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Article de revue

Pauvreté et fausse richesse chez J.-J. Rousseau

L'économie entre éthique et politique

Pages 45 à 68

Notes

  • [1]
    PHARE – Université Paris I ; cpignol@yahoo.fr. Je remercie Arnaud Berthoud, Jimena Hurtado ainsi que le rapporteur pour leurs précieux commentaires.
  • [2]
    Marcel Hénaff souligne avec justesse combien Rousseau néglige l’un des problèmes qui préoccupent les économistes de son temps : le fait qu’un développement des techniques agricoles peut améliorer les rendements des sols. À aucun moment Rousseau n’envisage un perfectionnement technique en agriculture, car c’est précisément le domaine où il lui semble qu’on puisse s’en passer (Hénaff, 1989, p. 117).
  • [3]
    Clarens désigne dans La Nouvelle Héloïse la communauté économique organisée par Wolmar et Julie, communauté autarcique construite dans l’opposition à la société marchande.
  • [4]
    « Le bruit des gens d’une maison trouble incessamment le repos du maître (…). La foule de ses créanciers lui fait payer cher celle de ses admirateurs. Ses appartements sont si superbes qu’il est forcé de loger dans un bouge pour être à son aise, et son singe est parfois mieux logé que lui. S’il veut dîner il dépend de son cuisinier et non de sa faim ; s’il veut sortir il est à la merci de ses chevaux. » (1961, p. 546 sq.)
  • [5]
    Ou bien encore : « Les plus riches sont-ils les plus heureux ? Que sert donc l’opulence à la félicité ? Mais toute maison bien ordonnée est l’image de l’âme du maître. Les lambris dorés, le luxe et la magnificence n’annoncent que la vanité de celui qui les étale ; au lieu que partout où vous verrez régner la règle sans tristesse, la paix sans esclavage, l’abondance sans profusion, dites avec confiance : “C’est un être heureux qui commande ici”. » (1961, p. 466)
  • [6]
    Notamment Voltaire, Holbach, Turgot (Mauzi, 1994, p. 150-157).
  • [7]
    Rappelons, avec Catherine Larrère, que « si, après coup, l’accès à la modernité a pu être compris comme une sortie de l’englobement social traditionnel, il n’a pas été réfléchi de la sorte par les contemporains. Le développement moderne de la richesse n’a pas été appréhendé, par ceux qui en ont été les témoins, comme la montée de principes égalitaires, mais au contraire comme un épanouissement sans précédent des inégalités, qui paraissait scandaleux au regard aussi bien des aspirations égalitaires de la religion, que des idéaux d’égalité caractéristiques des cités antiques, et de l’affirmation de la liberté du citoyen » (2002, p. 197 sq.).
  • [8]
    « Je serais sensuel et voluptueux plutôt qu’orgueilleux et vain, et (…) je me livrerais au luxe de mollesse bien plus qu’au luxe d’ostentation (…) ma sotte et grossière gourmandise n’enrichirait point un maître d’hôtel ; il ne me vendrait point au poids de l’or du poison pour du poisson ; ma table ne serait point couverte avec appareil de magnifiques ordures et charognes lointaines » (1969, p. 678 sq.).
  • [9]
    Ce discours reprend celui que tient Saint-Preux dans Julie, voir note 1.
  • [10]
    Plus encore, lorsqu’il est désireux de la perdre, le gouverneur l’en décourage (1969, p. 787 sq.).
  • [11]
    « Le charme de voir ces bonnes gens heureux n’est point empoisonné par l’envie, on s’intéresse à eux véritablement. Pourquoi cela ? Parce qu’on se sent maître de descendre à cet état de paix et d’innocence et de jouir de la même félicité. C’est un pis-aller qui ne donne que des idées agréables, attendu qu’il suffit d’en pouvoir jouir pour le pouvoir. Il y a toujours du plaisir à voir ses ressources, à contempler son propre bien, même quand on n’en veut pas user. » (1969, p. 506 sq.)
  • [12]
    Les vassaux souffrent du gibier entretenu pour la chasse des seigneurs, voient « labourer leurs blés par [les lièvres], et leurs fèves par [les] sangliers », et, passant « le jour à cultiver leurs terres », « la nuit à les garder », sont ruinés par l’abondance du gibier du seigneur tandis que ceux qui parmi eux cèdent au désir de braconner sont envoyés aux galères. (1969, p. 689 sq.). L’appropriation privée est absurdité économique, cause de la misère des uns sans même accroître la jouissance des autres.
  • [13]
    Là serait son erreur, car même si Rousseau lui-même pouvait bien n’avoir pas de haine envers les riches, « il aspirait à leur enseigner la haine d’eux-mêmes et ne pouvait qu’inciter les autres à les haïr ».
    Ainsi inspira-t-il la Terreur, conclut Orwin à la suite d’Hannah Arendt, car « rien ne pouvait attester la compassion pour la souffrance océanique et infinie des opprimés, hormis une rage également infinie en-vers l’oppresseur » (1994, p. 113). Voulant encourager la compassion politique dans l’espoir de modérer la dureté des riches, il aurait appris aux riches la haine de soi, aux autres la haine des riches.
  • [14]
    Richard Boyd (2004), tout aussi critique qu’Orwin à l’égard de la pitié comme sentiment moral et fondement de la politique, exempte Rousseau de l’accusation d’avoir voulu fonder une « politique de la pitié » et, au contraire, convoque Rousseau pour montrer que la pitié ne saurait être au fondement de sa politique, parce qu’elle entraîne tous les vices que Rousseau critique dans sa théorie politique et morale. Lisant Rousseau dans la perspective des travaux récents sur la relation entre compassion et démocratie, Boyd comme Orwin disqualifient la notion de pitié comme fondement de la politique, soit – comme le fait Orwin – en accusant Rousseau d’avoir fait un mot d’ordre politique du reproche adressé aux riches de manquer de pitié, soit – à la suite de Boyd – en considérant que, du point de vue même de Rousseau, la pitié ne saurait être assimilée à la justice. Catherine Larrère (2002) montre à l’inverse comment la pitié pour les pauvres permet selon Rousseau d’avoir accès à l’humanité, à partir de laquelle se pense l’égalité.
  • [15]
    « Chez les nations civilisées et en progrès (…) la somme du produit du travail de la société est si grande que tout le monde y est souvent pourvu avec abondance, et que l’ouvrier, même de la classe la plus basse et la plus pauvre, s’il est sobre et laborieux, peut jouir en choses propres aux besoins et aux aisances de la vie, d’une part bien plus grande que celles qu’aucun sauvage pourrait jamais se procurer. » (1991, p. 66)
  • [16]
    « Quiconque a commis en sa vie une méchante action n’a rien à espérer d’elle que justice, et pardon s’il l’a offensée ; jamais faveur ni protection, qu’elle puisse placer sur un meilleur sujet. Je l’ai vue refuser assez sèchement à un homme de cette espèce une grâce qui dépendait d’elle seule. “Je vous souhaite du bonheur, lui dit-elle, mais je n’y veux pas contribuer, de peur de faire du mal à d’autres en vous mettant en état d’en faire. Le monde n’est pas assez épuisé de gens de bien qui souffrent pour qu’on soit réduit à songer à vous.” » (1961, p. 534)
  • [17]
    La construction de critères d’équité en économie a été inaugurée par Foley (1967) puis Varian (1974, 1975). Pour une présentation simplifiée, voir Fleurbaey (1996, p. 203-30).
  • [18]
    De même que chez Rousseau pour qui les agents sont responsables du bonheur qu’ils parviennent à tirer de leurs richesses, il n’y a pas d’égalité du bien-être mais des ressources permettant ce bien-être.
  • [19]
    Difficultés qui compromettent l’existence même de l’équilibre, car l’efficacité n’est plus toujours compatible avec l’équité. Voir Varian (1975, p. 246), Fleurbaey (1996, p. 212).
  • [20]
    Selon que l’égalisation des ressources comprend ou non le travail, certains agents sont plus ou moins favorisés par la redistribution des richesses : soit l’égalisation des ressources exclut les dotations en travail – et elle est compatible avec de très grandes différences de richesses – soit elle les inclut – et « les talentueux sont exploités par les non-talentueux » (voir Varian, 1975, p. 243-247 ; Fleurbaey, 1996, p. 214 sq.).
  • [21]
    Voir Fleurbaey (1996, p. 214-222), Dupuy (1992, p. 66-68).
  • [22]
    Elle oppose d’abord des arguments qu’elle emprunte à Wolmar et qui relèvent d’un calcul d’utilité – puisqu’on entretient des comédiens, pourquoi ne pas rémunérer l’éloquence des mendiants ? D’autre part, nourrir les mendiants, c’est empêcher qu’ils ne deviennent voleurs (1961, p. 539). Mais l’argument qui est le sien est plus essentiel et indemne de tout calcul.
  • [23]
    « Les hommes inégalement distribués sur le territoire, et entassés dans un lieu tandis que les autres se dépeuplent ; les arts d’agrément et de pure industrie favorisés aux dépens des métiers utiles et pénibles ; l’agriculture sacrifiée au commerce ; le publicain rendu nécessaire par la mauvaise administration des deniers de l’État ; enfin la vénalité poussée à tel excès, que la considération se compte avec les pistoles, et que les vertus mêmes se vendent à prix d’argent : telles sont les causes les plus sensibles de l’opulence et de la misère, de l’intérêt particulier substitué à l’intérêt public, de la haine mutuelle des citoyens, de leur indifférence pour la cause commune, de la corruption du peuple, et de l’affaiblissement de tous les ressorts du gouvernement. Tels sont par conséquent les maux qu’on guérit difficilement quand ils se font sentir, mais qu’une sage administration doit prévenir, pour maintenir avec les bonnes mœurs le respect pour les lois, l’amour de la patrie, et la vigueur de la volonté générale. » (1964a, p. 258 sq.)
  • [24]
    Rousseau serait ici hostile à Mandeville mais proche de la préférence physiocratique pour le faste de subsistance contre le luxe de décoration.
  • [25]
    « Il n’est pas dans le cœur humain de se mettre à la place des gens qui sont plus heureux que nous, mais seulement de ceux qui sont le plus à plaindre. » (p. 506)
  • [26]
    Elle est pourrait être comparée avec la conception de la justice exprimée dans le slogan qui chez Marx définit la répartition des richesses dans la phase supérieure de la société communiste : « À chacun selon ses besoins. » (Marx, 1965, p. 1420)

