Notes
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[1]
Université Lumière Lyon 2, Centre Auguste et Léon Walras, Cyrille. Ferraton@ ish-lyon. cnrs. fr
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[2]
Je tiens à remercier les deux rapporteurs ainsi que Bruno Tinel, Georges Gloukoviezoff et Christel Vivel (Centre Walras, Lyon) pour leurs lectures critiques de cet article. Il convient de préciser que nous suivons dans le présent texte une méthode de lecture en histoire de la pensée économique « synchronique » et non « diachronique » (voir Servet et Dockès (1992) pour une analyse détaillée des modes de lecture).
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[3]
Voir Steiner (1998).
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[4]
Voir ses « Notes sur l’Économie politique Jean-Baptiste Say » (Tocqueville (1989a)). Il commente et annote le premier volume du Cours complet d’économie politique pratique de J.-B. Say paru en 1828-1829. Voir aussi sa correspondance avec Gustave de Beaumont (Tocqueville, 1967, p. 72).
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[5]
Il s’agit de deux essais : Mémoire sur le paupérisme publié en 1835 et « Deuxième article sur le paupérisme », non publié, écrit en 1837, et auxquels il faut ajouter « Lettre sur le paupérisme en Normandie », non publié, écrit en 1835 (Tocqueville, 1835a ; 1991 ; 1989b).
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[6]
Voir Keslassy (2000, pp. 86-99) sur les autres influences possibles concernant la question du paupérisme.
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[7]
Il s’agit du Chapitre XX de la deuxième partie intitulé « Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie » (Tocqueville, 1840, pp. 671-5).
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[8]
En fait, elle est un moyen introduit par les réformateurs sociaux au cours des années 1830 (Prosper Enfantin, Philippe Buchez, Pierre Leroux, Victor Considérant, etc.) visant à apporter une solution à la question sociale ; question sociale née de la contradiction entre l’égalité théorique en droits introduite par La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la réalité sociale des inégalités économiques et sociales. Les économistes libéraux sont d’accord sur le constat du développement d’une nouvelle pauvreté, qu’ils désignent par paupérisme. Mais ils ne partagent pas dans leur grande majorité, le point de vue réformiste de la nécessité du changement social dans la mesure où il se traduirait par une remise en cause de la liberté économique. L’idée d’association constitue ainsi une notion largement répandue et débattue par les économistes libéraux (voir aussi l’entrée « Association » rédigée par A. Clément dans le Dictionnaire de l’Économie politique (1852-53)).
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[9]
A cet égard, il faut encore rappeler ici l’influence exercée par A. de Villeneuve-Bargemont sur les idées développées dans cet essai (Tocqueville, 1835a, p. 1156) et plus généralement sur la question du paupérisme. Il s’appuie aussi sur les documents parlementaires que Nassau Senior lui envoie d’Angleterre. E. Keslassy note enfin trois influences supposées : Économie politique ou principes de la science des richesses (1829) de Joseph Droz, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes, et des moyens de les rendre meilleures (1840) de Honoré Antoine Frégier et De la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre (1840) d’Eugène Buret (Keslassy, Op. cit., pp. 99-104).
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[10]
Les besoins qui dans les sociétés passées n’étaient pas ressentis comme vitaux, voire même étaient ignorés, deviennent dans les sociétés industrielles des besoins indispensables à un niveau de vie décent. Traitant des agriculteurs du Moyen-Âge, A. de Tocqueville les décrit comme des personnes « borné(e)s dans leurs désirs aussi bien que dans leur pouvoir, sans souffrance pour le présent, tranquilles sur un avenir qui ne leur appartenait pas, ils jouissaient de ce genre de bonheur végétatif dont il est aussi difficile à l’homme civilisé de comprendre le charme que de nier l’existence » (Ibid., p. 1159). On retrouve sur ce point précis ce que Raymond Boudon a nommé l’effet de « frustration relative », voir Boudon (1977, pp. 131-55) ; les nouveaux besoins sont rapidement considérés comme des besoins « normaux » et cessent de provoquer toute satisfaction. Les attentes croissent continuellement à mesure qu’apparaissent de nouveaux besoins mais restant encore inaccessibles à une grande partie des membres de la société ; cette dissociation entre les aspirations et la satisfaction des besoins entraîne un effet de « frustration relative ».
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[11]
La notion de « socialisme associationniste » a été introduite par C. Gide et C. Rist pour désigner les auteurs « qui ont cru que l’association libre pourra suffire à donner la solution de toutes les questions sociales pourvu qu’elle soit organisée dans certaines conditions – lesquelles varient d’ailleurs selon les systèmes » (Gide et Rist, 1944, pp. 256-8).
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[12]
L’association notons-le, développée par A. de Tocqueville, ne relève exclusivement, ni de la « charité légale », ni de la « charité individuelle », mais constitue un principe intermédiaire entre ces deux formes d’assistance. La première relève du droit, la seconde de la morale. Parce que la « charité légale » impose à la société un devoir d’assistance aux pauvres qui restent les seuls responsables de leurs conduites imprévoyantes et donc de la situation matérielle dans laquelle ils se trouvent, les libéraux contestent ce type d’intervention mais reconnaissent néanmoins la nécessité des secours ; ils choisissent pour la majorité la « charité individuelle », premièrement car elle permet aux pauvres d’apprendre la prévoyance ; c’est pourquoi, la bienfaisance du riche vers le pauvre devra rester limitée, ne pas être régulière et certaine ; et deuxièmement, parce qu’elle est aussi une relation sociale au moyen de laquelle le riche exerce son « droit » moral d’aider autrui, que ne peut lui ôter l’État en instituant un droit à l’assistance ; la bienfaisance constitue ainsi « un mode privilégié de réalisation de l’homme lui-même » (Ewald, 1986, p. 77) ; voir pour une présentation complète Ewald (Op. cit., pp. 47-107). L’association qu’introduit A. de Tocqueville ne relève ni de la « charité légale » en ce qu’elle est volontaire et procède d’initiatives privées, ni de la « charité individuelle » parce qu’elle s’oppose au caractère unilatérale de la bienfaisance ; les secours de cette dernière sont dispensés par les riches alors que l’association mutualise les ressources de tous ses membres, riches ou pauvres, afin de porter assistance aux plus démunis.
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[13]
« Il ne faut pas faire le bien qui plait le plus à celui qui donne, mais le plus véritablement utile à celui qui reçoit » (Ibid., p. 1178).
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[14]
Notamment lorsqu’il déclare à la fin de l’essai : « ne peut-on pas faciliter aux classes ouvrières l’accumulation de l’épargne qui, dans des temps de calamité industrielle, leur permette d’attendre sans mourir le retour de la fortune ? » (Ibid., p. 1180).
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[15]
Il s’agit de la « Lettre sur le paupérisme en Normandie » (Tocqueville, 1989b).
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[16]
L’association prend le nom d’« association communale pour l’extinction du vagabondage et de la mendicité » dont le fonds social est formé par souscriptions et dons. La commission administrative dont font partie un nombre donné de souscripteurs contrôle l’emploi du fonds social (Ibid., p. 158).
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[17]
L’efficacité de l’association s’explique par l’absence de gaspillages (Ibid., p. 159).
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[18]
« Il faut bien que les riches comprennent que la Providence les a rendus solidaires des pauvres et qu’il n’y a pas de malheurs entièrement isolés dans ce monde » (Ibid., p. 160).
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[19]
Cette thèse est développée dans le Chapitre VIII intitulé « Comment les Américains combattent l’individualisme par la doctrine de l’intérêt bien entendu » de la deuxième partie du second volume de De la démocratie en Amérique (Tocqueville, 1840, pp. 635-8).
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[20]
La perspective qu’adopte A. de Tocqueville concernant l’idée d’association peut être rattachée aux fins auxquelles il entend subordonner l’économie politique, qu’il explicite clairement lorsqu’il devient un membre influent du journal Le Commerce ; il déclare notamment : « Le Commerce continuera, comme par le passé, à s’occuper particulièrement des intérêts industriels et commerciaux. C’est là son caractère spécial, essentiel et fondamental (…) Sa mission ne sera jamais de servir les intérêts particuliers, mais de faire triompher des idées. Il n ’est pas une œuvre industrielle, mais de foi politique » (cité dans Steiner, Op. cit., p. 173). A. de Tocqueville s’oppose ainsi au matérialisme de l’économie politique, opposition qu’il développe surtout à partir du second volume de De la démocratie en Amérique au travers des craintes que lui inspire la passion du bien-être des individus des sociétés démocratiques ; l’association en promouvant l’intérêt collectif permet dans cette mesure de concilier morale et économie politique (voir la partie suivante sur la doctrine de l’« intérêt bien entendu ») ; voir Boesche (1983) sur les rapports d’A. de Tocqueville avec l’économie politique.
