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Article de revue

Une évaluation épistémologique de l'économie biologique chez Alfred Marshall

Pages 7 à 27

Notes

  • [1]
    Université Aix Marseille III, GREQAM, pelissiermaud@ hotmail. com
  • [2]
    "Cette loi du progrès humain permet de conclure que la Nature tend avec le temps vers un Bien universel, et qu’il suffit à l’homme de s’adapter au degré de développement atteint pour assurer la bonne marche de ce progrès" (Becquemont, 1992, p. 116).
  • [3]
    "Continuité, parce que, depuis l’apparition du premier organisme, le vivant est regardé comme ne pouvant faire que du vivant. Instabilité, parce que si la fidélité de la reproduction conduit presque toujours à la formation de l’identique, il lui arrive, rarement mais sûrement, de donner naissance au différent : cette étroite marge de flexibilité suffit à assurer la variation nécessaire à l’évolution. Contingence, enfin, parce qu’on ne décèle aucune intention d’aucune sorte dans la nature, aucune action concertée sur l’hérédité, capable d’orienter la variation dans un sens prémédité" (Jacob.F, 1970, p.146).

Introduction

1La formulation de théories économiques, à partir d’emprunts de vocabulaire ou de méthodes aux Sciences comme la physique mécanique ou la biologie évolutionniste, a été une pratique récurrente chez la plupart des plus grands économistes du 19ème siècle. Au delà de ce constat aujourd’hui explicitement reconnu, il s’agit de savoir si les deux grandes catégories métaphores, mécanique et biologique, ont eu un rôle véritable à jouer dans l’élaboration et le développement du savoir économique. Un tel questionnement revient à déterminer si ces métaphores ne sont que de simples figures stylistiques ou pédagogiques apportant un gage de caution scientifique ou bien si elles ont une utilité cognitive.

2Une métaphore n’est acceptée par la communauté que si elle s’intègre de façon pertinente dans la problématique générale autour de laquelle est élaboré le savoir dans lequel elle s’insère. Il y a des moments plus ou moins propices pour faire accepter une nouvelle idée à une communauté de chercheurs. Il faut généralement que celle-ci rejoigne, d’une façon ou d’une autre, les préoccupations du moment en suggérant un nouvel angle d’attaque pour un problème resté insoluble jusqu’alors. Plusieurs exigences conditionnent la fertilité heuristique d’une métaphore. La première est relative au climat culturel :

3

"Le nouveau n’est accepté collectivement que s’il est jugé recevable. Il n’est intégré que s’il parait audible (compréhensible par rapport au contexte), intéressant (compréhensible mais pas redondant), souhaitable par rapport à des intérêts, qui sont le plus souvent des intérêts de la connaissance, mais aussi des intérêts extérieurs à l’ordre intellectuel : des valeurs, des positions idéologiques, ou des jeux de forces"
(Schlanger et Stengers, 1995, p. 95).

4La seconde renvoie aux modalités de fonctionnement interne d’une métaphore. Pour qu’un emprunt métaphorique réussisse son intégration cognitive, il est nécessaire qu’il "laisse place à un décentrement de concept, c’est-à-dire encore ici à la mesure d’une différence radicale" (Ménard, 1981. p. 147). Une telle opération se traduit par l’ascension vers un rang supérieur de représentation : le niveau conceptuel. Ainsi, le domaine infecté initialement pourra prétendre à l’autonomie et devenir, à son tour, une source par rapport à d’autre opérations de propagation (Lichnerowics et alii, 1980 ; Stengers 1, 1987).

5Aujourd’hui, la littérature consacrée à l’impact des métaphores sur la théorie économique (Mirowski P, 1989, 1994 ; Ingrao et Israel, 1990 ; Renault, 1992) atteste que la majorité des économistes néoclassiques de Cournot à Walras en passant par Jevons et bien d’autres présente comme caractéristique commune de s’être livrée à des exercices intellectuels de ce style. A cette époque, la métaphore mécanique reçut un plus vif succès que la métaphore évolutionniste issue de la biologie. C’est, par ailleurs, la raison pour laquelle on explique la forte prégnance des modèles formels issus de la physique dans la conceptualisation du savoir économique de cette époque. Aujourd’hui, la métaphore mécanique s’est endormie et c’est au tour de la métaphore évolutionniste de surgir sur le devant de la scène. Sa présence se fait de plus en plus remarquée dans des domaines aussi variés que la théorie de la firme, l’étude du changement institutionnel et culturel ou bien encore la théorie des jeux. A ce jour, il n’existe pas de consensus unanime sur le statut et la portée d’une telle métaphore au sein du discours économique. A cet égard, il nous est apparu intéressant de tirer les leçons de l’histoire et demander à Marshall les raisons pour lesquelles la constitution d’une économie biologique s’avérerait une entreprise légitime.