Introduction

1Sous le nom de luxe, Rousseau dénonce la mauvaise richesse qui envahit la société marchande et entraîne l’inégalité, l’asservissement et la misère des uns, la corruption et la vanité des autres, l’envie et l’insatisfaction de tous, l’abandon des vertus civiques du citoyen. Particulièrement virulente dans le Discours sur l’origine de l’inégalité (1964a, p. 175, 189, 192), cette dénonciation apparaît aussi dans La Nouvelle Héloïse, qui oppose à la fausse richesse des villes la prospérité de l’économie domestique de Clarens (1961, p. 466), dans le Discours sur l’économie politique (1964b, p. 267 sq.) et les écrits sur la Corse (1964d, p. 924 sq.) ou la Pologne (1964e, p. 1005), où Rousseau expose comment une bonne économie politique doit procurer à tous non la richesse mais l’abondance, et dans Émile, traité d’éducation d’un jeune homme que Rousseau choisit riche, pour être « sûr au moins d’avoir fait un homme de plus, au lieu qu’un pauvre peut devenir homme de lui-même » (1969, p. 267). Individuellement ou collectivement, dans le cadre étroit d’une économie domestique ou dans la perspective plus large d’une économie politique, la richesse pour Rousseau pose problème.

2Ce problème ne porte pas sur les conditions de production, sur la difficulté d’échapper à une pauvreté due à l’avarice de la nature. Au contraire, Rousseau se montre méfiant à l’égard des solutions techniques qui permettraient d’éviter les difficultés de la production et d’épargner aux hommes leur peine : « Dans tout ce qui dépend de l’industrie humaine, écrit-il dans le Discours sur l’économie politique, on doit proscrire avec soin toute machine et toute invention qui peut abréger le travail, épargner la main d’œuvre, et produire le même effet avec moins de peine. » (1964b, p. 525) Cette proposition provocatrice s’oppose à l’économie politique qui toujours recherche les conditions permettant d’échapper à l’avarice de la nature, de produire davantage pour un coût donné ou de minimiser le coût d’une production [2]. En ce sens, ses idées économiques n’appartiennent pas à une économie de la production dont le but ultime serait de vaincre la pauvreté mais à une économie de la consommation : si la richesse est mauvaise, ce n’est ni parce qu’elle est globalement insuffisante ni seulement non plus parce qu’elle est mal répartie. Certes sa répartition est mauvaise, mais cela est d’abord une conséquence du luxe, défini comme un mauvais usage de la richesse. Le problème que pose la richesse vient d’abord de ce qu’on en use mal.

3Le mauvais usage de la richesse est l’effet de la vanité et de l’envie entre individus des sociétés marchandes : « mauvais » en ce qu’il fait le malheur de l’individu en rendant son désir insatisfait et son cœur fermé à la souffrance des autres et des pauvres en particulier. Un bon usage des richesses au contraire donne un contentement de sa vie et un amour de soi sans souci du regard d’autrui mais non sans pitié à l’égard du pauvre qui souffre près de soi et dit sa souffrance pour être entendu : « bon » au sens où le cœur est pur et sans calcul lorsque la bienfaisance active succède à la pitié. Or le mauvais usage des richesses envahit la société marchande. Il faut à Clarens [3] l’ingéniosité de Wolmar et la vertu de Julie pour en exclure le luxe. Il faut à Émile une éducation attentive à l’exclure du monde pendant les premières années de son éducation pour ne « point faire germer en lui l’orgueil, la vanité, l’envie, par la trompeuse image du bonheur des hommes » (1969, p. 504). Il faut aux Corses et aux Polonais choisir l’autarcie et la réduction des échanges à leur minimum pour construire une bonne économie politique (1964d, p. 918922 ; 1964e, p. 1008).

4La centralité de la notion de mauvaise richesse dans le discours de Rousseau sur la pauvreté marque la distance qui le sépare des économistes de son temps et de la science économique contemporaine. C’est cette distance que nous explorerons en deux temps. Tout d’abord en identifiant la pauvreté comme une souffrance distincte du malheur de la mauvaise richesse comme du bonheur de la sobriété (I). Ensuite en reliant les deux reproches que Rousseau adresse aux riches des sociétés marchandes : la soumission au désir de fausse richesse et l’absence de pitié envers les pauvres (II). Nous ferons ainsi apparaître qu’à travers son discours sur la pauvreté, Rousseau exprime que la politique, en matière économique, ne saurait être indépendante de l’éthique. Ou, pour le dire autrement, que l’état social de pauvreté ne relève pas d’abord pour lui d’une science s’adressant à l’État, et étudiant les conditions de reproduction et de répartition de la richesse globale, mais d’une science de la consommation et de l’usage des richesses qui est une forme d’éthique adressée à tous les individus.

1 – Identification de la pauvreté

1.1 – La fausse richesse

5La fausse richesse envahit la société marchande : telle est l’affirmation qui parcourt toute l’œuvre de Rousseau. Elle s’observe dans le luxe, le faste, les dépenses ostentatoires des riches. Elle est dite fausse ou mauvaise parce qu’au lieu de procurer du bonheur à ceux qui la possèdent, elle les entraîne vers le malheur, l’envie et l’absence de pitié à l’égard des pauvres. Elle s’oppose à la vraie richesse par les désirs qui en sont à l’origine et qu’elle contribue à entretenir.

6La richesse ici n’est pas appréhendée comme un ensemble de biens appréciables en termes de quantités et de valeur d’échange, que l’on peut homogénéiser et mesurer comme une grandeur globale. Elle vaut subjectivement à travers la relation entre les biens et services qui la composent, et l’individu qui les désire ou qui en jouit. C’est cette dimension subjective qui est en jeu dans la définition rousseauiste de la fausse richesse. La fausse richesse a ceci de commun avec la vraie richesse qu’elle est désirée par les agents et qu’ils en jouissent. Mais ce désir et cette jouissance ne sont pas de même nature que ceux qui portent sur la vraie richesse.

7Alors que la vraie richesse est désirée en vue du bonheur, la fausse richesse résulte d’une altération des désirs de l’agent, qui ne relèvent plus de l’amour de soi mais de l’amour-propre. La vanité et l’envie en sont les deux principaux motifs. La vanité est le désir de s’approprier des richesses moins pour être heureux que pour sembler l’être. C’est le nom d’une satisfaction provoquée par le regard, admiratif ou envieux, d’autrui. Le vaniteux juge de son bonheur par les yeux d’autrui et sa satisfaction lui vient d’abord de la frustration que provoque chez autrui la vue de sa richesse. Elle est pour Rousseau une cause importante de l’inégalité de la société marchande : « Si l’on voit une poignée de puissants et de riches au faîte des grandeurs et de la fortune tandis que la foule rampe dans l’obscurité et dans la misère, c’est que les premiers n’estiment les choses dont ils jouissent qu’autant que les autres en sont privés et (…) sans changer d’état, ils cesseraient d’être heureux si le peuple cessait d’être misérable. » (1964a, p. 189) L’envie est l’envers de la vanité, le nom du malheur provoqué par la vue de la richesse d’autrui et la comparaison avec la sienne propre, et qui entretient le désir de fausse richesse. Vanité et envie s’entretiennent donc réciproquement.

