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Article de revue

Michel Rosier (1951-2004) : un parcours guidé par la passion

Pages 7 à 12

1Michel nous a quittés, après avoir lutté avec courage, pendant plusieurs mois, contre une maladie qui pardonne rarement. Il avait cinquante-deux ans, plein de projets, un insatiable appétit de vivre. Nous sommes nombreux à avoir eu la chance de rencontrer en lui un ami fidèle et généreux, toujours prêt à venir en aide, qui prenait plaisir aux discussions et savait si bien écouter. Il suscitait l’estime et le respect, même de ceux qui ne partageaient pas ses convictions. Michel n’était pas un travailleur solitaire. Il a toujours animé des recherches, participé activement à des équipes, même informelles comme le groupe qui s’est réuni à Nanterre pendant une dizaine d’années à partir de 1976, puis à Paris Vil, Amiens et Marne la Vallée où il a enseigné. Il était l’un des membres les plus actifs du Pôle d’histoire et d’analyse des représentations économiques (PHARE), créé en 2001. Il a aussi laissé le souvenir d’un ami et d’un collègue dynamique à l’Université du Québec à Montréal, où il a été invité une année en 1989-90 et où il a séjourné à diverses reprises, participant aux activités du Groupe de recherche en épistémologie comparée. Il devait y présenter deux séminaires au début de l’année 2004.

2Il était de ceux qui croient que le monde peut et doit être transformé au bénéfice des plus démunis. Il croyait aux vertus de l’action collective, ne serait-ce que comme école de formation morale. Résolument à gauche sur l’échiquier politique, il a toujours été militant, au Parti socialiste unifié, dans la mouvance de l’extrême-gauche ou au Parti socialiste. Très attaché à la commune de Nogent-sur-Marne où il a toujours vécu et où sa famille était établie depuis longtemps, il en a animé le ciné-club et le cinéma amateur, avant d’en devenir conseiller municipal, dans l’opposition socialiste d’abord, puis dans l’opposition de gauche au PS local. Il s’investit beaucoup, notamment au sein de la commission des finances, pour peser ne fût-ce qu’un peu sur les décisions de la municipalité. A l’université, il fut, au début des années quatre-vingt, au cœur de la bataille menée par l’Association nationale des enseignants vacataires de l’enseignement supérieur (ANEVES) pour la titularisation des enseignants vacataires du supérieur.

3Dans la dernière partie de sa vie, Michel fut partagé entre le désespoir de voir les tissus sociaux se déchirer sous les coups de la vague néolibérale, ouvrant ainsi la voie à la "guerre de tous contre tous", et l’enthousiasme qu’il éprouvait devant la révolte néo-zapatiste du Chiapas en 1994, ou l’échec de l’Organisation mondiale du commerce à Cancun. Il retrouvait chez les zapatistes mexicains cette double défiance à l’égard du pouvoir et de la force armée qui lui semblait porteuse d’une autre façon de faire de la politique : une critique non libérale de la "vieille gauche", qui résonnait comme un lointain écho des critiques adressées par Rosa Luxemburg aux bolcheviques, dans les derniers mois de 1918. Cette dernière occupait d’ailleurs une place très particulière dans le panthéon personnel de Michel. Lutteuse infatigable, polémiste de talent, théoricienne de haut vol, elle représentait tout ce qu’il admirait : la curiosité inlassable, l’insolence à l’égard de tous les pouvoirs et de toutes les orthodoxies, le refus du dogmatisme, la défense intransigeante de la démocratie.

4Ce n’est pas le parcours politique ou personnel que nous esquisserons ici, mais celui de l’intellectuel qui avait choisi l’économie, liée pour lui au politique et à la philosophie, comme champ de réflexion.

