Notes
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[1]
Université Paris I- PHARE. cpignol@ yahoo. fr
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[2]
Rousseau exprime sa méfiance à l’égard de l’échange, en particulier monétaire, dans le Projet de constitution pour la Corse (1964, p.904, 916, 920-1), dans lequel il expose en outre un système centralisé de distribution des biens permettant d’éviter l’usage de la monnaie ainsi que toute relation directe entre vendeurs et acheteurs (1964, p.923-4), dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne (1964, p.1004) et les Fragments Politiques (1964, p.526), mais aussi dans les Confessions (1959, p.37) ou La Nouvelle Héloïse (1961, p.548).
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[3]
Sur le rejet du discours économique, voir Spector (2003) et Larrère (2002).
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[4]
"Nous trouverions tous notre compte à ces échanges" écrit Rousseau dans les lignes qui précèdent l’exemple cité.
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[5]
"Parmi les hommes (…) les talents les plus disparates sont utiles les uns aux autres ; les différents produits de leur industrie respective, au moyen de ce penchant universel à troquer et à commercer, se trouvent mis, pour ainsi dire, en une masse commune où chaque homme peut aller acheter, suivant ses besoins, une portion quelconque du produit de l’industrie des autres" (Smith, 1991, p.84).
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[6]
Les citations sont données dans la deuxième partie du texte.
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[7]
Sur ce point, voir Larrère et Spector dans ce volume, et Pignol (2004).
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[8]
Concernant l’approche classique, la référence est plus ambiguë car plus implicite. C’est Marx qui l’explicite lorsqu’il ironise dans le premier chapitre du capital sur le goût qu’a l’économie politique pour les robinsonnades (1965, p.610). Il faut entendre là une critique du naturalisme de l’économie classique, qui apparaît dans les descriptions, chez Smith comme chez Ricardo, d’un état primitif des sociétés qui donne les premiers fondements des règles de l’échange. Le terme de ’robinsonnades’ exprime le fait que l’économie politique classique situe ses agents économiques, comme Robinson, hors de l’histoire et dans un rapport naturel aux choses. L’analyse néo-classique, afin d’illustrer l’arbitrage optimal entre consommation et loisir, met en scène explicitement un Robinson isolé qui consomme seul le produit de son travail.
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[9]
Pour plus de précisions, voir l’article "Robinson Crusoe" du New Palgrave (White, 1987, pp.217-8).
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[10]
Cet étonnement n’est pas partagé par les auteurs de l’ouvrage, qui soulèvent une autre difficulté, relative à la pertinence de l’hypothèse de price-taking dans une économie à deux agents (p.516) et qu’il résolvent en supposant que "la firme et le consommateur représentent un grand nombre de firmes et de consommateurs identiques" (p.526).
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[11]
Voir Benetti (1997), Arrow (1969), Arrow et Hahn (1971).
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[12]
"Un homme qui voudrait se regarder comme un être isolé, ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être que misérable. Il lui serait même impossible de subsister ; car, trouvant la terre entière couverte du tien et du mien, et n’ayant rien à lui que son corps, d’où tirerait-il son nécessaire ? En sortant de l’état de nature, nous forçons nos semblables d’en sortir aussi ; nul n’y peut demeurer malgré les autres" (Rousseau, 1969, p.467).
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[13]
"Émile voit que, pour avoir des instruments à son usage, il lui en faut encore à l’usage des autres, par lesquels il puisse obtenir en échange les choses qui lui sont nécessaires et qui sont en leur pouvoir. Je l’amène aisément à sentir le besoin de ces échanges, et à se mettre en état d’en profiter" (1969, p.467).
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[14]
"Émile n’est pas un sauvage à reléguer dans les déserts [mais] un sauvage fait pour habiter les villes", et "il faut qu’il sache y trouver son nécessaire, tirer parti de leurs habitants, et vivre, sinon comme eux, du moins avec eux" (1969, p.484).
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[15]
Pour Smith, on le sait, "l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables" (1991, p.82). Walras considère la société et la division du travail comme naturelles à l’homme et juge que les robinsonnades ne correspondent à aucune réalité (Rebeyrol, 1999, p.36). L’hypothèse de survie du consommateur dans le modèle d’Arrow-Debreu - selon laquelle chacun peut vivre en consommant ses dotations initiales – n’est qu’une hypothèse technique destinée à assurer la continuité des fonctions de demande nette.
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[16]
"Les hommes jouissant d’un fort grand loisir l’employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues de leurs pères ; et ce fut là le premier joug qu’ils s’imposèrent sans y songer, et la première source de maux qu’ils préparèrent à leurs descendants ; car (…) ces commodités ayant par l’habitude perdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce, et l’on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder" (1964, p.168).
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[17]
Smith conclut sa longue discussion, dans la Théorie des sentiments moraux, de l’utilité des "grands objets du désir humain" (1999, p.255), par l’affirmation célèbre : "quant au bien-être du corps et à la paix de l’esprit, tous les rangs différents de la société sont presque au même niveau, et le mendiant qui se chauffe au soleil sur le bord de la route possède la sécurité pour laquelle les rois se battent" (p.258).
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[18]
Pareto affirme ne désigner "sous le nom de désir ou besoin" qu’une "force qui pousse un homme à accomplir des actes pour se procurer" tel ou tel bien (cité par Baujard, 2003, p.21-2).
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[19]
Sur les racines, welfariste ou individualiste, de l’optimalité parétienne, voir Fleurbaey, 1996, p.40-1 et 48-50.
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[20]
Pour une présentation d’ensemble des critiques adressées au critère de Pareto, voir Fleurbaey, 1996, p.125-43.
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[21]
L’incarnation ne peut être que partielle car Robinson n’a que les désirs d’un enfant pré-pubère. C’est pourquoi l’identification d’Émile à Robinson ne peut avoir qu’un temps : "dépêchons-nous de l’établir dans cette île, tandis qu’il y borne encore sa félicité ; car le jour approche où, s’il y veut vivre encore, il n’y voudra plus vivre seul, et où Vendredi, qui maintenant ne le touche guère, ne lui suffira pas longtemps" (1969, p.456).
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[22]
Comme l’expose Arnaud Berthoud (2005) dans le premier chapitre de son ouvrage, le choix du consommateur heureux ne résulte pas seulement d’une délibération sur les moyens en vue de réaliser une fin donnée, mais suppose que le consommateur s’interroge sur la nature de son désir.
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[23]
Le Projet de Constitution pour la Corse est peut-être le texte le plus détaillé sur ce point, avec notamment la description de l’organisation des "magasins" (1964, p.924) mais il reste très lacunaire. Voir la contribution de Hurtado dans ce volume.
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[24]
Voir Pignol (2004), Spector dans ce volume.
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[25]
Sa position est apparemment paradoxale puisque elle-même n’a cessé de désapprouver les préjugés nobiliaires de son père qui l’empêchaient d’épouser son amant.