8La fausse richesse est désirée au détriment de l’amour de soi : elle rend les riches malheureux, mal servis, mal logés, mal nourris [4]. Ces « riches sots martyrs de leur faste », ces « voluptueux de parade qui livrent leur vie entière à l’ennui pour paraître avoir du plaisir » (1969, p. 536), usent de leur richesse en sacrifiant la volupté vraie et le bonheur : « Je défie aucun homme sensé de contempler une heure durant le palais d’un prince et le faste qu’on y voit briller sans tomber dans la mélancolie et déplorer le sort de l’humanité [5]. » (1961, p. 547)

1.2 – Pauvreté et sobriété

9Quel discours sur la pauvreté résulte d’un tel discours sur la richesse ? Et d’abord, comment définir la pauvreté ? Si la fausse richesse entraîne l’agent vers son malheur, la pauvreté ne lui est-elle pas préférable ? S’en distinguet-elle seulement ? Le soupçon sur la richesse annonce-t-il un éloge de la pauvreté ? Le pauvre échappe-t-il au désir de fausse richesse ? Sa pauvreté lui donne-t-elle une supériorité sur le riche ? La richesse en devient-elle haïssable et la pauvreté désirable ? Faudrait-il préférer une richesse spirituelle – dont le pauvre serait détenteur – à une richesse matérielle ? On serait tenté de répondre affirmativement à ces questions, tant la dénonciation de la fausse richesse est aussi chez Rousseau une condamnation des riches et une démonstration de l’impossibilité de leur bonheur. Mais cela ne doit pas dissimuler que coexistent chez lui plusieurs discours sur la richesse et la pauvreté, qui correspondent à plusieurs formes de richesse et de pauvreté, telles que les hommes les vivent, que toute richesse n’est pas fausse, et que la sobriété qu’il faut préférer à la fausse richesse n’est pas la pauvreté.

10La pauvreté serait-elle alors désirable ? Existerait-il même une différence entre richesse et pauvreté ? À ces questions, Rousseau répond nettement par la négative. La pauvreté n’est pas désirable et le malheur du riche ne doit pas dissimuler celui du pauvre. Que le riche ne jouisse pas véritablement de ses richesses n’empêche pas que le pauvre souffre de sa pauvreté. Robert Mauzi (1994, p. 149 sq.) remarque très justement qu’en un siècle où l’on considère volontiers que le bonheur ne dépend pas de la condition sociale [6] – ce qui est aussi l’une des justifications de l’inégalité dont s’est accompagné le développement moderne de la richesse [7] – Rousseau récuse cette idée et même s’en indigne :

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Il y a, disent encore nos sages, même dose de bonheur et de peine dans tous les états. Maxime aussi funeste qu’insoutenable : car, si tous sont également heureux, qu’ai-je besoin de m’incommoder pour personne ? Que chacun reste comme il est : que l’esclave soit maltraité, que l’infirme souffre, que le gueux périsse ; il n’y a rien à gagner pour eux à changer d’état. Ils font l’énumération des peines du riche, et montrent l’inanité de ses vains plaisirs : quel grossier sophisme ! Les peines du riche ne lui viennent point de son état, mais de lui seul, qui en abuse. Fût-il plus malheureux que le pauvre même, il n’est point à plaindre, parce que ses maux sont tous son ouvrage, et qu’il ne tient qu’à lui d’être heureux. Mais la peine du misérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui s’appesantit sur lui. Il n’y a point d’habitude qui lui puisse ôter le sentiment physique de la fatigue, de l’épuisement, de la faim : le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour l’exempter des maux de son état. (1969, p. 509 sq.)

12Dans le « sentiment physique de la fatigue, de l’épuisement, de la faim », dans le sort qui accable le pauvre comme il accable l’esclave ou l’infirme, il y a pour Rousseau une évidence du malheur, semblable à celle qui conclut le Discours sur l’inégalité par le contraste entre « une poignée de gens [qui] regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire » (1964a, p. 194).

13En ce sens, il faut dire que fausse richesse et pauvreté ne sont pas identiques, que le pauvre souffre, et qu’il souffre différemment du riche, qu’il n’y a pas chez Rousseau d’éloge de la pauvreté mais au contraire une dénonciation d’une économie marchande qui ne fait la richesse – pourtant malheureuse – des uns qu’au prix de la pauvreté – souffrante – des autres.

14Pourtant, le long exposé « si j’étais riche » du livre IV d’Émile (1969, p. 678691) est aussi l’éloge d’une forme de pauvreté, à travers la démonstration d’une équivalence, au regard du bonheur, entre richesse et pauvreté. Imaginant comment il emploierait sa richesse, Rousseau répète d’abord son hostilité au luxe, à l’ostentation, aux dépenses dictées par la vanité [8], puis s’attache à montrer l’inutilité de la richesse, soit qu’elle ne permette pas d’acquérir ce qui est essentiel au bonheur – et d’abord le loisir, la liberté et la santé –, soit que la propriété privée des richesses ou leur usage privatif entraînent tant d’inconvénients que la jouissance est en presque annulée. Ainsi en est-il de la chasse, des jardins, ou des habitations. Seules l’indépendance et l’égalité permettraient des relations bienveillantes et heureuses dans la société qui l’entourerait (1969 : 683). La richesse est inutile au bonheur :

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« On m’objectera sans doute que de tels amusements sont à la portée de tous les hommes et qu’on n’a pas besoin d’être riche pour les goûter : c’est précisément à quoi j’en voulais venir (…) L’homme de goût et vraiment voluptueux n’a que faire de richesse ; il lui suffit d’être libre et maître de lui. Quiconque jouit de la santé et ne manque pas du nécessaire, s’il arrache de son cœur les biens de l’opinion, est assez riche (…). Gens à coffres-forts, cherchez donc quelque autre emploi de votre opulence, car pour le plaisir elle n’est bonne à rien [9]. » (1969 : 691)

16Cette inutilité ne vaut toutefois que pour ceux qui échappent à la pauvreté, car lorsque le nécessaire vient à manquer, la sobriété heureuse devient pauvreté souffrante.

17Cela n’empêche pas non plus que les riches puissent être heureux, à l’instar d’Émile et Julie, riches qui savent cultiver leur bonheur. Julie organise l’économie de Clarens comme un « art de jouir » (1961 : 541). L’éducation d’Émile devra lui permettre d’être heureux sans renoncer à sa richesse [10]. La richesse peut être un obstacle au bonheur ; elle ne l’est pas toujours. Pourtant, parce qu’elle risque d’entraîner l’agent vers le désir de fausse richesse, elle lui est souvent nuisible. Hors de la pauvreté, définie en creux comme l’état économique dans lequel l’agent manque du nécessaire, l’état économique désirable, défini comme un « équilibre entre désirs et ressources » (1969 : 303) est finalement indépendant de la richesse. Il dépend d’un accord entre les facultés et les désirs plus souvent menacé qu’amélioré par l’accroissement des richesses. Le bonheur des pauvres, s’ils ne manquent pas du nécessaire, est souvent plus grand que celui des riches :

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« Le peuple ne s’ennuie guère ; si ses amusements ne sont pas variés, ils sont rares ; beaucoup de jours de fatigue lui font goûter avec délices quelques jours de fêtes. Une alternative de longs travaux et de courts loisirs tient lieu d’assaisonnements aux plaisirs de son état. Pour les riches, leur fléau c’est l’ennui ; au sein de tant d’amusements rassemblés à grands frais, au milieu de tant de gens concourant à leur plaire, l’ennui les consume et les tue, ils passent leur vie à le fuir et à en être atteints : ils sont accablés de son poids insupportable. » (1969, p. 685)

1.3 – La responsabilité de l’agent dans son malheur

19Ce qui fait défaut au riche et l’empêche de jouir de ses richesses, ce qu’incarne le pauvre – mais un pauvre qui dispose du nécessaire – c’est une innocence, « un cœur pur et sain » comme l’aura Émile, qui ne saura pas l’inutilité des richesses « plus que moi, écrit Rousseau, mais [qui] ayant le cœur plus pur et plus sain (…) le sentira mieux encore » (1969, p. 691). Se tenir à l’écart du désir de fausse richesse n’est pas affaire seulement de savoir mais de sentiment. Car l’envie menace constamment, la vue de la richesse d’autrui peut à tout moment la déclencher, et la richesse possédée entretient le désir impossible à satisfaire d’une richesse infinie. Pour ne pas faire germer en son élève « l’orgueil, la vanité, l’envie, par la trompeuse image du bonheur des hommes », le gouverneur d’Émile veille à ne pas exposer « d’abord à ses yeux la pompe des cours, le faste des palais, l’attrait des spectacles », à ne pas « le promener dans les cercles, dans les brillantes assemblées », à ne lui montrer « l’extérieur de la grande société qu’après l’avoir mis en état de l’apprécier en elle-même ». Car « lui montrer le monde avant qu’il connaisse les hommes, ce n’est pas le former, c’est le corrompre ; ce n’est pas l’instruire, c’est le tromper » (1969, p. 504). La vue de la richesse n’est inoffensive qu’après une éducation achevée.

