Notes
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[1]
Phare, université d’Évry.
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[2]
La plus ancienne représentation de l’interdépendance du corps social que je connaisse est rapportée par Tite-Live. Si mes souvenirs lycéens ne me trompent pas, Menenius Agrippa était allé convaincre les soldats plébéiens de terminer leur sécession sur l’Aventin en leur narrant la fable des membres et de l’estomac, l’estomac représentant les patriciens et les membres étant les plébéiens qui, par leur sécession, laissaient mourir de faim l’estomac, qui, à son tour, etc.
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[3]
Dockès signale bien entendu cette quasi-identité de fait, mais je ne suis pas d’accord avec la place qu’il lui accorde.
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[4]
De même, dans le chapitre XVII, lorsque Hobbes construit son opposition entre société animale et société humaine, la première des six caractéristiques des sociétés humaines est « que les hommes sont dans une continuelle rivalité d’humeur au sujet de l’honneur et de la dignité » (trad. Tricot, p. 176).
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[5]
An examination of the political part of Mr Hobbs his Leviathan, 1657, reproduit in Leviathan, ed. Martinich, p. 544.
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[6]
Le monarque ne peut agir en opportuniste au détriment des sujets, puisqu’il n’est pas un sujet. C’est pourquoi mon argument me paraît un peu différent de l’argument que Dockès qualifie de « sophistique », p. 201.
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[7]
Cf. John Bowle, Hobbes and His Critics, Frank Cass and Co., Londres, 1969. Le principe cujus regio, ejus religio interdisait traditionnellement d’envisager une société multiconfessionnelle, ce que décrit l’état de nature, si je ne me trompe pas.
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[8]
« L’économie serait-elle devenue la théologie de notre temps ? »
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[9]
« Every man thus lives by exchanging, or becomes in some measure a merchant, and the society itself grows to be what is properly a commercial society » (souligné par moi).
1Le livre de Pierre Dockès pose une question essentielle, qui est celle de la place de la philosophie de Hobbes dans le processus d’élaboration de l’individualisme moderne, et surtout, et là réside son originalité, dans celui de la formation du concept d’agent économique.
2Ce livre n’est pas facile d’accès et ceci n’est pas dû à une quelconque maladresse de l’auteur mais à la difficulté même du sujet. D’une certaine façon, la radicalité de Hobbes est terriblement abrupte et Pierre Dockès déploie tout son talent pour la mettre en scène. La lecture de son livre non seulement incite à lire Hobbes, mais éclaire le lecteur du Léviathan sur le trouble qu’il a nécessairement ressenti après avoir refermé ce livre étonnant.
3Que la guerre civile soit représentée comme un démembrement du corps social est un lieu commun [2]. La nouveauté de Hobbes est de s’étonner que les membres, et toutes les cellules qui les composent, consentent à tenir ensemble. Avant Hobbes, la question posée était « comment la cité doit-elle être constituée pour que les citoyens y vivent bien ? » (Aristote) ou « comment la cité terrestre doit elle être constituée pour que les chrétiens puissent être sauvés ? » (Augustin). Avec Hobbes apparaît une question nouvelle : « Comment la cité doit-elle être constituée pour que les individus qui la composent obéissent aux lois ? » Pierre Dockès a parfaitement raison de souligner que la modernité de Hobbes réside dans une certaine rupture (pas une totale rupture) avec la morale et la religion.
4J’en viens maintenant au fait, aux rapports entre la philosophie politique de Hobbes et l’économie. Je suis en plein accord avec Pierre Dockès et Jean Cartelier lorsqu’ils insistent tous les deux sur l’affinité qui relie la théorie de Hobbes à la théorie économique contemporaine. Montrer ces liens (qui peuvent être aussi des contradictions) est l’objet du livre de Pierre Dockès.
La rencontre des textes de Hobbes et de la théorie économique s’effectue selon trois registres principaux. Le premier concerne la définition de la rationalité, le second concerne la nature du Léviathan et engage la théorie de l’agence, le troisième, la sortie de l’état de nature et engage la théorie des jeux.