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[26]
Rousseau énonce cette idée d’abord comme une provocation et imagine la réaction scandalisée de ceux qui auraient pu souhaiter lui confier l’éducation de leurs enfants : "Un métier à mon fils ! Mon fils artisan ! Monsieur y pensez-vous ?" (1969, p.470).
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[27]
"Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempt ?" (p.468). Plus encore que la pauvreté, c’est la servitude qui le menace : "qu’y a-t-il de plus vil qu’un riche appauvri, qui, se souvenant du mépris qu’on doit à la pauvreté, se sent devenu le dernier des hommes et a pour toute ressource le métier de valet rampant" (p.468).
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[28]
La fortune dont il hérite ne saurait le dispenser de ce devoir car "nul père ne peut transmettre à son fils le droit d’être inutile à ses semblables" (p.470).
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[29]
Bien que l’agriculture soit la première occupation de Robinson, "le premier et le plus respectable de tous les arts" (1969, p.460), "le premier métier de l’homme, le plus honnête, le plus utile et par conséquent le plus noble qu’il puisse exercer" (p.470).
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[30]
Rousseau souligne ce que cette dernière interdiction peut avoir de paradoxal : ""Vous l’êtes bien, vous", me dira-t-on. Je le suis pour mon malheur, je l’avoue" répond-il avant de conclure : "j’aime mieux qu’il soit cordonnier que poète" (p.473)
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[31]
Cette absence de moyens, paradoxalement, fait le succès car "celui qui sent sa faiblesse appelle à son secours le manège et la brigue, que l’autre plus sûr de lui dédaigne" (p.538).
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[32]
Pour d’autres raisons, l’artisan est aussi plus indépendant que le paysan, qui "tient à son champ, dont la récolte est à la discrétion d’autrui", alors que "l’artisan ne dépend que de son travail ; il est libre, aussi libre que le laboureur est esclave (…) partout où l’on peut vexer l’artisan, son bagage est bientôt fait ; il emporte ses bras et s’en va" (p.470)
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[33]
Quand bien même il serait sincère, ce sentiment n’est d’ailleurs pas le gage d’un talent véritable "Une erreur commune (…) est d’attribuer à l’ardeur du talent l’effet de l’occasion, et de prendre pour une inclination marquée vers tel ou tel art l’esprit imitatif commun à l’homme et au singe, et qui porte machinalement l’un et l’autre à vouloir faire tout ce qu’il voit faire, sans trop savoir à quoi cela est bon" (1969, p.474).
Introduction
1Adresser à Rousseau des questions relatives à la division du travail et à son organisation optimale est la conséquence d’un étonnement devant deux paradoxes que soulève la lecture de son œuvre, qui concernent son analyse de la relation qu’entretient la division du travail avec les questions du bien-être d’une part et de l’inégalité d’autre part.
- Sur la relation entre division du travail et bien-être, l’apparente proximité de certaines affirmations de Rousseau - sur les avantages de la division du travail - avec le discours de la théorie économique, ainsi que leur commune référence à Robinson comme norme du raisonnement économique, contrastent avec le refus de l’échange toujours réaffirmé par Rousseau [2] et avec son rejet des discours des ’économistes’ [3].
"Supposons dix hommes, dont chacun a dix sortes de besoins. Il faut que chacun, pour son nécessaire, s’applique à dix sortes de travaux ; mais, vu la différence de génie et de talent, l’un réussira moins à quelqu’un de ces travaux, l’autre à un autre. Tous, propres à diverses choses, feront les mêmes, et seront mal servis. Formons une société de ces dix hommes, et que chacun s’applique, pour lui seul et pour les neuf autres, au genre d’occupation qui lui convient le mieux ; chacun profitera des talents des autres comme si lui seul les avait tous ; chacun perfectionnera le sien par un continuel exercice ; et il arrivera que tous les dix, parfaitement bien pourvus, auront encore du surabondant pour d’autres"
3Cette description d’échanges mutuellement avantageux [4], très semblable à celle proposée par Smith dans la Richesse des Nations [5], semble mal s’accorder avec l’hostilité de Rousseau à l’échange marchand, son refus de l’argent, sa préférence pour l’autarcie affirmée dans les textes sur la Corse et la Pologne ou, par la voix de Wolmar, dans La Nouvelle Héloïse.
- Le second paradoxe, qui concerne la relation entre division du travail et inégalités, vient de la coexistence dans l’œuvre de Rousseau d’une dénonciation des inégalités de la société marchande dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes et dans l’Émile, et d’une défiance envers ce que l’on nommerait aujourd’hui la mobilité sociale : par la voix de Julie dans La Nouvelle Héloïse, par la sienne propre dans Émile, Rousseau exhorte chacun à ne pas sortir de sa condition [6].
4Une autre difficulté tient au fait qu’on s’appuie pour étudier la pensée de Rousseau sur des œuvres qui n’ont pas toutes le même statut. En particulier, l’interprétation d’une œuvre romanesque comme La Nouvelle Héloïse est délicate puisque les personnages n’y sont pas nécessairement les porte-voix de l’auteur et qu’il faut sans doute se garder de considérer Clarens comme une économie sur laquelle il s’agirait de prendre modèle [7]. Malgré cette difficulté d’interprétation, on fera l’hypothèse que les idées économiques que Rousseau expose, à travers ces différents genres littéraires, présentent une unité que l’on s’efforcera de dégager.
5On comparera tout d’abord le statut de l’économie de Robinson chez Rousseau et dans la théorie néo-classique, pour faire apparaître la singularité de l’analyse que propose Rousseau des effets de la division du travail (I). Cette singularité explique le premier paradoxe apparent de sa philosophie économique – sa préférence pour l’autarcie et l’économie de Robinson malgré la conscience qu’il a des avantages de la division du travail. On s’interrogera alors (II) sur les motifs du second paradoxe – Rousseau, théoricien de l’égalité, refusant la mobilité sociale – en proposant de l’interpréter comme l’aveu d’un échec à concevoir une division du travail véritablement satisfaisante.
I – Robinson, norme de l’agent économique
6Pour identifier l’origine des divergences entre Rousseau et la théorie néo-classique dans l’analyse de la division du travail, on peut partir de Robinson qui produit seul et seulement pour lui. Cette référence à Robinson présente en effet l’avantage d’être explicitement revendiquée à la fois par Rousseau et par la théorie néo-classique [8]. Robinson, "seul, dépourvu de l’assistance de ses semblables et des instruments de tous les arts, pourvoyant cependant à sa subsistance, à sa conservation, et se procurant même une sorte de bien-être" (Rousseau, 1969, p.455), est l’exemple donné à Émile pour apprendre à travailler et améliorer son bien-être. Il est aussi dans l’économie néo-classique le personnage qui incarne le calcul économique en maximisant son bien-être sous une contrainte de ressources.