Préférences et antipathies : une histoire ouverte et des auteurs vivants

5La plupart des travaux de Michel appartiennent au champ de l’histoire de la pensée économique. Mais sa position dans ce domaine n’était guère orthodoxe. En particulier, il ne se situait dans aucun des camps, "histoire contextuelle" ou "histoire rétrospective", dont certains historiens des idées se réclament assez artificiellement. Le travail de recherche de Michel portait sur les théories économiques. Il prenait le plus souvent comme point de départ des textes de grands auteurs, anciens et modernes, plutôt que des modèles contemporains. Dans sa conception de la théorie et de l’histoire, les auteurs importants sont tous vivants, et donc contemporains les uns des autres. Il ne s’agissait pour lui ni de restituer les conditions historiques d’émergence des théories ou d’expliquer l’œuvre des auteurs par leur vie, ni de faire apparaître les auteurs anciens soit comme des précurseurs ignorant les techniques modernes, soit comme égarés dans les erreurs de jeunesse de la discipline. Opposé à toute tentation de clore l’histoire [1985a, voir la bibliographie annexée à ce texte], Michel entendait maintenir ouvert le champ des possibles. Il convoquait ainsi les "grands anciens" autour de questions contemporaines, utilisant les méthodes actuelles en vue de résoudre des problèmes qu’ils ont posés mais n’ont toujours pas reçu de solution. En somme, le travail sur les grands textes du passé était pour Michel une manière de participer au développement de la connaissance actuelle, la permanence de questions ouvertes justifiant à la fois la diversité des réponses et la mobilisation des auteurs anciens. C’est pourquoi il ne pouvait que se reconnaître dans les Cahiers d’économie politique, dont le projet fondateur se confondait très largement avec le sien. Rien d’étonnant à ce qu’il en devînt un jour le directeur. Au-delà de la simple direction de publication, c’est un véritable rôle de coordonnateur, de rédacteur en chef et de secrétaire de rédaction qu’il a, comme Patrick Maurisson avant lui, assumé pour la revue.

6Pourquoi a-t-il travaillé sur tel et tel auteur plutôt que sur tel ou tel autre ? Il est évidemment difficile de répondre à une telle question. Les motifs invoqués peuvent être aussi divers que les raisons de s’intéresser à une époque ou à une œuvre, mais ils éclairent forcément le sens du travail accompli. Dans le cas de Michel, la réponse est à rechercher dans trois directions : l’idéologie, la méthode et l’analyse, qui permettent de comprendre la diversité des auteurs auxquels il s’est intéressé : Adam Smith, Marx, Myrdal, Popper, Otto Neurath, Rosa Luxemburg, François Simiand, Jacques Rueff, Hayek, Hicks et Keynes. De Schumpeter, il avait retenu qu’une théorie met en jeu tout à la fois une vision du monde, une démarche analytique et un ensemble de thèses ; et de Myrdal qu’on ne peut séparer les énoncés scientifiques des critères éthiques. Sa vision du monde devait beaucoup à Marx et à Rosa Luxemburg, qu’il considérait comme l’une de ses continuatrices les plus fécondes, y compris au plan de l’analyse économique.

7Popper et Neurath ont inspiré sa démarche scientifique, tandis que la lecture de Voltaire avant d’écrire un texte lui permettait, disait-il, d’avoir l’esprit bien disposé. Au plan méthodologique, Michel était fasciné par le traitement logique des problèmes, qu’ils soient économiques ou épistémologiques, à tel point qu’il usait parfois d’un formalisme qui pouvait déconcerter ses lecteurs. Mais la forme n’a jamais été un obstacle à la compréhension de ses textes. Il déployait beaucoup d’énergie pour faire admettre ses détours logiques et ses positions, et l’on ne pouvait qu’être stimulé par la passion qu’il déployait dans l’exposé de ses convictions.

8Les idées économiques de Michel se situent dans le prolongement de celles de Smith, de Marx et de Keynes. Pour comprendre son fonctionnement intellectuel et sa trajectoire, il faut ajouter à ces références fondamentales quelques auteurs "prétextes" ou "faire-valoir", comme Hayek, qu’il attaquait sous la bannière de Neurath [1986a, 1987b]. II s’agissait, en critiquant le "faux poppérien" qu’il voyait en lui, d’éviter que la méthode poppérienne ne soit assimilée au libéralisme économique [1989a, 1993a, 1999d].

