtant des changements majeurs se sont opérés et s’opèrent toujours :

  • un détachement de la part des banques à l’égard de l’activité de production tant pour leur propre compte que pour le compte de tiers – une part accrue de leur produit net bancaire provient des activités et arbitrages sur titres et produits dérivés ;
  • une forte remise en cause de la fonction de régulation des risques à l’échelle de l’économie puisque les banques n’ont plus les mêmes contraintes d’évaluation du risque, vu qu’elles le gèrent différemment ;
  • au-delà de l’amoindrissement de la fonction de régulation du risque en général au niveau de l’ensemble de l’économie, les banques deviennent elles-mêmes productrices et disséminatrices du risque : elles participent activement à un processus de mutualisation du risque et ne remplissent plus de fait leur mission première. Dès lors, qui gère le risque ? Qui a les compétences pour le gérer ?

Conclusion

76La crise en cours suscite de nombreux questionnements, surtout concernant le système bancaire et financier. Néanmoins, les interrogations semblent peu suivies de mises en œuvre : concrètement, peu de mesures ont été prises et la réforme du système bancaire reste superficielle. En réalité, les économistes se sont massivement tournés vers Minsky et sa théorie de la fragilisation financière pour expliciter les liens entre crise, prises de risque excessives des agents et financement. Il est vrai que seul Minsky propose une analyse si achevée et à même de lier des phénomènes monétaires et réels.

77Néanmoins, sa théorie demeure peu éclairante sur la mécanique de dissémination du risque, si dévastatrice pour l’ensemble de l’économie ; Minsky se penche principalement sur les risques de liquidité et de solvabilité qui proviennent du comportement des entreprises financées, mais ignore le risque de dissémination dont les banques peuvent elles-mêmes être à l’origine de par leurs propres comportements.

78Les économistes qui s’inspirent de son analyse, portent donc leurs efforts sur la réglementation prudentielle des banques puisqu’elle permet de limiter ces risques. Or, ce type de réponses semble dérisoire au vu de ce qui s’est fait par le passé et des difficultés présentes puisqu’elles ne répondent pas à la question de la propagation du risque.

79Ainsi un retour sur l’histoire des pratiques bancaires, et plus spécifiquement sur le rapport au risque du banquier, permet-il de souligner combien ce rapport, ce lien, est intrinsèque pour le métier de la banque. Que ce soit dans l’accompagnement des activités commerciales, et donc de la fourniture et du dépôt des moyens de paiement, ou dans l’accompagnement des activités productives, et donc de l’octroi de crédit, le banquier a toujours pris des risques. Son métier, sa compétence, consistent fondamentalement à évaluer et à gérer le risque financier et économique.

80Les pratiques actuelles se sont largement éloignées depuis une vingtaine d’années de ces préoccupations. L’abondance des exemples en témoigne : CDS, CDO, bancassurance, crédits subprimes. Ces derniers sont révélateurs de la moindre implication du banquier dans son activité de financement. Cette moindre implication provient certes des changements législatifs et des mutations économiques, mais aussi pour beaucoup des banquiers eux-mêmes. Plus encore, ces transformations se traduisent par un nouveau rapport au risque. Est-il significatif d’un abandon du métier de banquier ? Qu’advient-il alors du risque ? Qui l’évalue ? Qui le prend en charge ? Les banques ne l’évaluent plus, ne le filtrent plus. Se prenant pour un agent financier comme un autre, elles participent à son développement et à sa dangerosité croissante.

81Nulle régulation ne semble prendre en compte le rôle et le métier du banquier dans ce qu’il a de plus fondamental. Pourtant, avec des banques qui n’en sont plus, l’avenir économique paraît bien sombre et prometteur d’heures tout aussi sombres que celles que nous venons de traverser.

Bibliographie

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : risques, banquier, financement, régulation