1 – Le Robinson néo-classique
7Depuis la fin du XIXème siècle jusque dans ses formulations les plus récentes, l’économie néo-classique prend pour référence Robinson afin d’exposer l’origine de ses résultats. C’est dans les écrits de Jevons, Menger, Wicksteed, Marshall, Wicksell ou Clark que Robinson devient la représentation de l’agent économique rationnel, allouant ses ressources de manière à maximiser son utilité intertemporelle [9]. White remarque avec justesse que "le rôle de l’économie de Robinson Crusoé, chez les auteurs de la fin du XIXème siècle, n’était pas simplement d’illustrer des éléments variés de la théorie de l’offre et de la demande, mais qu’il était aussi de soutenir l’affirmation selon laquelle les principes du comportement rationnel, tel qu’il était décrit par cette théorie, pouvaient s’appliquer à n’importe quel type d’économie, de l’individu isolé à la civilisation moderne" (1987, p.217-8, nos italiques). En faisant de Robinson la figure qui incarne tout comportement rationnel, les premiers auteurs néo-classiques donnent à la solution que trouve Robinson le statut d’une norme que devra réaliser tout système économique, indépendamment de ses formes historiques.
8Ce jugement peut être appliqué aussi à l’économie néo-classique actuelle : l’économie dite "à la Robinson Crusoé" (Mas-Colell et alii, p.526) y est introduite pour définir l’objectif de l’économie, indépendamment de son mode d’organisation (i.e. de coordination). Plus précisément, l’équilibre de l’économie de Robinson est défini afin d’être comparé à celui d’une économie concurrentielle. Le modèle de Robinson est un modèle d’équilibre général avec production à deux agents - un consommateur et un producteur, chacun maximisant une fonction objectif et se comportant en price-taker. On obtient le résultat connu selon lequel "l’allocation d’équilibre walrasien est la même que celle que l’on obtiendrait si un planificateur organisait l’économie de manière à maximiser le bien-être des consommateurs" (Mas-Colell et alii, 1995, p.528).
9Or l’on devrait s’étonner de la présence même des prix dans cette économie "à la Robinson" [10]. En effet, en dépit d’une apparente similitude avec l’économie d’échange pur à deux agents, l’économie composée d’un consommateur et d’un producteur contient non deux mais un seul agent qui n’a nul besoin du système des prix pour coordonner ses actions.
10En effet, le producteur de cette économie n’est pas un agent véritable puisqu’il ne possède ni ne consomme aucune ressource. La fausse symétrie entre les programmes du consommateur et du producteur en concurrence parfaite ne doit pas faire oublier que le producteur "représente une pure fonction" (Rebeyrol, 1999, p.127), qu’il est moins un agent qu’un principe de décision et le nom donné à la connaissance de la fonction de production. Rappelons aussi qu’alors que, dans une économie d’échange, les agents ont des intérêts en partie divergents, ce n’est plus le cas dans une économie de production à deux agents, puisque le producteur ne consomme pas et reverse au consommateur la totalité de son profit. Il n’y a donc entre eux aucune divergence d’intérêt. En toute rigueur, l’économie "à la Robinson Crusoé" de la théorie néo-classique devrait reposer, non sur deux programmes de maximisation reliés entre eux par un système de prix, mais sur le seul programme du consommateur qui intègrerait la connaissance de la fonction de production.
11La séparation des deux programmes du consommateur et du producteur, qui implique nécessairement l’introduction d’un système de prix concurrentiel afin de les coordonner, est pourtant essentielle parce qu’elle rend possible une séparation entre les agents. C’est sur la base de cette séparation, et de la coordination permise malgré la séparation par le système des prix, que l’on peut introduire d’autres agents et montrer que, informés et reliés par un système de prix concurrentiels, ces agents sont conduits au même résultat que Robinson maximisant seul son utilité. Le modèle concurrentiel, devenu du fait de l’optimalité parétienne de l’équilibre walrasien la norme de la théorie économique contemporaine [11], est lui-même conçu à partir d’une norme qui lui est antérieure et qu’incarne Robinson, planificateur de sa propre économie. Les propriétés du modèle concurrentiel tiennent à ce qu’il réalise ce que réaliserait Robinson. Les difficultés de la coordination d’agents indépendants y sont comme miraculeusement résolues.
12Ainsi le modèle de Robinson exprime et résout les questions du calcul économique. Le modèle concurrentiel ajoute à ces questions celle de la coordination. Robinson est donc un modèle normatif pour la théorie néo-classique au sens où l’économiste s’interroge toujours sur les conditions qui permettent à une pluralité d’agents économiques d’adopter une utilisation de leurs ressources productives en vue de la satisfaction de leurs besoins semblable à celle qu’aurait choisie Robinson.
2 – Le Robinson de Rousseau
13Rousseau fait lui aussi de Robinson un modèle pour Émile, tout en insistant sur l’impossibilité pour quiconque de subsister hors du secours de ses semblables [12]. De même que l’état de nature "n’a peut-être jamais existé" (Rousseau, 1961, p.123), l’état de Robinson Crusoé n’est pas celui de l’homme social et ne sera pas celui d’Émile (1969, p.455). Mais de même que Rousseau juge nécessaire d’avoir des notions justes de l’état de nature pour bien juger de notre état présent, c’est à partir de l’état de Robinson qu’Émile "doit apprécier tous les autres" (1969, p.455).
14L’éducation d’Émile doit lui permettre de s’insérer dans la division du travail et le gouverneur doit veiller à ce que "se forment dans l’esprit d’un enfant les idées des relations sociales" et tout particulièrement l’idée que, dépendant pour sa survie du travail d’autrui, il peut obtenir par des échanges ce dont il a besoin [13]. De cette nécessité où est l’homme de trouver sa place dans la division du travail, les textes politiques sur la Corse et la Pologne et La Nouvelle Héloïse témoignent aussi : même si Rousseau y loue l’autarcie, il subsiste dans ces communautés autarciques une division du travail (1964, p.923, p.1008). L’autarcie est un mode d’organisation du travail qui s’efforce d’exclure l’échange marchand, à l’intérieur comme à l’extérieur de la communauté, mais qui n’abolit pas le fait même de la spécialisation et la mutuelle dépendance qu’elle implique. Robinson est donc donné en exemple à Émile, non pour entretenir chez lui l’idée fausse qu’il pourrait se dispenser du commerce de ses semblables, mais afin qu’il conserve, dans ce commerce même, le désir de bien-être et le goût de l’utile qui caractérisent Robinson [14].
