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Article de revue

Autour des conflits à dimension environnementale

Évaluation économique et coordination dans un monde complexe

Pages 127 à 153

Notes

  • [1]
    Directeur de recherche au CNRS, Professeur à l’École polytechnique, Laboratoire d’économétrie de l’École polytechnique – UMR 7657, 1, rue Descartes, 75005 PARIS, Tél : 01.55.55.83.15, Fax : 01.55.55.84.28, godard@ poly. polytechnique. fr.
  • [2]
    En ce sens, on doit noter la création en 2000 de la Direction des études économiques et de l’évaluation environnementale au sein du ministère de l’Écologie et du Développement durable et les orientations de la Commission européenne pour un recours plus systématique à l’évaluation économique des propositions de réglementation dans le domaine de l’environnement.
  • [3]
    Voir par exemple Jean de Montgolfier (1975) et Jean de Montgolfier et Patrice Bertier (1978).
  • [4]
    Cette articulation a été placée au cœur de ce qui fut appelé "la gestion patrimoniale des ressources naturelles" lorsque les enjeux de décision portaient sur des problèmes d’aménagement du territoire ou de gestion de ressources communes comme les ressources en eau. Voir par exemple de Jean de Montgolfier et Jean-Marc Natali (1987). S’agissant des infrastructures et travaux publics de façon générale, voir Peter Driessen et al. (2001).
  • [5]
    Le problème de coordination est tout à fait différent selon qu’il se présente entre des acteurs homogènes, comme deux unités du ministère de l’Équipement en charge des projets routiers et autoroutiers pour des régions françaises différentes, ou entre des agents ne relevant pas du même monde, par exemple une association de protection des oiseaux et un service de la direction du Budget du ministère des Finances.
  • [6]
    D’où le titre éloquent du livre de Gilles Barouch (1989) : "La Décision en miettes".
  • [7]
    Il y a d’autres angles d’attaque pour discuter de ces démarches d’évaluation centrées sur les préférences individuelles : la dépendance des évaluations vis-à-vis de la répartition du revenu et des droits de propriété, le niveau d’information des personnes à qui on remet la responsabilité du jugement, les biais de perception tel le biais d’inclusion ; voir par exemple Daniel Bromley et Jouni Paavola (2002).
  • [8]
    Voir le livre consacré à l’approche économique de l’irréversibilité aux différents niveaux, micro, méso et macroéconomique : Robert Boyer et al. (1991).
  • [9]
    Voir également O. Godard (1989, 1990) pour une présentation synthétique de cette théorie et une application à la catégorie de patrimoine naturel.
  • [10]
    Selon le sens suivant reconnu par le Petit Robert : "Grammaire, ensemble des règles d’un art".
  • [11]
    Voir par exemple la discussion menée par Andreas Kontoleon et al. (2001) sur la prééminence à donner soit aux préférences individuelles, soit aux opinions d’experts, dans la détermination des politiques d’environnement.
  • [12]
    L’incarnation, non dépourvue de réalisme, de ce genre de conflits intérieurs peut être illustrée par le cas d’un haut fonctionnaire en charge du développement routier dans son activité professionnelle et militant le soir et les week-ends pour la protection de la nature contre les bétonneurs.
  • [13]
    On pourrait ici établir un rapprochement avec la place tenue par les caractéristiques du bien dans la théorie du consommateur de Kelvin Lancaster (1966), à la différence importante près que les caractéristiques, certes objectives, jugées pertinentes diffèrent d’un ordre à l’autre et ne peuvent pas être tenues pour identiques pour tous les agents, sauf dans les situations particulières où les objets sont engagés dans la réalisation des épreuves propres à un ordre particulier et doivent alors répondre à une normalisation précise, de connaissance commune entre les protagonistes.
  • [14]
    Ce point de vue ne conduit certainement pas à vouloir "tout conserver", notamment parce qu’il existe une compétition entre deux options de conservations :in situ, à travers la conservation des écosystèmes qui abritent les espèces cibles ; dans des banques ou des collections qui, une fois fournies et bien gérées, peuvent représenter un réservoir de diversité génétique suffisant pour la R & D en génie génétique. Sur ces questions, voir Michel Trommetter (1993, 2001).
  • [15]
    L’interférence civique se manifestera pour les biens dits tutélaires et dans les situations où les questions d’équité d’accès deviennent cruciales, par exemple dans le domaine des soins médicaux.
  • [16]
    Voir l’histoire du courant critique que constitue l’ecological economics telle que la retrace Juan Martinez-Alier (1987).
  • [17]
    "Jamais l’existence ou l’essence de l’homme dans son intégralité ne doivent être mises en jeu dans les paris de l’avenir." (Jonas, 1990, p. 62).
  • [18]
    Les démarches d’enquêtes visant à révéler les consentements à payer dans le champ de l’environnement se sont développées sous l’appellation générique de "méthode d’évaluation contingente". Cette méthode s’essaie à reconstituer de façon fictive des situations de choix et de marché à partir d’enquêtes par questionnaires. Elle vise à évaluer tous les biens qui ne font pas directement l’objet d’un échange sur un marché et pour lesquels il n’y a donc pas de prix observable, mais aussi ceux dont le prix de transaction ne permet pas de capter l’ensemble des dimensions de valeur pertinentes. Voir l’exposé de ces méthodes par Brigitte Desaigues et Patrick Point (1993) et les approches critiques rassemblées par John Foster (1997).
  • [19]
    Pour des leçons tirées, de ce point de vue, de différentes expériences d’utilisation d’évaluations économiques en situation de négociations locales sur des projets d’aménagement ou de gestion des milieux, voir Yann Laurans et Aline Cattan (2000) et Yann Laurans (2002).
  • [20]
    Pour une mise au point sur les situations d’expertise scientifique sur des questions controversées, voir Philippe Roqueplo (1997), Alexis Roy (2001), O. Godard (2003). Pour une analyse de l’engagement d’une expertise économique sur la question du changement climatique planétaire, voir O. Godard (2001).
  • [21]
    Sur les origines du drame du sang contaminé et l’analyse comparative internationale des incidences de différentes politiques, voir respectivement Marie-Angèle Hermitte (1996) et Michel Setbon (1993).
  • [22]
    Pour une analyse des enjeux d’expertise et de décision dans la gestion de la crise de la vache folle, voir O. Godard, Claude Henry, Patrick Lagadec et Erwann Michel-Kerjan (2002) et O. Godard (2003).
  • [23]
    En France, les tribunaux accordent encore leur crédit à l’expertise individuelle.
  • [24]
    Ce groupe a été créé en 1988 par l’Organisation météorologique mondiale et le Programme des Nations unies pour l’environnement. Associant plusieurs milliers de scientifiques de toutes les régions du monde, il a vocation à faire le point sur les travaux scientifiques publiés touchant aux phénomènes de base du climat, aux impacts des évolutions envisagées sur les écosystèmes et les activités humaines, sur les solutions techniques permettant une adaptation à ces changements et sur les dimensions socio-économiques à la fois des scénarios d’émissions de gaz à effet de serre à long terme et des politiques envisageables pour les infléchir. L’activité de cette instance d’expertise mondiale a été ponctuée par le rendu de trois états des connaissances, en 1990, 1995 et 2001.
  • [25]
    Sur la distinction entre univers stabilisé et univers controversé, voir O. Godard (1993) et O. Godard et al. (2002). Sur ce que révèlent les phénomènes de contestation dans le champ de l’environnement, voir Bromley et Paavola (2002).
  • [26]
    Il est possible de mettre en œuvre des critères de validation des compétences d’expertise de différentes organisations ou entités à l’échelle internationale. On peut par exemple recourir à l’établissement d’une liste positive d’organisations ou d’experts individuels agréés, d’une façon analogue à l’organisation de l’expertise auprès des tribunaux.
  • [27]
    Au sens de la théorie de la justification, le compromis désigne une situation ainsi caractérisée : "Les participants renoncent à clarifier le principe de leur accord, en s’attachant seulement à maintenir une disposition intentionnelle orientée vers le bien commun" (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 338). Pour reprendre une formule d’Yves Barel (1979), le compromis consiste à "com-promettre", à promettre conjointement, c’est-à-dire à trouver le niveau de la réalité où les antagonismes s’effacent au profit d’une possibilité de conjonction. Par définition, le compromis est aussi refus de la disjonction. Sur ces points voir O. Godard (1990).
  • [28]
    C’est de cette manière que l’expansion de la filière électronucléaire a été stoppée il y a vingt ans aux États-Unis, et non pas par une procédure politique.

Introduction

1Le calcul économique public entretient aujourd’hui un rapport compliqué avec la démocratie et le débat public. La période récente a vu s’accroître un malaise, pour le moins, quant à son usage pour étayer les choix publics. Ce malaise a entraîné à son endroit une certaine désaffection, qui n’est cependant ni générale ni définitive. Une nouvelle géographie institutionnelle du calcul économique se met en place, avec des reculs en certains lieux – les lieux traditionnels comme les transports – et des avancées en d’autres lieux – les politiques de lutte contre la pollution [2], la santé publique. Ces déplacements révèlent l’ambiguïté d’un outil qui est vu, selon les cas, comme le vecteur de la domination d’une logique à laquelle certains attribuent la dégradation de l’environnement, ou comme une ressource essentielle à mobiliser pour rehausser un pouvoir de négociation faible ou pour éviter les débordements de différents types attribués à un champ de l’action publique. Les positions vis-à-vis du calcul économique sont ainsi articulées à l’histoire propre d’un champ, par exemple les projets routiers et autoroutiers en France, et à une évolution historique des rapports entre l’État et la société.

