Notes
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[1]
Isabelle Astier. Université de Picardie Jules Verne, membre associé au Cems (Institut Marcel Mauss), iastier@wanadoo.fr. Annette Disselkamp. Université de Lille 1, Clersé, annette.disselkamp@univ-lille1.fr.
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[2]
Nous tenons à remercier chaleureusement Arnaud Berthoud pour ses communications orales sur la philosophie de la propriété.
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[3]
Rappelons à cet endroit que le « père » de la sociologie, A. Comte, avait préconisé l’accès des ouvriers à la propriété [par exemple 1841-1851, vol. X, p. 344].
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[4]
Racine [1992, p. 12-14] rappelle en outre que les prises de position catholiques officielles jusqu’à Pie XI confondent le communisme et le socialisme.
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[5]
Notons toutefois que Kramer [2004] a récemment présenté une interprétation « communautariste » de la théorie de la propriété chez Locke.
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[6]
Comme l’expose le commentaire classique de Macpherson [1989, p. 214-243].
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[7]
La théologie catholique a moins de mal à s’emparer de ce genre de questions que la théologie protestante. Voir la présentation classique de Troeltsch [1912], ainsi que le commentaire de Disselkamp [2008, p. 87-114].
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[8]
Léon XIII charge M. Liberatore de rédiger une première esquisse sur la question ouvrière. Comme sa version sera jugée trop théorique et abstraite, T.M. Zigliara la réécrira complètement. Mazella effectue un certain nombre de modifications et Liberatore intervient à nouveau dans la rédaction finale [Racine, 1991, p. 5].
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[9]
Rappelons dans ce contexte que la question de la propriété et de la pauvreté n’est pas pour saint Thomas de pure théorie : c’est avant tout une question existentielle qui regarde la vie chrétienne et qui fait signe aux bouleversements sociaux ayant marqué l’époque du Moyen Âge. Chez l’ordre des Frères mineurs fondé par saint François d’Assise, une opposition s’était formée entre ceux qui voulaient pratiquer la pauvreté absolue, conformément au Testament du saint, et ceux qui adoptaient une position plus modérée [voir sur ces divergences Le Goff, 1999]. En particulier, fallait-il préférer l’aumône au travail et renoncer à la moindre possession [Christophe, 1985, p. 125-143] ? La question n’est pas isolée, elle touche l’institution ecclésiastique dans ses fondements puisqu’il s’agit de l’articulation des domaines centraux, à savoir la cure des âmes, l’étude et la science, l’enseignement et le prêche, la vita religiosa, et la question des droits et des privilèges des différents ordres. Saint Thomas prend part aux discussions qui agitent le xiiie siècle relatives à la pauvreté mendiante. Dans son écrit Contra Impugnantes (Contre ceux qui combattent le culte de Dieu et la religion, 1256), il défend les ordres mendiants mais il assouplit son point de vue ultérieurement [Horst, 1992 ; Jones, 1995].
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[10]
Berthoud dégage l’origine aristotélicienne de la notion d’usage et en développe la subtilité philoso phique, écrivant : « L’usage doit rester commun de manière distributive, parce que la Terre est donnée et reçue pour que tous en vivent chacun à sa manière et que personne ne soit exclu de l’humanité dont la Terre est la demeure. L’accaparement privé qui laisserait des hommes dans la pauvreté et hors de la communauté humaine est en cela injuste. » [2008, p. 14]
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[11]
Les commentateurs relèvent les références aristotéliciennes impliquées par ces passages, en notant que la tradition patristique ignorait ces termes puisqu’elle abordait le problème d’un point de vue moral seulement et non sous l’aspect de l’ordre public. Voir par exemple Saberschinsky [2002, p. 42].
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[12]
À propos de l’importance de la doctrine scolastique dans l’histoire du droit, voir Villey [1983, p. 76].
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[13]
Le don relève de la miséricorde, qui renvoie à la charité [voir sur ces thèmes le commentaire très éclairant de Vallin, 2000, p. 207-276].
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[14]
Geremek [1987, p. 37] fait allusion aux débats théologiques du xiie siècle, qui discutent la thèse selon laquelle un vol commis dans une situation de « nécessité extrême » ne constitue pas un délit mais la revendication d’un droit. Il note également que ces considérations n’ont trouvé que peu d’écho dans la pratique judiciaire et policière [1980, p. 18]. Dans la discussion récente, Mbonda [2004] s’y réfère.
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[15]
Par exemple, le beau livre de Horváth consacré au Droit de la propriété selon saint Thomas d’Aquin [1929] suscite quelque suspicion [Berger, 2005, p. 63-68].
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[16]
Racine [1992, p. 13] fait allusion à cet écart. Il remarque que Rerum novarum laisse ouvertes les questions suivantes : « L’usage commun de la propriété est-il exigé par la justice ou par la charité », et « Doit-il y avoir un contrat social au-dessus du contrat de propriété ? »
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[17]
Par ailleurs, l’enseignement social catholique du xxe siècle dans ses différentes prises de position ne se lasse pas de rappeler la destination universelle des biens, comme le souligne Spieker [2002, p. 61].
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[18]
Astier [2007] a exploré les « nouvelles règles du social » qui font alors leur apparition.
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[19]
Les interprètes sont divisés quant aux implications strictement juridiques des textes de saint Thomas : pour les uns, « propriété » et « usage » constituent des termes juridiques en un sens technique [Horváth, 1929], quand d’autres y voient une conception philosophique et théologique « pré-juridique » [Hallebeek, 1986].