20Cela tient moins à la richesse en elle-même qu’à celle qui se développe dans la société marchande, société des apparences et de l’amour-propre, dans laquelle chacun est pour l’autre un rival. Toute richesse n’est pas mauvaise, et la présence d’autrui dans l’usage de la richesse ne suffit pas à la rendre telle. Il se peut que la richesse soit consommée en commun, et même appréciée à cette condition, sans pour autant devenir mauvaise. Ainsi en est-il du salon où ont lieu les dîners que Julie offre à ses convives choisis, ou de ses parures (1961, p. 544 sq.) ; dans Émile, du bonheur de la vie « champêtre et pastorale » que partagent ses spectateurs [11]. La vue de la richesse d’autrui ne provoque pas toujours l’envie ; la consommation de la richesse avec ou devant autrui ne se réduit pas toujours à une satisfaction de vanité. Autrui est alors senti comme un semblable, dont la richesse et le bonheur ne sont pas menaçants, ne diminuent aux yeux de chacun la valeur de ses propres possessions et de soi-même. Alors, la sobriété dont Rousseau fait l’éloge n’est pas contradictoire avec la richesse.

21Plus encore, il faut souligner que la consommation heureuse suppose le sentiment d’une superfluité des richesses dont on use, sentiment que le désir d’une richesse infinie ne permet jamais d’atteindre. Rousseau détaille dans le Discours sur l’origine de l’inégalité comment les premières commodités de la société naissante furent « le premier joug que s’imposèrent les hommes sans y songer », car « ayant par l’habitude perdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce, et l’on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder » (1964,

22p. 168). Tel est le sens de l’art de jouir que pratique Julie, qui est un « art des privations », parce que « tout ce qui tient au sens et n’est pas nécessaire à la vie change de nature aussitôt qu’il tourne en habitude, (…) cesse d’être un plaisir en devenant un besoin » (1961, p. 541). Paradoxalement, la fausse richesse qui rend le riche insatisfait et malheureux laisse aussi peu de place au superflu que la pauvreté. Le mauvais riche comme le pauvre est en proie au manque.

23Mais ce manque n’est pas de même nature : celui qui « manque du nécessaire », qui souffre de l’épuisement et de la faim, et dont la peine vient « de la rigueur du sort qui s’appesantit sur lui », n’est pas responsable de son malheur, car la pauvreté est une fatalité qui accable l’individu. Nul ne sait d’ailleurs s’il ne peut tomber d’un jour à l’autre dans la pauvreté et c’est une erreur du riche que de s’en croire à l’abri, comme l’expose à Émile son gouverneur : « Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempt ? » (1969, p. 468) Ainsi l’explique Julie pour justifier l’aumône qu’elle accorde aux mendiants : « La plupart sont des vagabonds, j’en conviens ; mais je connais trop les peines de la vie pour ignorer par combien de malheurs un honnête homme peut se trouver réduit à leur sort. » (1961, p. 540) La pauvreté nous atteint sans que nous puissions ni la prévoir ni l’éviter.

24À l’inverse, celui dont l’insatisfaction a pour origine la vanité ou l’envie est responsable de son malheur, car l’usage fait par chacun de la richesse qui lui est accordée est le lieu d’une responsabilité. C’est pourquoi Rousseau attribue le malheur du riche à une faute morale : « Fût-il plus malheureux que le pauvre même, [le riche] n’est point à plaindre, parce que ses maux sont tous son ouvrage, et qu’il ne tient qu’à lui d’être heureux. » (1969, p. 509) Plus contraint parfois par ses dépenses ostentatoires que le pauvre ne l’est par la nécessité, acceptant d’être mal servi, mal nourri, et mal logé, pour s’offrir des palais, des dorures et des domestiques, l’envieux voit ses plaisirs gâtés par le soupçon d’être moins favorisé qu’un autre (1961, p. 547). Peut-être est-il à plaindre, comme Émile apprendra aussi à le voir (1969, p. 536), mais la vanité comme l’envie relèvent de sa responsabilité : en dernier ressort, on choisit d’être envieux, ou plutôt on est coupable de se laisser aller à l’envie. L’envie nous saisit presque inévitablement, mais il importe que chacun s’efforce d’y échapper. Le riche est responsable de son malheur s’il renonce à cet effort.

1.4 – Le riche coupable envers le pauvre

25Rousseau n’énonce pas seulement la responsabilité du riche dans son malheur propre : il affirme aussi sa responsabilité dans la souffrance du pauvre. La concomitance de l’enrichissement des uns et de l’appauvrissement des autres n’est pas fortuite, il y a pour Rousseau une relation de l’un à l’autre « il faut de la poudre à nos perruques ; voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain » énonce-t-il dès les premières polémiques suscitées par le Discours sur les sciences et les arts. La dépense des riches, loin de permettre l’entretien des pauvres, est la cause de leur misère : « S’il n’y avait point de luxe, il n’y aurait point de pauvres (…) L’argent qui circule entre les mains des riches et des artistes pour fournir à leurs superfluités est perdu pour la subsistance du laboureur. » (1964f, p. 79) Son discours sur la pauvreté est une accusation adressée aux riches. Mais quelle est la nature de cette accusation ? Quelle relation Rousseau établit-il entre le comportement des riches et la souffrance des pauvres ? D’où vient que l’accroissement de la pauvreté soit concomitant de l’accroissement de la richesse ?

26Les riches sont-ils accusés d’être à l’origine de la pauvreté ? Pas exactement. C’est le développement de la société marchande qui crée en même temps richesse et pauvreté. L’argument fondamental de Rousseau est celui de la destruction, par la société marchande inégalitaire, d’un équilibre dans l’usage des richesses qui permettrait à tous de vivre sans souffrir de pauvreté. Cet équilibre, que décrit la société naissante du Discours sur l’origine de l’inégalité et que tentent de reconquérir Julie ou Émile, dans le cadre restreint d’une communauté ou dans celui, plus étroit encore, d’une économie à la Robinson, est rompu par l’accumulation des richesses qui tout à la fois accroît les besoins de tous et fait ressentir un manque où nul n’en ressentait auparavant et détourne les richesses communes [12] au profit de quelques-uns, qui n’en tirent pas même une jouissance véritable : « Voulez-vous dégager les plaisirs de leurs peines, ôtez-en l’exclusion : plus vous les laisserez communs aux hommes, plus vous les goûterez toujours purs. » (1969, p. 689)

27Rousseau certes soupçonne les riches d’être des escrocs. La richesse résulte le plus souvent au mieux du hasard, au pire de l’escroquerie. Il pourrait sembler paradoxal que les bons riches qu’incarnent Émile ou Julie soient des héritiers : c’est que, dans un monde régi par l’intrigue, tel que l’est, selon Rousseau, la société marchande, l’héritier, s’il travaille, est moins fripon que bien des riches ayant acquis eux-mêmes leur richesse. Pourtant, l’accusation essentielle qu’il adresse aux riches de la société marchande ne porte pas sur l’origine de leur richesse. Autrement dit, Rousseau n’est pas économiste, le riche qu’il condamne n’est pas le capitaliste de l’économie classique ou marxiste, et l’on chercherait en vain dans ses arguments l’annonce d’une théorie de l’exploitation, qui indiquerait des mécanismes par lesquels les pauvres le sont parce qu’ils sont dépossédés par les riches du produit de leur travail.

28Faut-il supposer que les riches pour Rousseau seraient coupables du seul fait d’être riches, sans que soit démontrée l’existence d’une relation de causalité entre leur richesse et la pauvreté des pauvres ? Telle est l’interprétation proposée par Clifford Orwin, pour qui « Rousseau (…), le premier (…) osa dire aux riches qu’ils étaient injustes du simple fait qu’ils étaient riches, et que les pauvres, à l’inverse, étaient opprimés pour la simple raison qu’ils étaient pauvres » (1994, p. 112 sq., nous soulignons) [13]. Sous le nom de « compassion politique », Orwin souligne avec justesse le rôle central que joue la pitié dans l’accusation que Rousseau adresse aux riches, et qui vise le mauvais riche, celui que la souffrance du pauvre n’apitoie pas. « Impitoyable et dur, spectateur dédaigneux des misères de la canaille » (1969 : 678), il se détourne du spectacle de la misère et, lorsqu’il le rencontre, fait taire en lui le sentiment naturel de pitié qui devrait l’étreindre. L’absence de pitié du mauvais riche malgré l’évidence du malheur du pauvre, Rousseau l’explique par l’incapacité où il est de se transporter hors de lui-même et de s’identifier avec le pauvre qui souffre. Cette identification est rendue impossible par le fait qu’il ne craint pas de devenir pauvre lui-même – or « on ne plaint jamais chez autrui que les maux dont on ne se croit pas exempt soi-même » – ou qu’il juge le pauvre assez stupide pour ne pas sentir le mal qu’il souffre – or « la pitié qu’on a du mal d’autrui ne se mesure pas sur la quantité de ce mal mais sur le sentiment qu’on prête à ceux qui le souffrent » (1969, p. 507 sq.). Ces « maximes de la pitié » énoncées dans le Livre IV d’Émile résument l’accusation, de nature à la fois politique et morale, que Rousseau adresse aux riches.