2Le malaise est d’abord pratique. Il a fallu se rendre à l’évidence : en situation de conflit sur de grands projets ou de grands choix d’aménagement ou d’équipement (projets autoroutiers, implantation d’un nouvel aéroport, choix d’un tracé de ligne de TGV, plan d’équipement pour la production électrique), le calcul économique ne convainc plus tout le monde et en particulier pas ceux qui, par leur opposition, ont acquis le pouvoir d’accroître sensiblement les délais de mise en œuvre des projets, voire de bloquer leur réalisation. De ce fait, la mission principale attribuée au calcul économique public, qui est d’identifier les décisions conformes à l’intérêt général, puis de permettre la mise en œuvre efficace des projets correspondants, n’est plus assurée. À quoi bon recourir à une technique d’analyse des projets conçue pour discerner les meilleurs d’entre eux si les parties prenantes du processus de décision récusent les présupposés de cette technique ou dénoncent les possibilités de manipulation qu’elle offre et ont de toute façon la capacité de faire obstacle à la mise en œuvre des choix (Bromley et Paavola, 2002) ?

3Il y a là le signe que la décision publique ne peut plus être conçue de la même manière qu’aux heures héroïques de la reconstruction du pays, dans l’immédiat après-guerre, ou qu’aux heures glorieuses de la planification à la française, dans les années 1960. Au-delà des aspects techniques, c’est la possibilité même de définir sans ambiguïté ce qu’est l’intérêt général qui se trouve mise en jeu. Quel avenir peut-on alors escompter pour l’utilisation effective de l’évaluation économique dans le choix des actions publiques ? Certains semblent encore confiants : "Rendre plus rigoureuse l’évaluation des projets d’infrastructures, retenir des valeurs normalisées consensuelles pour prendre en compte les effets non marchands de la circulation", tels étaient les objectifs principaux d’un récent groupe de travail du Commissariat général du Plan présidé par Marcel Boiteux (CGP, 2001). Mais peut-on simplement espérer continuer comme avant, "quand tout allait bien" ? Tel n’est pas le point de vue défendu dans cet article, qui ne conclut pas non plus au rejet pur et simple des démarches d’évaluation économique, mais seulement à la nécessité pour elles d’accepter de se contextualiser, de renouveler et élargir leurs référents théoriques, et de jeter un nouveau regard sur ce qu’on peut entendre sous le vocable d’application.

1 – Une histoire qui a fait se disloquer la figure à laquelle s’arrimait la position d’origine du calcul économique public

4L’histoire des trente dernières années est significative des évolutions et adaptations qui se sont produites dans ce qui est resté un des champs majeurs de l’intervention publique : l’équipement et les infrastructures de transport. Le tâtonnement a d’abord conduit du calcul économique standard vers des approches multicritères destinées à mieux prendre en compte des objectifs particuliers correspondant aux attentes de groupes cibles qui s’étaient imposés comme interlocuteurs sur la scène de la décision publique [3] : par exemple, le bruit pour les riverains, le temps gagné pour les usagers. Ce premier glissement vers le multicritère traduisait l’amorce du processus de désagrégation de l’institution imaginaire de l’idée d’intérêt général conçue sous la forme du bloc. Cette métaphore n’a certes pas encore perdu toute efficacité idéologique. On en trouve encore trace aujourd’hui dans des expressions comme la "solidarité nationale" ou la "cohésion nationale". Mais cette vision des intérêts collectifs de la nation comme bloc supérieur et indépendant a dû commencer à composer avec des préoccupations variées et des formes diverses d’intérêts collectifs, systématiquement ou ponctuellement antagonistes, portés par des assemblages variés et assez peu stables de groupes qui composent la société civile, au côté des deux pôles des administrations d’État et des entreprises à but lucratif qui composent la partie centrale du monde économique.

5Ensuite, après les approches multicritères, vinrent ce qu’on peut appeler les approches multicritères / multi-agents. Ces dernières visaient à articuler de manière beaucoup plus étroite les dispositifs d’évaluation au jeu de négociations qui entourent désormais toute prise de décision dans ce champ des infrastructures [4]. L’évaluation économique est alors insérée dans un dispositif de concertation et de négociation plus ou moins formelle entre différentes entités porteuses de la légitimité publique (les différentes administrations ministérielles) et des groupes porteurs non pas de l’intérêt "général", mais d’intérêts collectifs "particuliers" ou "spécifiques" : la qualité de l’environnement ici, la sécurité collective là, la préservation des traditions de la chasse en d’autres lieux, ou bien encore le développement économique local, le sauvetage d’une activité industrielle traditionnelle menacée de disparition, bref toutes sortes de causes collectives, désormais distinctes, voire opposées à l’intérêt général "de bloc". C’est ainsi que s’est affirmé le besoin de disposer de nouveaux outils d’évaluation véritablement utilisables en contexte de négociation entre partenaires hétérogènes [5] ; parallèlement s’est développée la littérature sur les modèles de simulation multi-agents (Ferber, 1995) et leur utilisation en contexte de négociation (Barreteau, 2003 ; Bousquet et al., 2003).

6Derrière un malaise pratique rencontré par un instrument technique, se profilent des changements importants du rapport de la société à l’État, à la chose publique. Les conditions dans lesquelles le calcul économique avait pu trouver accroche et épanouissement en France se sont effritées puis disloquées. Il faut rappeler ce qu’elles étaient : elles répondaient au modèle du souverain dictateur bienveillant. Un monarque, fût-il républicain, soucieux du bien commun, demandait à ses experts de lui établir par le calcul – dans la perspective de ce que Max Weber avait appelé le principe de légitimité rationnelle légale – les options les plus valables pour son royaume et, sur cette base, prenait les décisions conformes qui s’imposaient au nom de la raison. Lesdites décisions étaient alors mises en œuvre sans défaillance, ne soulevant ni ne rencontrant de résistances particulières. Et les citoyens, aussi confiants dans les experts que pouvait l’être le souverain lui-même, étaient heureux qu’un souverain avisé ait agi au mieux de leur intérêt. Dans une telle configuration idéale, les économistes conseillers du souverain peuvent déployer leurs talents et connaître le bonheur d’une position sociale répondant exactement à leur ambition intellectuelle.

7Au-delà de la caricature ou de la mythologie, c’est ce mode de fonctionnement politique qui n’est plus opérant. On parle toujours d’aide à la décision, mais la décision elle-même se morcelle [6] en un ensemble de décisions co-dépendantes. Il n’y a plus un seul acteur, un seul décideur, mais un ensemble d’acteurs qui concourent à un processus collectif de décision. Ce processus lui-même lance de tels défis aux décideurs publics qui veulent entreprendre de grandes choses qu’une figure éminente d’un grand corps de l’État a pu dire que le problème aujourd’hui, en matière d’équipement et de transports, n’était plus de trouver la meilleure solution, mais d’en trouver au moins une qui puisse être réalisée dans des délais raisonnables, car acceptée de la part des différentes composantes de la société. C’est désormais la capacité publique à entreprendre qui est en jeu lorsque ladite entreprise menace les intérêts divers d’un ensemble de groupes de la société civile, en particulier lorsqu’ils ont établi un rapport patrimonial au territoire.

2 – Retour sur les prémisses des évaluations économiques

8La transformation des conditions de la décision collective et des rapports de la société à la vie publique a de fortes incidences sur le positionnement, mais aussi, et de façon moins reconnue, sur le contenu du calcul et des évaluations économiques. Cela touche en premier lieu les investissements dans les infrastructures, mais également d’autres domaines de la gestion publique comme les risques collectifs. Là où le modèle du monarque bienveillant et éclairé n’est plus opératoire, il est utile de revenir sur les hypothèses à partir desquelles le calcul économique a été institué en France. Cette réflexivité peut conduire à remettre en cause l’ontologie sur laquelle repose l’exercice traditionnel de l’évaluation économique.

9Prenons cette prémisse essentielle pour l’évaluation économique des enjeux environnementaux (Desaigues et Point, 1993 ; IDEP, 1998) : les agents individuels sont supposés disposer de préférences déjà toutes constituées ; la tâche attendue des experts économistes est de révéler ces préférences en utilisant les méthodes les plus scientifiques possibles pour déjouer les incitations à ne pas les dévoiler ou à les biaiser. Cette approche suppose deux choses : (1) il existe bien un ensemble cohérent qui s’appelle un système de préférences individuelles ; (2) ces préférences sont, aux yeux de l’économiste, à traiter comme des faits objectifs, ayant une réalité propre et stable, mais elles sont ordinairement voilées, d’où la problématique de la révélation. L’étude de la genèse ou de la détermination de ces préférences est renvoyée à d’autres disciplines comme la biologie ou la sociologie. Que devient la manière d’aborder l’évaluation économique lorsqu’on remet en cause ces deux hypothèses [7] ?