Introduction [2]
1La propriété crée des liens invisibles qui attachent des choses à des personnes. Elle ne représente pas une donnée naturelle ou empirique, elle exprime plutôt la façon dont nous concevons notre rapport avec nous-mêmes et avec autrui. Car l’attribution des biens, basée sur la reconnaissance réciproque, est constitutive de la vie commune. Ce faisant, la propriété inscrit notre existence dans la durée, établissant un ordre qui dépasse la fugacité du moment et conférant aux individus la possibilité de mener leur vie de façon autonome.
2Voilà sans doute pour quelle raison elle est garantie par des dispositions légales : le droit de propriété a pour fonction non seulement de préserver notre existence contre les aléas de la nature, mais aussi de défendre les individus contre d’éventuelles menaces ou intrusions de la part d’autres personnes tout en leur accordant une visibilité aux yeux du reste. La propriété désigne une sorte d’extension du corps ; c’est l’endroit d’où émanent les actions, c’est aussi l’endroit où chaque individu peut se retirer loin de la communauté. Créant des distances en aménageant des intérieurs, elle représente la condition de possibilité de l’ordre collectif. Conçue de cette façon, la propriété ne se réduit pas aux biens physiques, elle comprend également des biens symboliques ou sociaux comme par exemple l’honneur.
3À l’aune de cette brève mise en perspective, on peut être tenté de penser que la philosophie de la propriété a connu un certain appauvrissement, depuis Aristote jusqu’à la pensée libérale des xviie-xviiie siècles. Chez J. Locke, la théorie du droit naturel à la propriété privée se situe au cœur de la théorie de la société et du gouvernement civil. Constitutive de la pensée politique moderne, cette doctrine semble pourtant mettre entre parenthèses la référence à l’organisation collective – paradoxalement à première vue, puisqu’il est question du gouvernement. Or une propriété privée qui se trouve vidée de tout rapport organique avec la vie commune dépouille les êtres humains des biens les plus essentiels. Elle les divise et elle définit une forme d’existence abstraite, en dehors de la relation à autrui.
4La confrontation des traditions philosophiques, anciennes et modernes, justifie la démarche que nous adoptons dans la présente contribution, consacrée à la première encyclique sociale de l’Église romaine, Rerum novarum, parue en 1891. L’enseignement catholique insiste avec force sur le droit de propriété qu’il défend contre toute forme de collectivisation en s’en prenant au socialisme et au communisme. Il se réclame sur ce chemin de saint Thomas d’Aquin ; or le penseur scolastique, qui renouvelle la philosophie aristotélicienne, fonde la propriété sur des considérations relatives à l’existence collective précisément. On peut s’attendre à ce que ce genre de réflexions conduise à la redécouverte de traditions perdues en vue de dépasser l’horizon de la seule vision libérale, d’où leur intérêt.
5Toutefois l’encyclique n’exploite pas complètement ses sources : force est de constater qu’elle a tendance à masquer les idées mêmes dont elle se réclame, dans une sorte de cache-cache. Nous venons de le dire, l’encyclique défend le droit de propriété en s’opposant avec véhémence aux projets de collectivisation, et elle invoque saint Thomas d’Aquin, qui a consacré des réflexions importantes à ce sujet au milieu de ses textes d’éthique. Mais à y regarder de plus près, le raisonnement développé en faveur de la propriété s’éloigne en réalité du grand penseur scolastique : lu dans le détail, le document entretient des affinités avec la philosophie libérale représentée par J. Locke, qui se dissimule sous la référence théologique. En d’autres termes, Rerum novarum, en faisant appel à la scolastique, indique une voie qui permet d’aller au-delà de la tradition libérale, pourtant l’encyclique semble s’arrêter à mi-chemin puisque la démonstration se meut effectivement dans le cadre fixé par Locke, et elle ne tient pas sa promesse. Alors on peut parler d’une chance manquée.
6C’est pourquoi il est nécessaire, dans un premier temps, de reconstruire les arguments qui amènent le Pape à faire de la propriété comme le pivot de la doctrine sociale, et de démontrer la parenté de son raisonnement avec la philosophie anglaise du xviie siècle, parenté manifeste mais non assumée. Puis, on y comparera la doctrine scolastique et on montrera que les différences sont grandes entre l’approche libérale et la pensée de saint Thomas. Car le second fonde la propriété sur le bien commun et non sur les droits de l’individu pris isolément.
7La relecture de l’encyclique sous l’éclairage de ses sources révèle la complexité et la subtilité philosophiques de la question soulevée. Elle prend tout son sens à la lumière de l’importance accordée à la notion de propriété dans les discussions les plus récentes. Les libertariens de gauche s’y intéressent [par exemple, Guéry, 2001, Bourdeau, 2006, Demuijnk, 2006] ; la crise de l’environnement remet la propriété au cœur du débat, que ce soit d’un point de vue philosophique [Serres, 2008] ou de celui du droit [Ost, 1995] ; la sociologie, elle, réfléchit à l’articulation de la propriété privée et de la propriété sociale. Notamment, les ouvrages de R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale [1995] et L’insécurité sociale [2003], puis plus récemment, un article intitulé « La propriété sociale » [2008], redonnent une actualité à ce thème un peu oublié. Finalement, Elinor Ostrom, qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2009, réfléchit sur l’articulation des droits individuels de propriété et de la gestion des biens communs [1990].
1 – La propriété privée comme réponse à la pauvreté ?
8Rerum novarum présente la propriété privée comme constituant une réponse efficace au phénomène de la pauvreté : les deux problèmes sont étroitement liés.