29L’interprétation proposée par Orwin exprime combien la relation qu’établit Rousseau entre pitié, justice et politique est fautive et dangereuse, parce qu’au nom de la pitié pour les pauvres, elle promeut la haine des riches et conduit au despotisme politique [14]. Cette discussion, qui relève d’abord de la philosophie politique, intéresse aussi l’économiste. Si les riches sont pour Rousseau coupables d’être sans pitié envers les pauvres, l’absence de pitié serait-elle une injustice ? La pitié devrait-elle pour lui motiver la justice en matière économique en étant le critère d’une politique visant à établir la justice, définie comme égalisation des fortunes ou, tout au moins, comme suppression de la pauvreté ? Si tel était le cas, le discours de Rousseau devrait être singulièrement rapproché de celui de l’économie politique qui, depuis le xviiie siècle jusqu’à aujourd’hui, affirme que l’accroissement des richesses profite à tous, donc aussi aux pauvres. Des propos de Smith dès l’introduction de la Richesse des nations[15] jusqu’aux théories économiques de la justice de la seconde moitié du xxe siècle, le souci de faire profiter les pauvres de l’accroissement général des richesses permis par le développement des échanges marchands est constant. Dans les approches contemporaines, il s’illustre dans la volonté d’élaborer des critères de justice qui complètent la notion d’efficacité économique. La pitié chez Rousseau tient-elle un rôle analogue à celui que tiennent les critères de justice dans l’économie normative contemporaine ? Est-elle une vertu politique nécessaire à l’accomplissement d’une justice économique ? Ou bien au contraire se réduit-elle à une vertu privée qui s’épuiserait dans la charité ?

2 – La pitié envers les pauvres : justice et égalité

30La relation qu’établit Rousseau entre pitié et justice est ambiguë. Dans Émile comme dans La Nouvelle Héloïse est posée la question du bon usage de la pitié. Il ne suffit pas qu’Émile éprouve de la pitié devant la souffrance d’autrui, il faut « qu’en voyant des malheureux » il n’ait pas pour eux que cette « pitié stérile et cruelle qui se contente de plaindre les maux qu’elle peut guérir ». Il faut donc qu’à la pitié succède une bienfaisance active (1969, p. 545). Mais, alors que la pitié peut s’éprouver à l’égard de tous, la bienfaisance doit être sélective, sous peine de dégénérer en faiblesse ou en injustice. Si l’éducation d’Émile, à l’âge où son amour-propre se développera, est orientée vers l’apprentissage de la pitié, il importe, pour que cette pitié ne « dégénère pas en faiblesse », de ne s’y livrer « qu’autant qu’elle est d’accord avec la justice, parce que, de toutes les vertus, la justice est celle qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il faut par raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain ; et c’est une très grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchants » (1969, p. 548). Un principe semblable guide la conduite de Julie, qui « sait accorder et refuser ce qu’on lui demande sans qu’il y ait ni faiblesse dans sa bonté, ni caprice dans son refus » (1961, p. 534) [16]. Chaque homme peut être à plaindre et Émile apprendra même à plaindre les riches, mais il faut diriger la pitié dans le sens de la justice.

31Si la pitié doit être dirigée dans le sens de la justice, si d’autre part elle suppose une égalité entre les hommes, l’économiste est invité à comparer le discours de Rousseau à celui que tiennent les théoriciens de l’équité économique [17] qui, certes sans évoquer la pitié, associent étroitement justice et égalité. Ces approches en effet, parce qu’elles promeuvent une répartition égalitaire de la richesse, pourraient se présenter comme une formulation moderne d’une conception rousseauiste de la justice économique. On montrera pourtant qu’elles énoncent un principe de justice qui, paradoxalement, peut être la justification des comportements impitoyables et, par là, injustes.

2.1 – Justice et égalité des ressources : l’équité en économie

32Les théories de l’équité ajoutent au critère parétien d’efficacité un critère de justice. Une répartition des ressources est dite juste lorsque nul ne préfère détenir les ressources d’aucun autre agent de l’économie. La répartition en parts égales de la totalité des ressources de l’économie est l’une des répartitions justes mais elle n’est ni la seule ni la plus souhaitable, puisque, du point de vue de l’efficacité, mieux vaudrait que chacun détienne les ressources ajustées à ses préférences. Si, partant d’une égale répartition d’égalité des ressources, on autorise les échanges selon une procédure walrassienne, l’équilibre qui en résulte est à la fois équitable et efficace. Promouvoir la justice économique suppose donc de répartir également les ressources de l’économie parmi les agents à travers une procédure centralisée organisée par un « agent bienveillant », pour reprendre l’expression de Feldman et Kirman (1974, p. 1004), puis de laisser les agents tirer parti des possibilités d’échanges mutuellement avantageux, compte tenu de leurs différences de goûts. La procédure walrasienne des échanges garantit à la fois la réalisation des choix des agents et l’absence d’injustice dans les échanges eux-mêmes, puisque chacun peut échanger aux mêmes conditions que tous les autres ; la procédure de distribution initiale des ressources garantit l’égalité des conditions initiales dans lesquelles les agents opèrent leurs choix. Une telle conception de la justice plaiderait pour une redistribution générale et parfaitement égalitaire de toutes les ressources de l’économie entre les agents, puis à l’allocation marchande des ressources ainsi réparties : la distribution égalitaire garantirait l’équité, l’allocation marchande, l’efficacité.

33La promotion par Rousseau de l’égalité pourrait-elle s’accorder avec une telle conception de la justice économique ? Deux arguments vont dans le sens d’une réponse positive.

  • Le premier est le caractère égalitaire de la distribution des ressources qui en découle : une allocation équitable des ressources de l’économie ne laisse plus apparaître de riches ni de pauvres, puisque les ressources de chacun sont soit identiques, soit de valeur égale et accessibles à tous [18]. On pourrait même juger que l’égalité des ressources implique une conception plus stricte de l’égalité que celle défendue par Rousseau lui-même, qui, comme le rappelle Catherine Larrère, ne souhaite pas une abolition de la propriété dans un maintien rigide de l’égalité des fortunes (2002, p. 198).
  • Le second argument tient à la procédure par laquelle l’équité est obtenue, procédure dans laquelle chacun imagine être doté des ressources attribuées aux autres et s’interroge sur la satisfaction qu’il en tirerait. Le test qui définit un équilibre équitable passe par une comparaison dans laquelle chaque agent est mis à la place de n’importe quel autre, et semble être transporté hors de sa situation propre – ici hors des ressources que le hasard lui a attribuées – et s’identifier avec chacun. On serait tenté de rapprocher la comparaison et l’identification ici en œuvre à la pitié rousseauiste.
Pourtant, il faut souligner combien l’usage que fait Rousseau de la pitié est éloigné de cette notion de justice économique. Les riches sont pour Rousseau coupables non d’être riches mais d’être sans pitié devant le malheur des pauvres. Or la justice économique entendue comme égalité des ressources peut paradoxalement être le motif d’un comportement sans pitié et, par là, injuste. Il suffit pour le montrer d’introduire le travail dans les richesses initiales des agents. En supposant identiques les capacités de travail de chacun, l’équité n’exige aucune redistribution nouvelle des ressources. Mais l’efficacité fait apparaître des différences dans les paniers de biens dont ils disposent avant l’échange, certains choisissant d’utiliser leur capacité de travail pour produire et consommer des biens, d’autres préférant la conserver pour en jouir sous forme de loisir. Cette différence dans les paniers de biens détenus par chacun ne doit pas dissimuler que tous les individus restent dans la même situation économique et jouissent d’une richesse égale : les différences dans les allocations ‘biens-loisirs’ choisies par chacun ne reflètent pas plus de différences de richesses que celles qui peuvent apparaître, après l’échange, dans les choix d’un bien relativement à un autre. Un agent est libre de ne pas travailler et de consommer sa richesse en temps de loisir. Il n’est pas plus pauvre qu’un autre qui travaillerait beaucoup pour obtenir plus de bien, mais qui choisit seulement un autre emploi de sa richesse.