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[21]
Il s’agit du « Deuxième article sur le paupérisme » (Tocqueville, 1991).
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[22]
A. de Tocqueville fait référence ici aux échecs des essais d’associations ouvrières de 1833.
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[23]
Il faut ainsi « donner (…) à ces petits capitaux un emploi local » (Ibid., p. 1194) ; il exprime sur ce point la même opinion contenue dans la « Lettre sur le paupérisme en Normandie ».
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[24]
Par exemple, les sociétés démocratiques vont-elles évoluer vers le despotisme ou vers le libéralisme ? (Aron, 1967, pp. 251-2). Voir aussi Furet (1981) pour la présentation de cette œuvre.
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[25]
« On s’occupe d’abord de l’intérêt général par nécessité, et puis par choix ; ce qui était calcul devient instinct ; et, à force de travailler au bien de ses concitoyens, on prend enfin l’habitude et le goût de les servir » (Ibid., p. 620).
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[26]
Les conséquences auxquelles nous aboutissons sur ce point précis sont à notre sens implicitement comprises dans le chapitre XX de la deuxième partie de ce second volume de De la démocratie en Amérique.
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[27]
En particulier dans l’introduction de la deuxième partie du premier volume : l’Amérique représente le pays « où l’on a appliqué ce puissant moyen d’action à une plus grande diversité d’objets (…) il n’y a rien que la volonté humaine désespère d’atteindre par l’action libre de la puissance collective des individus » (Tocqueville, 1835b, pp. 212-3).
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[28]
Ainsi, A. de Tocqueville souligne : les citoyens « sont donc tous portés vers le commerce, non seulement à cause du gain qu’il leur promet, mais par l’amour des émotions qu’il leur donne ». De fait, « toute passion se fortifie à mesure qu’on s’en occupe davantage, et s’accroît par tous les efforts qu’on tente pour l’assouvir » (Ibid., pp. 668-70).
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[29]
On fait référence ici au chapitre XX de la deuxième partie (Ibid., pp. 671-5).
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[30]
En fait, A. de Tocqueville développe une thèse déjà courante en France. La doctrine de l’« intérêt bien entendu » est présente chez les Physiocrates, par l’intermédiaire des écrits de François Quesnay notamment, chez Condorcet et les Idéologues, et J.-B. Say, dont A. de Tocqueville et G. de Beaumont lisent le Cours complet lors de leur voyage en Amérique, la place au centre de ses écrits (voir Steiner (1989)).
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[31]
« Les hommes des temps démocratiques ont besoin d’être libres, afin de se procurer plus aisément les jouissances matérielles après lesquelles ils soupirent sans cesse » (Tocqueville, Op. cit., p. 653).
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[32]
L’« intérêt bien entendu » est ce qui permet à A. de Tocqueville de redonner une dimension morale aux activités économiques ; il n’exige pas un désintéressement pur, c’est-à-dire effectué sans attente d’une récompense quelconque, mais une prise de conscience de la part du citoyen que son intérêt privé sera d’autant mieux satisfait s’il agit aussi en faveur de l’intérêt collectif. Dans cette perspective, l’« intérêt bien entendu » relève à la fois de l’intérêt strictement privé de l’individu que de l’intérêt général, public, qui concerne l’ensemble des membres de la collectivité.
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[33]
Déjà présente dans De la démocratie en Amérique, A. de Tocqueville reprend ce point à différentes occasions après 1840. Les notes réunies dans « Des progrès théoriques et pratiques de la morale depuis 50 ans » (1840-1848) témoignent d’une conception morale voisine du christianisme ; le « désintéressement » dépend ainsi de la « mise en pratique de l’idée chrétienne de fraternité » (Tocqueville, 1989c, p. 169). Plus tard, il montre les bienfaits que le christianisme a apportés à la morale dans les sociétés démocratiques ; la charité ne correspond pas à « l’idée générale que les hommes doivent s’entraider, mais (à une) règle principale de la vie, sentiment actif et habituel, passion confondue dans l’amour de Dieu » (Tocqueville, 1989d, p. 225).
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[34]
Les fins immatérielles donnent aux hommes un « tour élevé à leurs idées et à leurs goûts » et les ouvrent « vers les sentiments purs et les grandes pensées » (Tocqueville, 1840, p. 659).
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[35]
Les fins religieuses « ne réussiront point à détourner les hommes de l’amour des richesses ; mais elles peuvent encore leur persuader de ne s’enrichir que par des moyens honnêtes » (Tocqueville, Ibid., p. 537).
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[36]
La société américaine a ainsi développé un « matérialisme honnête » persuadée que « les bonnes mœurs sont utiles à la tranquillité publique et favorisent l’industrie » (Ibid., pp. 645-6).
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[37]
L. Blanc publie en 1839 l’Organisation du travail dans la Revue du Progrès dont il est le créateur et le rédacteur en chef en 1839 (Blanc, 1839).
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[38]
Il envisage en effet autour de 1848 une intervention de l’État pour réguler l’activité industrielle afin d’atténuer les inégalités sociales auxquelles son mode de fonctionnement conduit. Il demande entre autres mesures la hausse des salaires (voir Keslassy, Op. cit., pp. 236-40).
1Alexis de Tocqueville a surtout intéressé jusque-là la science politique et la sociologie [2]. Pourtant plusieurs de ses textes nous paraissent devoir aussi attirer l’attention des économistes [3]. On pourrait s’étonner a priori de cette affirmation. N’est-il pas en effet un penseur politique avant tout, peu concerné par l’économie politique ? Deux éléments de réponse peuvent être donnés à cette question. D’une part, A. de Tocqueville s’intéresse à l’économie politique très tôt ; il lit notamment Jean-Baptiste Say [4]. D’autre part, il commence à partir de 1833 à la suite d’un premier voyage en Angleterre à se préoccuper de la question sociale. Il écrit ainsi une série de textes sur le paupérisme dans lesquels il réfléchit au rôle de l’association comme moyen de subvenir aux besoins des classes défavorisées [5]. Il est influencé par la lecture d’Économie politique chrétienne ou recherches sur la nature et les causes du paupérisme en France et en Europe et sur les moyens de le soulager et de le prévenir (1834) d’Alban de Villeneuve-Bargemont [6]. Son second voyage en Angleterre et en Irlande dans les grands centres urbains l’amène à développer dans le second volume de De la démocratie en Amérique (1840) un chapitre relatif aux problèmes ouvriers causés par l’industrialisation [7]. Il étend et systématise parallèlement l’idée d’association. Il existe donc des parties non négligeables de l’œuvre d’A. de Tocqueville qui intéressent directement les économistes.
2Cet article se propose d’étudier la période comprise entre ses premières lectures en économie politique aux alentours des années 1828-1829 et la publication du second volume de De la démocratie en Amérique en 1840 en nous interrogeant sur les apports du point de vue économique de la pensée de l’association d’A. de Tocqueville. Aussi, il convient d’emblée de souligner l’importance que revêt l’idée d’association parmi les économistes libéraux au cours de cette période ; le contenu du Journal des économistes, dont le premier numéro paraît le 15 décembre 1841, témoigne de cet intérêt porté par les économistes à l’association [8].
3Deux perspectives peuvent être distinguées dans les développements qu’en donne A. de Tocqueville. Une première relative à la question sociale ; l’association s’apparente alors essentiellement à un mode d’organisation intermédiaire entre assistance légale et charité individuelle (1). Et une seconde perspective développée dans De la démocratie en Amérique où sont posées les bases d’une véritable théorie de l’association dans laquelle s’affirme le principe de l’« intérêt bien entendu » se démarquant explicitement de la doctrine sociale individualiste (2).
1 – La question du paupérisme
4Dans les années 1828-1829, A. de Tocqueville porte un intérêt croissant à l’économie politique. Il lit J.-B. Say en y recherchant notamment des réponses aux problèmes relatifs à la définition des richesses et de la valeur. A partir des années 1830, Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France (1833), ouvrage en grande partie rédigé par G. de Beaumont, lui donne l’occasion d’exprimer ses premières idées sur la question du paupérisme. Il écrit entre autres le troisième appendice sur le « paupérisme en Amérique » (Tocqueville, 1833, pp. 319-322). Mais c’est surtout à partir de 1833 à la suite de son premier voyage en Angleterre qu’il fait de la question sociale un de ses principaux centres d’intérêt. Il rédige à cette occasion un Mémoire sur le paupérisme (1835) dans lequel il analyse les causes et les solutions possibles du paupérisme (A). Parmi ces dernières se trouve l’association ; deux textes complémentaires mais non publiés, à savoir la « Lettre sur le paupérisme en Normandie » (1835) et le « Deuxième article sur le paupérisme » (1837), permettent d’en donner les modes d’organisation possibles (B).