9L’existence d’un « quatrième ordre » regroupant les travailleurs qui ne sont pas inscrits dans des corporations forme le noyau de la question sociale. Cette question va devenir centrale vers le milieu du xixe siècle, car la « classe » de travailleurs non propriétaires va peu à peu prendre des contours solides et se déplacer vers le cœur de la société. Le travailleur industriel devient alors le prolétaire au sens de Marx : il est à la fois produit et agent du processus d’industrialisation. Et c’est bien ce constat qui fait prendre la plume aux rédacteurs de Rerum Novarum. Observateurs sociaux, philanthropes et classes dirigeantes s’alarment. La littérature sur la question du paupérisme va être immense et l’encyclique sociale doit être replacée dans ce vaste émoi et cette interrogation générale : comment endiguer le développement au centre de la société de cette masse « d’instruments bipèdes », misérable, asociale, amorale, violente et dangereuse [Chevallier, 1984 (1958), p. 78] ?
10Témoignant d’un tournant important dans le discours théologique, philosophique et économique, Rerum novarum, qui demeure l’un des documents clefs de l’enseignement catholique, sa Magna charta [Messner, 1981, p. 4], évoque cette situation précisément. Le fossé entre les pauvres et les riches s’est élargi jusqu’à l’exaspération et l’aumône ne suffit plus pour combler la fracture. Les formules ne manquent pas qui désignent la division de l’humanité en deux groupes, empruntées en partie aux discours politiques et économiques contemporains : d’un côté, il y a les « pauvres », les « classes pauvres », les « prolétaires », les « déshérités de la fortune », la « classe indigente », les « petits », les « opprimés », les « déshérités », les « malheureux », les « faibles », ceux qui sont « dénués de richesses et de puissance » et qui se trouvent « dans une situation d’infortune et de misère imméritées » ; de l’autre, il y a les « riches », les « fortunés », les « grands », les « opulents » et les « ploutocrates ». Les premiers appartiennent à la classe des « ouvriers » et ils représentent le « travail », les seconds, ce sont les « patrons » qui incarnent le « capital ».
11Ce faisant, le document prend position par rapport aux différents courants politiques qui se forment, et il s’en inspire : nous venons de le voir, l’encyclique n’hésite pas à adopter une série de termes issus des grands débats du xixe siècle. De fait, Rerum novarum se situe au milieu d’une discussion dont les grandes orientations sont d’ores et déjà fixées, et les commentateurs de l’encyclique observent régulièrement que le document présente un mélange de suggestions « progressistes » et « conservatrices » [par exemple Racine, 1991]. L’une des avancées les plus importantes consiste dans l’idée de complémentarité du capital et du travail : Rerum novarum se prononce clairement contre l’assimilation du travail à une marchandise, en déclarant qu’une telle vision est absolument incompatible avec la dignité humaine. L’Église est favorable à l’implication des ouvriers dans les tâches de gestion ainsi que la mise en œuvre du principe de subsidiarité. D’un autre côté, à propos de la construction de l’État social, l’encyclique cherche surtout à se distinguer du socialisme puisqu’elle insiste plutôt sur la responsabilité des familles : les interventions de l’État doivent demeurer sporadiques et il n’y a pas de « droits sociaux ». C’est sans doute pourquoi l’encyclique encourage les ouvriers à quitter la pauvreté au moyen d’une épargne personnelle : « Le premier principe sur lequel doit se baser le relèvement des classes inférieures est l’inviolabilité de la propriété privée. » [Rn 12]
2 – Rerum novarum et la philosophie libérale de John Locke
12Parmi la multitude des points de vue exposés, la propriété privée constitue en effet le fil rouge qui parcourt le texte d’un bout à l’autre et qui préside au déroulement du raisonnement. Plusieurs arguments sont présentés. L’encyclique érige la propriété en un véritable droit naturel accordé à chaque individu, en faisant référence au travail combiné avec les besoins liés à la survie : « […] la raison intrinsèque du travail entrepris par quiconque exerce un métier, le but immédiat visé par le travailleur, c’est d’acquérir un bien qu’il possédera en propre et comme lui appartenant. » C’est ce rapport qui en fait un « droit strict et rigoureux » en vue d’accorder à chaque personne la « libre disposition » des fruits de ses efforts [Rn 4]. Et comme la fonction première du travail consiste à produire ce qui est nécessaire pour vivre et à entretenir l’existence, il s’ensuit que la généralisation de la propriété contribue à lutter contre le manque et à surmonter la crise sociale [3].
13Nous l’avons annoncé plus haut, l’encyclique se réclame explicitement de saint Thomas et de la doctrine scolastique. Cependant les choses sont plus complexes qu’il y paraît. Dans sa contribution intitulée « Propriété de droit naturel. Thèse néo-scolastique et tradition scolastique », parue en 1950, le théologien jésuite belge L. De Sousberghe a démontré qu’en réalité la justification de la propriété privée par le droit naturel apparaissait, dans la doctrine catholique, au xixe siècle seulement et qu’elle était influencée par J. Locke. Depuis lors, plusieurs interprètes ont noté la parenté effective des arguments de Rerum novarum et des réflexions du philosophe anglais, que ce soit dans une perspective critique – Léon XIII aurait trahi la tradition éthique chrétienne [Hallebeek, 1986, Saberschinsky, 2002, von Nell-Breuning, 1983] – ou d’approbation – la position défendue par le pape se justifierait par sa volonté de répondre de façon résolue à la menace du socialisme et du communisme [Beutter, 1971, Sorgenfrei, 1970, Utz, 1983] [4].