15Si Rousseau se distingue des auteurs de l’économie politique, ce n’est donc pas par l’idée de la nécessité de la division du travail [15] mais par l’analyse de ses effets. Comme on l’a vu précédemment, la division du travail pour l’économie néo-classique ne modifie pas les principes du comportement rationnel. Pour Rousseau au contraire, elle altère profondément les déterminants du choix individuel. Du point de vue de la théorie économique, le passage de l’individu isolé à l’individu socialisé fait apparaître une question nouvelle, celle de la coordination des décisions individuelles, qui s’ajoute au calcul individuel. Il faut alors imaginer une procédure qui rende compatibles entre elles les actions individuelles. Cette procédure est à la fois procédure d’information (chaque agent doit être informé des besoins des autres) et procédure d’incitation (chacun doit être incité à satisfaire effectivement les besoins des autres). Toutefois, les décisions individuelles résultent d’un calcul identique à celui de Robinson ; rien ne distingue fondamentalement les conditions du calcul économique de Robinson et de l’individu membre d’une société. L’homo œconomicus ne raisonne pas différemment de Robinson.
16Rousseau a certes conscience de l’existence d’un problème de coordination, qu’il pose en termes d’information lorsqu’il explique que, pour échanger les produits de notre travail, "il faut connaître nos besoins mutuels, il faut que chacun sache ce que d’autres ont à son usage, et ce qu’il peut leur offrir en retour" (1969, p.466). Mais cette difficulté n’est pas pour lui centrale : partant de Robinson, la division du travail ajoute moins un problème supplémentaire dans l’allocation efficace des ressources qu’une modification du problème posé, parce que la socialisation a pour principal effet une altération des désirs et des besoins : elle multiplie les besoins et, quelle que puisse être l’amélioration de la production, repousse toujours plus loin la satisfaction de l’individu.
17Cette crainte de la multiplication des besoins apparaît dès le Discours sur l’origine de l’inégalité, où l’invention des premières commodités engendre plus de frustrations que de plaisirs [16]. La Nouvelle Héloïse et les deux premiers livres d’Émile le répètent toujours. Clarens est une communauté économique heureuse parce que ses habitants ne se comportent pas comme les hommes de la société marchande. Robinson est donné en exemple à Émile parce que, même s’il connaît des besoins inconnus de l’homme de la nature, il reste guidé par la recherche de l’utile, conforme à l’amour de soi. C’est pourquoi il peut trouver un bonheur dans l’usage des richesses. A l’inverse, l’individu de la société marchande, guidé par la vanité et l’amour-propre, voit ses besoins se multiplier sans pouvoir jamais trouver dans la consommation de ses richesses la satisfaction qu’il recherche.
3 – Les effets de la division du travail sur le comportement individuel
18Il existe en économie politique une tradition d’interrogation sur les besoins, leur caractère limité ou illimité et la relation entre choix et satisfaction. De Smith [17] à Pareto [18], la relation entre désirs, consommation et bonheur est largement discutée. Si toutefois l’on considère la théorie contemporaine, tout entière articulée autour du modèle d’Arrow-Debreu et de son équilibre Pareto-optimal, la multiplication des besoins ne peut guère être posée comme un problème. L’acceptation du critère de Pareto implique en effet que, quelle que soit l’origine des désirs ou des besoins des agents, il est préférable de les satisfaire, soit parce que l’on considère que la satisfaction de ces besoins accroît le bien-être de l’individu, soit parce que, même en envisageant que ce ne soit pas toujours le cas, l’on pense l’individu doit être seul juge de ses choix économiques [19].
19Les réserves d’auteurs comme Rawls ou Sen [20] à l’égard de l’optimum de Pareto, fondées essentiellement sur le fait que le critère parétien ne tient pas compte des inégalités, ne remettent pas en cause ce critère. Elles témoignent même de sa force puisque le critère de Pareto y apparaît indépendant de toute conception de la justice. Il peut donc être partagé même par ceux qui diffèrent dans leurs conceptions de la justice sociale. Ces critiques ne sont que des nuances apportées à la conception parétienne du bien-être.
20Rousseau défend un point de vue tout autre : la richesse peut égarer le consommateur en l’entraînant vers des désirs qui lui coûteront son bonheur. Les individus peuvent se tromper dans leurs choix et désirer des objets dont l’acquisition ne leur fournit pas de satisfaction véritable. Pour reprendre les termes de Berthoud (2005), Rousseau pose une question à laquelle la théorie économique, depuis son origine jusqu’à ses formulations contemporaines, est aveugle : la question de la fausse richesse et de l’égarement du désir du consommateur dans l’amour-propre.
21En quoi consiste, pour Rousseau, le malheur de l’agent économique ? Dans "la disproportion de nos désirs et de nos facultés (…). Un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux" (1969, p.303).
22Comment propose-t-il de rétablir l’égalité entre désirs et facultés ? Pas en réduisant autant qu’il serait possible les besoins : la "route du vrai bonheur" ne consiste pas "précisément à diminuer nos désirs, car s’ils étaient en dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être" (p.303). Mais il refuse aussi de penser, comme le fait l’économie classique, qu’il suffirait d’accroître les richesses : la solution ne consiste pas "non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs s’étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n’en deviendrions que plus misérables" (p.303). Ce que nous devons faire, c’est "diminuer l’excès des désirs sur les facultés, et mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté" (p.303).
23Que signifie exactement cette égalisation qui ne se réduit pas à l’augmentation d’un terme (la production) où à la réduction de l’autre (les désirs) ? Ne pourrait-on pas la lire, précisément, comme une formulation de l’idée néo-classique du choix optimal d’un consommateur ajustant sa consommation à ses préférences ? Le Robinson heureux de Rousseau n’est-il qu’un autre nom du consommateur rationnel de Debreu ? Si la réponse ici défendue est négative, c’est parce que le malheur économique chez Rousseau ne résulte pas d’un écart aux règles du calcul économique. Le travailleur-consommateur qu’incarne Robinson [21] n’est pas seulement celui qui sait calculer ; il est celui qui a su résoudre une difficulté que n’affronte pas le consommateur rationnel : le fait que la recherche du bien-être, qui relève de l’amour de soi, est toujours possiblement entravée, contrariée, par les désirs de l’individu qui lui sont dictés par l’amour-propre.
24Or l’amour-propre, s’il est déraisonnable – puisqu’il va à l’encontre de l’amour de soi - n’est pas exactement irrationnel, en ce sens qu’il ne relève pas seulement d’un calcul : les désirs que l’individu cherche à satisfaire en se nuisant à lui-même n’ont pas pour origine un défaut de calcul, mais une méconnaissance de ce qui est bon pour lui [22]. Rousseau n’hésite pas ici à se faire juge de la consommation et de la jouissance : "Un fou peut jeter ses lingots dans la mer et dire qu’il en a joui ; mais quelle comparaison entre cette extravagante jouissance et celle qu’un homme sage eût su tirer d’une moindre somme ? L’ordre et la règle qui multiplient et perpétuent l’usage des biens peuvent seuls transformer le plaisir en bonheur" (1961, p.466).