1 – La rationalité
5La démarche de Hobbes est hypothético-déductive et cette dimension est à ce point frappante que Pierre Dockès et Jean Cartelier la jugent nécessaire et suffisante pour faire de Hobbes le fondateur des sciences sociales. Pierre Dockès (p. 64) énonce les hypothèses sur lesquelles se fonde Hobbes pour décrire les individus.
6Dans l’état de nature, les individus sont égaux en droits, par la définition même de l’état de nature. J’ajoute que cette définition implique que chaque individu possède tous les droits. En particulier ceux dont il est nécessairement dépouillé dans la cité : les droits qui sont associés à la souveraineté. Quels sont ces droits spécifiques de la souveraineté ? Il me semble qu’il s’agit au moins du droit de vie et de mort. Le droit d’exiger, sous peine de mort, que des hommes partent au combat, tout comme le droit de grâce, caractérisent la souveraineté. À ces droits est associé un devoir : celui de tenir ses promesses, ne serait-ce que pour obliger les autres à les tenir. Comme le dit quelque part Nietzsche, être souverain, c’est tenir ses promesses (c’est pourquoi le souverain doit en être avare).
7Or si, dans l’état de nature, tous les individus sont souverains, aucun ne peut exercer cette souveraineté, parce qu’ils sont quasi identiques en fait, au sens où aucun d’entre eux ne possède d’avantage naturel, physique ou intellectuel, qui lui permette de se garantir contre une coalition des autres [3].
8Le point sur lequel je veux insister concerne l’origine du conflit. Pierre Dockès et Jean Cartelier semblent considérer comme acquis que l’état de nature est un état de pénurie et que le conflit fondamental serait un conflit d’intérêts provoqué par l’impossibilité de jouir de ses droits de propriété. Il est vrai que Hobbes écrit : « Aussitôt que deux hommes désirent un bien dont ils ne peuvent jouir simultanément, ils entrent en conflit ». Il en résulte que chaque individu est censé préférer la cité à l’état de nature où la vie est misérable et brève.
9Cependant Pierre Dockès suggère aussi une tout autre histoire. Car il est possible d’interpréter autrement l’origine du conflit dans le Léviathan. Au conflit d’intérêt, Hobbes ajoute le conflit identitaire, au sens où chacun sait qu’un enfant (et tout « homme est un enfant robuste », comme Pierre Dockès le commente très bien) n’acquiert son identité qu’en s’opposant, en se mesurant à autrui [4]. Et chacun sait que cette identité n’est jamais acquise et que ce conflit ne s’achève qu’avec la mort. C’est, selon moi, le sens de la Vain Glory.
10Comme le montre Pierre Dockès (p. 108 sqq.) les conflits identitaires sont aussi rationnels que les conflits d’intérêts. Il n’est ni irrationnel ni puéril de défier un adversaire, d’entrer dans une compétition, de se présenter à un concours d’agrégation. Toutes ces activités permettent de se mesurer, de connaître (très provisoirement) ce que l’on vaut. Certes Hobbes, nous rappelle Pierre Dockès, affirme que tout homme s’achète. Mais si je peux me vendre et me déshonorer, aucune somme ne pourra jamais effacer le sentiment du déshonneur.
11En résumé, le rôle du souverain n’est pas seulement d’assurer la justice commutative en veillant à ce que les droits de propriété soient respectés, il est aussi d’assurer la justice distributive en accordant à chacun ce qu’il mérite et surtout en imposant que chacun s’en contente. Dans l’état de nature, personne ne connaît le mérite d’autrui, ni surtout son propre mérite. Dans la cité, l’inégalité des rangs est acceptée dans la mesure où le souverain est en état de la rendre légitime. Connaître son rang, le faire reconnaître par le défi et le défendre est naturellement un objectif rationnel, et est connaissance commune : chacun sait que l’autre s’attend à être défié, et, par conséquent prend les devants. Le conflit d’identité peut se passer du conflit d’intérêt et il l’engendre.