14Locke expose les principes de la propriété dans le Traité sur le gouvernement civil (1690). En une première étape, il rappelle que la terre appartient en commun à tous les hommes. Par la suite, le philosophe développe l’idée du droit naturel individuel à la propriété, et il s’écarte sensiblement de la pensée traditionnelle sur ce point. Grossièrement, le droit de propriété serait fondé sur deux raisons. Primo, l’homme a l’obligation de préserver sa vie, et le moyen de pourvoir aux nécessités est constitué par le travail. Secundo, le travail appartient à l’individu, ce dont il résulte que la propriété personnelle représente bien un droit inaliénable et qu’elle est indissociable de la liberté subjective [5].
15Puis, Locke institue un droit à la propriété illimitée, non soumise à une quelconque mesure. Il est vrai que cette perspective n’intervient que dans un second temps. En effet, les chapitres précédents expliquent au contraire pourquoi toute possession est entourée de deux restrictions essentielles : le propriétaire doit laisser aux autres tout ce qui leur est indispensable pour subsister, et il ne doit pas gaspiller ou laisser périr les biens engrangés. Ces réserves, qui paraissent pertinentes dès lors que tous les êtres humains sont égaux et que tous ont droit à la conservation de la vie, sont pourtant levées ultérieurement, sous prétexte que l’« invention de la monnaie » les rend inutiles – l’or n’est pas exposé à la décomposition, et le riche qui amasse des pièces de métal ne prive pas le reste de l’humanité des biens indispensables à la vie. Alors, les possibilités d’enrichissement se trouvent multipliées jusqu’à l’infini [6].
16Revenons à Rerum novarum. Les interprètes n’en doutent pas, derrière la référence à la philosophie scolastique, l’encyclique recourt en réalité aux idées du philosophe anglais rapidement esquissées ici. Le document affirme que la propriété privée, fondée sur le travail ainsi que la nécessité d’assurer l’autoconservation, constitue un droit ; il ne cesse de rappeler que ce droit, « pleinement conforme à la nature », est « inné à chaque homme » [Rn 4], c’est-à-dire individuel.
17En faisant un pas plus loin, est-il abusif d’affirmer que a propriété conçue ainsi désigne la ligne de démarcation entre la « pauvreté » et la « misère », bien que le texte ne distingue pas ces termes formellement ? Selon Rerum novarum, seuls les plus démunis, ceux qui se trouvent dans une situation d’« extrême nécessité », se verront accorder l’aide publique. Le terme de « justice » s’applique à leur condition, qui convoque la loi. La « charité » en revanche concerne tous les autres cas ; elle n’est pas ordonnée par la loi, et la propriété privée, qui permet à chaque ouvrier d’assurer sa propre subsistance, tend à la rendre superflue.
3 – Saint Thomas d’Aquin, la propriété et le bien commun
18En 1891, Léon XIII, élu Pape en 1878, a quatre-vingt-deux ans. Différents cercles catholiques l’avaient pressé depuis longtemps de publier un document sur la question sociale et ils avaient soumis leurs points de vue ; les commentateurs rappellent l’importance des mouvements nationaux dans les pays européens, avec La Tour du Pin et Albert de Mun en France (Œuvre des cercles), von Ketteler en Allemagne ou encore von Vogelsang en Autriche [7].
19La rédaction du texte est confiée à trois théologiens italiens : le jésuite M. Liberatore, le dominicain T.M. Zigliara et le jésuite C. Mazella [8]. Du premier schéma à la rédaction définitive, on observe un mouvement d’ouverture, d’une vision corporatiste à la reconnaissance des associations d’ouvriers et du syndicalisme. Et tandis que la seconde version distingue trois classes, le document final revient à l’idée d’opposition de deux classes [Racine, 1991, p. 8].
20Les rédacteurs sont spécialistes de la pensée thomiste tous les trois [Sorgenfrei, 1970]. On pouvait pour cela s’attendre à ce que l’encyclique invoque saint Thomas d’Aquin sur les thèmes principaux. Le grand penseur est cité à neuf reprises à propos de la propriété privée, la responsabilité de l’État au regard du bien commun et le droit d’association. Ce qui surprend en revanche, c’est que le raisonnement s’inspire en réalité du libéralisme au détriment de la scolastique : nous l’avons indiqué, les exégètes de Rerum novarum observent unanimement que les arguments de fond s’écartent de saint Thomas – tout en le revendiquant – et qu’ils présentent des affinités frappantes avec la philosophie de Locke. Pour le dire d’emblée, la différence capitale entre saint Thomas et le libéralisme tient à ce que le premier fonde le droit de propriété socialement et non individuellement. C’est un droit collectif qui prend sa source dans le bien commun et dont la société constitue le sujet, un droit qui est intrinsèquement limité et sur lequel pèse une dette [9]. La distinction entre la propriété et l’usage des biens, distinction que la philosophie économique a mise en avant récemment et dont elle a reconnu la fécondité [Berthoud, 2005 et 2008], sous-tend cette argumentation [10].
21C’est dans le contexte des questions de droit et de justice, au milieu des chapitres II-II [66,1, a.1-2] de la Somme théologique, que le philosophe systématise son point de vue. Créé à l’image de Dieu, l’être humain exerce selon lui une domination sur les choses matérielles et c’est pourquoi la propriété est naturelle, elle est de droit. Or il s’agit ici d’un droit commun à l’humanité et non d’un droit individuel, c’est-à-dire que le droit de propriété appartient à l’être humain en général et non à la personne singulière. Il est absolu et inaliénable en ce sens et il s’applique à la totalité des biens de la création.