10Considérons la remise en cause de la seconde. Si l’on postule que les préférences ne sont pas constituées de toute éternité, qu’elles résultent d’un processus de construction, et que ce dernier est endogène aux situations dans lesquelles il importe de connaître ces préférences, on est conduit à s’interroger sur le processus de co-construction des préférences individuelles et des préférences collectives. Reconnaître ce processus de co-construction permettrait de déplacer le contexte dans lequel Arrow a pu établir son théorème d’impossibilité. Le nouveau postulat "constructiviste" conduirait aussi à s’interroger sur le lien entre le processus de construction des préférences et le contenu des préférences qui en sont le résultat. Dans d’autres domaines de l’analyse économique, en particulier pour ce qui touche au développement technologique, ont été mis en avant des phénomènes de path dependency[8]. S’agissant des préférences, de tels phénomènes auraient pour effet que des processus de construction différents pourraient déboucher sur des préférences différentes. La reconnaissance de cette possibilité devrait notamment conduire à s’interroger sur le rôle que peuvent tenir les procédures d’évaluation économique, telles les enquêtes menées dans le cadre des méthodes d’évaluation contingente, dans la construction des préférences individuelles et collectives. Techniques de révélation ou techniques de construction de préférences, c’est l’alternative qu’entrevoyait Marc Willinger (1996) à propos de l’application de ces méthodes dans le champ de l’environnement. Au-delà, l’interrogation devrait porter sur les processus de construction des préférences au sein des différents univers sociaux dont émergent des prises de position autour de projets d’infrastructures.

11Quant à la première hypothèse de la théorie standard, elle exprime la supposition que chaque agent est doté d’un ensemble cohérent et total de préférences sur l’ensemble des combinaisons possibles de biens (préordre complet). L’agent y est réduit à la position d’un consommateur devant procéder à un choix dans un catalogue de vente par correspondance. Elle est assez éloignée de toute idée d’action avec et/ou contre autrui autour d’un enjeu collectif. Elle présume également de compétence cognitives hors du commun, objection qui avait conduit un Herbert Simon à renoncer à l’hypothèse de maximisation sur un ensemble complet au profit d’une hypothèse de satisfaction sur des ensembles partiels, avec révision en fonction de la prise d’information. L’hypothèse peut également être attaquée pour son postulat de cohérence totale qui implique que l’agent ne mette jamais en œuvre, quelles que soient les situations dans lesquelles il se trouve, qu’une seule grille de détermination de ses choix. Postulons au contraire que se constituent des préférences qui seront jugées différentes en fonction des situations dans lesquelles elles se forment. L’exploration de cette idée conduit à vouloir caractériser de façon théorique les situations en questions à partir de la théorie de la justification.

12Les situations sociales sont plurielles, non pas seulement parce que chacun est confronté à l’infinie variété des contingences empiriques de la vie sociale, mais parce que – je me réfère ici au travail de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991)sur les ordres de justification [9] – les actions des agents se déploient dans une société pluraliste du point de vue des principes de justification jugés légitimes pour guider les comportements et arbitrer les différends. Selon les situations dans lesquelles ces comportements s’insèrent et ces conflits émergent, tel ou tel univers de justification apparaîtra comme plus pertinent que les autres, c’est-à-dire approprié à la situation et au projet de l’agent qui cherche à s’accorder avec autrui. Il s’agit là non d’une pluralité atomisée avoisinant l’entropie maximale, mais d’une pluralité organisée autour d’un nombre limité d’ordres différents. Ces ordres concernent la manière de qualifier le monde des choses (Eymard-Duvernay, 1989) et celui des personnes, mais aussi de faire surgir ce qui constitue un problème et de faire émerger une hiérarchie quant à l’importance respective des personnes et des choses qui correspondent à tel ou tel ordre.

13Du point de vue des agents, une telle société pluraliste est une société complexe qui appelle de leur part une faculté et des compétences de discernement leur permettant de mobiliser de façon opportune les ressources de justification à leur disposition en fonction des situations qui se présentent à eux (Thévenot, 1989). C’est en quelque sorte la règle de base de cette société que chacun soit capable de passer du code propre à un ordre donné aux codes respectifs des autres ordres. On ferait preuve d’inadaptation sociale si on se comportait de la même manière en employant les mêmes arguments quel que soit le type de situation affronté. Contrairement à certaines théories culturelles, qui assignent représentations du monde et des risques et valeurs normatives à des positions sociales définies (Douglas et Wildavsky, 1982), le cadre théorique de la justification rend compte d’une grammaire [10] générale du fonctionnement social dans les sociétés occidentales sans donner une signification identitaire figée aux différents ordres repérés.

14En fonction de l’appréciation des situations et des registres de justification mobilisés, les principes de valorisation et les valeurs changent. Ce qui est insignifiant ici peut prendre une grande importance là : par exemple, tel objet de faible valeur marchande prendra une valeur importante dans un univers domestique de par son attache à une lignée d’appartenance. Et, selon les situations, changent aussi les préférences pertinentes. Sous cet angle, les préférences individuelles à prendre en compte sont dépendantes des contextes et des rôles sociaux que tiennent les agents en situation.

3 – Les acteurs face au pluralisme des ordres de justification

15Chacun des ordres de justification se caractérise par des principes de classement et des relations d’équivalence différents, avons-nous dit. Les personnes individuelles et les acteurs sociaux ont à se mouvoir dans cet univers pluriel en fonction des rôles qui déterminent leur participation à une situation donnée. Une des figures classiques consiste à opposer les choix du consommateur à ceux du citoyen : en tant que citoyens, les agents adoptent certains raisonnements et se reconnaissent dans certains choix ; ce ne sont pas les mêmes dans les situations où les personnes sont manifestement considérées et placées dans un rôle de consommateurs. On ne peut donc pas identifier le comportement d’un consommateur à des préférences génériques, constitutives de l’identité de la personne ; les préférences du consommateur sont celles d’une personne dans l’un de ses rôles sociaux. La démarche de l’évaluation économique proposant d’agréger les préférences des agents en tant que consommateurs pour déterminer la valeur collective d’une action et la faire valoir dans un contexte public marqué au sceau du référent civique est a priori incongrue, du fait des déplacements opérés et des décalages dans les catégories maniées, tant qu’il n’a pas été précisé quelle place occupe légitimement le point de vue des consommateurs dans la détermination politique de l’intérêt général : ce point de vue est négligeable pour certaines questions (une politique de dissuasion nucléaire) ; il ne peut pas être ignoré, sans être central ni exclusif pour d’autres questions, dont les politiques d’environnement (lutte contre l’érosion de la biodiversité) [11], alors qu’il est central pour des questions comme la réglementation du commerce entre petits commerçants et grande distribution.

16Pour une même personne physique, la diversité des situations et la pluralité des cadres d’interprétation et de coordination à partir desquels ces situations peuvent être abordées suscitent de la perplexité, de l’indécision, voire un sentiment de contradiction [12]. Ces sentiments seront d’autant plus vifs que les situations sont ambiguës et pourraient se prêter à une interprétation soit dans un registre, soit dans un autre : ce sont alors ces situations qui conduisent les personnes à établir des rapprochements et à discerner des possibles conflits d’évaluation. C’est aux frontières entre ordres différents que se manifestent les tensions les plus vives, puisque le basculement d’un ordre sur l’autre peut bouleverser complètement les hiérarchies de valorisation. Lorsque les situations sont bien différenciées, les différences ne sont en revanche pas ressenties comme des incohérences ; elles ne sont mêmes appréhendées comme différences ou inversions paradoxales qu’aux yeux d’un observateur extérieur qui procéderait à des rapprochements que les personnes elles-mêmes ne font pas, ces dernières considérant, selon l’expression commune, que "cela n’a rien à voir" ! La qualification même des personnes et des objets différant d’un ordre à l’autre, les problèmes d’évaluation ne concernent pas les mêmes objets aux yeux des personnes qui y procèdent, même si ces objets qualifiés de façon différente sont considérés comme des objets identiques ou équivalents du point de vue adopté par un observateur extérieur (un ingénieur, un biologiste, un économiste ou un physicien) [13]. De façon immédiate, il ne s’agit pas pour les personnes concernées de faire coexister une hiérarchie différente ou inverse de valeur sur une population d’objets perçus comme identiques. Au-delà d’une caractérisation physique sommaire des entités impliquées, il n’existe pas de monde commun transversal aux différents ordres, comme celui que postule la théorie standard du consommateur, même s’il existe des objets ambigus qui peuvent trouver existence et qualification dans différents ordres.

17Comme les objets et les personnes qu’elles rassemblent, les situations connaissent des positions diverses par le degré d’adéquation à un ordre de justification quelconque et par le rattachement à tel ordre plutôt qu’à tel autre. Une situation bien constituée est une situation constituée entièrement à l’intérieur d’un ordre de justification donné ; elle met en présence des sujets et des objets qui sont adéquats à la qualification qu’ils reçoivent de l’ordre de justification à partir duquel elle est appréhendée. Une situation informe, contingente, met en présence de façon fortuite des êtres hétérogènes ; elle ne dispose pas de procédures de coordination préétablies aptes à résoudre les différends ou les problèmes. Elle est marquée par le sentiment de perte de sens et d’absence de repères. Il existe enfin des situations intermédiaires qui connaissent des embryons de structuration au sein d’un ordre, mais qui comportent encore des objets et sujets hétérogènes ou ambigus qui sont la source d’une hésitation entre les qualifications et épreuves issues d’ordres différents, d’où une certaine indécidabilité.