9Il est aussi des auteurs auxquels il a délibérément refusé de s’intéresser, fussent-ils parmi les plus importants : Ricardo, pour qui il éprouvait la plus grande antipathie et Walras auquel il était assez allergique. Les raisons de ses réticences à leur égard sont sans doute variées, mais il est sûr qu’à ses yeux ces deux auteurs partageaient un double défaut. D’une part, il critiquait leur tendance à réduire la théorie économique à celle des prix relatifs, ignorant les questions macroéconomiques liées au niveau global d’activité ; d’autre part, il reprochait à la théorie économique de Ricardo son absence d’ancrage philosophique et à celle de Walras de s’appuyer sur un rationalisme naïf qui le hérissait profondément.

10A l’inverse, il montrait de l’indulgence envers certains économistes, tels que Simiand [1997a, b, c], qui avaient, de son point de vue, le mérite de maintenir le questionnement macroéconomique ; il pouvait alors passer assez facilement sur des faiblesses que d’aucuns pourraient juger impardonnables. Mais celui auquel il pardonnait vraiment tout, au point de chercher une justification logique à toutes ses prises de position, qu’il s’agisse de la rente foncière en Angleterre, de la gestion des colonies, du gouvernement de la Chine ou du droit de primogéniture, c’est évidemment Adam Smith. Chez Marx ou chez Keynes, il traquait volontiers l’erreur ; chez Smith, jamais. Tout au contraire, il n’a cessé de plaider, contre une longue et prestigieuse tradition d’interprétation qui voit en lui un auteur confus ou ambigu, la cohérence et la vraisemblance du propos, extrayant du chapitre sur la rente foncière de la Richesse des nations un modèle formel de reproduction à partir duquel il a reconstitué la plupart des propositions de politique économique de Smith [1987a, 1991a, 1992a]. Il a repris de Hicks l’idée d’introduire un multiplicateur dans la Richesse des nations [2001b]. L’admiration pour Smith, l’aversion pour Ricardo : tel est le point de départ d’une trajectoire d’économiste non conformiste.

Des recherches structurées par une vision du monde

11Loin de relever d’un syncrétisme sans principes, les croisements, voire les télescopages entre des pensées différentes, qui font partie de la façon dont Michel pratiquait la théorie économique et son histoire, étaient mis au service d’un programme de recherche cohérent, consistant à dégager, à travers une représentation monétaire de l’économie, une alternative à la théorie de l’équilibre général, tant en termes d’explication des phénomènes économiques que de propositions de politiques économiques. Pour lui, une économie capitaliste était toujours dans ce qu’on pourrait appeler un état de "traverse financière"– notion inspirée par Hicks –, susceptible de dégénérer en crise [1987g]. Et son objectif ultime était d’en découvrir le modèle, qui devait à ses yeux cire celui d’une économie où la monnaie et la finance ne sont pas neutres [1989d].

12Michel nous lègue à la fois une vision très critique de l’état de la discipline et un optimisme foncier quant à la possibilité de refonder une théorie économique rendant intelligibles les lois de l’accumulation capitaliste, à partir d’une double conviction initiale: les grandeurs macroéconomiques ont un sens et leurs mouvements ne peuvent s’interpréter à partir des seuls prix relatifs [1987e et f].

13Dans cette optique, un certain nombre de thèmes ou d’objets reviennent constamment : le circuit monétaire, l’endettement, la comptabilité comme mode d’appréhension du réel économique, la vérifïcation (ou l’expérience), sans oublier la notion de "référentiel" qu’il conçoit d’abord dans sa thèse de doctorat [1980, 1982] et reprend vingt-cinq ans plus tard dans son dernier écrit sur la transformation des valeurs en prix chez Marx [2004, ce numéro des Cahiers]. Il disait à ses étudiants de DEA qu’il n’y a que deux solutions au problème classique de la mesure : celle d’Adam Smith, qui consiste à prendre une étoile fixe, et celle de Marx, qui est l’équivalent pour la théorie économique de la relativité d’Einstein. Cette réhabilitation du concept de valeur de Marx ne vaut pas acceptation de la valeur travail comme théorie des rapports d’échange, mais reconnaissance de la pertinence de la recherche d’un espace homogène, celui du travail social en tant que tout, comme compréhension philosophique du marché.