25Ce qui importe ici, plus que la description des formes que prend le désir de fausse richesse, c’est que l’oubli de ce qui constitue la vraie richesse et l’égarement du désir de l’agent économique, sont d’abord un résultat de la division du travail. Le fou qui jette ses lingots à la mer n’est pas Robinson mais l’homme socialisé qui jette sa richesse dans une lutte toujours perdue pour le regard, approbatif ou envieux, d’autrui. La division du travail n’a pas pour seul effet de rendre plus difficile l’ajustement de la production aux besoins et d’obliger les hommes à nouer des relations d’échange. En jetant chacun au milieu de ses semblables, elle altère sa perception même de sa consommation et du bonheur qu’il en tire. Comparant perpétuellement sa richesse et son bonheur à ceux des autres, chacun ne juge plus de sa situation par ses propres yeux mais par ceux d’autrui. Le bonheur qu’il en tire lui devient douteux et incertain, sa situation menace toujours d’être moins désirable, moins enviable, que celle d’un autre. Son désir, qui est moins désir de jouir que désir d’être celui qui jouit le plus, devient insatiable. Le bonheur dont jouit Robinson suppose l’absence de frustration, de désirs insatisfaits. La présence seule d’autrui suffit à rompre cet équilibre en instillant le soupçon que d’autres sont plus riches, plus heureux.
26Tel est, aux yeux de Rousseau, le problème essentiel que pose la division du travail. Telle est la raison de son hostilité à la société marchande. Tel est l’écueil qu’une "bonne" division du travail devrait éviter.
II – L’organisation de la division du travail
27Mais peut-il exister une "bonne" division du travail ? C’est une question que Rousseau ne pose pas explicitement. Le Discours sur l’origine de l’inégalité dénonce la division du travail associée au développement de l’échange mais ne décrit pas ce que serait une organisation économique alternative. Les textes sur la Corse et la Pologne engagent à l’autarcie, au développement minimal des échanges et à l’exclusion presque totale de la monnaie sans toutefois détailler le fonctionnement des communautés autarciques [23] ; surtout, ces textes traitent de ces questions pour des conditions historiques, géographiques et démographiques particulières et ne proposent pas, comme le fait la théorie néo-classique, une conception générale et abstraite de la division du travail.
28Pourtant, la Nouvelle Héloïse et l’Émile sont l’occasion pour Rousseau de mettre en scène ses idées économiques : le lecteur observe dans la Nouvelle Héloïse comment une communauté d’individus organise sa recherche du bien-être ; dans Émile comment un "sauvage fait pour habiter les villes" parvient à être un "homme naturel vivant dans l’état de société" (1969, p.484).
29Dans ces deux textes, c’est d’abord à travers une éducation de la consommation que les individus parviennent à échapper au malheur des désirs issus de l’amour-propre [24]. Mais Rousseau y décrit aussi une organisation de la production qui ne peut manquer de surprendre : le gouverneur dans Émile, comme Julie dans la Nouvelle Héloïse, expriment une grande méfiance à l’égard des changements de condition sociale. Cette méfiance a pour corollaire l’idée, énoncée dans la Nouvelle Héloïse et longuement développée dans l’Émile, selon laquelle le choix et l’exercice d’un métier doivent être soigneusement dissociés de la possession d’un talent : les emplois remplis ne doivent pas être l’occasion de faire reconnaître des talents naturels. Cette position semble paradoxale chez un Rousseau que l’on sait théoricien de l’égalité et que l’on supposerait défenseur des talents réels plus que des positions héritées. Faut-il interpréter ce paradoxe comme la preuve d’un archaïsme de la pensée économique de Rousseau, archaïsme que la science économique aurait su dépasser ? Ce serait refuser de prendre au sérieux les motifs qui conduisent Rousseau à défendre cette position. Ces motifs, qui encore une fois sont liés au rôle de l’amour-propre dans les relations économiques, sont précisément ceux qui ne tiennent aucune place dans l’économie néo-classique.
1 – Condition, talent et métier
30Julie, exposant l’organisation de l’économie communautaire de Clarens, défend longuement sa "grande maxime (…) de ne point favoriser les changements de condition, mais de contribuer à rendre heureux chacun dans la sienne" (1961, p.536). Ainsi cherche-t-elle "à contribuer autant qu’on peut à rendre aux paysans leur condition douce, sans jamais les aider à en sortir" (p.535). Ces principes surprennent et heurtent Saint-Preux, qui lui objecte "les talents divers que la nature semble avoir partagés aux hommes, pour leur donner à chacun leur emploi, sans égard à la condition dans laquelle ils sont nés" (p.536). Leur querelle porte sur la question de savoir ce qui, de son talent ou de sa condition héritée, doit décider du métier d’un homme. Pour Julie [25], mieux vaut que l’exercice d’un métier soit dissocié de la possession d’un talent (p.536-7).
31La même séparation entre talent et métier apparaît dans l’Émile lorsque se pose la question de l’insertion d’Émile dans la division du travail. Émile doit apprendre un métier afin d’obtenir des autres qu’ils satisfassent ses besoins [26]. Certes Émile est riche et travailler ne lui est pas nécessaire pour vivre (1969, p.267) mais Rousseau invoque la perte possible de son héritage [27] et surtout énonce une obligation de nature morale : "dans la société, où [l’homme] vit aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien ; cela est sans exception. Travailler est un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon" (p.470) [28].
32Il s’agit dès lors de choisir un métier et Rousseau discute longuement ce choix en énumérant les métiers qu’il faut rejeter. Émile ne sera ni agriculteur [29], ni "maître de géographie, ou de mathématiques, ou de langues, ou de musique, ou de dessin" (p.471), "ni brodeur, ni doreur, ni vernisseur (…) ni musicien, ni comédien, ni faiseur de livres" (p.473), mais artisan menuisier. Le point essentiel sur lequel Rousseau insiste est le suivant : pour exercer un métier, Émile n’a besoin d’aucun talent mais seulement d’un apprentissage : "ce n’est point un talent que je vous demande ; c’est un métier, un vrai métier, un art purement mécanique, où les mains travaillent plus que la tête" (p.471). C’est d’ailleurs parce qu’il ne s’agit pas de faire s’épanouir un talent qu’il ne faut pas accorder trop d’importance à ce choix : "puisqu’il ne s’agit que d’un travail des mains, ce choix n’est rien pour Émile" (p.475).
33Avant de détailler les raisons de cette dissociation entre métier et talent, remarquons qu’elle est énoncée aussi comme une proposition provocatrice – de nombreuses pages d’Émile sont nécessaires pour la justifier -, paradoxale – Rousseau interdit à Émile d’être "faiseur de livres" [30] - et décevante : Julie concède que, "s’il existait une société où les emplois et les rangs fussent exactement mesurés sur les talents et le mérite personnel, chacun pourrait aspirer à la place qu’il saurait le mieux remplir" (1961, p.538) et elle admet que ceux qu’elle décourage d’échapper à leur condition de paysan font un "sacrifice" qu’elle veut dédommager (p.535).