A – Le paupérisme : les causes et les alternatives
5La réflexion d’A. de Tocqueville sur le paupérisme part du constat apparemment contradictoire montrant que les pays industriels disposant des plus grandes richesses économiques possèdent aussi une forte pauvreté. Il observe ainsi l’importance de la charité publique en Angleterre au cours de ses deux voyages en 1833 et 1835 alors qu’elle est pourtant la société où les progrès économiques ont été les plus conséquents en ce début de XIXe siècle (Tocqueville, 1835a, p. 1155). En imputant à l’industrialisation la cause principale du paupérisme, A. de Tocqueville trouve sur ce point une confirmation des thèmes qu’il développe et développera dans De la démocratie en Amérique. La société aristocratique fondée sur une inégalité « naturelle » maintient une « bienveillance réciproque » entre la noblesse et le reste de la population (Tocqueville, 1835b, p. 9) ; la grande pauvreté n’existe pas. Le développement de la société démocratique et industrielle vient détruire ce lien moral et laisse sans ressources les classes défavorisées ne pouvant plus compter désormais que sur elles-mêmes. Le paradoxe provient alors de la coexistence d’une progression quantitative des classes aisées et des classes pauvres. Quelles solutions dès lors apporter pour combler cette inégalité sociale ? L’Angleterre a opté pour la charité légale mais elle n’est pas pour A. de Tocqueville le moyen approprié. Il avait dès 1833 montré en quoi l’institution d’un droit à l’assistance favorise les conduites immorales au sein des classes pauvres. Celles-ci assurées de recevoir une aide régulière ne recherchent pas en effet les moyens susceptibles d’améliorer leur situation. La rédaction du Mémoire sur le paupérisme lui donne l’occasion d’étendre sa réflexion sur les solutions possibles à la question sociale ayant au préalable exposé et détaillé les raisons du paupérisme dans les sociétés industrielles [9].
6A. de Tocqueville dresse dans un premier temps un tableau de l’évolution de la société des premières associations humaines jusqu’à l’époque industrielle afin de trouver l’origine des causes de la nouvelle pauvreté. Il fait de la satisfaction des besoins individuels le moteur du changement social. Les premières sociétés disposent de faibles besoins auxquels répondent facilement les biens de la nature (chasse, etc.). Le développement de l’agriculture et de la propriété foncière modifie considérablement ce premier état social dans la mesure où apparaissent des besoins de jouissances différents des « besoins les plus grossiers de la nature physique » (Tocqueville Op. cit., p. 1157). Émergent la classe aristocratique et les premières inégalités sociales. La société reste ignorante de la liberté civile et politique et maintient des conflits permanents entre propriétaires terriens. Un troisième palier est atteint lorsque la société féodale s’organise autour d’un pouvoir gouvernemental et légalise les inégalités sociales. Deux classes se forment alors : une classe d’agriculteurs non propriétaires subsistant de son travail et une classe de propriétaires fonciers vivant du travail des agriculteurs sur leurs terres. Les besoins de la première sont limités au strict nécessaire alors que la seconde exprime en plus des besoins de « superflu » (Ibid., p. 1159). Un quatrième et dernier palier est franchi avec l’industrialisation qui correspond à un nouveau stade du développement de « l’esprit humain » mais aussi à l’émergence de besoins insatisfaits (Ibid., p. 1161). Une minorité de la population vit ainsi constamment des aides que la société veut bien lui accorder. Deux raisons sont avancées pour expliquer l’apparition de ce paupérisme. Premièrement, les travailleurs deviennent de plus en plus nombreux à vouloir répondre à la multiplication et à la diversification des besoins afin d’augmenter leur niveau de vie ; les agriculteurs haussent ainsi continuellement l’effectif des ouvriers industriels. Or, si une diminution des besoins, ou une production trop importante ou encore une concurrence étrangère forte se produit, les travailleurs industriels, dont l’activité dépend entièrement des besoins exprimés, verront leur salaire baisser et augmenteront la population touchée par la pauvreté. Enfin, deuxièmement, à mesure qu’une société s’enrichit et s’industrialise les besoins tendent à se diversifier et à devenir permanents rendant les occasions d’insatisfaction plus fréquentes et donc créant les conditions de nouvelles formes de pauvretés [10].
7Le paupérisme trouve donc son origine dans l’industrialisation qui d’une part, en augmentant les besoins individuels rend dépendants les travailleurs industriels de l’écoulement des biens produits, et d’autre part, hausse les situations d’insatisfaction provoquées par l’impossibilité pour une partie de la population d’assouvir des besoins de plus en plus raffinés et diversifiés. A. de Tocqueville fournit une explication des causes du paupérisme proche des socialistes « associationnistes » (P. Buchez, P. Leroux, etc.) [11] ; l’origine des inégalités sociales est imputée en effet non à l’imprévoyance des classes défavorisées mais à l’organisation économique industrielle ; la pauvreté n’est pas par conséquent le résultat de conduites individuelles irresponsables comme certains économistes libéraux ont tendance à le soutenir mais le produit de l’évolution structurelle des sociétés modernes.
8Quels sont dès lors les moyens pour remédier au paupérisme des sociétés industrielles ? Deux sont généralement proposés : la « charité légale » et la « charité individuelle » (Tocqueville, Op. cit., pp. 1165-1180) [12] ; elles s’avèrent toutes deux insuffisantes pour des raisons différentes. La première consiste à organiser une assistance publique pour les personnes les plus démunies. Elle bute inévitablement sur plusieurs écueils. Elle favorise tout d’abord en faisant d’une aide un droit, le développement de l’oisiveté. Deux mobiles essentiels en effet déterminent la personne à la recherche d’un travail : le besoin de subsistance et le désir d’améliorer sa situation sociale (Tocqueville, Op. cit., p. 1168). L’assurance de bénéficier d’une aide régulière amoindrit ainsi considérablement le premier de ces mobiles et fait de la pauvreté une situation permanente. Ensuite, les lois sur l’assistance impliquent généralement un certain nombre d’obligations pour les personnes secourues incluant l’exercice de travaux contrôlés par des organismes publics. Comment, s’interroge A. de Tocqueville, assurer que les personnes concernées s’investissent réellement dans ces travaux sinon par la contrainte ? De plus, la charité publique entraîne une dépréciation de la moralité des classes pauvres qui, garanties de la permanence de l’aide publique, perdent « l’esprit de prévoyance et d’épargne » (Ibid., p. 1173). Globalement, la « charité légale » agit défavorablement sur la liberté et la moralité individuelles. Elle conduit au niveau économique à la baisse de l’épargne, au ralentissement de l’accumulation des capitaux, du commerce et de l’industrie, et, pourra même déboucher sur une révolution sociale (Ibid., p. 1179). Néanmoins, des aides organisées mais transitoires pourront être envisagées dans les situations de graves crises économiques.
9La « charité individuelle », deuxièmement, n’a plus le prestige qu’elle détenait dans la société féodale dans la mesure où elle implique un rapport social hiérarchique entre le riche et le pauvre ; le premier apporte un secours en échange de la reconnaissance du second. Elle s’oppose en ce sens à l’idée de liberté individuelle des sociétés démocratiques. En même temps, la bienfaisance ne doit pas seulement contenter le donneur mais aussi être économiquement profitable pour le bénéficiaire [13]. Elle reste inefficace enfin car toute assistance ne doit être entreprise que si elle « sert au bien-être du plus grand nombre » et non profiter qu’à une minorité des classes pauvres (Ibid., p. 1178).
10Ayant rejeté avec force l’intervention publique pour résoudre la question du paupérisme, A. de Tocqueville évacue aussi, parce qu’économiquement improductive, la « charité individuelle ». Aucune solution réelle parallèlement n’est apportée dans ce premier texte sur le paupérisme. L’idée d’association est esquissée mais sans être réellement développée [14]. Elle constitue cependant la solution intermédiaire qu’A. de Tocqueville expose dans ses deux autres textes sur le paupérisme.