14Il est impossible d’isoler les préoccupations analytiques de Michel de ses conceptions épistémologiques et méthodologiques. La représentation de l’économie, la formulation des questions et la discussion des réponses forment évidemment un tout. La comptabilité privée était l’un de ses violons d’Ingres, car il croyait que la théorie ne doit pas laisser échapper le type de connaissance du réel économique que fournit la pratique des affaires. Par ailleurs, il voulait croire au caractère testable des théories économiques ; mais en l’absence de laboratoires, ce sont les politiques économiques qui constituent le test empirique, avec toutes les difficultés que cela soulève. L’État expérimentateur, son ouvrage paru en 1993, dont il aimait à dire : « en fait, c’est un ouvrage militant », est entièrement consacré à cette question.

15Fondamentalement, c’est sa vision du monde qui structure l’ensemble des travaux de Michel. Car finalement, ce qu’il reprochait à Ricardo, plus que la place centrale qu’il attribuait à la théorie de la valeur, c’est d’avoir été le principal fondateur de la théorie du libéralisme économique. De son opposition aux lois sur les pauvres à son dogmatisme monétaire, Ricardo représentait tout ce qu’il exécrait. Dans la seconde moitié des années quatre-vingt, ses réflexions sur les processus d’endettement lui furent dictées presque au jour le jour par une réaction instinctive à la crise de la dette dans laquelle les politiques néolibérales avaient plongé, dès 1982, le tiers monde dans son entier, et l’Amérique latine en particulier. Pas une semaine sans qu’il n’évoquât, à cette époque, les péripéties de la finance internationale et les dégâts engendrés, de par le monde, par les politiques d’ajustement structurel.

16C’est aussi dans les années quatre-vingt que naît son intérêt pour un auteur qui allait désormais occuper une place importante dans sa recherche : John Maynard Keynes [2002a, 2003a]. Celui-ci réunissait au moins trois conditions pour intéresser Michel : une position politique hostile au laisser-faire, une pensée tournée vers la dynamique d’une économie monétaire, une théorie qui se laisse facilement décliner en termes comptables. De la même façon, chez Hicks, c’est le "post-keynésien" révélé après 1973, captivé par la liquidité et le crédit, qui l’intéressa. Michel voyait dans "l’économie d’endettement" (ou "économie de découverts"), envisagée dans La crise de l’économie keynésienne, un concept ayant vocation à creuser l’écart avec la théorie de l’équilibre général, et non pas seulement une notion descriptive, adéquate pour une phase donnée de l’histoire du capitalisme. Il était heureux de traduire ces thèmes dans les cadres comptables qu’il affectionnait, avec la conviction d’y retrouver les problèmes de mesure des valeurs qu’il avait toujours pressentis. La maladie et la mort l’ont empêché d’aller plus loin dans cette voie de recherche.

17En juin 2002, Michel participait à Montréal aux journées d’études de l’Association Charles Gide pour l’Étude de la Pensée Économique, sur le thème "Que reste-t-il de Keynes ?". La communication qu’il a présentée, "Les grandeurs fondamentales de la Théorie générale", est le dernier écrit publié de son vivant. Un soir, il a aidé l’un des auteurs du présent texte à fixer au mur de sa maison une reproduction de l’Hommage à Rosa Luxembourg, la magnifique œuvre testament du peintre québécois Jean-Paul Riopelle. Il en a éprouvé une grande émotion. Le lendemain ou le surlendemain, après la réception qui a mis fin aux journées d’étude, il a tenu en haleine quelques amis dans un bar, jusqu’à la fermeture aux petites heures du matin, en discutant entre autres du statut épistémologique du tâtonnement walrasien, bières à l’appui. Puisse la joie de vivre de Michel nous accompagner longtemps.

18Mexico - Montréal - Paris, août-septembre 2004

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