6A une époque où l’intérêt suscité par les modèles physiques ne cessait de gagner la faveur de beaucoup de ses confrères l’originalité de Marshall a été, non seulement, de mesurer les limites d’une approche mécaniste en économie mais aussi de proposer de la dédoubler d’une démarche biologique dès que la première s’avérait stérile. Cette dichotomie dans le rôle respectif des deux métaphores s’inscrit dans une problématique relative au découpage formel entre une analyse statique et dynamique. Si dans les premières étapes du raisonnement économique, le modèle mécanique s’avère très utile pour établir des solutions simples et statiques en terme d’équilibre, il devient obsolète, voire périlleux, de le conserver dès lors que l’économiste se place dans une optique dynamique. Marshall n’a jamais écrit le second volume des Principles qui devait être entièrement consacré au développement de son optique évolutionniste fondée sur un complexe métaphorique issu de la biologie (Moss L.S, 1990 ; Thomas B, 1991). Seul le Livre IV du premier volume portant sur une étude appréciative et descriptive de l’évolution des formes d’organisations sociales et industrielles révèle des emprunts importants à la biologie évolutionniste.

7La postérité a vite oublié toute la richesse conceptuelle qui se dissimulait derrière l’emploi de certains aphorismes au ton provocateur tel "la Mecque des économistes est la biologie économique plutôt que la dynamique économique [entendu au sens physique du terme]" (1991, p. 112). Elle a plutôt retenu de Marshall sa contribution intellectuelle à la construction d’un nouveau type de discours économique qui, en quête d’une caution scientifique, se focalisa sur les mécanismes de marché, les conditions d’équilibre et de stabilité, au détriment d’une analyse mélangeant des considérations politiques, morales et économiques. De ce fait, Marshall n’a eu que peu d’échos positifs lorsqu’il affirmait la nécessité de se tourner vers des métaphores biologiques dans les phases avancées du raisonnement économique.

8Le propos de cette communication est de présenter une évaluation épistémologique de l’économie biologique marshalienne destinée à faire ressortir la légitimité conceptuelle de cette métaphore évolutionniste. Deux axes de réflexion seront privilégiés. Il s’agira d’analyser le milieu intellectuel et théorique dans lequel s’inscrivent les travaux de Marshall afin d’apprécier la réceptivité de son message en faveur d’une économie biologique. Par la suite, notre réflexion portera sur l’évaluation de la problématique économique de Marshall dans laquelle s’insère la métaphore évolutionniste ainsi que la nature du raisonnement analogique qu’elle initie.

1 – L’évaluation du contexte intellectuel

9L’évaluation de la réceptivité de la thèse de Marshall en faveur d’une économie biologique exige de s’interroger sur l’état de la connaissance économique et biologique de cette époque. Or, dans un champ comme dans l’autre, cette période est marquée par des réorientations profondes de l’état de leur savoir. Dans le champ économique, c’est l’attrait croissant vers les mathématiques et, en particulier, vers la science physique qui constitue probablement l’un des traits les plus caractéristiques. La position de Marshall a donc un caractère inévitablement marginal, peu propice à être entendue. De plus, à la même époque, la biologie évolutionniste était un champ de connaissance en éveil. Les deux représentants principaux étaient Charles Darwin et Herbert Spencer. Si le premier a produit la première théorie biologique évolutionniste, le second est connu pour l’élaboration du premier système évolutionniste philosophique. La démarche analogique de Marshall doit être replacée dans ce contexte car, de façon équivoque, il fait référence dans ses écrits à ses deux personnages. Ceci est d’autant plus important que ces deux approches évolutionnistes reposent sur des fondements théoriques divergents.