Mise en ligne 10/10/2012

https://doi.org/10.3917/cep.062.0007

Notes

  • [1]
    Sandrine Ansart Grenoble École de Management – sandrine.ansart@grenoble-em.com.
    Virginie Monvoisin Grenoble École de Management – vmonvoisin@grenoble-em.com.
  • [2]
    Le vocable « Minsky Moment » est largement utilisé par des quotidiens tels que The Financial Times ou le Wall Street Journal, des revues telles que Finance and Development ou comme des auteurs autrichiens (David Prychitko).
  • [3]
    Minsky est avant tout un keynésien, et ce, à plus d’un titre. Comme le rappelle Tymoigne [2006], Minsky s’inscrit pleinement dans la tradition keynésienne et décrit une économie monétaire de production. Il s’agit de l’un des principaux aspects de la révolution keynésienne qui consiste à ne plus traiter la monnaie comme une variable accessoire, mais, au contraire, de la placer au centre du système économique, car Keynes théorise une économie monétaire dans laquelle la monnaie n’est plus neutre.
  • [4]
    Keynes [1936, p. 144].
  • [5]
    En réalité, E. Le Héron [2001] montre que ces deux risques recouvrent d’autres risques bien connus des banquiers : Le risque de défaut de remboursement ou de crédit, le risque de liquidité – soit la difficulté à mobiliser la liquidité –, le risque de solvabilité – lié aux risques opérationnels –, le risque de taux – lié à la variation des revenus bancaires – et le risque de marché – soit une variation de la valeur des actifs. Ces différents risques sont généralement étudiés par le biais des risques d’insolvabilité et d’illiquidité.
  • [6]
    Minsky [1957, p. 174].
  • [7]
    Minsky suppose que l’augmentation du risque prêteur induit une augmentation des taux d’intérêt. La banque fait varier ses taux en fonction du ratio d’endettement des entreprises, ce qui se traduit par une courbe d’offre de monnaie de crédit à pente positive.
  • [8]
    Nasica [1997, p. 13].
  • [9]
    Lavoie [1996, p. 285], Nasica [op. cit., p. 13].
  • [10]
    Lavoie [1996, p. 285-287].
  • [11]
    Dymski [1988, p. 516].
  • [12]
    Le Héron [2001, p. 113].
  • [13]
    En effet, le risque de liquidité s’apparente au problème pratique du banquier de Keynes [1930, p. 21]. Voir Monvoisin et Pastoret [2003]. « La préférence pour la liquidité des banques commerciales vise à réduire les […] grands risques de crise microéconomique liés à leur activité : une crise de liquidité propre à la transformation bancaire, c’est-à-dire le fait que leur passif monétaire est très liquide comparé à leur actif. Toute demande massive de remboursement de monnaie à une autre banque peut l’entraîner à la faillite par insuffisance de liquidité bancaire, soit parce que son actif n’étant pas mobilisable suffisamment rapidement […], soit parce que cette mobilisation de l’actif se fait à un coût très élevé n’assurant pas la contrepartie nécessaire […]. » [Le Héron, 2001, p. 113-114]
  • [14]
    Soit un décalage entre la maturité du passif – court terme – et la maturité de l’actif/des créances – long terme.
  • [15]
    Minsky décrit alors une généralisation de la préférence pour la liquidité aux banques. Globalement, la relation entre évolution des taux d’intérêt et fragilisation financière est complexe : voir Nasica [1997].
  • [16]
    Brossard [1998b] remarque que les banques sont à la fois victime et complice de la fragilisation financière.
  • [17]
    Ce point de vue est étayé par le rapport du Conseil d’analyse économique qui repère effectivement sept approches des crises financières qui correspondent à l’analyse de Minsky. Le rapport énumère les explications relatives aux financières et repère sept types d’explications reposant sur : des défauts d’information, sur l’efficience des marchés et sur la finance comportementale [Malkiel, Shiller, Orléan] ; la prise de risque procyclique [Bernanke, Gertler, Shiller] ; le risque de résonance entre actifs et le mimétisme [Eichengreen, Zettlemeyer, Bacchetta, Hausmann] ; le système bancaire et la crise du passif ou de l’actif [Diamond, Sgar] ; le régime macroéconomique [Krugman] ; le dysfonctionnement des Institutions internationales (la gouvernance mondiale) ; l’illusion que les marchés financiers soient plus importants que les banques [Plihon, Shiller, Orléan, Blinder].
  • [18]
    De ces opérations sont déduites les deux grandes fonctions de la banque dans l’économie : l’intermédiation financière et la création monétaire.
  • [19]
    Notre propos repose essentiellement sur l’étude du système bancaire français. En réalité, les divergences nationales entre les pratiques des banquiers apparaissent lors de l’institutionnalisation des systèmes bancaires. Néanmoins, l’histoire de la banque française peut être élevée au rang d’exemple puisqu’elle est proche de nombreuses autres expériences et qu’elle a inspiré des législations européennes à travers le modèle de la banque universelle.
  • [20]
    Nous reprenons une distinction classique entre titres physiques – actions et obligations par exemple – relatifs au financement des entreprises et les titres dérivés relatifs par définition à un actif sous-jacent.
  • [21]
    S’il était nécessaire, rappelons l’interdiction de l’Église sur la pratique des intérêts.
  • [22]
    Dires de Henri Germain en 1863, Fondateur du Crédit lyonnais selon de Mourgues [1988, p. 116].
  • [23]
    Concernant la France les cinq premières banques de dépôt sont fondées entre 1848 et 1894 : le Comptoir national d’escompte (devenu plus tard la BNP), le Crédit industriel et commercial, la Société générale, le Crédit lyonnais et le Crédit commercial de France.
  • [24]
    « Les ‘opérations capitalistes’ procurent aux banques une part significative de leur volume d’activité – avec beaucoup de manipulations de papier et donc de main-d’œuvre –, mais aussi de leurs recettes. Pour chaque mission, les banques organisent l’opération ; elles placent les titres auprès de leur clientèle qu’elles conseillent. Elles sont d’autant plus actives à le faire qu’elles ont souvent garanti aux émetteurs le succès de l’émission : si la souscription marche mal, elles doivent verser malgré tout l’argent à la société et se retrouvent ‘collées’ avec ce papier (…) » [Bonin, 1992, p. 110]
  • [25]
    Contrairement à Minsky qui s’intéresse aux innovations financières et au passif des banques.
  • [26]
    Tels que les avait décrits d’ailleurs Minsky.
  • [27]
    J. de Larosière souligne notamment « un certain nombre d’institutions financières ont souhaité malgré tout accroître leur rémunération en accordant des crédits risqués à plus forte marge. Afin d’attirer les investisseurs – au moyen de la titrisation de ces crédits – en leur accordant des rendements supérieurs aux faibles taux d’intérêt ambiants, nombre d’institutions financières les ont incités à prendre des risques démesurés » [Larosière, 2008, p. 12].
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