34Lorsque les capacités de travail des individus sont identiques, il suffit pour réaliser une distribution juste des ressources de répartir également toutes les ressources hors du travail. Les choses se compliquent lorsque les individus sont inégalement dotés en capacités de travail, autrement dit lorsque leurs ‘talents’ diffèrent et qu’ils sont plus ou moins habiles à employer leur temps de travail pour obtenir des biens de consommation. Répartir en parts égales la quantité de chaque bien disponible dans l’économie devient impraticable puisque le travail – ou le ‘talent’ – constitue une ressource non transférable. Les comparaisons qui fondent l’équité soulèvent alors des difficultés techniques [19], des débats portant sur ce qu’il convient d’inclure dans les ressources à égaliser [20], qui ont amené les théoriciens à proposer différentes solutions [21]. Au-delà de leurs différences, ces solutions ont pour caractéristique commune de distinguer ceux qu’il pourrait être juste de dédommager – les mal dotés, parmi lesquels peut-être les ‘peu talentueux’ – de ceux qu’il serait injuste de dédommager : les paresseux ou, pour le dire en termes plus neutres, ceux qui ont une forte préférence pour le loisir. Par là, les théories de l’équité, bien qu’elles explorent une conception de la justice beaucoup plus large que celle proposée par Walras – puisque les inégalités ‘naturelles’ y sont possiblement compensées par des transferts sociaux – laissent la place, en creux, à la question posée par Walras, qui se demande « si l’inégalité n’a pas ses droits, et si c’est une chose moins opposée à la justice, alors que j’ai été toute ma vie un producteur actif et économe, qu’on me réduise, sur mes vieux jours, au niveau de consommation d’un fainéant ou d’un dissipateur » (1990, p. 139). L’égalité des ressources est une égalité des possibilités de choix des agents, compatible avec les choix effectifs les plus divers. Ce sont ces termes que récuse Rousseau, par la voix de Julie lorsqu’elle expose à Saint-Preux les motifs du secours qu’elle accorde aux mendiants.

2. 2 – La pitié envers les mendiants : charité privée ou vertu politique ?

35La pitié chez Rousseau a ceci de particulier qu’elle est indifférente aux choix économiques qu’ont pu faire ceux qui souffrent. La pauvreté qui appelle la pitié ne s’analyse pas en termes de choix, ainsi que l’exprime Julie à propos du secours aux mendiants. À l’exception des méchants, sa pitié en effet s’exerce sans distinguer les pauvres désireux de travailler de ceux qui ne le veulent pas, ceux qui sont pauvres parce qu’ils l’ont bien voulu de ceux qui le sont malgré leur volonté : tous obtiennent son aumône. Son contradicteur – Saint-Preux – « peine à tomber d’accord avec elle » au nom même de la justice, qui voudrait qu’on ne dédommage pas celui qui choisit de ne pas travailler : « Je lui représentai que ce n’était pas seulement un bien jeté à pure perte, et dont on privait ainsi le vrai pauvre, mais que cet usage contribuait à multiplier les gueux et les vagabonds qui se plaisent à ce lâche métier, et, se rendant à charge à la société, la privent encore du travail qu’ils y pourraient faire. » (1961, p. 538)

36L’argument de Saint-Preux distingue le vrai pauvre – qui ne trouve pas de travail ou qui ne serait pas en mesure de travailler – du faux – qui n’est que paresseux – par la paresse. Une telle distinction n’exige pas de condamner la paresse. Il suffit pour l’admettre de juger qu’elle est un emploi possible de la richesse et que le paresseux ne doit pas davantage être dédommagé de ses choix que celui qui préfère consommer. Bien que les termes soient différents, l’argument n’est pas très éloigné de celui de Walras ou des théoriciens de l’équité : si les pauvres choisissent le loisir, ils ne sont pas plus pauvres que les autres. À ce raisonnement qu’elle juge « fait pour étouffer dans le cœur la pitié naturelle et l’exercer à l’insensibilité » (1961 : 539), Julie répond par un argument d’humanité [22] : il faut secourir les pauvres sans distinction, c’est-àdire sans chercher l’origine de leur pauvreté.

37

C’est au souverain de faire en sorte qu’il n’y ait point de mendiants ; mais pour les rebuter de leur profession faut-il rendre les citoyens inhumains et dénaturés ? (…) Pour moi, sans savoir ce que les pauvres sont à l’État, je sais qu’ils sont tous mes frères, et que je ne puis, sans une inexcusable dureté, leur refuser le faible secours qu’ils me demandent. La plupart sont des vagabonds, j’en conviens ; mais je connais trop les peines de la vie pour ignorer par combien de malheurs un honnête homme peut se trouver réduit à leur sort ; et comment puis-je être sûre que l’inconnu qui vient implorer au nom de Dieu mon assistance et mendier un pauvre morceau de pain n’est pas peut-être cet honnête homme prêt à périr de misère, et que mon refus va réduire au désespoir ? (1961, p. 540)

38Saint-Preux s’opposait donc à la pitié indifférenciée de Julie au nom d’une idée de la justice économique. Or Julie n’objecte pas que le vagabond serait hors d’état de travailler, soit qu’il n’en soit plus capable, soit qu’il ne parvienne pas à trouver de travail. Autrement dit, elle n’identifie pas le pauvre à un ‘mal doté’, à un agent ‘peu talentueux’, ou bien, alternativement, à un chômeur involontaire dont la pauvreté serait imputable à un défaut de coordination de l’organisation économique. En effet, si elle propose toujours des outils et de l’ouvrage à ceux qui se plaignent d’en manquer, c’est-à-dire à ceux qui entreraient dans la catégorie du chômage involontaire, elle affirme – et s’oppose là à Saint-Preux – qu’elle doit son secours même à ceux-là qui ne veulent pas travailler. C’est au nom d’une certaine conception de la justice économique, celle-là même que défendait Walras et que ne récusent pas les théories de l’équité, que les riches se justifient d’être impitoyables à l’égard des pauvres. C’est cette conception que Julie refuse.

39Sa réponse pourtant distingue nettement les devoirs de l’État de ceux des individus. La pitié au nom de laquelle elle accorde l’aumône n’est pas du ressort du souverain. C’est à chacun d’être sensible à la souffrance de son semblable. Mais elle énonce que les hommes, avant même d’être citoyens, ne peuvent pas invoquer une conception de la justice pour se refuser à la pitié qu’ils doivent à ceux qui souffrent : « Quoi qu’on puisse penser de ces infortunés, si l’on ne doit rien au gueux qui mendie, au moins se doit-on à soi-même de rendre honneur à l’humanité souffrante ou à son image, et de ne point s’endurcir le cœur à l’aspect de ses misères. » (1961, p. 540) Il y a une évidence de la misère, une objectivité de la pauvreté, à laquelle ne peut répondre aucun argument relatif à la responsabilité des individus dans leur misère. C’est cette évidence que récusent les mauvais riches lorsqu’ils se refusent à la pitié.

40Le discours de Julie n’est donc pas adressé à l’État : la pitié ne saurait être le motif d’une intervention de l’État visant à égaliser les fortunes au nom de la justice conçue comme une égalité. Le terme même de pitié est d’ailleurs absent du Discours sur l’économie politique comme des textes sur la Corse et la Pologne, et les maximes de la pitié développées dans l’Émile ne visent pas non plus à promouvoir des institutions étatiques fondées sur la pitié.

41La pauvreté pourtant concerne les États, qui doivent prévenir l’existence des pauvres par les obstacles mis au développement des échanges et à l’accumulation des richesses et par le biais d’un impôt appuyé sur les dépenses de luxe. Rousseau l’expose dans le Discours sur l’économie politique :

42

« Le plus grand mal est déjà fait, quand on a des pauvres à défendre et des riches à contenir. C’est sur la médiocrité seule que s’exerce toute la force des lois ; elles sont également impuissantes contre les trésors du riche et contre la misère du pauvre ; le premier les élude, le second leur échappe ; l’un brise la toile, et l’autre passe au travers. (…) C’est donc une des plus importantes affaires du gouvernement de prévenir l’extrême inégalité des fortunes, non en enlevant les trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler, ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir. » (1964b : 259)

43L’économie politique n’a donc pas pour tâche d’adoucir la situation des pauvres à travers des institutions fondées sur la pitié mais d’empêcher leur apparition à travers les obstacles aux échanges et à l’accumulation et à l’aide d’une fiscalité sur les dépenses de luxe.

44Le discours de Rousseau sur la pauvreté est là orthogonal à celui de l’économie politique : non seulement Rousseau ne fait pas l’apologie de la croissance, en supposant comme Smith qu’elle améliorerait le bien-être de tous, et veut au contraire restreindre le développement du commerce et de l’industrie [23], mais il dénonce aussi l’idée de lutter contre la pauvreté par une vaste redistribution des richesses organisée par l’État. La proposition de mesures fiscales et, plus généralement, l’idée selon laquelle le luxe est cause de la pauvreté pourraient indiquer le souhait d’une redistribution des richesses qui orienterait la production vers la satisfaction des besoins de tous [24]. Cela ne serait pas faux mais manqueraient deux éléments essentiels : d’une part le fait que Rousseau ne s’adresse pas à l’État pour qu’il organise cette redistribution ; d’autre part le fait que la critique de l’absence de pitié prolonge la critique de la fausse richesse. La condamnation de la fausse richesse qui est au départ de l’analyse de Rousseau sur la pauvreté n’est pas à séparer de sa condamnation des riches pour défaut de pitié.