2 – Talent, métier et succès
34Pourquoi alors cette position ? Une phrase suffit à Julie pour en donner la raison essentielle : "il faut renoncer au prix des talents quand le plus vil de tous [l’intrigue] est le seul qui mène à la fortune" (1961, p.538). La fortune et le succès favorisent les faux talents car "le vrai talent, le vrai génie a une certaine simplicité qui le rend moins inquiet, moins remuant, moins prompt à se montrer qu’un apparent et faux talent qu’on prend pour véritable et qui n’est qu’une vaine ardeur de briller, sans moyen pour y réussir" (p.537) [31]. Et c’est pourquoi "le vrai mérite reste étouffé dans la foule, et les honneurs dus au plus habile sont toujours pour le plus intrigant" (p.538).
35Plus encore, la possession d’un talent ne garantit nullement de pouvoir l’exercer. Telle est l’inquiétude du gouverneur d’Émile : "vous êtes architecte ou peintre ; soit, mais il faut faire connaître votre talent. Pensez-vous aller de but en blanc exposer un ouvrage au salon ? Oh qu’il n’en va pas ainsi ! Il faut être de l’Académie ; il faut même être protégé pour obtenir au coin d’un mur quelque place obscure. Quittez-moi la règle et le pinceau, prenez un fiacre et courez de porte en porte ; c’est ainsi qu’on acquiert la célébrité (p.471-2).
36Or qui exerce un métier ne peut ignorer le jugement social : il doit rechercher une approbation sociale pour pouvoir en vivre. S’appuyer sur un talent pour en faire son métier, c’est alors se mettre en état de dépendre du succès pour assurer sa subsistance. Cela est à la fois une faute morale et une erreur économique.
- Une faute morale car la recherche du succès peut imposer de renoncer aux exigences mêmes qui devraient être celles d’un talent véritable. C’est une conviction que Rousseau a lui-même mise en pratique en refusant, malgré son succès d’auteur, d’abandonner son métier de copiste :"Je sentais qu’écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie et tué mon talent, qui était moins dans ma plume que dans mon cœur (…). J’ai toujours senti que l’état d’auteur n’était, ne pouvait être illustre et respectable, qu’autant qu’il n’était pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement, quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetais mes livres dans le public avec la certitude d’avoir parlé pour le bien commun, sans aucun souci du reste. Si l’ouvrage était rebuté, tant pis pour ceux qui n’en voulaient pas profiter. Pour moi, je n’avais pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon métier pouvait me nourrir, si mes livres ne se vendaient pas; et voilà précisément ce qui les faisait vendre" (1959, p.40).
- Une erreur économique car celui qui vit de son talent se place sous la dépendance d’autrui. Si la plupart des talents sont tels que, "si celui qui les a ne se trouve dans des circonstances favorables pour en faire usage, il périra de misère comme s’il n’en avait aucun" (1969, p.471), la raison devrait suffire à dissuader quiconque de faire dépendre sa subsistance de moyens si incertains. A l’opposé, explique le gouverneur à Émile, si vous recourez pour vivre non "à ces hautes connaissances qui sont faites pour nourrir l’âme et non le corps" mais "au besoin, à vos mains et à l’usage que vous en savez faire" (p.472), alors "toutes les difficultés disparaissent (…) ; l’opinion des autres ne vous touche point; vous n’avez à faire votre cour à personne, point de sot à flatter, point de suisse à fléchir, ni de courtisane à payer, et qui pis est, à encenser. Que des coquins mènent les grandes affaires, peu vous importe : cela ne vous empêchera pas, vous, dans votre vie obscure, d’être honnête homme et d’avoir du pain" (p.473). S’il vaut mieux qu’Émile soit menuisier plutôt qu’auteur, c’est parce que l’artisan vit dans la condition la plus enviable, c’est-à-dire la plus indépendante [32] : l’exercice d’un talent, à la différence de la pratique d’un métier, place sous la dépendance de l’opinion, des sots et des coquins.
37Le métier est ce qui doit permettre l’insertion dans la division du travail, c’est-à-dire dans la mutuelle interdépendance des hommes au regard de leurs besoins. Mais il doit s’exercer dans une forme d’indépendance, faite d’indifférence à l’égard des personnes à qui l’on s’adresse. Le travailleur cherche à répondre à un besoin dont le caractère est matériel, objectif et presque évident. Il est à l’abri des caprices, du goût et de la moralité des consommateurs : ceux-ci ont besoin de son travail et n’exigeront pas de lui davantage. Sur ce point, Rousseau ne s’oppose pas à la théorie économique. Il s’en écarte lorsqu’il évoque une autre logique, qui s’applique aux emplois dans lesquels il s’agit d’exploiter un talent. Ceux-là engagent bien davantage, parce qu’il s’agit là moins de répondre à un besoin que de susciter un désir, parce que le jugement porté sur le travail n’a plus de caractère évident, parce que le talent est difficile à apprécier, et que l’appréciation dépend de la personnalité même de celui qui juge, de son goût et de sa moralité, parce que nul n’y est plus à l’abri des coquins et des sots.
38La nécessité où est l’individu de gagner, par son travail, l’équivalent de sa subsistance, lui impose d’exercer un métier qui rencontre l’approbation d’autrui. Or il faudrait au contraire, dit Rousseau, que l’exercice d’un talent ne dépende pas de cette approbation, ni même ne la recherche. C’est à la fois une nécessité et un mérite de l’homme qui travaille que de chercher à pourvoir aux besoins de ses semblables en étant "utile aux autres à proportion de sa subsistance". Au contraire, l’homme talentueux devrait s’efforcer d’agir dans l’indifférence à l’égard de l’opinion d’autrui. En termes économiques, vivre d’un métier suppose de répondre à une demande sociale ; exercer un talent suppose d’y être, en partie au moins, largement indifférent. La sanction marchande est selon Rousseau nécessaire à l’exercice d’un métier, elle est nuisible lorsqu’elle s’applique aux talents. La mutuelle dépendance des hommes dans la division du travail n’est pas malheureuse lorsqu’elle concerne les besoins, car les hommes socialisés ne sont pas, avec leurs besoins, très différents de Robinson. Mais cette dépendance suscite la servilité lorsqu’elle place chacun en situation de dépendre de ses talents pour assurer sa subsistance.
39C’est donc la méfiance de Rousseau à l’égard du jugement marchand lorsqu’il se porte sur les talents qui motive son principe de dissociation entre métier et talents. Cette méfiance est redoublée par le soupçon que le désir d’exercer un talent peut être motivé moins par une inclination véritable [33] que par une volonté d’ascension sociale. Chacun cède en effet plus volontiers aux inclinations qui lui permettent une ascension sociale. Julie observe que "ce n’est pas assez de sentir son génie, il faut aussi vouloir s’y livrer. Un prince ira-t-il se faire cocher parce qu’il mène bien son carrosse ? Un duc se fera-t-il cuisinier parce qu’il invente de bons ragoûts ? On n’a de talents que pour s’élever, personne n’en a pour descendre. Pensez-vous que ce soit là l’ordre de la nature ?" (1961, p.536). Le gouverneur d’Émile le répète : "chacun est tenté du métier qu’il voit faire quand il le croit estimé" (1969, p.474).