18Pour donner un tour moins abstrait à cette présentation, esquissons de l’intérieur deux des ordres auxquels l’analyse se réfère. Il y a par exemple des situations qui relèvent clairement de ce qu’il est convenu d’appeler l’ordre industriel. Ce dernier renvoie à une certaine manière d’appréhender une société de production. Par exemple, dans un atelier, il s’agit en premier lieu d’organiser la production de manière techniquement efficace ; des experts en ergonomie, qui connaissent à la fois les exigences du travail sur machine et les capacités humaines, mais encore les relations qui se nouent dans ce contexte de travail, conçoivent la manière de disposer l’atelier et de répartir les tâches de chacun dans l’espace. Ils prévoient aussi des règles de répartition des ressources productives. C’est l’ordre des besoins de la production, de la compétence, de l’efficacité technique. Des indicateurs spécifiques vont sous-tendre cet ordre-là. À l’échelle de la société, la projection des mêmes repères débouche sur un ordre social qui est dédié à la mise en valeur productive du monde. La "grande" nature est celle qui est valorisée productivement (les grandes cultures de Beauce, les grands barrages, etc.) ; la "petite" nature est celle qui est improductive, imprévisible, capricieuse, tel le fleuve au débit erratique qui ne cesse de déplacer son emprise dans un vaste lit et qui ne permet même pas la navigation.

19Tout autre est l’ordre appelé "inspiré". Ce dernier instaure un rapport au monde physique et social "ici et maintenant", appréhendé en référence à un au-delà et un ailleurs. Cet "autre monde" est la source transcendante du sens ; il n’est accessible qu’au travers d’une incarnation et de l’expérience sensible, mais en dépassement de ces dernières. Cet au-delà peut être religieux ; il peut simplement renvoyer à des formes atténuées ou sécularisées du religieux, comme lorsque la nature se trouve sacralisée, les êtres qui la peuplent étant jugés uniques et incommensurables, ou comme lorsqu’une ascèse à la fois physique et morale est exigée d’un promeneur pour en faire un initié enfin jugé digne d’avoir accès à la beauté et à la grandeur de la nature.

20Ces deux référents conduisent à l’évidence à des manières différentes de définir les choix à opérer et à des priorités elles aussi bien différentes. Par exemple, l’idée de construire un équipement routier pour faciliter l’accès d’un site naturel remarquable et pouvoir ainsi amener les foules au plus près de la nature, projet se situant au croisement de l’ordre industriel et de l’ordre civique, est strictement incompréhensible de l’intérieur de l’ordre "inspiré", puisque ce projet fait disparaître l’effort d’approche et l’approfondissement de la démarche de préparation personnelle préalable à l’accès proprement dit. Or seule cette démarche rend le promeneur capable d’avoir moralement accès à la grandeur du site naturel en question, dans une relation de communion. Il est possible de multiplier les exemples de conflits et malentendus qui trouvent leurs sources dans la mobilisation d’ordres de justification différents. Cela serait évidemment fastidieux puisque, avec six ordres de base dans la théorie initiale de Boltanski et Thévenot, on aurait à décrire quinze situations de conflits potentiels en prenant les ordres deux à deux.

21Toutes les grandes questions environnementales peuvent être relues à travers le prisme de ces différents ordres. Prenons le problème de la biodiversité. Du point de vue de l’ordre industriel, la biodiversité importe comme source potentielle de nouveaux produits pharmaceutiques et comme base de certaines innovations en génie génétique. Là serait le fondement de stratégies mesurées de conservation [14]. Du point de vue de l’ordre civique centré sur l’équité entre les générations présentes et les générations futures, la logique est autre : chaque génération a le devoir de transmettre ce qu’elle a reçu, peu importe l’usage qui en sera fait ; il est essentiel à la définition même de l’humanité de veiller au lien intergénérationnel et de faire que le patrimoine reçu soit retransmis. Pour l’ordre de la renommée, la biodiversité est intéressante par ses êtres les plus fameux : les baleines, les phoques, les girafes, les lions vont alors tenir un rang que n’auront pas les moustiques de différentes espèces que l’on peut trouver au fin fond de la forêt tropicale, etc. C’est ainsi qu’une cause comme la protection de la biodiversité peut accrocher les intérêts – au sens large de "s’intéresser à" – de personnes qui tendent à se référer à des ordres de justification différents. Ces personnes peuvent trouver à s’accorder un temps sur certains objectifs et certaines actions, tout en s’opposant virtuellement ou réellement sur d’autres. Et, lorsqu’une cause prend une forme stable, c’est que les différentes parties prenantes sont parvenues à sceller un "compromis de justification", en un sens qui sera développé dans la section 6.

4 – Évaluation économique et ordres de justification

22Que peut avoir à faire l’évaluation économique publique dans une telle problématique ? Elle suppose – c’est l’hypothèse standard – la rationalité et l’intentionnalité des agents. Elle met en scène des situations de choix et présume que les agents sont en position de faire des choix libres. Liberté, intentionnalité et rationalité ne sont cependant que des conditions nécessaires. Elle suppose aussi que les agents agissent en fonction de leurs intérêts personnels, hypothèse ramenée à l’idée que chaque agent se détermine en fonction de sa structure personnelle de préférences par le postulat que chacun est le meilleur juge de ses intérêts. L’univers de l’évaluation économique impute également aux agents une approche "conséquentialiste" de l’action, selon laquelle chaque action est évaluée en fonction des résultats et effets qu’elle peut avoir, et non en fonction d’une norme déontologique. On écarte donc a priori de cet univers une approche morale ou éthique pour laquelle des actes sont considérés comme étant bons ou mauvais en soi, indépendamment de leurs conséquences.

23Ce rappel du jeu d’hypothèses au fondement de l’évaluation économique publique manifeste que cette dernière assure une mise en forme particulière du problème de l’action individuelle et collective et qu’elle ne saurait être prise pour la forme unique ou première permettant d’articuler choix collectifs et points de vue des personnes. D’autres mises en forme existent et peuvent même avoir une plus grande prégnance sur la réalité de la prise de décision publique. Compte tenu de ce qui a été dit plus haut sur la manière dont des situations renvoyaient plus ou moins aisément à des ordres et sur le rôle de compromis pour faire tenir certaines causes collectives de façon stable, il faut nous interroger sur l’espace de pertinence de la mise en forme économique "standard" qui vient d’être rappelée et sur la nature des compromis qui lui donnent sa valeur comme épreuve. Au vu des attributs retenus, posons que cette mise en forme correspond à un compromis "marchand-industriel" ; elle trouve dès lors sa pertinence pour les phénomènes ordinaires de consommation lorsqu’ils ne mettent pas en jeu d’autres dimensions, par exemple civique [15]. Sans doute peut-on considérer que, s’agissant de chaussettes ou de pots de confitures, cela ne soulève pas de problème majeur de l’adopter. Quand il s’agit d’environnement, elle a depuis toujours suscité un trouble.

24Ce dernier remonte au moins au XIXe siècle [16], sinon aux tout débuts de la discipline. Ce trouble a trois raisons principales. La question environnementale a pour enjeu latent, voire explicite aux yeux de certains, la préservation des conditions naturelles de la vie des hommes et de survie de l’humanité ; cet enjeu en fait un enjeu moral premier, dont un philosophe comme Hans Jonas (1990) tire un impératif catégorique absolu : ne rien faire qui puisse mettre en péril de façon essentielle la survie de l’humanité [17]. La seconde a trait à la manière de considérer les espèces non humaines avec lesquelles les humains ont la Terre en partage ; leur réduction au statut de choses disponibles sans limites pour les besoins et désirs humains ne fait pas l’objet d’un accord, ni au sein des sociétés occidentales, ni au sein des autres sociétés (Larrère et Larrère, 1997). En admettant que ces deux premières raisons soient écartées, la troisième met en avant la prédominance de la question de la transmission d’un patrimoine naturel aux générations à venir. Or cette question de la transmission ne trouve sens que dans le cadre d’un compromis entre les ordres "civique" et "traditionnel-domestique". Cela invalide les démarches d’enquête proposant un cadre d’évaluation monétaire en termes de consentement à payer pour déterminer ce qu’il est convenu d’appeler la valeur de legs des actifs naturels [18], de même que se trouve invalidé le mode d’évaluation développé dans le cadre de la théorie des effets externes, puisque cette évaluation propose un arbitrage entre destructions nettes environnementales et dépenses de facteurs compensées dans une boucle de reproduction économique (Godard, 2004).

25Pour beaucoup d’économistes, l’évaluation économique est encore marquée au sceau du positivisme scientifique ; elle est perçue comme un calcul économique analogue au calcul des forces en physique. Elle a la capacité de dire le vrai. Comme si la rigueur méthodologique déployée pouvait donner accès à une image objective unique de la réalité des préférences individuelles, indépendante du contexte de construction de ces préférences. Je propose de rompre avec ces idées, non pas parce qu’elles sont fausses en toutes circonstances mais parce que je pense qu’en explorant l’hypothèse inverse, on découvrira d’autres phénomènes. Il y a des situations pour lesquelles la mise en forme économique standard est pertinente. Et puis il y a des situations de coordination pour lesquelles elle l’est peu. Elles ont aussi à être considérées.