2.3 – Éthique et politique

45La pitié pourtant n’est pas seulement affaire privée, et l’on montrera enfin comment, à travers sa relation à la fausse richesse, elle est le lieu d’une relation entre morale et politique. Rousseau affirme avec beaucoup de netteté non pas l’identité de la morale et de la politique, comme le voudrait l’expression de « compassion politique » mais leur relation, car « il faut étudier la société par les hommes et les hommes par la société : ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux » (1969, p. 524).

46La pitié certes n’est pas la justice, mais l’absence de pitié est le signe d’une société injuste, parce qu’elle révèle que certains de ses membres – les riches – n’en reconnaissent pas d’autres – les pauvres – comme leurs égaux. Ce ne sont pas les différences de richesse qui en soi sont injustes, mais l’attitude que ces différences produisent chez ceux qui possèdent les richesses envers ceux qui en sont dépourvus. Si le riche est coupable pour Rousseau, ce n’est pas d’être riche mais de refuser sa pitié au pauvre. Ce faisant, il refuse de se reconnaître riche et de reconnaître le pauvre comme son égal. Refuser sa pitié au pauvre, c’est refuser de se mettre à sa place et d’éprouver, de cette place, le malheur de la pauvreté. Car la pauvreté, entendue comme « le sentiment physique de la fatigue, de l’épuisement, de la faim » (1969, p. 510) a une objectivité que le riche refuse de voir et de ressentir.

47Ce faisant, le riche refuse aussi de se reconnaître riche, c’est-à-dire heureux en tant que propriétaire de richesses. Le riche sensible, accessible à la pitié, est celui qui, voyant le pauvre, se reconnaît riche et plaint la souffrance de celui qui lui fait connaître sa propre richesse. Le riche impitoyable est celui qui ne se reconnaît pas riche car, comme l’indique la première maxime [25], la pitié est toujours éprouvée par le plus heureux à l’égard du plus malheureux. En privant le pauvre du secours qu’il lui doit, le mauvais riche se prive lui même d’un sentiment doux, car la pitié est une manière de contempler sa propre richesse : « La pitié est douce parce qu’en se mettant à la place de celui qui souffre on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui. » (1969, p. 504) Davantage encore, c’est parce qu’il est malheureux d’être soumis au désir de fausse richesse qu’il se rend injuste envers le pauvre : c’est de ne pas distinguer entre vraie et fausse richesse qui le rend aveugle à la pauvreté.

48Il faut ajouter enfin que la frontière entre richesse et pauvreté ne saurait pour Rousseau être quantifiée et objectivement mesurée, ni ne saurait se définir comme une égalité des possibilités de choix des agents. Elle ne peut qu’être ressentie à travers l’évidence que constitue la souffrance du semblable. Pour reprendre les termes de Catherine Larrère, chez Rousseau, « le semblable est senti, avant d’être une qualité individualisante reconnue par la réflexion » (2002, p. 195). C’est en regardant les pauvres et en éprouvant pour eux la pitié qu’inspire leur souffrance que les riches connaissent non seulement leur richesse mais leur appartenance à l’humanité. La pitié nous fait atteindre rien de moins qu’un « sentiment de l’humanité » (ibid., p. 193). Le mauvais riche est empêché d’éprouver ce sentiment car pour qui ne distingue pas entre vraie et fausse richesse, tous les désirs se valent, tout est nécessaire, et il n’y a plus de pauvres à secourir. La justice à laquelle Rousseau se réfère et dont Julie exprime le sentiment est une justice pour laquelle les hommes sont égaux non pas au regard de ce qu’ils ont ou de ce qu’ils peuvent, mais au regard de leur droit à faire valoir chacun la mesure propre de leur désir ou de leur besoin [26]. Cette justice repose sur une éthique.

Conclusion

49S’il partage souvent les préoccupations des économistes, Rousseau ne partage ni leur méthode ni leur conception générale de l’économie. À l’opposé de toute l’économie politique qui veut résoudre le problème de la pauvreté par l’accroissement de la richesse, il affirme que la pauvreté est un malheur que l’accroissement des richesses risque d’accroître plus que de diminuer. La bonne répartition de la richesse n’est pas indépendante de la conception de la richesse ou, pour le dire dans les termes de la théorie économique moderne, la répartition des dotations initiales – entendue aujourd’hui comme la question de la justice économique – n’est pas indépendante de la définition de la richesse – entendue aujourd’hui comme la question de l’efficacité.

50Ou encore : la pauvreté relève d’un discours sur la consommation, parce qu’elle ne saurait être identifiée qu’à partir du point de vue de celui qui sait distinguer, pour lui comme pour les autres, la fausse richesse de la vraie.

51Cela n’implique pas nécessairement que Rousseau soutienne l’idée que toute croissance globale des richesses ou toute redistribution entre quantités de biens serait toujours une mauvaise solution au problème de la pauvreté, mais cela signifie que cette forme de solution, bonne ou mauvaise, serait toujours sous la perspective de l’État comme réponse à un problème d’administration politique et qu’à ce titre elle ne porte pas sur le point essentiel. En effet, la perspective quantitative, étatique, administrative et statistique ignore de quoi elle parle si elle ne donne pas d’abord la parole aux riches et aux pauvres et à tout ce qu’ils éprouvent dans leur relation à leurs désirs. Les richesses se définissent dans leur usage, leur usage est une affaire morale, un mauvais usage fait la souffrance du pauvre autant que le malheur du riche.

52De même qu’il ne peut pas y avoir de médecine sans un malade qui dit ce dont il souffre et dont la parole doit être entendue de tous, de même il ne peut pas y avoir d’Économie politique sans des hommes qui parlent de leurs besoins et des richesses qu’ils ont ou qu’ils n’ont pas – ensemble et séparément – pour les satisfaire. L’économie de la consommation, comme science de la valeur d’usage ou comme éthique adressée à tous, serait donc pour Rousseau une invitation à ce que chacun parle avec les autres de ses désirs et de leur mesure. La critique de la science économique serait la critique d’une science dont le propos d’État étouffe la voix du peuple.

Bibliographie

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  • Larrère Catherine (2002), « Sentiment moral et passion politique : la pitié selon Rousseau », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, tome 13, p. 175-199.
  • Mauzi Robert (1994), « Bonheur et condition sociale » in Robert Mauzi, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, p. 149-179.
  • Orwin Clifford (1994), « Rousseau et la découverte de la compassion politique », La pensée politique. Écrire l’histoire du xxe siècle, n° 2, EHESS, Le Seuil-Gallimard, p. 98-116.
  • Marx Karl [1875 (1965)], Critique du programme du parti ouvrier allemand, Œuvres : Économie, tome I, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade.
  • Pignol Claire (2004), « Rousseau et l’argent : autarcie et division du travail dans La Nouvelle Héloïse », in Art et argent en France au temps des premiers modernes (xviie-xviiie siècles), Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Oxford, Voltaire Foundations, p. 262-274.
    — (2010), « Money, Exchange and Division of Labour in Rousseau’s Economic Philosophy », European Journal of the History of Economic Thought, à paraître.
  • Rousseau Jean-Jacques [1761 (1961)], Julie ou La Nouvelle Héloïse, Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade.
    — [1755 (1964a)], Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade.
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    — (1964f), « Dernière réponse au Discours sur les Sciences et les arts », Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade.
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  • Varian Hal R. (1974), « Equity, envy and efficiency », Journal of Economic Theory, 9, p. 63-91.
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  • Walras Léon (1990), Études d’économie sociale, Paris, Economica.