12C’est pourquoi les petites différences de fait sont alors d’une très grande importance. Car ce sont elles qui sont interprétées comme des menaces identitaires. Si la plume que porte à son chapeau Pierre Dockès est plus belle que celle que j’arbore, n’est-ce pas de sa part un défi qu’il me jette ? Ou, pire encore, peut-être ne se soucie-t-il pas de moi parce qu’il me méprise ? Je saurai bien le dépouiller de cet ornement insolent.
13Dans ce cas, la pénurie est l’effet de la méfiance, et il y a donc inversion entre ce que Pierre Dockès nomme le premier principe – la « volonté prédatrice » – et le second principe – la « méfiance » –, sur lesquels repose la démonstration par Hobbes de son « théorème fondamental » (p. 75).
14Surtout, il est bien possible que les individus préfèrent alors l’état de nature – la compétition – à la cité – l’ordre. L’instauration de celui-ci devrait donc leur être imposée. Ce qui change radicalement les données du problème. L’histoire que nous raconte Hobbes ne serait plus celle que résume Jean Cartelier, celle « d’individus vivant dans un certain équilibre »… « et décidant de passer de cet équilibre à un autre, supérieur », mais celle de savoir à quelles conditions des individus vivant dans un certain équilibre (la cité) passent dans un autre équilibre (l’état de nature). Produire une théorie de l’émergence de la guerre civile n’est pas moins légitime que produire une théorie de l’émergence de l’État. Cette éventualité n’est pas explicitée par Hobbes, mais elle ne me paraît pas exclue de ses hypothèses initiales.
15La conscience des conflits d’identité est donc parfaitement banale. Il est remarquable que depuis lexixe siècle, la pensée dominante a cru ou tenté de faire croire que les conflits d’intérêts pouvaient épuiser les conflits d’identité.
16Pourtant, la différence entre conflit d’intérêts et conflit d’identité est évidente : Les relations entre agents sont médiatisées par la richesse dans le premier cas, les agents se font face dans le second. La médiatisation de la richesse permet toujours un compromis, obtenu par la négociation, quand le compromis est presque impossible dans le conflit d’identité, surtout si ces identités sont religieuses. On ne négocie pas la communion sous les deux espèces. C’est alors que le martyr peut être rationnellement recherché. En d’autre termes, l’agent (ses préférences et ses dotations) est donné dans le premier cas (et l’endogénéisation de ses préférences, qui ne va pas de soi, ne remet pas en cause cette identité initiale), l’identité individuelle est le résultat jamais achevé avant la mort dans le second.
Dès lors, le propre d’un État « bien gouverné » est toujours d’imposer l’acceptation de son rang à chacun des sujets et le bourgeois gentilhomme ne peut qu’y prêter à rire.
C’est pourquoi les individus sont différents dans la cité et dans l’état de nature. Dans la première, ils connaissent leur rang et possèdent une identité. Dans le second, ils l’ignorent.
Si j’ai raison, le rapprochement entre Hobbes et l’économie est encore plus compliqué (et j’espère intéressant). C’est ce que veux montrer en passant maintenant au Léviathan.
2 – La question de l’agence
17C’est dans l’analyse détaillée du covenant (ou compact) constitutif de ce dernier que réside selon moi la partie la plus fascinante du livre de Pierre Dockès. La grande question est de comprendre ce qu’est au juste ce covenant qui n’est pas le contract, parce qu’aucune autorité ne peut s’imposer au Léviathan et l’obliger à respecter ses engagements.
18La thèse centrale de Pierre Dockès est de faire de ce covenant une « relation d’autorisation », en ce sens que les sujets autorisent le monarque à agir à leur place. Cette idée est discutée par Jean Cartelier. J’ajouterai qu’elle possède l’inconvénient, à mes yeux, d’inscrire le texte de Hobbes précisément dans la grande tradition d’où émergera trente ans plus tard le courant whig. Comme Lawson, représentant de cette tradition, le soutient au milieu duxviie siècle, la doctrine du trusteeship fonde le Commonwealth anglais. Or, ajoute-t-il, c’est précisément cette doctrine que Hobbes foule aux pieds :
This man (Hobbes) deserves to be a perpetual slave ; his intention is to make men believe that the kings of England were absolute monarchs, their subjects slaves, without propriety of goods or liberty of person, the parliament of England merely nothing but so many carriers of letters and petitions between home and the court [5].