5 – L’évaluation économique comme instrument de coordination collective

26Tournons à présent vers les contextes de décision collective concernant des projets publics ou soumis à autorisation publique. Quelle place peut y tenir l’évaluation économique ? Selon quelles procédures ? Après tout, on est en droit d’adopter un point de vue de Sirius : pourquoi donc faudrait-il évaluer économiquement les choix collectifs ? A quoi cela doit-il servir ? Quelle économie de la décision y a-t-il derrière ces démarches d’évaluation ? Comme dans d’autres domaines du savoir, la curiosité de l’esprit peut à elle seule justifier l’engagement de démarches d’évaluation économique. Ce n’est pas ce type de justification qui est visé dans cette discussion, mais bien l’usage social de l’évaluation économique en tant qu’elle est proposée, proclamée utile, voire indispensable, et en tant qu’elle est utilisée dans des procédures de choix publics. En d’autres termes, qu’en est-il de l’évaluation économique comme instrument de coordination dans la sphère publique (Godard, 1996) ?

27Adopter ce point de vue pour interroger l’évaluation économique, c’est soumettre cette dernière à un crible particulier : elle doit faire montre d’un certain nombre de propriétés qui rendront effectivement praticable le rôle de coordination attendu [19]. Ces exigences sont celles, plus générales, de l’organisation de l’expertise scientifique à l’appui de la décision publique [20]. L’expertise scientifique est généralement sollicitée dans des situations d’incertitude scientifique, de controverses et de conflits sur les actions qu’il convient de mener ou de ne pas mener. Du fait des changements importants dans les rapports de la société à l’État et à la vie publique, du fait aussi de crises et de drames vécus en France et en Europe dans le domaine de la santé publique (sang contaminé [21], vache folle [22]) ou de risques nouveaux comme les OGM (Roy, 2001 ; Hommel et Godard, 2002), les modèles d’organisation de l’expertise scientifique venant en appui de la décision publique ont été sensiblement modifiés et affinés dans la période récente.

28La France fonctionnait auparavant sur un modèle positiviste pour lequel la science est une et où les experts disent en toute objectivité l’état d’une science qui dit le monde objectivement. Dans cette perspective, il s’agissait seulement de solliciter les meilleurs experts. La qualité de l’expertise était une fonction de la qualité individuelle des experts ; à la limite, les dires d’un seul expert peuvent suffire, dès lors qu’il est le meilleur [23]. Tous les travaux récents ont dévoilé le caractère illusoire de ce modèle, confronté à plusieurs types d’incertitudes : certaines sont intrinsèques et scientifiquement irréductibles ; d’autres sont liées au passage du laboratoire au monde réel, de la théorie aux conditions concrètes. Ce passage implique le recours à des jugements, à des conventions qui, pour ne pas être antiscientifiques, n’en sont pas moins extra-scientifiques. Conventions et jugements ne vont pas de soi, ne relèvent pas d’une application mécanique. Ils méritent bien quelque sérieuse discussion. C’est ainsi qu’on en est venu à viser ce qu’on appelle une expertise collective organisée.

29On sait aussi que ce qu’on appelle le cadrage de l’expertise joue un rôle tout à fait essentiel pour comprendre et utiliser correctement le produit de cette dernière. Ce cadrage définit en effet de façon précise les questions posées, les comparateurs, les critères d’identification des effets à considérer (dangers, risques, dommages et avantages), les points d’arrêt dans l’investigation des chaînes d’effets, les conditions de preuve jugées suffisantes. Ces éléments de cadrage sont nécessaires pour construire une expertise scientifique, mais, en eux-mêmes, ne sont pas de nature scientifique, au sens usuel évoquant le reflet d’une réalité objective. Ils dépendent de décisions qui marquent la présence de l’action au cœur même du processus de rassemblement des connaissances. Ils ont donc une orientation normative. Pour cette raison, il n’est pas légitime que les choix les concernant relèvent seulement des experts.

30Ces différents éléments se retrouvent pour l’expertise économique. Elle aussi est orientée par des questions, même si elles ne sont pas toujours formulées de façon aussi explicite qu’il le faudrait. Prenons la question générique suivante : est-il dans l’intérêt public de réaliser tel projet, et pas tel autre ? Pour y répondre, il faut replacer le projet dans un contexte plus large. Il faut d’abord définir le cadre de comparaison et, en premier lieu, choisir une situation de référence. Il est couramment proposé de se caler sur la projection d’une poursuite tendancielle du passé, puis de définir un état souhaité, et enfin de repérer un ou des états accessibles par la réduction de l’écart entre le tendanciel et le souhaité rendue possible par l’engagement de différentes actions. Mais est-il toujours pertinent de construire une situation de référence unique ? Cette idée d’unicité d’un état de référence repose sur l’hypothèse d’un avenir qui serait totalement déterminé par le passé, sans ambiguïté aucune, en laissant agir les processus à l’œuvre. C’est supposer un passé essentiellement connu pour pouvoir prédire de quoi il est gros et un avenir qui serait déjà un passé figé qui s’ignore.

31Cette manière de faire a l’avantage d’être pratique pour les modélisateurs statisticiens et avantageuse pour les porteurs de projets qui aiment à placer leurs actions dans les déterminations fortes de l’évolution – par exemple, entendra-t-on, il faut bien satisfaire la demande dont une "loi" dit qu’elle double tous les dix ans. Cela correspond à une forte habitude mentale des spécialistes de la prévision mais qui est rejetée par les spécialistes de la prospective. Ainsi le Commissariat général du Plan avait voulu rompre avec ce type d’approche à l’occasion de l’exercice Énergie 2010-2020 (CGP, 1998). Au sein de l’atelier qui avait élaboré les scénarios de l’avenir énergétique à moyen terme du pays (Moisan et Godard, 1998 ; Godard, 1998), trois scénarios de référence avaient été construits, correspondant à trois grands ensembles d’évolution possible de la société française. Ils ont été désignés sous les appellations de "Société de marché", "État industriel", "État protecteur de l’environnement", pour caractériser leur accent principal. Aucun de ces scénarios n’était considéré comme tendanciel. Cette rupture d’approche avait pour but de signaler le fait que la société était dans une phase de transformation en même temps que d’hésitation sur le chemin qu’elle emprunterait et que cela conditionnait le devenir d’une question aussi importante que l’énergie, qui renvoie à la fois à des secteurs de production, à des réseaux de distribution matérialisés sur le territoire, à l’ensemble des activités d’une société développée et à des enjeux essentiels comme l’indépendance économique et politique ou la protection du climat terrestre. À travers la construction de ces scénarios et de quelques variantes, il s’est agi de faciliter la conception d’une stratégie énergétique qui puisse relever les défis identifiés et se révéler robuste face aux trois types d’évolution considérés. Ainsi une approche différente de l’évaluation répondait-t-elle ici à une nouvelle approche stratégique des choix collectifs.

32Une des leçons des bilans qu’on peut tirer des travaux de synthèse réalisés par le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) [24] est que la principale source d’écart entre les résultats des modèles économiques utilisés pour tester des politiques de prévention du risque climatique planétaire, réside dans le choix des situations de référence davantage encore que dans la conception des modèles utilisés, qui, naturellement, importe également (Bruce et al., 1997 ; Hourcade et Fortin, 2000).

33Toute évaluation implique des décisions de cadrage à caractère conventionnel et stratégique. Lorsque ce sont les experts qui les prennent, ce qui est assez habituel et accepté en univers stabilisé, mais ne l’est plus en univers controversé [25], ils les prennent par délégation en quelque sorte. Mais ce ne sont pas des compétences scientifiques qui sont alors mobilisées, mais des jugements pratiques sur la faisabilité ou la recevabilité des résultats de l’expertise par les commanditaires ou différents groupes cibles. De ce fait, ces décisions mériteraient d’être débattues dans la société en dehors des cercles de l’expertise. Ainsi se trouve introduit le thème du débat dans la mise en œuvre du calcul économique, et pas seulement, ce qui est plus habituel dans la littérature, de la contribution du calcul et du langage économiques à l’éclairage du débat (Henry, 1984 ; Salles, 1991).

34Poursuivons cette idée de l’évaluation économique comme instrument de la coordination collective, et posons d’autres repères. D’abord il faut que l’outil soit appropriable par les parties aux processus de décision, quel que soit leur rôle. Si les évaluations économiques doivent servir de moyen de coordination entre un certain nombre d’acteurs qui a priori ne partagent pas les mêmes vues sur l’action commune ou le sort commun, il faut bien que l’outil puisse être approprié par chacun de ces acteurs. On bute alors sur les difficultés propres au caractère assez ésotérique de son langage et à la technicité de sa mise en œuvre. Ces difficultés ne sont évidemment pas propres à la discipline économique et se présentent dans toute situation où des discours scientifiques modernes interviennent dans une situation de coordination collective qui sort de la communauté scientifique. Elles concourent néanmoins à entourer les évaluations économiques d’obscurité et à susciter le soupçon et la dénonciation, puisque l’obscurité se prête bien à l’instrumentalisation ou à la manipulation. Le calcul économique n’y a d’ailleurs pas toujours échappé (Grandjean, 1983).