Mots-clés éditeurs : pitié, Rousseau, équité, richesse

Mise en ligne 04/02/2011

https://doi.org/10.3917/cep.059.0045

Notes

  • [1]
    PHARE – Université Paris I ; cpignol@yahoo.fr. Je remercie Arnaud Berthoud, Jimena Hurtado ainsi que le rapporteur pour leurs précieux commentaires.
  • [2]
    Marcel Hénaff souligne avec justesse combien Rousseau néglige l’un des problèmes qui préoccupent les économistes de son temps : le fait qu’un développement des techniques agricoles peut améliorer les rendements des sols. À aucun moment Rousseau n’envisage un perfectionnement technique en agriculture, car c’est précisément le domaine où il lui semble qu’on puisse s’en passer (Hénaff, 1989, p. 117).
  • [3]
    Clarens désigne dans La Nouvelle Héloïse la communauté économique organisée par Wolmar et Julie, communauté autarcique construite dans l’opposition à la société marchande.
  • [4]
    « Le bruit des gens d’une maison trouble incessamment le repos du maître (…). La foule de ses créanciers lui fait payer cher celle de ses admirateurs. Ses appartements sont si superbes qu’il est forcé de loger dans un bouge pour être à son aise, et son singe est parfois mieux logé que lui. S’il veut dîner il dépend de son cuisinier et non de sa faim ; s’il veut sortir il est à la merci de ses chevaux. » (1961, p. 546 sq.)
  • [5]
    Ou bien encore : « Les plus riches sont-ils les plus heureux ? Que sert donc l’opulence à la félicité ? Mais toute maison bien ordonnée est l’image de l’âme du maître. Les lambris dorés, le luxe et la magnificence n’annoncent que la vanité de celui qui les étale ; au lieu que partout où vous verrez régner la règle sans tristesse, la paix sans esclavage, l’abondance sans profusion, dites avec confiance : “C’est un être heureux qui commande ici”. » (1961, p. 466)
  • [6]
    Notamment Voltaire, Holbach, Turgot (Mauzi, 1994, p. 150-157).
  • [7]
    Rappelons, avec Catherine Larrère, que « si, après coup, l’accès à la modernité a pu être compris comme une sortie de l’englobement social traditionnel, il n’a pas été réfléchi de la sorte par les contemporains. Le développement moderne de la richesse n’a pas été appréhendé, par ceux qui en ont été les témoins, comme la montée de principes égalitaires, mais au contraire comme un épanouissement sans précédent des inégalités, qui paraissait scandaleux au regard aussi bien des aspirations égalitaires de la religion, que des idéaux d’égalité caractéristiques des cités antiques, et de l’affirmation de la liberté du citoyen » (2002, p. 197 sq.).
  • [8]
    « Je serais sensuel et voluptueux plutôt qu’orgueilleux et vain, et (…) je me livrerais au luxe de mollesse bien plus qu’au luxe d’ostentation (…) ma sotte et grossière gourmandise n’enrichirait point un maître d’hôtel ; il ne me vendrait point au poids de l’or du poison pour du poisson ; ma table ne serait point couverte avec appareil de magnifiques ordures et charognes lointaines » (1969, p. 678 sq.).
  • [9]
    Ce discours reprend celui que tient Saint-Preux dans Julie, voir note 1.
  • [10]
    Plus encore, lorsqu’il est désireux de la perdre, le gouverneur l’en décourage (1969, p. 787 sq.).
  • [11]
    « Le charme de voir ces bonnes gens heureux n’est point empoisonné par l’envie, on s’intéresse à eux véritablement. Pourquoi cela ? Parce qu’on se sent maître de descendre à cet état de paix et d’innocence et de jouir de la même félicité. C’est un pis-aller qui ne donne que des idées agréables, attendu qu’il suffit d’en pouvoir jouir pour le pouvoir. Il y a toujours du plaisir à voir ses ressources, à contempler son propre bien, même quand on n’en veut pas user. » (1969, p. 506 sq.)
  • [12]
    Les vassaux souffrent du gibier entretenu pour la chasse des seigneurs, voient « labourer leurs blés par [les lièvres], et leurs fèves par [les] sangliers », et, passant « le jour à cultiver leurs terres », « la nuit à les garder », sont ruinés par l’abondance du gibier du seigneur tandis que ceux qui parmi eux cèdent au désir de braconner sont envoyés aux galères. (1969, p. 689 sq.). L’appropriation privée est absurdité économique, cause de la misère des uns sans même accroître la jouissance des autres.
  • [13]
    Là serait son erreur, car même si Rousseau lui-même pouvait bien n’avoir pas de haine envers les riches, « il aspirait à leur enseigner la haine d’eux-mêmes et ne pouvait qu’inciter les autres à les haïr ».
    Ainsi inspira-t-il la Terreur, conclut Orwin à la suite d’Hannah Arendt, car « rien ne pouvait attester la compassion pour la souffrance océanique et infinie des opprimés, hormis une rage également infinie en-vers l’oppresseur » (1994, p. 113). Voulant encourager la compassion politique dans l’espoir de modérer la dureté des riches, il aurait appris aux riches la haine de soi, aux autres la haine des riches.
  • [14]
    Richard Boyd (2004), tout aussi critique qu’Orwin à l’égard de la pitié comme sentiment moral et fondement de la politique, exempte Rousseau de l’accusation d’avoir voulu fonder une « politique de la pitié » et, au contraire, convoque Rousseau pour montrer que la pitié ne saurait être au fondement de sa politique, parce qu’elle entraîne tous les vices que Rousseau critique dans sa théorie politique et morale. Lisant Rousseau dans la perspective des travaux récents sur la relation entre compassion et démocratie, Boyd comme Orwin disqualifient la notion de pitié comme fondement de la politique, soit – comme le fait Orwin – en accusant Rousseau d’avoir fait un mot d’ordre politique du reproche adressé aux riches de manquer de pitié, soit – à la suite de Boyd – en considérant que, du point de vue même de Rousseau, la pitié ne saurait être assimilée à la justice. Catherine Larrère (2002) montre à l’inverse comment la pitié pour les pauvres permet selon Rousseau d’avoir accès à l’humanité, à partir de laquelle se pense l’égalité.
  • [15]
    « Chez les nations civilisées et en progrès (…) la somme du produit du travail de la société est si grande que tout le monde y est souvent pourvu avec abondance, et que l’ouvrier, même de la classe la plus basse et la plus pauvre, s’il est sobre et laborieux, peut jouir en choses propres aux besoins et aux aisances de la vie, d’une part bien plus grande que celles qu’aucun sauvage pourrait jamais se procurer. » (1991, p. 66)
  • [16]
    « Quiconque a commis en sa vie une méchante action n’a rien à espérer d’elle que justice, et pardon s’il l’a offensée ; jamais faveur ni protection, qu’elle puisse placer sur un meilleur sujet. Je l’ai vue refuser assez sèchement à un homme de cette espèce une grâce qui dépendait d’elle seule. “Je vous souhaite du bonheur, lui dit-elle, mais je n’y veux pas contribuer, de peur de faire du mal à d’autres en vous mettant en état d’en faire. Le monde n’est pas assez épuisé de gens de bien qui souffrent pour qu’on soit réduit à songer à vous.” » (1961, p. 534)
  • [17]
    La construction de critères d’équité en économie a été inaugurée par Foley (1967) puis Varian (1974, 1975). Pour une présentation simplifiée, voir Fleurbaey (1996, p. 203-30).
  • [18]
    De même que chez Rousseau pour qui les agents sont responsables du bonheur qu’ils parviennent à tirer de leurs richesses, il n’y a pas d’égalité du bien-être mais des ressources permettant ce bien-être.
  • [19]
    Difficultés qui compromettent l’existence même de l’équilibre, car l’efficacité n’est plus toujours compatible avec l’équité. Voir Varian (1975, p. 246), Fleurbaey (1996, p. 212).
  • [20]
    Selon que l’égalisation des ressources comprend ou non le travail, certains agents sont plus ou moins favorisés par la redistribution des richesses : soit l’égalisation des ressources exclut les dotations en travail – et elle est compatible avec de très grandes différences de richesses – soit elle les inclut – et « les talentueux sont exploités par les non-talentueux » (voir Varian, 1975, p. 243-247 ; Fleurbaey, 1996, p. 214 sq.).
  • [21]
    Voir Fleurbaey (1996, p. 214-222), Dupuy (1992, p. 66-68).
  • [22]
    Elle oppose d’abord des arguments qu’elle emprunte à Wolmar et qui relèvent d’un calcul d’utilité – puisqu’on entretient des comédiens, pourquoi ne pas rémunérer l’éloquence des mendiants ? D’autre part, nourrir les mendiants, c’est empêcher qu’ils ne deviennent voleurs (1961, p. 539). Mais l’argument qui est le sien est plus essentiel et indemne de tout calcul.
  • [23]
    « Les hommes inégalement distribués sur le territoire, et entassés dans un lieu tandis que les autres se dépeuplent ; les arts d’agrément et de pure industrie favorisés aux dépens des métiers utiles et pénibles ; l’agriculture sacrifiée au commerce ; le publicain rendu nécessaire par la mauvaise administration des deniers de l’État ; enfin la vénalité poussée à tel excès, que la considération se compte avec les pistoles, et que les vertus mêmes se vendent à prix d’argent : telles sont les causes les plus sensibles de l’opulence et de la misère, de l’intérêt particulier substitué à l’intérêt public, de la haine mutuelle des citoyens, de leur indifférence pour la cause commune, de la corruption du peuple, et de l’affaiblissement de tous les ressorts du gouvernement. Tels sont par conséquent les maux qu’on guérit difficilement quand ils se font sentir, mais qu’une sage administration doit prévenir, pour maintenir avec les bonnes mœurs le respect pour les lois, l’amour de la patrie, et la vigueur de la volonté générale. » (1964a, p. 258 sq.)
  • [24]
    Rousseau serait ici hostile à Mandeville mais proche de la préférence physiocratique pour le faste de subsistance contre le luxe de décoration.
  • [25]
    « Il n’est pas dans le cœur humain de se mettre à la place des gens qui sont plus heureux que nous, mais seulement de ceux qui sont le plus à plaindre. » (p. 506)
  • [26]
    Elle est pourrait être comparée avec la conception de la justice exprimée dans le slogan qui chez Marx définit la répartition des richesses dans la phase supérieure de la société communiste : « À chacun selon ses besoins. » (Marx, 1965, p. 1420)
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