B – L’association : une solution possible au paupérisme
11Dans une note non publiée et au cours de la même année de la rédaction du Mémoire sur le paupérisme [15], A. de Tocqueville fait de l’association le moyen pouvant le mieux répondre aux besoins d’assistance des personnes démunies tout en ne permettant pas le développement de conduites immorales. Il faut que l’aide accordée soit le « prix d’un travail » écrit-il (Op. cit., p. 158). Il s’agit donc d’associations volontaires constituées sur une base locale pour bénéficier des effets induits de proximité entre les donateurs et les bénéficiaires de l’aide [16]. Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer la supériorité de cette organisation de l’assistance associative sur la « charité légale » et la « charité individuelle ». Par rapport à la première, elle ne favorise pas l’augmentation de la pauvreté dans la mesure où elle n’est pas systématique car chaque donateur est libre de se retirer de l’association s’il estime que les aides octroyées ne font qu’empirer la situation. Cette liberté d’action assure en même temps une bienfaisance facultative, non imposée. Enfin, une augmentation des dons est attendue de la part des classes favorisées qui sont incitées à hausser leurs aides étant assurées d’une utilisation efficace du fonds social. L’association pourra même se transformer en une institution d’assurance mutuelle si les souscriptions émanent à terme des personnes touchées occasionnellement par la pauvreté. L’association en second lieu est préférable à la « charité individuelle » pour deux raisons, car d’une part, lui étant « plus puissante et plus productive » elle permet de baisser les montants d’argent consacrés à la charité [17], et d’autre part, elle évite toutes les actions dégradantes qu’implique la pauvreté. De fait, il est de l’intérêt des propriétaires de contribuer au développement de ces associations charitables car en combattant efficacement le paupérisme, elles rendent moins probables le risque de conflits sociaux provoqués par les écarts de richesse [18]. Cet « intérêt bien entendu » auquel A. de Tocqueville fait explicitement référence, constitue un principe essentiel de la cohésion sociale des sociétés démocratiques qu’il commence à développer dans le premier volume de De la démocratie en Amérique en 1835 et qu’il argumentera plus amplement dans le second volume en 1840 [19].
12L’association permet en effet d’exercer un pouvoir moral remplaçant efficacement au sein des sociétés démocratiques les liens sociaux inégalitaires des sociétés aristocratiques. Le fonctionnement d’une organisation sociale égalitaire suppose d’abord que chacun de ses membres soit libre de poursuivre son intérêt personnel mais qu’en même temps il s’engage par l’association avec ses semblables à répondre à certains devoirs sociaux nécessaires à une régulation sociale efficace (Tocqueville, 1835b, p. 70). Comment, devant l’effondrement des sentiments religieux et moraux, la société peut-elle effectivement assurer un objectif de cohésion sociale ? Car « si, au milieu de cet ébranlement universel, vous ne parvenez à lier l’idée des droits à l’intérêt personnel qui s’offre comme le seul point immobile dans le cœur humain, que vous restera-t-il donc pour gouverner le monde, sinon la peur ? » (Ibid., p. 274). D’autant plus qu’à la suite des observations qu’il effectue en 1835 en Angleterre, A. de Tocqueville craint l’avènement d’une nouvelle forme d’aristocratie, non plus fondée sur une inégalité en droit mais provoquée par le libre jeu de la division du travail. Deux conséquences, une positive l’autre négative, découlent en effet de ce dernier phénomène économique. Elle permet une amélioration de la productivité du travail mais entraîne une dépendance croissante des ouvriers à l’égard de leurs employeurs. Les premiers occupés chaque jour à la même tâche, répétitive et élémentaire, perdent leurs capacités artisanales, alors que les seconds ayant recours à de nouvelles compétences d’organisation et de direction affichent de moins en moins de sentiments bienveillants à l’égard de ceux qu’ils emploient, préoccupés seulement par l’utilité qu’ils peuvent en retirer ; « entre l’ouvrier et le maître, les rapports sont fréquents, mais il n’y a pas d’association véritable » (Tocqueville, 1840, p. 675). L’absence de lien entre cette nouvelle aristocratie industrielle et la population ouvrière remet directement en cause l’égalité démocratique et risque de conduire au conflit social. Comment prémunir la société industrielle de cette option désastreuse ? Comment en d’autres termes remplacer le sentiment de bienveillance réciproque de l’organisation féodale mais sans bouleverser le principe égalitaire ? Il n’est pas non plus question d’imposer par la contrainte un code moral de conduite mais bien de s’appuyer sur l’intérêt individuel du citoyen. L’association parce qu’elle est volontaire et repose sur l’égalité constitue sur ce point un instrument particulièrement bien adapté. A. de Tocqueville rappelle en 1835 que les Américains utilisent ce moyen pour tout type d’entreprise : la sécurité publique, le plaisir, la religion, la morale, mais aussi pour les activités économiques comme l’industrie et le commerce (Tocqueville, 1835b, p. 213). L’association, bien qu’elle se fonde sur le respect des libertés individuelles, permet la réalisation des devoirs sociaux auxquels tout citoyen se sent obligé de répondre. Celui-ci est « le meilleur comme le seul juge de son intérêt particulier » mais il sait aussi que l’objectif de cohésion sociale ne peut être assuré que par son engagement dans la sphère publique « au gouvernement de la société » (Ibid., p. 70 ; p. 271) [20].
13L’idée d’association existe donc dès 1835 dans les écrits d’A. de Tocqueville. Son objectif n’est pas uniquement moral, il est aussi économique. Elle constitue en effet un principe moral remplaçant la bienveillance des sociétés aristocratiques, mais elle peut aussi se concevoir comme un instrument efficace pour lutter contre le paupérisme. A. de Tocqueville revient, avant d’étendre sa pensée sur l’association dans le second volume de De la démocratie en Amérique, sur ce dernier point, en 1837 dans un essai non publié, où il réfléchit à nouveau sur les moyens de prévenir la croissance des inégalités sociales au sein de la société industrielle [21].
14Ce texte préfigure la problématique relative à l’apparition d’une nouvelle aristocratie industrielle au sein des sociétés démocratiques développée dans le chapitre XX de la deuxième partie du second volume de De la démocratie en Amérique. A. de Tocqueville note en effet la parfaite correspondance entre les règles de la propriété industrielle et les mœurs de la féodalité dans la mesure où les capitaux restent en la possession d’une minorité de la population. L’Angleterre connaît une importante pauvreté pour deux raisons essentielles. Premièrement, en concentrant la propriété foncière, les travailleurs agricoles ont été contraints de s’exiler dans les centres urbains augmentant la population ouvrière industrielle. La consommation des produits de l’industrie n’étant pas suffisante, les ouvriers perçoivent de faibles salaires et connaissent aussi des périodes de chômage. Deuxièmement, parce que son économie dépend fortement de ses échanges extérieurs, les crises commerciales que subit régulièrement l’Angleterre se répercutent sur le secteur industriel qui se voit contraint de baisser sa production et ses salaires. A l’inverse, la France en pratiquant la division des propriétés foncières et étant faiblement dépendante économiquement du niveau de ses importations et de ses exportations ne connaît pas les mêmes problèmes d’augmentation de la classe ouvrière industrielle et des crises commerciales. Ce contraste explique pourquoi l’Angleterre bien que plus riche économiquement que la France est davantage touchée par le paupérisme.
15Tant que la propriété restera le privilège d’une petite partie de la population, la situation anglaise ne pourra évoluer. En effet, l’absence de propriété pour les ouvriers agricoles ou industriels les incite à l’imprévoyance. Étant absolument dépendants économiquement des variations de l’activité industrielle, ils ne trouvent aucun motif valable pour se projeter dans l’avenir et pour effectuer les efforts nécessaires susceptibles d’améliorer leurs conditions de vie. A l’inverse, « dès qu’ils se croient les moyens de se mettre eux et leurs enfants hors des atteintes de la misère, ils prennent des mesures énergiques pour lui échapper et ils cherchent par des privations momentanées à s’assurer un bien-être durable » (Tocqueville, 1991, p. 1183). Autrement dit, la prévoyance ne deviendra effective qu’en raison d’un partage plus équitable de la propriété foncière d’une part et industrielle d’autre part. Une voie possible pour sortir du paupérisme consiste donc à « donner à l’ouvrier industriel comme au petit agriculteur l’esprit et les habitudes de la propriété » (Ibid., p. 1187). Il faut par conséquent procéder à une division tant de la propriété foncière que de la propriété industrielle. Comment, s’interroge A. de Tocqueville, effectuer cette répartition plus égalitaire des moyens de production dans le secteur industriel ? L’idée d’association est ici avancée au travers de deux moyens possibles :
- Premièrement, en donnant à l’ouvrier industriel un « intérêt dans la fabrique » (Ibid., p. 1187) par l’association ; mais cette solution bute sur deux écueils. Il faut d’abord convaincre les propriétaires industriels des bénéfices à attendre de cette division de la propriété. Or, ces derniers ne recherchent que leur intérêt égoïste. Faut-il alors avoir suffisamment confiance dans la diffusion de la doctrine de l’« intérêt bien entendu » ? Enfin, les ouvriers n’ont pas fait toujours preuve de compétences dans leurs expériences associatives [22]. Néanmoins, A. de Tocqueville reste relativement confiant dans l’avenir de l’association dont il fait dépendre le développement des capacités ouvrières.