40Le désir d’exercer un talent peut n’être qu’un désir d’ascension sociale, désir condamné parce qu’il pervertit l’agent économique et le livre au malheur : le désir d’ascension, inconnu de Robinson, a sa source dans l’amour-propre et comme tous les désirs dont l’enjeu véritable est l’amour-propre, il ne peut être satisfait qu’au détriment d’autrui : si chacun veut s’élever, il est impossible que tous soient satisfaits. Rousseau insiste là sur une dimension de la division du travail à la fois évidente et généralement négligée : le fait qu’elle n’est pas seulement une organisation de la production en vue de la meilleure satisfaction des besoins, mais qu’elle est aussi, et peut-être surtout, l’enjeu d’une lutte au terme de laquelle il y a des gagnants et des perdants, des emplois admirés et enviés, d’autres méprisés. Si l’agent économique se distingue de Robinson, c’est aussi par le fait que son travail ne vise pas seulement à lui permettre, directement ou indirectement, une consommation ajustée à ses besoins, mais qu’il est une occasion de se comparer à ses semblables, de trouver sa place dans une hiérarchie qui désigne des vainqueurs et des vaincus. Dans cette lutte où "ceux qui réussissent et font fortune la font presque tous par les voies déshonnêtes qui y mènent" (1961, p.537), l’homme perd sa moralité et son bonheur. C’est au nom "des mœurs et de la félicité", "deux choses à considérer avant le talent" (p.536), que Julie préfère maintenir ses paysans dans la condition dans laquelle ils sont nés :
"de mille sujets qui sortent du village, il n’y en a pas dix qui n’aillent se perdre à la ville, ou qui n’en portent les vices plus loin que les gens dont ils les ont appris (…) De ces mille s’il s’en trouve un seul qui résiste à l’exemple et se conserve honnête homme, pensez-vous qu’à tout prendre celui-là passe une vie aussi heureuse qu’il l’eut passée à l’abri des passions violentes, dans la tranquille obscurité de sa première condition ?"
42On comprend qu’alors il vaille mieux "renoncer au prix des talents". On comprend aussi que cette renonciation est décevante, qu’elle est l’aveu d’une difficulté non résolue de l’organisation de la division du travail : l’impossibilité d’ajuster exactement les emplois sur les talents, d’attribuer à chacun la place qu’il saurait le mieux remplir.
Conclusion
43Les paradoxes qui apparaissent dans les propos de Rousseau sur la division du travail – refus de la société marchande malgré la conscience de l’efficacité de la division du travail pour satisfaire les besoins de chacun, condamnation des changements de condition sociale malgré la critique des inégalités héritées – s’expliquent par l’importance de l’amour-propre dans sa philosophie économique. La division du travail rend les hommes malheureux parce qu’en quittant la condition de Robinson, ils rencontrent les désirs d’amour-propre. Comme consommateurs, ils sont conduits vers une consommation ostentatoire et sans limite dans laquelle ils ne trouvent pas de satisfaction véritable. Comme producteurs, ils sont rivaux, parfois malhonnêtes et souvent malheureux, pour faire reconnaître leurs talents.
44Les conditions d’une économie heureuse comme l’est celle de Robinson sont celles qui permettraient d’expulser l’amour-propre de l’économie. Cela n’est sans doute pas véritablement réalisable : les dangers de la comparaison et l’envahissement par l’amour-propre menacent toujours l’agent économique dès lors qu’il quitte la condition de Robinson et vit au milieu de ses semblables. Dans les préceptes économiques de Clarens comme dans ceux qui guident l’éducation d’Émile, on peut lire, plus qu’une utopie heureuse, l’énoncé d’une contradiction profonde qui affecte, pour Rousseau, l’agent économique : il n’y a pas d’économie heureuse avec autrui, car la présence d’autrui, pour le producteur comme pour le consommateur, contient toujours la menace de l’envie et de la vanité, de tout ce qui ne peut qu’éloigner du bonheur. Ce n’est que dans l’économie de Robinson, pourtant impossible à réaliser, que tous ces sentiments dangereux sont annulés.
Bibliographie
Bibliographie
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- White M.V., 1987, "Robinson Crusoe", The New Palgrave.
Notes
-
[1]
Université Paris I- PHARE. cpignol@ yahoo. fr
-
[2]
Rousseau exprime sa méfiance à l’égard de l’échange, en particulier monétaire, dans le Projet de constitution pour la Corse (1964, p.904, 916, 920-1), dans lequel il expose en outre un système centralisé de distribution des biens permettant d’éviter l’usage de la monnaie ainsi que toute relation directe entre vendeurs et acheteurs (1964, p.923-4), dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne (1964, p.1004) et les Fragments Politiques (1964, p.526), mais aussi dans les Confessions (1959, p.37) ou La Nouvelle Héloïse (1961, p.548).
-
[3]
Sur le rejet du discours économique, voir Spector (2003) et Larrère (2002).
-
[4]
"Nous trouverions tous notre compte à ces échanges" écrit Rousseau dans les lignes qui précèdent l’exemple cité.
-
[5]
"Parmi les hommes (…) les talents les plus disparates sont utiles les uns aux autres ; les différents produits de leur industrie respective, au moyen de ce penchant universel à troquer et à commercer, se trouvent mis, pour ainsi dire, en une masse commune où chaque homme peut aller acheter, suivant ses besoins, une portion quelconque du produit de l’industrie des autres" (Smith, 1991, p.84).
-
[6]
Les citations sont données dans la deuxième partie du texte.
-
[7]
Sur ce point, voir Larrère et Spector dans ce volume, et Pignol (2004).
-
[8]
Concernant l’approche classique, la référence est plus ambiguë car plus implicite. C’est Marx qui l’explicite lorsqu’il ironise dans le premier chapitre du capital sur le goût qu’a l’économie politique pour les robinsonnades (1965, p.610). Il faut entendre là une critique du naturalisme de l’économie classique, qui apparaît dans les descriptions, chez Smith comme chez Ricardo, d’un état primitif des sociétés qui donne les premiers fondements des règles de l’échange. Le terme de ’robinsonnades’ exprime le fait que l’économie politique classique situe ses agents économiques, comme Robinson, hors de l’histoire et dans un rapport naturel aux choses. L’analyse néo-classique, afin d’illustrer l’arbitrage optimal entre consommation et loisir, met en scène explicitement un Robinson isolé qui consomme seul le produit de son travail.
-
[9]
Pour plus de précisions, voir l’article "Robinson Crusoe" du New Palgrave (White, 1987, pp.217-8).