35Il n’y a pas de solution aisée à proposer sur ce point. La société de connaissance dans laquelle nous entrons crée de nouvelles lignes de différenciation et d’exclusion sociales. La relation de délégation du pouvoir d’agir ou d’intervenir à des personnes disposant de compétences spécialisées s’impose comme un modèle de plus en plus général dans toutes les situations de la vie courante, alors même que le modèle de la délégation est assez généralement en crise comme opérateur social, qu’il s’agisse de déléguer le pouvoir à des responsables politiques élus, à des médecins, à des garagistes ou à des commissaires aux comptes. De plus en plus d’experts interviennent pour le compte de tiers. Toutes ces professions délégataires sont affectées par la défiance et doivent consentir à transformer leur exercice de façon à restaurer un lien de confiance qui s’est dégradé. À cette fin, ces experts doivent être capables de faire comprendre le sens de leurs pratiques techniques à ceux au nom desquels ils agissent, au moins suffisamment pour que ces derniers puissent accorder une confiance minimale à ceux qu’ils mandatent. Comment surmonter les effets d’une situation d’asymétrie de compétences, et pas seulement d’asymétrie d’information ? Telle est la question.

6 – Trois pistes pour adapter la pratique de l’expertise économique confrontée à des conflits d’aménagement et d’environnement

36Trois pistes de réflexion peuvent être proposées pour surmonter les obstacles à l’usage de l’expertise économique : ouvrir l’expertise sur les non-experts ; s’engager dans une co-construction du cadre d’évaluation (les épreuves) ; rechercher l’élaboration de compromis agençant les différentes ressources de justification mobilisées dans le conflit.

Ouvrir l’expertise sur les non-experts

37La première voie consiste à ouvrir l’exercice de l’expertise à des représentants des différents groupes sociaux qui se manifestent autour d’un projet. Cette idée d’ouverture ne signifie pas que l’on doit s’apprêter à considérer comme experte toute personne qui est représentante d’un groupe ou porteuse d’une préoccupation particulière. Ce serait entretenir la confusion des rôles. Ce qui est en jeu à travers cette ouverture, c’est d’une part le façonnage du cadrage de l’expertise et d’autre part l’établissement de conditions propices au développement d’une relation de confiance des acteurs sociaux dans le dispositif d’expertise.

38S’agissant des conditions d’une mise en confiance, différentes initiatives sont envisageables. L’une d’elles consiste à rendre disponible un financement public pour des travaux d’expertise menés par des experts reconnus sur la scène internationale mais sous l’égide de tel ou tel groupe (ONG, élus locaux, associations de riverains…) reconnu comme un partenaire du débat public et, éventuellement, de la décision. Par exemple, si une association de défense reconnue d’utilité publique s’oppose à un projet, tel un segment de tracé autoroutier, on permet à cette association de se construire sa propre expertise en l’aidant à mobiliser des experts, dûment reconnus pour leur compétence [26], sur son propre cahier des charges, plutôt que de demander aux ingénieurs de l’équipement de faire des calculs de variante visant à répondre aux préoccupations exprimées. Lorsqu’il y a défiance dès le stade de la collecte des données primaires pertinentes, une solution consiste à associer des représentants d’acteurs sociaux au travail de collecte des données contestées ou susceptibles de l’être, afin de permettre à ces acteurs de s’approprier concrètement les enjeux de méthode et de vérifier la sincérité de cette collecte.

39L’ouverture de l’expertise sur les non-experts serait aussi facilitée si ses responsables s’astreignaient à proportionner la sophistication des outils à l’acceptation du cadrage et du fonctionnement de l’expertise par les tierces parties. Cette attitude peut conduire à n’utiliser que des outils qui sont assez facilement accessibles et maniables et à s’interdire d’utiliser des techniques que seuls des prix Nobel sauraient maîtriser. Ce faisant, il y aura certainement une perte de qualité par rapport à une certaine visée de l’excellence académique, mais, en contrepartie, le processus devrait gagner en intelligibilité et en capacité d’adhésion. Rappelons que, dans de nombreux cas, le but n’est plus d’identifier la solution optimale, ni même une solution satisfaisante, mais bien une solution tout court, dans un contexte conflictuel menacé de blocage. Avoir le souci d’utiliser des techniques maniables et appropriables par les différentes parties concernées est de ce point de vue une contrainte à considérer sérieusement.

La co-construction d’épreuves

40La seconde piste de réflexion proposée a trait à la notion d’épreuve. Il s’agit là d’un élément clé de la compréhension théorique de l’univers de la justification. Une épreuve de justification ne relève pas seulement du discours, mais de l’engagement physique des personnes en dispute dans des dispositifs codifiés impliquant la mobilisation d’objets et débouchant sur une issue : un classement, une évaluation, une sélection, etc. En effet, repliée sur le seul discours, une discussion peut n’avoir jamais de fin, comme le savent les rhéteurs. Dans les contextes de choix collectifs ici considérés, il s’agit de prendre des décisions qui engagent un collectif. Il faut donc parvenir à clôturer les discussions sans recourir aux facilités de l’arbitraire ou de la manipulation. Pour ce faire, il faut des épreuves. Adoptons une métaphore sportive. Qui court le plus vite ? Des sportifs ont des prétentions contradictoires sur ce point. Eh bien, on les fait courir dans un contexte bien défini reposant sur un ensemble de règles, et chacun peut ensuite constater qui est le plus rapide à la course. Ce résultat vaudra quelque temps, d’ici qu’une nouvelle épreuve soit organisée. En situation de coordination, on a besoin d’épreuves qui engagent des objets et qui permettent de clôturer débats et controverses.

41Le concept d’épreuves peut recouvrir des choses assez variées. Dans le champ considéré par le présent article, il peut s’agir d’indicateurs ou d’une méthode sur lesquels un ensemble d’acteurs se mettent d’accord. Des évaluations économiques peuvent prétendre jouer un tel rôle dans un certain nombre de contextes. Leur codification ne doit pas procéder seulement des grands codes généraux de la théorie économique, mais de codes particuliers définis pour la situation de coordination envisagée et seulement valides pour cette situation. L’expression de "calcul économique appliqué" est ici trompeuse en ce qu’elle suggère l’utilisation d’un outil tout prêt que l’on nourrit avec des données particulières. L’enjeu est au contraire d’inventer ou de spécifier la nature des épreuves et les conventions utilisées de telle manière que le dispositif soit jugé pertinent au regard de la situation à coordonner. En invitant les parties prenantes du processus de décision à participer à ce travail d’élaboration d’épreuves, on accroîtra sensiblement les chances que ces parties aient ensuite suffisamment confiance dans les épreuves élaborées pour en accepter les résultats.

42Derrière l’idée d’une épreuve valide pour la coordination d’une situation, c’est en fait la procédure même de construction du dispositif d’expertise économique mobilisé qui est en cause, et, tout particulièrement, la division du travail entre experts et non-experts. À la différence de pratiques courantes de la part de bureaux de consultants ou d’ingénierie, on ne saurait se satisfaire d’une intervention de l’économiste qui, demeurant étranger à la situation au nom de la scientificité de son savoir et de l’objectivité qu’il se donne pour idéal, se contenterait d’appliquer un outil préexistant et de livrer des résultats. Pour que se construise peu à peu un consensus sur les épreuves, ces dernières doivent être co-construites par les experts et les parties prenantes.

Construire des compromis pour faire tenir l’évaluation

43La troisième piste de réflexion est celle de l’élaboration de "compromis" [27] à la charnière des différents ordres de justification mobilisés par les parties prenantes du processus public de décision. En situation de conflits autour des incidences environnementales de projets d’infrastructures, plusieurs de ces ordres sont couramment sollicités. Considérons l’ordre "traditionnel-domestique". Compte avant tout pour lui la régulation des relations sociales par référence à une tradition et à des normes héritées ; il associe terroir, communauté et lignées, et s’organise autour des enjeux de transmission. C’est en cet ordre que réside la source formelle d’une éthique de la transmission patrimoniale entre les générations successives qui composent ensemble un groupe patrimonial de référence. Cette figure de la transmission patrimoniale est devenue l’une des principales matrices de l’idéologie de la protection de l’environnement avec la valorisation de notions comme le "patrimoine commun de la nation" ou le "patrimoine commun de l’humanité", qui l’ont fait sortir de l’ordre local traditionnel et en ont fait une figure de "compromis" (Godard, 1990). Voici comment comprendre la solution offerte par cette notion de compromis.