- Et, deuxièmement, en développant l’épargne salariale ; la capitalisation des salaires doit en effet permettre d’augmenter le revenu des ouvriers d’industrie. Mais à la centralisation du capital opérée par l’État par les caisses d’épargne, A. de Tocqueville préfère un système décentralisé de gestion des capitaux ouvriers dans lequel les caisses d’épargne seraient reliées aux monts-de-piété qui pratiquent des taux d’intérêt plus élevés et qui dans le même temps financent des œuvres sociales [23] ; ce système permettrait ainsi de mutualiser la prévoyance entre les personnes pauvres.
16Outre qu’elle garantisse les libertés individuelles, la pratique associative demande prévoyance de la part des associés qui profitent de l’activité de l’association, et, sacrifice pour les classes propriétaires ou riches. Mais il s’agit d’un sacrifice relevant d’un « intérêt bien entendu » qui n’entraîne donc pas un pur désintéressement, car d’une part, l’augmentation de la prévoyance débouchera nécessairement sur un abaissement du paupérisme, et d’autre part, les classes propriétaires s’assurent ainsi contre les risques de conflits d’intérêts qu’un écart de richesse trop important pourrait susciter. La prise en compte des arguments développés dans le second volume de De la démocratie en Amérique nous permettra ici de comprendre plus précisément la doctrine de l’« intérêt bien entendu ».
2 – La poursuite d’un « intérêt bien entendu » par l’association
17Le second volume De la démocratie en Amérique se différencie par sa méthode prospective comparativement à la méthode descriptive du premier volume. A. de Tocqueville se donne les « traits structurels d’une société démocratique » que Raymond Aron définit par « l’effacement progressif des distinctions de classes et l’uniformité croissante des conditions de vie », auxquels il pose un ensemble de questions sur leurs conséquences concernant le mouvement intellectuel, les sentiments des Américains, les mœurs et la société politique ; les réponses apportées sont soit des tendances soit des alternatives [24]. Il n’est pas question ici de considérer un ensemble de points aussi étendus qui relèvent par ailleurs plus de la sociologie ou de la science politique, mais d’étudier l’idée d’association développée dans ce second volume à l’aune des écrits précédents sur le paupérisme dans lesquels elle tient une fonction importante. Qu’apporte de supplémentaire sa lecture à l’idée d’association, et, sur quels types de comportement individuel s’appuie-t-elle ? Quel rôle jouent l’intérêt et le désintéressement dans l’association ? Telles sont les deux principales questions auxquelles nous allons tâcher de répondre dans cette partie.
18L’association, et dans une moindre mesure la notion d’« intérêt bien entendu », occupent dans le premier volume déjà une place non négligeable. Dès l’introduction, A. de Tocqueville souligne que le maintien de la société démocratique dépend d’un engagement réciproque de chacun des citoyens dans le « gouvernement de la société » car « pour profiter des biens de la société, il faut se soumettre à ses charges ». Dans cette perspective, « l’association libre des citoyens pourrait remplacer alors la puissance individuelle des nobles, et l’État serait à l’abri de la tyrannie et de la licence » ; il ne tient qu’à la raison du citoyen de la société démocratique de déduire que son « intérêt particulier se confond avec l’intérêt général » (Tocqueville, 1835b, pp. 10-11). Aussi, la deuxième partie du second volume, intitulée « Influence de la démocratie sur les sentiments des Américains », permet de donner un nouvel éclairage sur l’idée d’association (A) et la doctrine de l’« intérêt bien entendu » (B).
A – L’association pour pallier les effets négatifs de l’individualisme
19L’idéal de l’égalité des conditions constitue le principe moteur des sociétés démocratiques mais sa réalisation n’est pas sans conséquence négative. Il tend en effet à favoriser le développement d’un nouveau phénomène social, inconnu des sociétés aristocratiques, à savoir l’individualisme. Il se définit comme « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » (Tocqueville, 1840, p. 612). Bien que procédant d’un raisonnement personnel, l’individualisme dépend directement des conditions sociales dans lesquelles il prend place. Il résulte en fait d’un jugement erroné du citoyen sur ses propres besoins et sur ses devoirs sociaux. Trois causes principales peuvent être invoquées. Premièrement, le citoyen croit que la réalisation du bien public ne nécessite aucune participation de sa part ; il se désintéresse ainsi des activités relevant de l’intérêt général pour ne s’occuper que de ses intérêts privés. Deuxièmement, le développement économique faisant, le citoyen tend à subordonner ses devoirs sociaux à ses intérêts économiques. L’autonomisation croissante des activités industrielles du reste de l’organisation politique le rend en outre insensible aux problèmes d’inégalités sociales qui peuvent affecter la société. Enfin, troisièmement, le citoyen récusant tout principe d’autorité croit en l’autosuffisance de ses capacités individuelles le poussant à « la contemplation de lui-même » (Ibid., p. 533).
20L’individualisme en conséquence naît de la coupure opérée par le développement des sociétés démocratiques des sphères privée et publique. Il contraint en premier lieu la participation à l’action publique au profit des activités privées qui avec la croissance de l’économie se restreignent à la recherche du bien-être matériel. Car le développement démocratique se caractérise avant tout, selon A. de Tocqueville, par l’importance prise par « l’amour des richesses » (Ibid., p. 537). Ce concept d’individualisme absent dans le premier volume de De la démocratie en Amérique, en 1835, donne ainsi un éclairage nouveau sur la question du paupérisme étudiée la même année. Le fait que la propriété foncière et surtout la propriété industrielle ne soient accessibles qu’à une minorité de la population n’est-il pas une manifestation de l’individualisme ? La nouvelle « aristocratie manufacturière » (Tocqueville, 1840, p. 675), coupée de tout lien d’obligation avec les ouvriers industriels qu’elle emploie, ne reproduit-elle pas point pour point le comportement intéressé du citoyen des sociétés démocratiques ? Intéressement qui devient même égoïsme dans la mesure où finalement l’individualisme résultant d’un mauvais raisonnement individuel amène le citoyen à ne tenir compte que de ses intérêts privés (Ibid., pp. 612-613).
21Le paupérisme relevait dans son premier texte de 1835 de causes structurelles tenant au développement des besoins des sociétés industrielles. Il trouve ici une cause supplémentaire dans l’individualisme de l’organisation sociale démocratique. C’est parce que les citoyens, ici les propriétaires, n’éprouvent aucun sentiment d’obligation à l’égard de leurs semblables, que les inégalités sociales se développent. En ce sens, le sentiment individualiste n’est pas une cause directe du paupérisme mais un facteur renforçant qui vient s’ajouter aux causes structurelles. La charité publique ne saurait en outre servir d’alternative car elle se révèle totalement inefficace. Comment dès lors remédier à l’individualisme et par extension au paupérisme de l’organisation industrielle ?
22A. de Tocqueville trouve dans la société américaine l’esquisse d’une solution fondée sur l’association et la doctrine de l’« intérêt bien entendu ». Les institutions politiques sont organisées de manière à « multiplier à l’infini, pour les citoyens, les occasions d’agir ensemble, et de leur faire sentir tous les jours qu’ils dépendent les uns des autres » (Ibid., p. 618). Il ne s’agit pas pour autant de réduire, voire de contraindre, la réalisation des intérêts particuliers mais de montrer à chaque citoyen son inscription sociale, et, que sa liberté individuelle dépend aussi de la cohésion sociale de la société dans laquelle il vit. Par effet d’apprentissage, l’activité publique qui à l’origine s’oppose à la poursuite de l’intérêt individuel tend peu à peu à devenir une fin en soi. Autrement dit, l’intérêt privé se confond avec l’intérêt public [25]. Un des objectifs d’A. de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique consiste à rechercher les conditions de la liberté dans les sociétés démocratiques (Aron, Op. cit., pp. 224-229). Deux composantes permettent ici d’en préciser la nature. Il ne s’agit pas en effet seulement d’une liberté individuelle au moyen de laquelle le citoyen entreprend ses actions privées, principalement économiques, à des fins personnelles, mais aussi d’une « liberté politique », participative, impliquant un degré minimal de sacrifice individuel, et qui trouve dans l’association un lieu d’expression parfaitement adapté (Tocqueville, Op. cit., p. 620).