22Il en va différemment de la propriété privée. Nous quittons alors le domaine du droit divin ou naturel pour pénétrer dans celui du « droit humain » (ius gentium), du droit institué par l’homme. Non fondée dans la nature, tenant compte des conditions d’existence postérieures à la chute, cette partie du droit ne coïncide pourtant pas avec le droit positif, elle se réclame de la raison et rien n’empêche qu’elle soit universelle.
23En termes de droit humain, la propriété privée peut-elle être considérée, sinon comme étant d’origine naturelle ou divine, comme « licite » en tout cas ? C’est ici que saint Thomas fait clairement appel à la dimension collective. D’abord, la propriété incite l’homme à mieux prendre soin des choses, car, dans le cas contraire, « chacun évite la peine et se décharge sur les autres de ce qui intéresse la communauté ». Puis, elle est utile à la préservation de l’ordre public puisque « ce serait une confusion générale si chacun pouvait s’occuper de tout indistinctement ». Finalement, la propriété privée est le plus sûr garant de la paix civile, « chacun étant content de ce qu’il possède, au lieu que nous voyons de fréquentes dissensions séparer ceux qui possèdent des biens en commun ou sous forme de propriété indivise » [trad. Gilson, 1998, p. 295-296] [11]. La propriété personnelle présenterait ainsi des avantages manifestes, or ses bénéfices regardent, non pas l’être humain individuel, mais la vie sociale et le bien commun : l’organisation et la solidité de la cité sont en jeu.
24En un second temps, saint Thomas établit que le propriétaire n’est pas autorisé à disposer à sa guise des richesses qui lui ont été confiées : c’est que la propriété est naturellement limitée. Mobilisant l’ancienne distinction entre l’« acquisition » et l’« usage » des biens, le philosophe écrit en effet : « Mais l’homme n’a pas que le privilège de posséder des biens extérieurs, il a aussi celui d’en user, et sous ce rapport il ne doit pas se les attribuer en propre, mais les considérer comme à tous, afin d’être plus disposé par là même à les mettre au service des autres en cas de besoin » [trad. Gilson, 1998, p. 296]. Ces phrases sont captivantes, il faut les lire attentivement. Le philosophe revient distinctement au droit divin ou à l’idée de destination universelle de la terre, et il conclut que l’attribution personnelle ne doit pas empêcher les autres de jouir des biens de la création. Car en vertu du droit divin, la nature a pour fonction de procurer le nécessaire à chaque être humain, et il serait contraire aux desseins du Créateur qu’un individu n’ait pas la possibilité de se nourrir, ou que le « privilège » de la propriété porte atteinte au « privilège » de l’usage. Il s’ensuit que les propriétaires de richesses ne doivent pas les gérer arbitrairement, ils sont plutôt appelés à prendre en considération les demandes provenant d’autrui, en se servant de leurs possessions comme s’ils ne les possédaient pas [12].
25Les conséquences sont importantes et elles touchent immédiatement la question de la pauvreté. Selon saint Thomas, il est incompatible avec l’ordre naturel que les uns vivent dans le luxe et l’opulence quand les autres se trouvent dans le dénuement, ce qui fait que le riche a l’obligation de donner aux indigents et qu’il ne doit pas garder pour lui ce dont le voisin pourrait avoir besoin pour assurer sa subsistance. Car « les biens que certains possèdent en surabondance sont destinés, de droit naturel, à secourir les pauvres » [trad. Gilson, 1998, p. 297 ; nous soulignons]. Saint Thomas fait ici peser une sorte d’ « hypothèque » [Horváth, 1929, p. 215] sur la propriété personnelle en assignant des restrictions substantielles à la libre disposition des possessions. Cette perspective paraît logique du moment que le droit d’usage représente l’expression immédiate du droit divin.
26Se déduisant du droit accordé à tous les êtres humains en leur qualité d’humains, le droit d’usage exclut ainsi toutes les formes d’accaparement qui tendent à la monopolisation, avec l’intuition que l’utilisateur des biens de la terre n’est jamais seul. Une interrogation pratique demeure cependant, qui est décisive parce qu’elle détermine la possibilité de réalisation des principes qui viennent d’êtres exposés. Le lecteur se demandera si le droit divin et le droit humain ne sont pas appelés à entrer en collision, ou encore par quelles modalités concrètes les pauvres auront accès à des choses dont ils ne sont pas les propriétaires attitrés. C’est à l’occasion de cette question épineuse que la théorie de saint Thomas dévoile toute sa finesse, en montrant d’une part sa capacité à réconcilier les différents niveaux et à tenir compte des réalités historiques données, et d’autre part, sa cohérence audacieuse qui ne recule pas devant des conclusions pouvant paraître extrêmes. Selon saint Thomas, le droit de tout être humain à jouir des biens de la terre peut être respecté de trois manières différentes : ce sont le prêt, le don et… le vol. Nous n’approfondirons pas ici les deux premières possibilités, dont le philosophe a traité dans d’autres endroits [13], pour nous contenter de présenter brièvement la troisième.