20Car le grand problème est bien celui de Warrender. Le principal peut toujours révoquer l’agent quand il lui semble bon (moyennant un « parachute doré », si besoin). Mais les sujets ne révoquent pas le monarque (on pourra ajouter « ou une assemblée » peu importe ici) quand « bon leur semble », mais quand ils jugent qu’il est un tyran et, dans ce cas, il est arrivé qu’ils le décapitent. C’est pourquoi Pierre Dockès a bien raison d’insister sur le fait que la relation d’agence qui institue le Léviathan est assez spéciale. Car ici le lien qui relie le principal et l’agent est justement le lien politique, qu’il faut donc spécifier. Si le principal est juge de l’agent, cela implique de toute évidence une procédure délibérative particulière qui n’a pas lieu d’être dans une relation d’agence « ordinaire ». Dans ce dernier cas, le principal peut certes faire appel au juge, mais il ne peut être juge et partie !
21Or la thèse centrale de Hobbes (et Pierre Dockès y consacre l’essentiel de son livre) repose sur l’idée selon laquelle les sujets ont abandonné entre les mains du Léviathan ce pouvoir de juger, et donc de décider si oui ou non ils sont tyrannisés, puisque les individus ignorent ce qu’est le bien commun. Hobbes lui-même l’ignore et cette humilité est vraiment remarquable. Le Léviathan, parce qu’il est le résultat de l’agrégation des individus, possède exactement les qualités des individus : il sait ce qui est bon pour lui, et ce qui est bon pour lui est exactement le bien commun, qu’il est le seul à connaître, car il est le seul à pouvoir le connaître [6]. Il possède le monopole du bien commun, c’est pourquoi il a le monopole de la violence.
22Comment cela est-il intelligible ? Je pense (avec Pierre Dockès qui le suggère clairement) que lexxe siècle est rempli de moments où la multitude a abdiqué entre les mains du Léviathan le soin de décider à sa place ce qu’est le bien commun. Ces moments partagent tous une même chose : l’urgence devant « le feu de l’ennemi ». En cas d’urgence, le temps manque à la délibération. Si ce sentiment d’urgence est partagé, il devient rationnel, vital, d’obéir (de faire confiance) à celui (le dictateur romain, le général en chef, le secrétaire général, le duce, etc.) que seul le hasard a peut-être mis aux postes de commande, puisque la discussion doit faire perdre le temps nécessaire à l’action. Mais si ce sentiment d’urgence n’est pas partagé, la confiance disparaît et la mutinerie en est la conséquence probable. Je pense donc que Jean Cartelier et Pierre Dockès ont raison de décrire l’état de nature (de « multitude ») et la cité comme deux équilibres.
23Cependant le Léviathan n’est pas la figure du Parti, du Général en chef ou du Dictateur, car le milieu duxviie siècle est riche d’une expérience un peu différente. Quand Hobbes écrit, la guerre de Trente Ans, une des pires guerres civiles que l’Europe ait connues, est en train de s’achever en laissant la future Allemagne en ruine. La guerre civile déchire l’Angleterre. Or ces conflits sont des conflits religieux, même s’ils ne sont pas que des conflits religieux. On sait que la guerre civile anglaise est née de la rencontre de deux oppositions à Charles Ier : d’une part celle de la chambre des communes revendiquant son droit et son devoir de voter l’impôt, d’autre part celle des puritains refusant le monopole de l’évangélisation accordé à l’Église anglicane, et donc attaquant le roi d’Angleterre, « Defender of the Faith and Supreme Governor of the Church ».
24Pierre Dockès prend au sérieux cette dimension religieuse du Léviathan. Il décrit avec soin le frontispice célèbre de l’édition anglaise du Leviathan. Et la comparaison qu’il propose avec celui de l’édition française est éclairante. Dans l’édition anglaise du Leviathan, le souverain tient dans une main le glaive sans lequel les promesses ne sont que « vaines paroles », et dans l’autre la crosse épiscopale. Le peuple est donc assemblé par l’effet de la crainte du glaive et par la foi commune. Le souverain (le peuple), ce Dieu mortel, ne peut exister et survivre que s’il inspire terreur et foi, s’il inspire terreur parce que foi. Sinon il se désagrège et le peuple devient multitude. Comme le note Pierre Dockès, dans la France catholique, une telle représentation épiscopale du souverain est impossible, et la crosse est remplacée par la balance de la justice.