44La pluralité des ordres de justification donne une tournure particulière aux situations de conflits dans le champ de l’environnement et du développement. Il existe en effet des conflits qui se déroulent à l’intérieur d’un ordre de justification donné et qui sont, en principe, simples à régler : un ordre dispose d’épreuves déjà constituées et prêtes à être mobilisées pour régler les différends. Par exemple, si deux ingénieurs des Ponts ne sont pas d’accord sur le meilleur choix technique pour une infrastructure, il existe des procédures assez codifiées à l’intérieur même du monde de ces ingénieurs pour résoudre la question. Lorsqu’il s’agit d’arbitrer un désaccord entre des ingénieurs des Ponts et une ligue de protection des oiseaux, le conflit est manifestement d’une nature différente. Il engage de part et d’autre des référents qui relèvent d’ordres de justification différents. Jadis, la puissance publique pouvait mobiliser l’opposition entre intérêt général et intérêts particuliers et affirmer : "L’intérêt général, c’est ce que je dis, et vous, vous êtes les représentants d’intérêts particuliers ; j’ai donc prééminence sur vous." Cette ressource d’autorité n’est plus aussi efficace aujourd’hui. Indépendamment de toute appréciation de la justification des positions en présence, il est un fait que les opposants ont appris à jouer de toutes les ressources possibles – sociales, juridiques, politiques – pour se constituer un pouvoir de nuisance vis-à-vis des porteurs de projets. Ils ont en particulier acquis la capacité à étirer les délais des procédures publiques et à bloquer physiquement et politiquement les travaux. Tout cela fait perdre du temps et augmente considérablement les frais de portage des projets, puisque les frais financiers se gonflent à mesure que les délais dérapent [28]. La menace de blocage des projets impose la prise en compte d’un monde pluraliste, et le renoncement au passage en force comme solution de routine. Et cela s’impose d’autant plus que les arguments des opposants entendent se situer sur le terrain de l’intérêt général, ce qui déplace le conflit "intérêt général contre intérêts particuliers" vers un conflit entre différentes appréciations de l’intérêt général. Comment faire dans ces contextes ?

45On ne dispose pas d’un méta-principe de justification qui permettrait d’arbitrer les conflits transversaux à plusieurs ordres de justification. Cependant, les acteurs peuvent chercher à faire émerger des "compromis" pouvant déboucher sur des accords jugés valables, bien que fragiles au sens où ils ne sont pas totalement justifiés au regard des épreuves d’un ordre donné. De tels "compromis" prennent appui sur des objets ambigus dont la qualification trouve sens dans au moins deux ordres différents. Leur logique est de travailler au rapprochement entre les entités construites de part et d’autre et de stabiliser ces rapprochements. Dans le domaine de la protection de la nature, (cf. le cas de la biodiversité précédemment évoqué), l’industrie pharmaceutique et l’écologie fondamentaliste attachée à la valeur intrinsèque de la nature peuvent faire un bout de leur chemin ensemble, sans pour autant partager tous leurs référents. Elles peuvent par exemple se mettre d’accord sur la nécessité de conserver telle ou telle espèce et son écosystème. Les projets qui dériveront d’un tel accord ne supposent pas un accord général sur les valeurs en jeu mais permettent de prendre appui sur un sous-ensemble d’objets et d’actions que les représentants de chaque ordre peuvent accepter de leur point de vue.

46Pour œuvrer à l’élaboration de "compromis", la construction du dispositif d’évaluation devrait explorer quelques directions : quelles sont les entités (sujets et objets) en présence ? Sur quoi porte le conflit ? Quels sont les rapprochements faisables ? Il serait conseillé de procéder en recherchant d’abord des rapprochements deux par deux, en vue de frayer la voie à un processus d’agrégation qui ne se réduise pas au placage de catégories statistiques abstraites mais intègre différents types d’intérêts et de valeurs noués autour de certains couples "actions / entités". De proche en proche, on peut tenter de construire des épreuves de compromis sur lesquelles un ensemble d’acteurs pourraient s’accorder localement.

47Cette démarche qui demeure délicate n’est cependant pas vouée à l’échec si l’on veut bien se souvenir que les personnes physiques engagées dans un conflit d’aménagement au nom d’organisations de différentes sortes (entreprises, administrations, collectivités locales, ONG) ne sont pas attachées de façon identitaire à l’un ou l’autre des ordres de justification, mais ont la propriété de se mouvoir dans cet espace pluraliste en fonction des rôles qu’elles tiennent successivement. Celui qui se trouve être un défenseur d’une conception emblématique ou quasiment sacrée de la nature est par ailleurs un contribuable ; il est aussi souvent automobiliste. Cette situation personnelle de chaque protagoniste offre des appuis pour susciter des rapprochements et ne pas enfermer chacun dans une tour de Babel.

48En somme, voir l’évaluation économique comme partie prenante d’un ensemble organisé d’épreuves conduit à rechercher les compromis méthodologiques qui rendront pertinente cette évaluation dans le contexte de coordination considéré. On doit cependant renoncer à pratiquer la même évaluation économique selon les contextes. Ce sont les possibilités de transférer des valeurs d’un problème de coordination vers un autre qui se trouvent limitées. Tout transfert n’est pas interdit mais, n’allant pas de soi, doit systématiquement passer un test de pertinence.

7 – Des limites à ne pas mésestimer

49Les développements précédents conduisent à remettre en cause une certaine façon d’accréditer la généralité d’une évaluation ou de postuler que la crédibilité et la valeur d’une évaluation sont une fonction croissante de son degré de généralité supposé. Le pilotage du processus de généralisation doit être conduit avec une grande prudence. Par exemple, cela n’est pas nécessairement pertinent de prendre des valeurs de la vie humaine statistique épargnée, telles qu’elles sont calculées par des équipes américaines ou suédoises, pour les transposer dans un village de Lozère. Pour le compromis "marchand-industriel" que systématise l’évaluation économique, la notion de valeur demeure arrimée à celle de coût d’opportunité ; les valeurs pour des entités similaires doivent néanmoins varier autant que les opportunités effectivement accessibles en fonction des situations.

50Parmi les limites à caractère fondamental des évaluations économiques mobilisées pour des conflits environnementaux, la principale a trait à la forme parétienne de représentation de l’intérêt collectif : l’intérêt général y est conçu comme le meilleur équilibre des préférences individuelles des consommateurs, comme si tel était l’objectif supérieur poursuivi par la société. Il s’agit là d’une forme à la fois particulière et minimale de représentation du but poursuivi par une collectivité. Comme cela a été noté plus haut, elle n’est pas appropriée pour fonder la prise en compte d’enjeux comme la protection de l’environnement, qui n’est pas séparable du rapport que les générations présentes veulent établir avec les générations futures et, plus largement, avec le monde dont elles ont hérité.

51Une autre difficulté, souvent montée en épingle, a trait à la monétarisation. Le fait que la monnaie soit utilisée comme dénominateur commun rapproche très fortement l’évaluation économique de l’univers marchand et la met de ce fait en difficulté au regard des autres ordres de justification. Or, à tort ou à raison, c’est précisément à l’ordre marchand que de nombreux groupes attribuent la responsabilité des maux environnementaux. Il y a donc là une source particulière de malaise lorsqu’une évaluation économique de type monétaire est proposée pour aborder et régler des enjeux environnementaux. Il faut alors veiller particulièrement au dispositif de co-construction des épreuves et des compromis pour pouvoir néanmoins utiliser des mesures de ce type, qui ne pourront certainement pas être imposées d’emblée, sauf à vouloir susciter le rejet.

Conclusion

52L’analyse proposée conduit-elle à tourner radicalement le dos à la visée, au cadre et à la démarche d’évaluation économique ? Tel n’est pas le point de vue défendu dans cet article, puisque les phénomènes à l’interface entre les ordres marchand et industriel forment une part très importante de l’activité des sociétés contemporaines dans le monde occidental. En revanche, cette analyse invite les économistes engagés dans des activités d’expertise à accorder la plus grande attention à la façon de construire les dispositifs d’évaluation destinés à être utilisés en situation de coordination sur des enjeux conflictuels. En d’autres termes, les évaluations économiques doivent se plier à la grammaire de la justification et de la résolution de conflits pour avoir quelque chance de retrouver un rôle effectif dans les choix d’équipements et d’aménagement. Si l’effort est consenti, on peut être raisonnablement optimiste pour l’emploi d’un type d’évaluation inspiré par la visée et la démarche d’évaluation économique : approche "conséquentialiste" ; souci de prendre en compte les intérêts de l’ensemble des personnes et acteurs affectés et pas seulement de tel (le promoteur) ou tel (l’usager).

53L’évaluation économique repose a priori sur le recours à des prix, et les prix ont à voir avec l’univers de l’échange. Si l’univers marchand est spécifiquement une source de difficultés, en termes de légitimité, pour aborder les questions d’environnement, on peut également y voir, à un autre niveau, une forme princeps des processus de négociation et coordination. Pourquoi ? Dans une situation typique de conflit, différents groupes sont en présence ; aucun n’a la possibilité d’imposer seul ses vues ; chacun est dépendant de l’acquiescement des autres ou du moins d’une grande majorité d’entre eux. Si les parties ne sont pas en position de préférer le statu quo et le blocage qui, effectivement, ne requièrent pas que l’on prenne langue avec autrui, chaque partie va devoir s’engager dans une négociation. Négocier, cela veut dire accepter d’entrer dans un échange. Des oiseaux, un ours ou des crapauds contre du développement local ! Les termes de l’échange ne sont pas forcément directement monétaires (Vatn et Bromley, 1997), mais même pour des ONG de défense de l’environnement, il existe un problème de rareté des moyens d’action disponibles, qu’il s’agisse de leur attention, de leur temps de militant, de leurs moyens financiers et des ressources politiques qu’elles peuvent engager dans tel ou tel conflit. Il leur faut donc peser les moyens qu’elles mettent sur tel ou tel conflit plutôt que sur tel autre, etc.