27Saint Thomas n’hésite pas à affirmer en toutes lettres que le pauvre est autorisé à prendre le nécessaire sur les biens privés d’autrui, lorsque sa détresse est extrême et qu’il en va de sa vie. « Que s’il se rencontre enfin quelque cas de nécessité évidente et urgente, tel qu’il fallût manifestement prendre ce qui se trouve sous la main pour subvenir à un besoin pressant, comme par exemple lorsqu’il y a péril pour la personne et que l’on ne peut faire autrement, chacun peut alors légitimement user du bien d’autrui pour subvenir à ses besoins, et le prendre, ouvertement ou en secret, sans commettre pour autant ni un véritable vol, ni un vrai larcin. » [trad. Gilson, p. 298299] [14] Cette position a l’air radicale, et ce n’est pas un hasard si la doctrine thomasienne de la propriété constitue un point sensible dans les discussions entre théologiens [15]. Toutefois elle ne fait qu’expliciter de façon décidée les conséquences découlant des réflexions antérieures, puisque à bien y réfléchir, le droit de vol est déjà inscrit en creux dans l’obligation qui incombe aux riches de donner aux pauvres. Car, conformément au droit d’usage, tous les êtres humains ont accès aux biens matériels et si quelqu’un meurt de faim, la loi fondamentale a été violée et il n’y a plus de communauté. Comme le dit Horváth [1929, p. 214], refuser l’usage de la terre, c’est refuser le droit à l’existence, et le vol pourrait être non seulement permis, mais constituer une contrainte morale dans certaines circonstances.
28Récapitulons. Saint Thomas ne cherche pas à faire l’apologie de la propriété, il cherche à identifier les conditions de l’ordre social. Suivant cette perspective, la propriété individuelle représente une sorte d’« actualisation » où s’exerce la domination de l’homme sur la création [Saberschinsky, 2002]. Elle est limitée intrinsèquement, en vertu de la finalité de l’existence humaine définie d’un point de vue social, et en vertu de la destination universelle des richesses terrestres. Par conséquent, toute personne peut revendiquer l’accès aux biens, ce qui fait que la propriété est naturellement « débitée » [Horváth, 1929, p. 230]. Et la dette qui pèse sur la propriété est définie par les besoins des pauvres ou, pour être plus exact, par les besoins de tous les êtres humains puisqu’à ce titre, il n’y a pas de différence entre les personnes. En sachant que les besoins ne se réduisent nullement, chez saint Thomas, aux nécessités primaires, mais qu’ils intègrent la vie culturelle.
29Ce sont ces aspects précisément que Rerum novarum semble avoir négligés [16]. Certes, l’encyclique se souvient de la distinction philosophique entre la propriété et l’usage [Rn 19] [17]. Cependant elle n’en tire pas les mêmes conclusions et elle ne saurait le faire, puisqu’elle prend pour point de départ le droit individuel à la propriété, quand saint Thomas rappelle simplement que l’appropriation ne doit en aucun cas léser le droit fondamental accordé à tout être humain, de jouir des biens de la terre.
30Il n’est alors pas surprenant que la pauvreté ne soit pas appréhendée de la même façon dans l’un et l’autre texte. Pour Rerum novarum, la constitution d’une épargne personnelle représente la voie par excellence qui permet aux pauvres de changer leur état. La situation la plus terrible pour un être humain est de ne pas pouvoir s’aider soi-même, et l’État et l’Église sont appelés à conjuguer leurs efforts pour sortir les « classes pauvres » d’une telle condition. Or en raisonnant ainsi, l’encyclique établit une frontière essentielle entre les pauvres et les riches, qui ne se réduit pas à la question du « plus » ou du « moins » en termes de volume.
31Que se passe-t-il en revanche chez saint Thomas ? En mobilisant à nouveau la distinction entre « misère » et « pauvreté », on pourra dire qu’une propriété mal conçue est susceptible de provoquer la misère, qui se définit alors comme le mépris du droit d’usage : la pauvreté selon saint Thomas est le « manque du superflu », la misère, « le manque du nécessaire » [Sassier, 1990, p. 215]. Par effet de retour, le droit de propriété individuel ne saurait en aucun cas constituer une réponse au problème de la pauvreté, comme c’est le cas dans l’encyclique. Car au nom de l’usage, la terre appartient à l’humanité, elle est indivisible, tous les êtres humains sont logés à la même enseigne, et la propriété individuelle n’a pas pour vocation de remédier aux situations de manque et d’indigence. Une telle affirmation frapperait d’absurdité le droit commun à faire usage des choses de la terre.
4 – La propriété sociale, fondement de la propriété privée
4.1 – La construction d’un concept
32Thomas d’Aquin développe une philosophie de la propriété privée qui se distingue du libéralisme sans être communiste – bien que des efforts aient été faits, du tournant du siècle jusque dans les années 1950 – pour l’interpréter en ce sens [par exemple Schaub, 1898 ; Farner, 1947]. Son intérêt tient à ce qu’il envisage d’entrée de jeu la propriété dans sa relation avec la vie collective, et non comme une sphère étanche qui serait par nature séparée des intérêts partagés. Ses réflexions ne permettraient-elles pas de procurer un fondement original à la notion de propriété sociale ?
33Il faut insister sur un aspect essentiel de la propriété sociale : elle est une réponse aux limites de la propriété privée pour réaliser l’égalité de fait. C’est H. Hatzfeld [1971 et 1982] qui soulignera, au début des années 1970, l’importance cruciale de cette notion vieille d’un siècle. Le problème émerge au moment de la Révolution française : comment les institutions peuventelles procurer à tout citoyen cette égalité de fait qui lui est refusée lorsqu’il n’est pas propriétaire ? Comment, s’interroge le conventionnel Harmand lors d’un débat qui précède le vote de la Constitution de 1793, « les institutions sociales peuvent-elles procurer à l’homme cette égalité de fait que la nature lui a refusée, sans atteinte aux propriétés terriennes et industrielles ? Comment y parvenir sans la loi agraire et le partage des fortunes ? » [Cité par Castel, 2008, p. 171]
34L’idée de propriété sociale joue donc un rôle primordial dans les débats qui font rage sous la Troisième République autour de la question de l’intervention de l’État social et de la recherche d’une solution face à la montée du paupérisme. Ce qui apparaît alors avec netteté, c’est la difficulté qu’il y a à articuler deux intuitions fondamentales. Il ne faut pas oublier que la perspective des réformateurs sociaux est d’ordre défensif et constructif à la fois : s’élaborant en vue de rendre un statut aux pauvres, elle s’établit contre les innombrables mises en question dont la possession privée a fait l’objet au xixe siècle.