25Par ailleurs ce frontispice cite le Livre de Job (41, 24). Pierre Dockès le rappelle, mais peut-être suppose-t-il que son lecteur est aussi familier de ce texte célèbre que lui. Comme je ne suis malheureusement pas un bon connaisseur des textes sacrés, j’ai relu à cette occasion ce texte impressionnant. L’Éternel, à la suggestion de Satan, met à l’épreuve l’amour que Job lui porte. Job ayant alors perdu richesses, progéniture et santé, maudit le jour de sa naissance. Il demande raison à Dieu des souffrances qu’il endure. Ses amis tentent de le persuader que ses tourments sont le juste châtiment d’un péché qu’il a commis. Job répond : « Mais c’est au Tout-Puissant que je veux parler, je veux plaider ma cause auprès de Dieu. Quant à vous, vous êtes tous des médecins de néant ». Elihu, puis l’Éternel lui-même, confondent cette prétention de Job : qui est-il sinon une créature parmi les créatures, qui, comme le Béhémoth et le Léviathan, témoignent de sa puissance ? Dans ce contexte, la terreur qu’inspirent le béhémoth et le léviathan, créatures de Dieu, donc naturelles, apparaît comme une délégation de la terreur que le Tout-Puissant inspire au croyant : « Nul n’est assez hardi pour le [le Béhémoth] provoquer. Qui donc oserait me résister en face ? Qui m’a fait des avances, pour que j’aie quelque chose à lui rendre ? » Quant au léviathan « il n’a pas son pareil sur la terre ; il a été fait pour ne rien craindre »…« il est le roi des plus fiers animaux ». Tel est le texte cité par Hobbes. Le Léviathan est une créature divine, et Dieu s’exprime par la crainte et la révérence du peuple qui lui a confié ses droits.
26Dans ce cas, peut-être le principal est-il le Principal ?
27Hobbes insiste en effet sur la nécessité d’un « pasteur suprême et unique » qui doit être le souverain civil (Léviathan, trad. Tricot, p. 493-494). On ne saurait mieux dire que l’existence de la cité implique la foi commune.
28Les pages que Pierre Dockès consacre en annexe à la position religieuse de Hobbes n’infirment pas, me semble-t-il, cette lecture du Léviathan, qui est à la fois « le peuple, le monarque et le Commonwealth ». Cette « Trinité hobbesienne» (p. 205) est comme toutes les Trinités : elle résulte d’un acte de foi. Si les sujets ont foi dans le Léviathan, ce Dieu mortel, alors ils le respecteront et respecteront Sa Loi. Ceci étant accepté, le problème de Warrender est immédiatement supprimé. Tant qu’ils croient en sa légitimité, les sujets obéissent au monarque, et constituent alors une cité. Mais cette croyance est l’effet de la grâce de Dieu, qui peut s’exercer à l’égard de Cromwell tout comme à l’égard de Charles Ier. La cité est instituée par l’effet du Saint Esprit.
En revanche, l’état de nature est une société sans loi ni foi commune. C’est une société où personne ne peut jurer sur la Bible, parce que tous pensent que les autres sont infidèles. Imaginer une société d’infidèles (mais non d’athées !) est anecdotique à mes yeux, moi qui suis un attardé duxxe siècle, et non un précurseur duxxie siècle cher à Malraux. Mais c’est une abomination au milieu duxviie siècle. C’est sur ce point, entre autres, que se sont appuyées les accusations d’athéisme lancées par ses contemporains contre Hobbes. Imaginer une société sans foi commune est peut-être un cauchemar athée [7], mais c’est un cauchemar réaliste après un siècle de guerres de religion.