-
[10]
Cet étonnement n’est pas partagé par les auteurs de l’ouvrage, qui soulèvent une autre difficulté, relative à la pertinence de l’hypothèse de price-taking dans une économie à deux agents (p.516) et qu’il résolvent en supposant que "la firme et le consommateur représentent un grand nombre de firmes et de consommateurs identiques" (p.526).
-
[11]
Voir Benetti (1997), Arrow (1969), Arrow et Hahn (1971).
-
[12]
"Un homme qui voudrait se regarder comme un être isolé, ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être que misérable. Il lui serait même impossible de subsister ; car, trouvant la terre entière couverte du tien et du mien, et n’ayant rien à lui que son corps, d’où tirerait-il son nécessaire ? En sortant de l’état de nature, nous forçons nos semblables d’en sortir aussi ; nul n’y peut demeurer malgré les autres" (Rousseau, 1969, p.467).
-
[13]
"Émile voit que, pour avoir des instruments à son usage, il lui en faut encore à l’usage des autres, par lesquels il puisse obtenir en échange les choses qui lui sont nécessaires et qui sont en leur pouvoir. Je l’amène aisément à sentir le besoin de ces échanges, et à se mettre en état d’en profiter" (1969, p.467).
-
[14]
"Émile n’est pas un sauvage à reléguer dans les déserts [mais] un sauvage fait pour habiter les villes", et "il faut qu’il sache y trouver son nécessaire, tirer parti de leurs habitants, et vivre, sinon comme eux, du moins avec eux" (1969, p.484).
-
[15]
Pour Smith, on le sait, "l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables" (1991, p.82). Walras considère la société et la division du travail comme naturelles à l’homme et juge que les robinsonnades ne correspondent à aucune réalité (Rebeyrol, 1999, p.36). L’hypothèse de survie du consommateur dans le modèle d’Arrow-Debreu - selon laquelle chacun peut vivre en consommant ses dotations initiales – n’est qu’une hypothèse technique destinée à assurer la continuité des fonctions de demande nette.
-
[16]
"Les hommes jouissant d’un fort grand loisir l’employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues de leurs pères ; et ce fut là le premier joug qu’ils s’imposèrent sans y songer, et la première source de maux qu’ils préparèrent à leurs descendants ; car (…) ces commodités ayant par l’habitude perdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce, et l’on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder" (1964, p.168).
-
[17]
Smith conclut sa longue discussion, dans la Théorie des sentiments moraux, de l’utilité des "grands objets du désir humain" (1999, p.255), par l’affirmation célèbre : "quant au bien-être du corps et à la paix de l’esprit, tous les rangs différents de la société sont presque au même niveau, et le mendiant qui se chauffe au soleil sur le bord de la route possède la sécurité pour laquelle les rois se battent" (p.258).
-
[18]
Pareto affirme ne désigner "sous le nom de désir ou besoin" qu’une "force qui pousse un homme à accomplir des actes pour se procurer" tel ou tel bien (cité par Baujard, 2003, p.21-2).
-
[19]
Sur les racines, welfariste ou individualiste, de l’optimalité parétienne, voir Fleurbaey, 1996, p.40-1 et 48-50.
-
[20]
Pour une présentation d’ensemble des critiques adressées au critère de Pareto, voir Fleurbaey, 1996, p.125-43.
-
[21]
L’incarnation ne peut être que partielle car Robinson n’a que les désirs d’un enfant pré-pubère. C’est pourquoi l’identification d’Émile à Robinson ne peut avoir qu’un temps : "dépêchons-nous de l’établir dans cette île, tandis qu’il y borne encore sa félicité ; car le jour approche où, s’il y veut vivre encore, il n’y voudra plus vivre seul, et où Vendredi, qui maintenant ne le touche guère, ne lui suffira pas longtemps" (1969, p.456).
-
[22]
Comme l’expose Arnaud Berthoud (2005) dans le premier chapitre de son ouvrage, le choix du consommateur heureux ne résulte pas seulement d’une délibération sur les moyens en vue de réaliser une fin donnée, mais suppose que le consommateur s’interroge sur la nature de son désir.
-
[23]
Le Projet de Constitution pour la Corse est peut-être le texte le plus détaillé sur ce point, avec notamment la description de l’organisation des "magasins" (1964, p.924) mais il reste très lacunaire. Voir la contribution de Hurtado dans ce volume.
-
[24]
Voir Pignol (2004), Spector dans ce volume.
-
[25]
Sa position est apparemment paradoxale puisque elle-même n’a cessé de désapprouver les préjugés nobiliaires de son père qui l’empêchaient d’épouser son amant.
-
[26]
Rousseau énonce cette idée d’abord comme une provocation et imagine la réaction scandalisée de ceux qui auraient pu souhaiter lui confier l’éducation de leurs enfants : "Un métier à mon fils ! Mon fils artisan ! Monsieur y pensez-vous ?" (1969, p.470).
-
[27]
"Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempt ?" (p.468). Plus encore que la pauvreté, c’est la servitude qui le menace : "qu’y a-t-il de plus vil qu’un riche appauvri, qui, se souvenant du mépris qu’on doit à la pauvreté, se sent devenu le dernier des hommes et a pour toute ressource le métier de valet rampant" (p.468).
-
[28]
La fortune dont il hérite ne saurait le dispenser de ce devoir car "nul père ne peut transmettre à son fils le droit d’être inutile à ses semblables" (p.470).
-
[29]
Bien que l’agriculture soit la première occupation de Robinson, "le premier et le plus respectable de tous les arts" (1969, p.460), "le premier métier de l’homme, le plus honnête, le plus utile et par conséquent le plus noble qu’il puisse exercer" (p.470).
-
[30]
Rousseau souligne ce que cette dernière interdiction peut avoir de paradoxal : ""Vous l’êtes bien, vous", me dira-t-on. Je le suis pour mon malheur, je l’avoue" répond-il avant de conclure : "j’aime mieux qu’il soit cordonnier que poète" (p.473)
-
[31]
Cette absence de moyens, paradoxalement, fait le succès car "celui qui sent sa faiblesse appelle à son secours le manège et la brigue, que l’autre plus sûr de lui dédaigne" (p.538).
-
[32]
Pour d’autres raisons, l’artisan est aussi plus indépendant que le paysan, qui "tient à son champ, dont la récolte est à la discrétion d’autrui", alors que "l’artisan ne dépend que de son travail ; il est libre, aussi libre que le laboureur est esclave (…) partout où l’on peut vexer l’artisan, son bagage est bientôt fait ; il emporte ses bras et s’en va" (p.470)
-
[33]
Quand bien même il serait sincère, ce sentiment n’est d’ailleurs pas le gage d’un talent véritable "Une erreur commune (…) est d’attribuer à l’ardeur du talent l’effet de l’occasion, et de prendre pour une inclination marquée vers tel ou tel art l’esprit imitatif commun à l’homme et au singe, et qui porte machinalement l’un et l’autre à vouloir faire tout ce qu’il voit faire, sans trop savoir à quoi cela est bon" (1969, p.474).