1.1 – Le contexte intellectuel

10Les travaux économiques d’Alfred Marshall s’inscrivent dans un contexte théorique très particulier qui est celui de l’émergence et de la montée en puissance du courant néoclassique marginaliste. D’un point de vue méthodologique, ce courant présente la particularité d’avoir construit et défini son objet d’étude en référence aux méthodes et démarches de la science reine à cette époque : la physique mécanique et énergétique. L’objectif implicite des principaux architectes de cette démarche était d’atteindre un statut scientifique légitime de même ampleur. Or, un tel projet ambitieux nécessitait, au moins pour un temps, de justifier une séparation nette entre les considérations économiques proprement dites et les problèmes de politique ou de philosophie morale, domaines ayant gravité jusqu’alors autour des grandes questions d’économie politique mais qui, d’un avis partagé, relevaient plutôt de l’art que de la science. De ce fait, les principaux artisans de ce courant ont été conduits à réévaluer la nature de l’objet économique.

11Dorénavant, l’économie doit être définie comme une science qui, à l’image de la physique mécanique, se focalise sur les rapports entre des grandeurs quantitatives. Leur démarche fut alors de se concentrer sur les seuls processus de l’échange effectif dans un univers supposé fermé et en équilibre. Par exemple, Cournot, en voulant justifier la démarche de mathématisation de l’économie qu’il avait entrepris dès 1838, est amené à définir sa méthode exactement en ces termes :

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"Celle-ci nous conduira à énumérer et à discuter les principes des sciences qualifiées d’économiques, qui ont pour projet essentiel les lois sous l’empire desquelles se forment et circulent les produits de l’industrie humaine, dans des sociétés assez nombreuses pour que les individualités s’effacent, qu’il n’y ait plus qu’à considérer des masses soumises à une sorte de mécanisme, fort analogue à celui qui gouverne les grands phénomènes du monde physique"
(1861, p. 304).

13Dans le même esprit, et quelques décennies plus tard, dans un article intitulé "Économie et Mécanique", Walras affirme que :

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"L’économique mathématique […] sera une science physico-mathématique. Et il me semble facile de faire voir aux mathématiciens, par deux exemples décisifs, que sa manière de procéder est rigoureusement identique à celle de deux sciences physico-mathématique des plus avancées : la mécanique rationnelle et la mécanique céleste. Quand nous serons d’accord sur ce point, le procès sera jugé"
(1895, p. 332).

15Dès lors, il était pertinent de désirer appliquer aux phénomènes économiques les modèles d’intelligibilité formels issus de la physique. Renault (1992) distingue trois catégories d’emprunts suivant la conception retenue des rapports entre l’économie et la physique du 19ème siècle. Sur un plan analogique, il montre que si certains sont restés attachés à l’utilisation d’analogies formelles en vue d’élaborer une formulation mathématique de l’équilibre économique, d’autres ont dépassé ce stade en voulant intégrer des schémas de correspondance analogique d’ordre conceptuel. Si la mise en œuvre de tables de correspondance entre les phénomènes économiques et physiques n’avait, pour la plupart, qu’une valeur pédagogique, pour d’autres, une telle caractérisation traduisait des dérives scientistes et réductionnistes.

16De cette brève incursion didactique, il est important de retenir que le contexte économique théorique, durant l’époque marshallienne, tendait à favoriser une appréhension quantitative, mathématique et équilibriste des phénomènes économiques. Alfred Marshall a fortement contribué au développement de cette nouvelle forme émergente du savoir économique et, encore aujourd’hui, il est reconnu comme celui ayant "confirmé la fécondité de la mathématisation de l’économie, dont il contribua largement à assurer le prestige" (Ménard, 1978, p. 248). L’analogie physique est mobilisée dans les premières étapes du raisonnement économique afin de servir à justifier la méthode statique reposant sur l’étude des forces économiques dans une situation de repos relatif. Plus précisément, Marshall s’est approprié les équations d’équilibre définissant une démarche statique, au sens physique du terme, pour les appliquer aux phénomènes économiques :

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"Dans une première étape, nous ne devons considérer que le simple équilibre des forces qui correspond plutôt à l’équilibre mécanique d’une pierre suspendue par un fil élastique ou à celui d’un certain nombre de billes reposant les unes contre les autres dans un bassin, […], c’est-à-dire étudier les conditions générales de l’équilibre de l’offre et de la demande"
(Marshall, 1971, I, I, V).

18Néanmoins, Marshall fait aussi figure d’exception en soulignant la nécessité de subordonner les résultats obtenus grâce à la formalisation mathématique à la pertinence des hypothèses économiques. Il n’y a pas de place dans le savoir économique pour de longues chaînes de raisonnements déductifs qui, en ne se révélant pas assez conformes à la réalité, ne peuvent servir de guide d’action adapté. Les seules applications légitimes des mathématiques en économie sont celles qui sont courtes, simples, employant peu de symboles et qui éclairent une petite partie du mouvement économique d’ensemble. Elles ne peuvent pas servir à rendre compte de la complexité entière de la réalité économique :

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"It may indeed appear at first sight that the contrary is suggested by the fréquent use of mathematical formulae in economic studies. But on investigation it will be found that this suggestion is illusory, except perhaps when a pure mathematician uses economic hypotheses for the purpose of mathematical diversion"
(Marshall, 1961, p. 644).