35D’un côté, la propriété privée paraît indispensable pour fonder l’indépendance de l’homme et pour en faire un être responsable. De l’autre, cette valorisation de la propriété privée contient un danger certain pour la paix civile puisqu’elle clive la population, entretenant un antagonisme fondamental entre propriétaires et non-propriétaires. De fait, la valorisation de la propriété privée n’est pas réductible à la conception « bourgeoise » ou « capitaliste », comme le précise Castel : « Elle est plutôt la traduction d’un constat social ou sociologique de fond. Elle repose sur l’observation de la situation réelle des non-propriétaires, et particulièrement de cette part considérable des travailleurs qui n’ont que leur travail pour “gagner leur vie” comme le dit si bien le bon sens populaire. À savoir que s’ils n’ont rien ils ne sont rien. Ils sont non seulement misérables, mais indignes ». L’abbé Sieyès, inspirateur de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ne qualifiet-il pas ces non-propriétaires « d’instruments bipèdes ne possédant que des mains peu gagnantes et une âme absorbée, sans liberté sans moralité » en posant cette question : « Est-ce là ce que vous appelez des hommes ? » [cité par Castel, 1995, p. 206]
36Dans cette situation, la notion de propriété sociale joue désormais un rôle crucial. C’est grâce à elle que le non-propriétaire peut exister positivement en individu libre, autonome, responsable, qui s’appartient et a la possibilité de se projeter. Même dépourvu d’un patrimoine privé, il a la certitude de ne pas tomber dans la déchéance grâce à « ce minimum de propriété nécessaire à tout citoyen libre et vraiment égal aux autres ».
37Sur ce point, il convient de mentionner la pensée d’A. Fouillée qui est particulièrement nuancée, puisque c’est lui qui donne en 1884 la définition la plus explicite du noyau central de la notion de propriété : « L’État peut, sans violer la justice et au nom de la justice même, exiger des travailleurs un minimum de prévoyance et de garanties pour l’avenir, car ces garanties du capital humain qui sont elles-mêmes un minimum de propriété essentiel à tout citoyen vraiment libre et égal aux autres, sont de plus en plus nécessaires pour éviter la formation d’une classe de prolétaires fatalement vouée soit à la servitude, soit à la rébellion » [1884, p. 148]. Fouillée désigne donc une voie médiane entre le laisser-faire des libéraux et le collectivisme prôné par les différents courants du socialisme révolutionnaire. Plusieurs éléments sont réunis ici et articulés :
- la puissance publique intervient au nom de la justice sociale, en instituant une obligation pour les travailleurs de s’assurer ;
- cette intervention procure aux citoyens non-propriétaires, « un minimum de propriété », seule possibilité pour l’ouvrier d’être socialement et économiquement indépendant et d’être d’une certaine manière égal aux citoyens propriétaires ;
- la finalité est clairement politique : conjurer le risque de subversion que porte en lui le paupérisme montant soumis à des pratiques assistancielles humiliantes.
4.2 – La crise actuelle de la « propriété sociale » et la réponse scolastique
38Comme le remarque encore Castel, la propriété sociale est aujourd’hui « mise en cause » et « affaiblie » [2008, p. 172], alors qu’elle a constitué, pendant plusieurs décennies, la clef permettant de protéger les individus en universalisant le droit d’accès à des biens et à des services [18]. L’une des conséquences de ce constat réside en la menace d’insécurité qui pèse désormais sur chaque individu et qui prive les personnes de tout secours lorsqu’elles se trouvent dans des situations difficiles et que la pauvreté devient pour elles une réalité.
39Il n’est nul besoin de souligner qu’il n’y a pas de solution facile. Cependant, le contexte actuel ne nous invite-t-il pas à consolider les fondements conceptuels de la « propriété sociale » ? Car toute crise intervenant dans le monde politique, économique et social est aussi une crise des concepts, elle ébranle nos certitudes et nous amène à examiner les idées qui sous-tendent la réalité sociale.
40C’est pourquoi nous voudrions suggérer d’enrichir ou en tout cas de préciser le concept de propriété sociale en y intégrant la distinction, héritée de la philosophie classique, entre l’appropriation et l’usage. Car, au regard de l’usage, les êtres humains sont naturellement solidaires et la façon dont chaque individu consomme les biens lui appartenant affecte aussi les conditions de vie d’autrui : cette intuition, qui revient aujourd’hui dans les discours sur le développement durable, est susceptible d’inspirer notre façon de concevoir la vie sociale également. Elle fait en sorte que la propriété sociale et la propriété privée ne se limitent pas l’une l’autre en rappelant que chacune se réfère au même objet, le Bien commun.
41Une question capitale reste ouverte, celle des implications légales. L’analyse que nous avons proposée regarde les fondements éthiques de la propriété [19]. Or nous assistons aujourd’hui à un processus de démantèlement du système des protections telles qu’elles étaient établies dans les lois et les institutions. L’interrogation du futur est de savoir si nous parvenons à définir et à instaurer un ordre renouvelé en vue de répondre aux problèmes urgents.