23Développée d’un point de vue politique, cette dernière idée peut aisément se transposer au champ économique, notamment au niveau du mode d’organisation du travail [26]. Les propriétaires industriels n’acquerront leur liberté économique que sous la condition d’entreprendre certaines actions favorables aux ouvriers-salariés : une redistribution partielle de la propriété industrielle en constitue une des modalités essentielles. Celles-ci n’impliquent pas non plus de sacrifices démesurés mais simplement un engagement à répondre à certaines obligations sociales en particulier au travers de l’association. Liberté économique qui par ailleurs ne pourra trouver de garanties que dans la mesure où il ne persiste pas un antagonisme des intérêts trop important porteur de risques de conflits sociaux.
24En fait, deux types d’associations sont distingués : l’association politique et l’association civile comprenant les associations commerciales, industrielles, religieuses, morales, etc. (Ibid., pp. 620-621). L’existence de la seconde présuppose en règle générale la présence de la première. Les associations politiques sont en effet conçues comme des « grandes écoles gratuites » dans lesquelles « tous les citoyens viennent apprendre la théorie générale des associations » (Ibid., p. 631) ; elles permettent de subordonner les intérêts particuliers à l’action collective et d’envisager d’appliquer la science de l’association à diverses activités sociales que les citoyens décident d’entreprendre.
25L’association constitue donc un moyen particulièrement efficace et adapté à des objets aussi différents que l’instruction ou l’économie. Ainsi, elle supplée à la faiblesse de l’action individuelle. A. de Tocqueville lui reconnaît d’abord et avant tout une puissance morale, notamment lorsqu’il déclare : « les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres » (Ibid., p. 623). Mais on peut aussi lire dans certains passages la reconnaissance d’une puissance économique [27]. Néanmoins, l’association reste essentiellement requise pour le lien moral qu’elle permet d’instituer entre les citoyens des sociétés démocratiques. La cohésion sociale sera atteinte en raison du développement de l’association car elle canalise les effets des inégalités sociales et les rend compatibles avec l’idéal de l’égalité des conditions de l’état démocratique.
26A. de Tocqueville conçoit en définitive l’association moins comme un principe économique que moral. Il n’empêche qu’il l’introduit comme moyen économique dès 1835 dans ses études sur le paupérisme auquel il donne suite en 1840 dans ce second volume de De la démocratie en Amérique, mais cette fois en insistant davantage sur les bénéfices moraux que son développement induit. Parallèlement, ce dernier prolongement permet de préciser la nature des motivations individuelles qui sous-tendent l’association.
B – L’« intérêt bien entendu » comme principe moteur de l’association
27C’est sur ce point que De la démocratie en Amérique apporte une information importante sur la pensée de l’association d’A. de Tocqueville. En effet, le chapitre VIII de la deuxième partie de ce second volume s’intitule « Comment les Américains combattent l’individualisme par la doctrine de l’intérêt bien entendu ». Il montre en fait qu’entre le strict intérêt individuel et le désintéressement figure l’« intérêt bien entendu » répondant à la fois aux intérêts particuliers et à l’intérêt général.
28Les sociétés démocratiques se manifestent par l’importance accordée par les citoyens à leur bien-être matériel. La recherche des richesses l’emporte sur tout autre motif d’action. Le risque étant dès lors que les citoyens oublient qu’ils forment ensemble une société à laquelle leur bien-être économique est rattaché, et que l’organisation démocratique qui leur permet de réaliser librement leurs activités économiques soit remise en cause par l’émergence d’un pouvoir despotique (Tocqueville, 1840, p. 653). Le sentiment individualiste se transforme en égoïsme lorsque finalement la personne s’occupe uniquement de ses affaires privées laissant le soin à d’autres la gestion de la chose publique. Cette tendance transparaît aussi bien chez les personnes défavorisées attirées par les opportunités offertes d’acquisition du bien-être, que chez les personnes plus riches qui craignent pour leur part de perdre leur situation matérielle ; les barrières entre catégories sociales ne sont plus en effet aussi insurmontables dans les sociétés démocratiques qu’elles ne l’étaient dans les sociétés aristocratiques (Ibid., p. 642). Cette prédominance des intérêts matériels pousse les citoyens vers les fonctions commerciales et industrielles. Or, non seulement l’importance prise par le paupérisme dans les sociétés industrielles montre les dangers auxquels les activités économiques peuvent conduire, mais, en outre, l’exercice de ces activités tend à augmenter encore le désir, déjà fort, des citoyens pour leur bien-être matériel [28]. Autrement dit, les pratiques économiques ne font que renforcer l’influence des intérêts matériels, et, risquent de favoriser l’apparition d’une nouvelle « aristocratie manufacturière » [29].
29Dès lors, comment intéresser les citoyens à la chose publique ? Le maintien de l’organisation démocratique est en effet directement proportionné au niveau d’engagement et de participation consentis par ses membres. Il implique donc un degré minimal de sacrifice individuel. A. de Tocqueville trouve une solution dans la doctrine de l’« intérêt bien entendu » développée par les citoyens américains [30]. Deux raisons permettent de comprendre en quoi ce principe d’action est particulièrement bien adapté aux sociétés démocratiques. Premièrement, le poids des intérêts matériels faisant, il paraît hors de question de compter sur le développement d’un désintéressement pur sinon par la contrainte. Il faut donc rechercher une voie médiane dans laquelle l’intérêt individuel reste important. Enfin, deuxièmement, chaque citoyen doit être libre d’entreprendre les activités auxquelles il aspire le plus [31]. Le respect des libertés individuelles comme présupposé, comment alors persuader le citoyen des sociétés démocratiques que sa liberté, au moyen de laquelle il peut satisfaire son désir de « jouissances matérielles », dépend aussi de son engagement et de sa participation à la chose publique ? La société américaine répond à ces deux exigences car elle ne prétend pas qu’il faille « se sacrifier à ses semblables parce qu’il est grand de le faire », mais parce que « de pareils sacrifices sont aussi nécessaires à celui qui se les impose qu’à celui qui en profite » (Ibid., p. 636). Chaque personne, non par instinct mais d’abord par calcul, s’engage dans des « petits sacrifices » qui elle le sait lui serviront en retour au maintien de sa liberté économique et politique. Tout citoyen américain participe ainsi réciproquement à la gestion des affaires publiques, car il sait que sans cette action publique son bien-être pourrait en pâtir. Il s’agit d’un « égoïsme (…) éclairé » intermédiaire entre désintéressement et intérêt individuel (Ibid., p. 638). Il ne procède pas de sentiments spontanés, comme peuvent l’être le dévouement et l’égoïsme, mais d’une action réfléchie et raisonnée qui à long terme par effet d’apprentissage devient instinctuelle [32].
30L’« intérêt bien entendu » trouve par ailleurs dans l’association un cadre social adapté. Elle permet à un premier niveau de garantir la liberté politique par la gestion collective et concertée de l’intérêt général. Tout citoyen par cette assurance peut dans le même temps entreprendre les activités économiques correspondant à ses propres intérêts. Transposée au niveau civil, l’association en second lieu raffermit l’état démocratique de l’organisation économique en opérant notamment l’alliance des intérêts des propriétaires et des non-propriétaires, incluant les industriels et les ouvriers. Encore une fois, cette dernière option, l’association industrielle et commerciale, n’apparaît qu’en filigrane dans ce second volume de De la démocratie en Amérique ; A. de Tocqueville insiste davantage sur les liens positifs entre liberté politique et activité économique (Ibid., pp. 653-655).
31Aussi, l’association et l’« intérêt bien entendu » ne sont pas les seuls moyens dont use la société américaine pour lutter contre le matérialisme des sociétés démocratiques ; le facteur religieux en est un autre. Nous ne ferons ici qu’énoncer brièvement les arguments développés sur ce dernier point. Bien qu’a priori en dehors de notre problématique, la prise en compte des arguments d’A. de Tocqueville sur l’importance de la religion dans la société américaine fournit quelques informations précieuses sur sa théorie de l’association. La conception anti-matérialiste d’A. de Tocqueville permet en effet de mieux situer la perspective dans laquelle s’inscrit l’« intérêt bien entendu ». La fameuse critique qu’il prononce à l’encontre des doctrines socialistes en 1848, leur reprochant leur trop grande attention portée aux « passions matérielles de l’homme » et leur négligence des sentiments, réactualise une conception de la morale constante dans les écrits d’A. de Tocqueville (Tocqueville, 1848, pp. 1142-1143) [33]. Pour autant, sa dénonciation des intérêts matériels ne le conduit pas à une vision antinomique du comportement individuel. L’« intérêt bien entendu » entremêle en effet intérêt et désintéressement. A. de Tocqueville compte sur la raison « éclairée » du citoyen pour le convaincre du bien-fondé de l’association ; le facteur religieux parce qu’il s’appuie sur des fins « immatérielle(s) » facilite aussi l’adhésion à la doctrine de l’« intérêt bien entendu » [34]. Là encore, il ne saurait être question de transformer le mobile économique mais simplement de limiter ses effets anti-sociaux [35].