54Dans une société pluraliste qui institutionnaliserait le conflit au sein des processus de choix publics, la figure de la négociation est peut-être in fine le méta-cadre qui permettrait de penser le problème de la coordination, dès lors que les parties prenantes feraient preuve d’ouverture sur les termes de la négociation. Cette conjecture redonne a priori un avenir à une démarche d’évaluation inspirée par l’analyse économique, qui, en étant moins attachée à ses formes usuelles et en acceptant de se compromettre avec d’autres référents de justification, garderait néanmoins sa visée première d’être la garante de la raison publique.

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Notes

  • [1]
    Directeur de recherche au CNRS, Professeur à l’École polytechnique, Laboratoire d’économétrie de l’École polytechnique – UMR 7657, 1, rue Descartes, 75005 PARIS, Tél : 01.55.55.83.15, Fax : 01.55.55.84.28, godard@ poly. polytechnique. fr.
  • [2]
    En ce sens, on doit noter la création en 2000 de la Direction des études économiques et de l’évaluation environnementale au sein du ministère de l’Écologie et du Développement durable et les orientations de la Commission européenne pour un recours plus systématique à l’évaluation économique des propositions de réglementation dans le domaine de l’environnement.
  • [3]
    Voir par exemple Jean de Montgolfier (1975) et Jean de Montgolfier et Patrice Bertier (1978).
  • [4]
    Cette articulation a été placée au cœur de ce qui fut appelé "la gestion patrimoniale des ressources naturelles" lorsque les enjeux de décision portaient sur des problèmes d’aménagement du territoire ou de gestion de ressources communes comme les ressources en eau. Voir par exemple de Jean de Montgolfier et Jean-Marc Natali (1987). S’agissant des infrastructures et travaux publics de façon générale, voir Peter Driessen et al. (2001).
  • [5]
    Le problème de coordination est tout à fait différent selon qu’il se présente entre des acteurs homogènes, comme deux unités du ministère de l’Équipement en charge des projets routiers et autoroutiers pour des régions françaises différentes, ou entre des agents ne relevant pas du même monde, par exemple une association de protection des oiseaux et un service de la direction du Budget du ministère des Finances.
  • [6]
    D’où le titre éloquent du livre de Gilles Barouch (1989) : "La Décision en miettes".
  • [7]
    Il y a d’autres angles d’attaque pour discuter de ces démarches d’évaluation centrées sur les préférences individuelles : la dépendance des évaluations vis-à-vis de la répartition du revenu et des droits de propriété, le niveau d’information des personnes à qui on remet la responsabilité du jugement, les biais de perception tel le biais d’inclusion ; voir par exemple Daniel Bromley et Jouni Paavola (2002).
  • [8]
    Voir le livre consacré à l’approche économique de l’irréversibilité aux différents niveaux, micro, méso et macroéconomique : Robert Boyer et al. (1991).
  • [9]
    Voir également O. Godard (1989, 1990) pour une présentation synthétique de cette théorie et une application à la catégorie de patrimoine naturel.
  • [10]
    Selon le sens suivant reconnu par le Petit Robert : "Grammaire, ensemble des règles d’un art".
  • [11]
    Voir par exemple la discussion menée par Andreas Kontoleon et al. (2001) sur la prééminence à donner soit aux préférences individuelles, soit aux opinions d’experts, dans la détermination des politiques d’environnement.
  • [12]
    L’incarnation, non dépourvue de réalisme, de ce genre de conflits intérieurs peut être illustrée par le cas d’un haut fonctionnaire en charge du développement routier dans son activité professionnelle et militant le soir et les week-ends pour la protection de la nature contre les bétonneurs.
  • [13]
    On pourrait ici établir un rapprochement avec la place tenue par les caractéristiques du bien dans la théorie du consommateur de Kelvin Lancaster (1966), à la différence importante près que les caractéristiques, certes objectives, jugées pertinentes diffèrent d’un ordre à l’autre et ne peuvent pas être tenues pour identiques pour tous les agents, sauf dans les situations particulières où les objets sont engagés dans la réalisation des épreuves propres à un ordre particulier et doivent alors répondre à une normalisation précise, de connaissance commune entre les protagonistes.
  • [14]
    Ce point de vue ne conduit certainement pas à vouloir "tout conserver", notamment parce qu’il existe une compétition entre deux options de conservations :in situ, à travers la conservation des écosystèmes qui abritent les espèces cibles ; dans des banques ou des collections qui, une fois fournies et bien gérées, peuvent représenter un réservoir de diversité génétique suffisant pour la R & D en génie génétique. Sur ces questions, voir Michel Trommetter (1993, 2001).
  • [15]
    L’interférence civique se manifestera pour les biens dits tutélaires et dans les situations où les questions d’équité d’accès deviennent cruciales, par exemple dans le domaine des soins médicaux.
  • [16]
    Voir l’histoire du courant critique que constitue l’ecological economics telle que la retrace Juan Martinez-Alier (1987).
  • [17]
    "Jamais l’existence ou l’essence de l’homme dans son intégralité ne doivent être mises en jeu dans les paris de l’avenir." (Jonas, 1990, p. 62).
  • [18]
    Les démarches d’enquêtes visant à révéler les consentements à payer dans le champ de l’environnement se sont développées sous l’appellation générique de "méthode d’évaluation contingente". Cette méthode s’essaie à reconstituer de façon fictive des situations de choix et de marché à partir d’enquêtes par questionnaires. Elle vise à évaluer tous les biens qui ne font pas directement l’objet d’un échange sur un marché et pour lesquels il n’y a donc pas de prix observable, mais aussi ceux dont le prix de transaction ne permet pas de capter l’ensemble des dimensions de valeur pertinentes. Voir l’exposé de ces méthodes par Brigitte Desaigues et Patrick Point (1993) et les approches critiques rassemblées par John Foster (1997).
  • [19]
    Pour des leçons tirées, de ce point de vue, de différentes expériences d’utilisation d’évaluations économiques en situation de négociations locales sur des projets d’aménagement ou de gestion des milieux, voir Yann Laurans et Aline Cattan (2000) et Yann Laurans (2002).
  • [20]
    Pour une mise au point sur les situations d’expertise scientifique sur des questions controversées, voir Philippe Roqueplo (1997), Alexis Roy (2001), O. Godard (2003). Pour une analyse de l’engagement d’une expertise économique sur la question du changement climatique planétaire, voir O. Godard (2001).
  • [21]
    Sur les origines du drame du sang contaminé et l’analyse comparative internationale des incidences de différentes politiques, voir respectivement Marie-Angèle Hermitte (1996) et Michel Setbon (1993).
  • [22]
    Pour une analyse des enjeux d’expertise et de décision dans la gestion de la crise de la vache folle, voir O. Godard, Claude Henry, Patrick Lagadec et Erwann Michel-Kerjan (2002) et O. Godard (2003).
  • [23]
    En France, les tribunaux accordent encore leur crédit à l’expertise individuelle.
  • [24]
    Ce groupe a été créé en 1988 par l’Organisation météorologique mondiale et le Programme des Nations unies pour l’environnement. Associant plusieurs milliers de scientifiques de toutes les régions du monde, il a vocation à faire le point sur les travaux scientifiques publiés touchant aux phénomènes de base du climat, aux impacts des évolutions envisagées sur les écosystèmes et les activités humaines, sur les solutions techniques permettant une adaptation à ces changements et sur les dimensions socio-économiques à la fois des scénarios d’émissions de gaz à effet de serre à long terme et des politiques envisageables pour les infléchir. L’activité de cette instance d’expertise mondiale a été ponctuée par le rendu de trois états des connaissances, en 1990, 1995 et 2001.
  • [25]
    Sur la distinction entre univers stabilisé et univers controversé, voir O. Godard (1993) et O. Godard et al. (2002). Sur ce que révèlent les phénomènes de contestation dans le champ de l’environnement, voir Bromley et Paavola (2002).
  • [26]
    Il est possible de mettre en œuvre des critères de validation des compétences d’expertise de différentes organisations ou entités à l’échelle internationale. On peut par exemple recourir à l’établissement d’une liste positive d’organisations ou d’experts individuels agréés, d’une façon analogue à l’organisation de l’expertise auprès des tribunaux.
  • [27]
    Au sens de la théorie de la justification, le compromis désigne une situation ainsi caractérisée : "Les participants renoncent à clarifier le principe de leur accord, en s’attachant seulement à maintenir une disposition intentionnelle orientée vers le bien commun" (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 338). Pour reprendre une formule d’Yves Barel (1979), le compromis consiste à "com-promettre", à promettre conjointement, c’est-à-dire à trouver le niveau de la réalité où les antagonismes s’effacent au profit d’une possibilité de conjonction. Par définition, le compromis est aussi refus de la disjonction. Sur ces points voir O. Godard (1990).
  • [28]
    C’est de cette manière que l’expansion de la filière électronucléaire a été stoppée il y a vingt ans aux États-Unis, et non pas par une procédure politique.
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