20Les raisonnements déductifs sont un guide insuffisant pour rendre compte de matériels hétérogènes et de la combinaison complexe et incertaine de ces forces dans le monde réel. Les forces économiques, contrairement aux forces physiques, sont moins bien connues et beaucoup plus variées, la matière sur laquelle elles agissent est aussi plus incertaine et moins homogène. Enfin et surtout, si de par leur nature, les objets physiques sont des entités aux propriétés constitutives constantes, l’économie "traite, comme la biologie, d’une matière dont la nature intime et la constitution, aussi bien que la forme extérieure, sont en voie de transformation constante" (Marshall, 1971, p. 125). C’est dans cette perspective que Marshall propose d’adjoindre au référentiel mécanique, un second modèle d’intelligibilité, en vue de favoriser une meilleure compréhension de la complexité des rouages économiques.

21En postulant un rapprochement légitime entre les phénomènes économiques et biologiques, Marshall adopte ainsi un point de vue en complet décalage conceptuel par rapport à cette économique mécanique. Dans son optique, l’objet économique est un objet complexe, de nature organique plutôt que mécanique, immergé dans un monde en perpétuel évolution, soumis à des influences aussi bien qualitatives que quantitatives engendrant des phénomènes d’irréversibilité :

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"’Progress’ or ’évolution’, industrial and social, is not mere increase and decrease. It is organic growth, chastened and confïned and occasionally reversed by decay and innumerable factors, each of which influences and is influenced by those around it ; and every such mutual influence varies with the stages which the respective factors have already reached in their growth"
(1898, p. 43).

23Dans la perspective marshallienne, les métaphores mécanistes et biologiques, représentent donc deux systèmes de pensée qui, d’une certaine façon, peuvent être qualifiés d’incommensurables car elles génèrent une vision de l’ordre social fondée sur des présupposés en complète opposition. L’apport de Marshall est de montrer comment une même réalité peut être appréhendée suivant deux perspectives ontologiques distinctes. Ce n’est cependant que dans les étapes avancées du raisonnement économique, qu’il est légitime de concevoir l’objet économique comme une réalité complexe : "in the later stages of economics, when we are approaching nearly to the conditions of life, biological analogies are to be preferred to mechanical" (Marshall, 1898, p. 43).

1.2 – Le modèle biologique de référence

24Quelle est la raison justifiant, pour Marshall, le recours à une analogie biologique afin d’expliquer et interpréter l’évolution économique et sociale ? La légitimité d’une telle entreprise nous semble pouvoir s’expliquer selon deux perspectives inextricablement liées. D’une part, l’affinité d’ordre ontologique postulée par Marshall entre les phénomènes biologiques et économiques justifie la démarche consistant à s’intéresser à la façon dont les biologistes rendent compte de la dynamique de l’ordre naturel. D’autre part, et de façon corrélative, en adoptant une perspective méthodologique mettant l’accent sur le changement ou non plus sur l’équilibre des phénomènes, l’économiste se rapproche aussi des préoccupations des biologistes évolutionnistes.

25Afin de déterminer la valeur théorique de la métaphore évolutionniste chez Marshall, il convient de commencer par s’interroger sur le modèle d’intelligibilité auquel il se réfère pour justifier la légitimité d’une économie biologique. Ce questionnement est d’autant plus important qu’à son époque les théories biologiques évolutionnistes n’étaient encore qu’à un état embryonnaire et qu’aucun consensus n’avait encore émergé permettant la naissance d’un paradigme unifié. Une telle question n’aurait pas lieu d’être si Marshall lui-même nous avait livré une réponse claire à ce sujet. Malheureusement, il n’a pas fait preuve d’une rigueur intellectuelle irréprochable sur la question de sa filiation évolutionniste. Deux références apparaissent conjointement dans ses écrits relatifs à l’évolution socio-économique : Darwin et Spencer. Avant de départager l’influence de chacun, il nous semble important de bien comprendre ce qui sépare ces deux sortes d’évolutionnisme.