3 – Conclusion
32Deux points de synthèse de l’idée d’association nous permettront ici de conclure.
- Premièrement, concernant la nature des mobiles d’action compris dans l’association ; l’« intérêt bien entendu » n’est pas une forme de désintéressement au sens strict bien qu’il entraîne de « petits sacrifices » individuels. On déduit de ce dernier facteur qu’il n’est pas non plus identique au principe de l’intérêt individuel. L’engagement et la participation volontaires, auxquels souscrivent les associés, procèdent d’un arrangement déterminant la réciprocité de l’action publique ; arrangement d’abord calculé et raisonné, ou encore « éclairé », puis devenant progressivement par effet d’apprentissage à plus long terme spontané et systématique. Le citoyen américain ne porte en règle générale aucun intérêt à la situation de ses concitoyens, mais il sait qu’il peut avoir à un moment ou à un autre besoin d’une aide quelconque de leur part, tout comme il sait qu’eux-mêmes à leur tour pourront lui demander son secours. Il en résulte par expérience que « leur intérêt, aussi bien que leur sympathie, leur fait une loi de se prêter au besoin une mutuelle assistance » (Ibid., p. 689). Il se forme donc entre les associés un sentiment d’obligation réciproque auquel ils sont d’autant plus tentés d’adhérer que l’habitude leur montre tous les effets bénéfiques qu’ils peuvent en attendre. Il n’y a pas dévouement pour A. de Tocqueville mais serviabilité (Ibid., p. 689). En ce sens, désintéressement et intérêt individuel sont entremêlés.
- Deuxièmement, l’association est non seulement nécessaire pour les conséquences qu’elle génère du point de vue politique et social, en assurant un fonctionnement démocratique des institutions politiques d’une part, et en maintenant la cohésion sociale d’autre part, mais aussi pour l’efficacité économique que son fonctionnement induit. Les objectifs de cohésion sociale et d’efficacité économique sont en fait concomitants, car la réduction des inégalités sociales favorise la baisse des conflits d’intérêts et partant l’augmentation de la production économique. Ainsi, l’association est davantage louée pour ses effets sociaux que pour les bénéfices économiques qu’une organisation industrielle et commerciale par l’association serait susceptible de produire. L’association est avant tout jugée en sociologue moins en économiste. Les saint-simoniens (P. Enfantin, etc.), les fouriéristes (V. Considérant, etc.), ou encore les socialistes « associationnistes » envisagent généralement les deux possibilités : une efficacité induite du mode d’organisation de l’économie par l’association, absente du second volume de De la démocratie en Amérique mais implicite dans le « Deuxième article sur le paupérisme » ; et une efficacité indirecte provoquée par l’atténuation des conflits d’intérêts et la cohésion sociale qui en résulte [36].
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Notes
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[1]
Université Lumière Lyon 2, Centre Auguste et Léon Walras, Cyrille. Ferraton@ ish-lyon. cnrs. fr
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Je tiens à remercier les deux rapporteurs ainsi que Bruno Tinel, Georges Gloukoviezoff et Christel Vivel (Centre Walras, Lyon) pour leurs lectures critiques de cet article. Il convient de préciser que nous suivons dans le présent texte une méthode de lecture en histoire de la pensée économique « synchronique » et non « diachronique » (voir Servet et Dockès (1992) pour une analyse détaillée des modes de lecture).
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Voir Steiner (1998).
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Voir ses « Notes sur l’Économie politique Jean-Baptiste Say » (Tocqueville (1989a)). Il commente et annote le premier volume du Cours complet d’économie politique pratique de J.-B. Say paru en 1828-1829. Voir aussi sa correspondance avec Gustave de Beaumont (Tocqueville, 1967, p. 72).
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Il s’agit de deux essais : Mémoire sur le paupérisme publié en 1835 et « Deuxième article sur le paupérisme », non publié, écrit en 1837, et auxquels il faut ajouter « Lettre sur le paupérisme en Normandie », non publié, écrit en 1835 (Tocqueville, 1835a ; 1991 ; 1989b).
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Voir Keslassy (2000, pp. 86-99) sur les autres influences possibles concernant la question du paupérisme.
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Il s’agit du Chapitre XX de la deuxième partie intitulé « Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie » (Tocqueville, 1840, pp. 671-5).
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En fait, elle est un moyen introduit par les réformateurs sociaux au cours des années 1830 (Prosper Enfantin, Philippe Buchez, Pierre Leroux, Victor Considérant, etc.) visant à apporter une solution à la question sociale ; question sociale née de la contradiction entre l’égalité théorique en droits introduite par La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la réalité sociale des inégalités économiques et sociales. Les économistes libéraux sont d’accord sur le constat du développement d’une nouvelle pauvreté, qu’ils désignent par paupérisme. Mais ils ne partagent pas dans leur grande majorité, le point de vue réformiste de la nécessité du changement social dans la mesure où il se traduirait par une remise en cause de la liberté économique. L’idée d’association constitue ainsi une notion largement répandue et débattue par les économistes libéraux (voir aussi l’entrée « Association » rédigée par A. Clément dans le Dictionnaire de l’Économie politique (1852-53)).
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A cet égard, il faut encore rappeler ici l’influence exercée par A. de Villeneuve-Bargemont sur les idées développées dans cet essai (Tocqueville, 1835a, p. 1156) et plus généralement sur la question du paupérisme. Il s’appuie aussi sur les documents parlementaires que Nassau Senior lui envoie d’Angleterre. E. Keslassy note enfin trois influences supposées : Économie politique ou principes de la science des richesses (1829) de Joseph Droz, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes, et des moyens de les rendre meilleures (1840) de Honoré Antoine Frégier et De la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre (1840) d’Eugène Buret (Keslassy, Op. cit., pp. 99-104).
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Les besoins qui dans les sociétés passées n’étaient pas ressentis comme vitaux, voire même étaient ignorés, deviennent dans les sociétés industrielles des besoins indispensables à un niveau de vie décent. Traitant des agriculteurs du Moyen-Âge, A. de Tocqueville les décrit comme des personnes « borné(e)s dans leurs désirs aussi bien que dans leur pouvoir, sans souffrance pour le présent, tranquilles sur un avenir qui ne leur appartenait pas, ils jouissaient de ce genre de bonheur végétatif dont il est aussi difficile à l’homme civilisé de comprendre le charme que de nier l’existence » (Ibid., p. 1159). On retrouve sur ce point précis ce que Raymond Boudon a nommé l’effet de « frustration relative », voir Boudon (1977, pp. 131-55) ; les nouveaux besoins sont rapidement considérés comme des besoins « normaux » et cessent de provoquer toute satisfaction. Les attentes croissent continuellement à mesure qu’apparaissent de nouveaux besoins mais restant encore inaccessibles à une grande partie des membres de la société ; cette dissociation entre les aspirations et la satisfaction des besoins entraîne un effet de « frustration relative ».
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La notion de « socialisme associationniste » a été introduite par C. Gide et C. Rist pour désigner les auteurs « qui ont cru que l’association libre pourra suffire à donner la solution de toutes les questions sociales pourvu qu’elle soit organisée dans certaines conditions – lesquelles varient d’ailleurs selon les systèmes » (Gide et Rist, 1944, pp. 256-8).