Évidemment cela nous éloigne de la théorie économique, sauf à laisser penser que celle-ci n’est pas si éloignée d’une théologie laïque : la concurrence et les marchés parfaits remplaçant la grâce. Répondre ainsi, c’est répondre positivement à la question [8] posée par Pierre Dockès dès la page 16 de son livre…
Je reconnais volontiers que cette lecture est tendancieuse, mais j’invoquerais alors qu’elle a été heureusement encouragée par le livre de Pierre Dockès.
3 – Drôles de jeux…
29Une tension parcourt le début du livre de Pierre Dockès. Elle oppose d’un côté la peur de la mort violente, d’un autre côté les jeux et leur théorie.
30Or, indépendamment de la théorie des jeux proprement dite, on sait bien que ce qui distingue, empiriquement, les jeux de la « vie réelle » est la notion de répétition. Bien entendu il existe une zone de recouvrement. Dans la « vie réelle » on peut répéter des situations, bien des névrosés le savent. Mais « normalement », on sait depuis Héraclite que l’on ne rencontre jamais deux fois la même situation, sauf dans des conditions expérimentales, ou dans le cas des jeux. Ce qui implique que l’on ne joue plus lorsque c’est de la vie ou de la mort qu’il est question. Bien entendu, il existe des « jeux » qui mettent en danger la vie des joueurs, mais soit ces jeux sont normalement réservés à des joueurs expérimentés qui justement ne mettent pas leur vie en jeu (alpinisme, corrida par exemple), soit ces jeux ne sont considérés comme des jeux que métaphoriquement (roulette russe, chicken game). Un vrai joueur ne mise que ce qu’il peut se permettre de perdre. Sinon c’est un flambeur, et son cas relève de la psychiatrie.
31À mon avis, cette tension entre le jeu et la peur de la mort explique en partie que Hobbes ne puisse prendre en considération les jeux répétés. On ne meurt qu’une fois (et pour longtemps), comme chacun sait.
4 – Conclusion : la fin du cauchemar ?
32Je voudrai terminer en évoquant une question assez troublante. Certes, comme nous le dit Pierre Dockès dès les premières lignes de son « Introduction », « Hobbes donne à l’analyse économique une partie essentielle de ses fondements – la rationalité et le calcul, l’individualisme, l’utilité et l’égoïsme – et de ses thèmes – le rôle de la propriété, des contrats de l’échange… ».Mais Pierre Dockès ajoute immédiatement que « l’économie classique va chercher à se débarrasser de Hobbes. Avec et après Smith, elle tentera de rejeter hors de son domaine certains des aspects essentiels de sa problématique ». Je veux maintenant essayer d’expliquer pourquoi il en fut ainsi, car Pierre Dockès ne semble pas tout à fait à l’aise, puisqu’il ajoute quelques lignes plus loin : « la question essentielle, en effet, pour Hobbes comme pour Smith, est celle de la coordination entre des individus œuvrant chacun pour leur bien. Chez l’un elle échoue […] chez l’autre elle réussit ». Il me paraît difficile d’affirmer en même temps que Smith rejette des « aspects essentiels » la problématique de Hobbes et en même temps qu’il apporte une réponse différente à la même question « essentielle ».
33Je pense que Pierre Dockès a raison : il existe bien entendu une rupture, mais Smith ne répond pas aux mêmes questions que Hobbes. La question de Hobbes disparaît auxviiie siècle, et il est bien possible qu’elle tombe sous les coups de Hume. En effet, pour Hume, ce qui est curieux, ce n’est pas qu’il existe un État qui nous impose l’obéissance, c’est que nous y obéissons volontairement. D’une certaine façon il renoue avec la question de La Boétie. Je m’explique : nous savons tous bien que ce n’est pas la terreur qui généralement nous fait obéir aux lois. La preuve en est fournie par le sentiment de culpabilité. Car, bien entendu, nous n’arrêtons pas de transgresser, mais, sauf à être pervers, sauf à être un personnage imaginé par Sade, nous avons alors mauvaise conscience. C’est cela qui est incroyable : que nous n’aimions pas ne pas tenir nos promesses, surtout celles que nous nous faisons à nous-même, là où justement tous les Léviathans du monde restent impuissants. Don Juan ne respecte aucune de ses promesses, sauf celle qu’il s’est faite à lui-même de dîner avec le Commandeur.