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Mots-clés éditeurs : Locke, pauvreté, doctrine sociale, Thomas d'Aquin, propriété, Rerum novarum
Date de mise en ligne : 04/02/2011.
https://doi.org/10.3917/cep.059.0205Notes
-
[1]
Isabelle Astier. Université de Picardie Jules Verne, membre associé au Cems (Institut Marcel Mauss), iastier@wanadoo.fr. Annette Disselkamp. Université de Lille 1, Clersé, annette.disselkamp@univ-lille1.fr.
-
[2]
Nous tenons à remercier chaleureusement Arnaud Berthoud pour ses communications orales sur la philosophie de la propriété.
-
[3]
Rappelons à cet endroit que le « père » de la sociologie, A. Comte, avait préconisé l’accès des ouvriers à la propriété [par exemple 1841-1851, vol. X, p. 344].
-
[4]
Racine [1992, p. 12-14] rappelle en outre que les prises de position catholiques officielles jusqu’à Pie XI confondent le communisme et le socialisme.
-
[5]
Notons toutefois que Kramer [2004] a récemment présenté une interprétation « communautariste » de la théorie de la propriété chez Locke.
-
[6]
Comme l’expose le commentaire classique de Macpherson [1989, p. 214-243].
-
[7]
La théologie catholique a moins de mal à s’emparer de ce genre de questions que la théologie protestante. Voir la présentation classique de Troeltsch [1912], ainsi que le commentaire de Disselkamp [2008, p. 87-114].
-
[8]
Léon XIII charge M. Liberatore de rédiger une première esquisse sur la question ouvrière. Comme sa version sera jugée trop théorique et abstraite, T.M. Zigliara la réécrira complètement. Mazella effectue un certain nombre de modifications et Liberatore intervient à nouveau dans la rédaction finale [Racine, 1991, p. 5].
-
[9]
Rappelons dans ce contexte que la question de la propriété et de la pauvreté n’est pas pour saint Thomas de pure théorie : c’est avant tout une question existentielle qui regarde la vie chrétienne et qui fait signe aux bouleversements sociaux ayant marqué l’époque du Moyen Âge. Chez l’ordre des Frères mineurs fondé par saint François d’Assise, une opposition s’était formée entre ceux qui voulaient pratiquer la pauvreté absolue, conformément au Testament du saint, et ceux qui adoptaient une position plus modérée [voir sur ces divergences Le Goff, 1999]. En particulier, fallait-il préférer l’aumône au travail et renoncer à la moindre possession [Christophe, 1985, p. 125-143] ? La question n’est pas isolée, elle touche l’institution ecclésiastique dans ses fondements puisqu’il s’agit de l’articulation des domaines centraux, à savoir la cure des âmes, l’étude et la science, l’enseignement et le prêche, la vita religiosa, et la question des droits et des privilèges des différents ordres. Saint Thomas prend part aux discussions qui agitent le xiiie siècle relatives à la pauvreté mendiante. Dans son écrit Contra Impugnantes (Contre ceux qui combattent le culte de Dieu et la religion, 1256), il défend les ordres mendiants mais il assouplit son point de vue ultérieurement [Horst, 1992 ; Jones, 1995].
-
[10]
Berthoud dégage l’origine aristotélicienne de la notion d’usage et en développe la subtilité philoso phique, écrivant : « L’usage doit rester commun de manière distributive, parce que la Terre est donnée et reçue pour que tous en vivent chacun à sa manière et que personne ne soit exclu de l’humanité dont la Terre est la demeure. L’accaparement privé qui laisserait des hommes dans la pauvreté et hors de la communauté humaine est en cela injuste. » [2008, p. 14]
-
[11]
Les commentateurs relèvent les références aristotéliciennes impliquées par ces passages, en notant que la tradition patristique ignorait ces termes puisqu’elle abordait le problème d’un point de vue moral seulement et non sous l’aspect de l’ordre public. Voir par exemple Saberschinsky [2002, p. 42].
-
[12]
À propos de l’importance de la doctrine scolastique dans l’histoire du droit, voir Villey [1983, p. 76].
-
[13]
Le don relève de la miséricorde, qui renvoie à la charité [voir sur ces thèmes le commentaire très éclairant de Vallin, 2000, p. 207-276].
-
[14]
Geremek [1987, p. 37] fait allusion aux débats théologiques du xiie siècle, qui discutent la thèse selon laquelle un vol commis dans une situation de « nécessité extrême » ne constitue pas un délit mais la revendication d’un droit. Il note également que ces considérations n’ont trouvé que peu d’écho dans la pratique judiciaire et policière [1980, p. 18]. Dans la discussion récente, Mbonda [2004] s’y réfère.
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[15]
Par exemple, le beau livre de Horváth consacré au Droit de la propriété selon saint Thomas d’Aquin [1929] suscite quelque suspicion [Berger, 2005, p. 63-68].
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[16]
Racine [1992, p. 13] fait allusion à cet écart. Il remarque que Rerum novarum laisse ouvertes les questions suivantes : « L’usage commun de la propriété est-il exigé par la justice ou par la charité », et « Doit-il y avoir un contrat social au-dessus du contrat de propriété ? »
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[17]
Par ailleurs, l’enseignement social catholique du xxe siècle dans ses différentes prises de position ne se lasse pas de rappeler la destination universelle des biens, comme le souligne Spieker [2002, p. 61].
-
[18]
Astier [2007] a exploré les « nouvelles règles du social » qui font alors leur apparition.
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[19]
Les interprètes sont divisés quant aux implications strictement juridiques des textes de saint Thomas : pour les uns, « propriété » et « usage » constituent des termes juridiques en un sens technique [Horváth, 1929], quand d’autres y voient une conception philosophique et théologique « pré-juridique » [Hallebeek, 1986].