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L’association notons-le, développée par A. de Tocqueville, ne relève exclusivement, ni de la « charité légale », ni de la « charité individuelle », mais constitue un principe intermédiaire entre ces deux formes d’assistance. La première relève du droit, la seconde de la morale. Parce que la « charité légale » impose à la société un devoir d’assistance aux pauvres qui restent les seuls responsables de leurs conduites imprévoyantes et donc de la situation matérielle dans laquelle ils se trouvent, les libéraux contestent ce type d’intervention mais reconnaissent néanmoins la nécessité des secours ; ils choisissent pour la majorité la « charité individuelle », premièrement car elle permet aux pauvres d’apprendre la prévoyance ; c’est pourquoi, la bienfaisance du riche vers le pauvre devra rester limitée, ne pas être régulière et certaine ; et deuxièmement, parce qu’elle est aussi une relation sociale au moyen de laquelle le riche exerce son « droit » moral d’aider autrui, que ne peut lui ôter l’État en instituant un droit à l’assistance ; la bienfaisance constitue ainsi « un mode privilégié de réalisation de l’homme lui-même » (Ewald, 1986, p. 77) ; voir pour une présentation complète Ewald (Op. cit., pp. 47-107). L’association qu’introduit A. de Tocqueville ne relève ni de la « charité légale » en ce qu’elle est volontaire et procède d’initiatives privées, ni de la « charité individuelle » parce qu’elle s’oppose au caractère unilatérale de la bienfaisance ; les secours de cette dernière sont dispensés par les riches alors que l’association mutualise les ressources de tous ses membres, riches ou pauvres, afin de porter assistance aux plus démunis.
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« Il ne faut pas faire le bien qui plait le plus à celui qui donne, mais le plus véritablement utile à celui qui reçoit » (Ibid., p. 1178).
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Notamment lorsqu’il déclare à la fin de l’essai : « ne peut-on pas faciliter aux classes ouvrières l’accumulation de l’épargne qui, dans des temps de calamité industrielle, leur permette d’attendre sans mourir le retour de la fortune ? » (Ibid., p. 1180).
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Il s’agit de la « Lettre sur le paupérisme en Normandie » (Tocqueville, 1989b).
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L’association prend le nom d’« association communale pour l’extinction du vagabondage et de la mendicité » dont le fonds social est formé par souscriptions et dons. La commission administrative dont font partie un nombre donné de souscripteurs contrôle l’emploi du fonds social (Ibid., p. 158).
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[17]
L’efficacité de l’association s’explique par l’absence de gaspillages (Ibid., p. 159).
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« Il faut bien que les riches comprennent que la Providence les a rendus solidaires des pauvres et qu’il n’y a pas de malheurs entièrement isolés dans ce monde » (Ibid., p. 160).
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Cette thèse est développée dans le Chapitre VIII intitulé « Comment les Américains combattent l’individualisme par la doctrine de l’intérêt bien entendu » de la deuxième partie du second volume de De la démocratie en Amérique (Tocqueville, 1840, pp. 635-8).
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La perspective qu’adopte A. de Tocqueville concernant l’idée d’association peut être rattachée aux fins auxquelles il entend subordonner l’économie politique, qu’il explicite clairement lorsqu’il devient un membre influent du journal Le Commerce ; il déclare notamment : « Le Commerce continuera, comme par le passé, à s’occuper particulièrement des intérêts industriels et commerciaux. C’est là son caractère spécial, essentiel et fondamental (…) Sa mission ne sera jamais de servir les intérêts particuliers, mais de faire triompher des idées. Il n ’est pas une œuvre industrielle, mais de foi politique » (cité dans Steiner, Op. cit., p. 173). A. de Tocqueville s’oppose ainsi au matérialisme de l’économie politique, opposition qu’il développe surtout à partir du second volume de De la démocratie en Amérique au travers des craintes que lui inspire la passion du bien-être des individus des sociétés démocratiques ; l’association en promouvant l’intérêt collectif permet dans cette mesure de concilier morale et économie politique (voir la partie suivante sur la doctrine de l’« intérêt bien entendu ») ; voir Boesche (1983) sur les rapports d’A. de Tocqueville avec l’économie politique.
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[21]
Il s’agit du « Deuxième article sur le paupérisme » (Tocqueville, 1991).
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[22]
A. de Tocqueville fait référence ici aux échecs des essais d’associations ouvrières de 1833.
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[23]
Il faut ainsi « donner (…) à ces petits capitaux un emploi local » (Ibid., p. 1194) ; il exprime sur ce point la même opinion contenue dans la « Lettre sur le paupérisme en Normandie ».
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[24]
Par exemple, les sociétés démocratiques vont-elles évoluer vers le despotisme ou vers le libéralisme ? (Aron, 1967, pp. 251-2). Voir aussi Furet (1981) pour la présentation de cette œuvre.
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[25]
« On s’occupe d’abord de l’intérêt général par nécessité, et puis par choix ; ce qui était calcul devient instinct ; et, à force de travailler au bien de ses concitoyens, on prend enfin l’habitude et le goût de les servir » (Ibid., p. 620).
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[26]
Les conséquences auxquelles nous aboutissons sur ce point précis sont à notre sens implicitement comprises dans le chapitre XX de la deuxième partie de ce second volume de De la démocratie en Amérique.
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En particulier dans l’introduction de la deuxième partie du premier volume : l’Amérique représente le pays « où l’on a appliqué ce puissant moyen d’action à une plus grande diversité d’objets (…) il n’y a rien que la volonté humaine désespère d’atteindre par l’action libre de la puissance collective des individus » (Tocqueville, 1835b, pp. 212-3).
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Ainsi, A. de Tocqueville souligne : les citoyens « sont donc tous portés vers le commerce, non seulement à cause du gain qu’il leur promet, mais par l’amour des émotions qu’il leur donne ». De fait, « toute passion se fortifie à mesure qu’on s’en occupe davantage, et s’accroît par tous les efforts qu’on tente pour l’assouvir » (Ibid., pp. 668-70).
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[29]
On fait référence ici au chapitre XX de la deuxième partie (Ibid., pp. 671-5).
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[30]
En fait, A. de Tocqueville développe une thèse déjà courante en France. La doctrine de l’« intérêt bien entendu » est présente chez les Physiocrates, par l’intermédiaire des écrits de François Quesnay notamment, chez Condorcet et les Idéologues, et J.-B. Say, dont A. de Tocqueville et G. de Beaumont lisent le Cours complet lors de leur voyage en Amérique, la place au centre de ses écrits (voir Steiner (1989)).
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[31]
« Les hommes des temps démocratiques ont besoin d’être libres, afin de se procurer plus aisément les jouissances matérielles après lesquelles ils soupirent sans cesse » (Tocqueville, Op. cit., p. 653).
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[32]
L’« intérêt bien entendu » est ce qui permet à A. de Tocqueville de redonner une dimension morale aux activités économiques ; il n’exige pas un désintéressement pur, c’est-à-dire effectué sans attente d’une récompense quelconque, mais une prise de conscience de la part du citoyen que son intérêt privé sera d’autant mieux satisfait s’il agit aussi en faveur de l’intérêt collectif. Dans cette perspective, l’« intérêt bien entendu » relève à la fois de l’intérêt strictement privé de l’individu que de l’intérêt général, public, qui concerne l’ensemble des membres de la collectivité.
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[33]
Déjà présente dans De la démocratie en Amérique, A. de Tocqueville reprend ce point à différentes occasions après 1840. Les notes réunies dans « Des progrès théoriques et pratiques de la morale depuis 50 ans » (1840-1848) témoignent d’une conception morale voisine du christianisme ; le « désintéressement » dépend ainsi de la « mise en pratique de l’idée chrétienne de fraternité » (Tocqueville, 1989c, p. 169). Plus tard, il montre les bienfaits que le christianisme a apportés à la morale dans les sociétés démocratiques ; la charité ne correspond pas à « l’idée générale que les hommes doivent s’entraider, mais (à une) règle principale de la vie, sentiment actif et habituel, passion confondue dans l’amour de Dieu » (Tocqueville, 1989d, p. 225).
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[34]
Les fins immatérielles donnent aux hommes un « tour élevé à leurs idées et à leurs goûts » et les ouvrent « vers les sentiments purs et les grandes pensées » (Tocqueville, 1840, p. 659).
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[35]
Les fins religieuses « ne réussiront point à détourner les hommes de l’amour des richesses ; mais elles peuvent encore leur persuader de ne s’enrichir que par des moyens honnêtes » (Tocqueville, Ibid., p. 537).
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[36]
La société américaine a ainsi développé un « matérialisme honnête » persuadée que « les bonnes mœurs sont utiles à la tranquillité publique et favorisent l’industrie » (Ibid., pp. 645-6).
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[37]
L. Blanc publie en 1839 l’Organisation du travail dans la Revue du Progrès dont il est le créateur et le rédacteur en chef en 1839 (Blanc, 1839).
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Il envisage en effet autour de 1848 une intervention de l’État pour réguler l’activité industrielle afin d’atténuer les inégalités sociales auxquelles son mode de fonctionnement conduit. Il demande entre autres mesures la hausse des salaires (voir Keslassy, Op. cit., pp. 236-40).