34Smith (avec la théorie du spectateur impartial), Kant (avec la critique de la raison pratique) chercheront, chacun à leur façon, à répondre à cette question de l’obligation morale qui met la question de l’État au second plan (Hegel la ramènera au premier plan, mais c’est une tout autre histoire).
35Si l’on est capable de répondre à la question de l’obligation morale, celle de l’obéissance aux lois perd alors tout venin et devient une affaire psychopédagogique. En revanche, la question de l’État devient une importante question historique.
36De plus, si, comme je le suggère après Pierre Dockès, on donne aux conflits d’identité la place centrale qu’ils méritent dans l’analyse de Hobbes, alors la différence entre Smith (et l’économie) et le Léviathan devient plus claire. Les commentateurs récents (Brown, Griswold, Fleischaker) ont insisté à juste titre sur l’importance que Smith accorde, dans la Théorie des sentiments moraux, à la recherche de l’estime des autres et de l’estime de soi.
37Je pense néanmoins que pour Smith le domaine économique, plus précisément le monde du marché, fait exception de ce point de vue. Car Pierre Dockès peut chercher à me défier ou à me signifier son mépris en arborant une plume magnifique à son chapeau, il n’impressionnera nullement son fournisseur de plumes qui ne s’intéressera qu’à son pouvoir d’achat. Face aux marchands, et entre marchands, les conflits d’identité sont simplement ridicules et seront rudement sanctionnés par le marché.
On sait bien que Smith écrit, au début du chapitre 4 du Livre I de la Richesse des nations qu’une fois la division du travail généralisée, chaque homme est, dans une certaine mesure, un marchand [9]. Si je ne me trompe pas, on peut en déduire que « dans une certaine mesure » les conflits d’identités disparaissent, là où nous nous livrons à des activités marchandes. Mais normalement, nous nous livrons rarement à ce genre d’activité, car nous, les intellectuels, nous ne sommes pas des boutiquiers, pour employer l’heureuse terminologie de Smith.
Assez récemment est apparue cette idée étrange selon laquelle nous serions tous, et en toutes circonstances, des boutiquiers. Hobbes nous rappelle heureusement que cette idée est absurde…
Notes
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[1]
Phare, université d’Évry.
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[2]
La plus ancienne représentation de l’interdépendance du corps social que je connaisse est rapportée par Tite-Live. Si mes souvenirs lycéens ne me trompent pas, Menenius Agrippa était allé convaincre les soldats plébéiens de terminer leur sécession sur l’Aventin en leur narrant la fable des membres et de l’estomac, l’estomac représentant les patriciens et les membres étant les plébéiens qui, par leur sécession, laissaient mourir de faim l’estomac, qui, à son tour, etc.
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[3]
Dockès signale bien entendu cette quasi-identité de fait, mais je ne suis pas d’accord avec la place qu’il lui accorde.
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[4]
De même, dans le chapitre XVII, lorsque Hobbes construit son opposition entre société animale et société humaine, la première des six caractéristiques des sociétés humaines est « que les hommes sont dans une continuelle rivalité d’humeur au sujet de l’honneur et de la dignité » (trad. Tricot, p. 176).
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[5]
An examination of the political part of Mr Hobbs his Leviathan, 1657, reproduit in Leviathan, ed. Martinich, p. 544.
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[6]
Le monarque ne peut agir en opportuniste au détriment des sujets, puisqu’il n’est pas un sujet. C’est pourquoi mon argument me paraît un peu différent de l’argument que Dockès qualifie de « sophistique », p. 201.
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[7]
Cf. John Bowle, Hobbes and His Critics, Frank Cass and Co., Londres, 1969. Le principe cujus regio, ejus religio interdisait traditionnellement d’envisager une société multiconfessionnelle, ce que décrit l’état de nature, si je ne me trompe pas.
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[8]
« L’économie serait-elle devenue la théologie de notre temps ? »
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[9]
« Every man thus lives by exchanging, or becomes in some measure a merchant, and the society itself grows to be what is properly a commercial society » (souligné par moi).