26Sur un plan chronologique, Spencer précède Darwin puisque ses Premiers Principes ont été publiés en 1852 et l’Origine des Espèces en 1859. Darwin et Spencer ne se sont jamais rencontrés ni éprouvés le besoin de confronter leurs théories pour la simple et bonne raison qu’ils provenaient d’horizons intellectuels fort éloignés. Spencer est un philosophe avec des prétentions cosmologiques, Darwin un naturaliste aguerri par des longues années d’enquête de terrain. En fait, leurs rapports se limiteront à l’introduction par Darwin du principe spencérien de la survivance du plus apte dans la sixième édition de l’Origine des Espèce, et à la présentation de la théorie darwinienne par Spencer comme un cas particulier de sa loi d’évolution. Par ailleurs, c’est à Spencer et non à Darwin que l’on doit l’emploi et la popularisation du terme d’évolution à cette époque. Darwin lui préférait, en raison de ses connotations diverses, l’expression de descendance avec modification. Enfin, il convient de remarquer que si Spencer a eu une influence prépondérante sur son siècle, la théorie darwinienne fut, dès le début, fortement contestée tant dans le milieu scientifique que religieux.

27Dans la période précédant leurs écrits, les rares interprétations "évolutionnistes" reposaient sur une cause finale, en subordonnant la dynamique de l’ordre naturel à un dessein imposé par des forces transcendantales. Spencer bouleversa cette conception en introduisant l’idée qu’un principe d’évolution ayant son origine dans une loi universelle de la matière, la persistance de la force, était à l’œuvre dans chaque phénomène d’évolution :

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"L’évolution est une intégration de matière accompagnée d’une dissipation de mouvement, pendant laquelle la matière passe d’une homogénéité indéfinie, incohérente, à une hétérogénéité définie, cohérente, et pendant laquelle aussi le mouvement retenu subit une transformation analogue"
(Spencer, 1852, p. 355).

29Sa loi d’évolution est d’essence philosophique. Elle est déduite à partir d’un ensemble de prémisses théoriques supposées être applicables à l’ensemble des phénomènes organiques et inorganiques. Traduite dans le champ de la biologie, la loi d’évolution (différentiation/intégration et marche vers l’hétérogène) trouve son expression la plus parfaite dans l’hypothèse de développement organique, découverte par Von Baer, puis ensuite par Milne Edwards. Par contraste avec la théorie darwinienne, la loi d’évolution de Spencer s’inscrit dans une perspective où le changement est pensé dans une logique d’équilibre :

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"Nous trouvons donc partout une marche vers l’équilibre. La coexistence universelle de forces antagonistes, qui nécessite l’universalité du rythme et la décomposition de toute force en forces divergentes, nécessite en même temps l’établissement définitif de l’équilibre"
(1852, p. 435).

31De plus, la théorie évolutionniste de Spencer présente un caractère finalisé dans le sens où l’évolution va toujours dans le sens d’un progrès nécessaire. Dans son Essai sur la loi et la cause du progrès, Spencer se propose de déterminer "le caractère commun de tous ces changements, la loi qu’ils suivent tous" (1886, p. 5). La loi du progrès organique définit une direction unique au changement, cette dernière étant la loi de tout forme de progrès :

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"Qu’il s’agisse du développement de la terre, du développement de la vie à sa surface, du développement de la Société, du gouvernement, de l’industrie, du commerce, du langage, de l’art, de la littérature, de la science, toujours le fond en est cette même évolution qui va du plus simple au plus complexe"
(1886, p. 6).

33C’est dans le domaine moral que la variante finalisée de l’évolutionnisme spencérien revêt sa forme la plus achevée en légitimant la marche linéaire de l’humanité vers un monde toujours meilleur. [2]

34La théorie darwinienne s’inscrit dans une problématique beaucoup plus étroite puisqu’elle se propose d’expliquer seulement les mécanismes responsables de la transformation graduelle des espèces. Aucune allusion n’est faite dans l’Origine des Espèces à une extension possible à la sphère sociale. Par ailleurs, quand Darwin aborde la question de l’évolution humaine, dans La Descendance de l’Homme (1871), il adopte une démarche très circonspecte. A l’inverse de Spencer, il pense que les modalités de fonctionnement de l’évolution sociale ne peuvent être pensées comme le prolongement direct de sa théorie biologique (Tort, 1983).

35L’apport incontestable de Darwin et d’avoir proposé un mécanisme cohérent pour expliquer l’évolution des espèces et, plus généralement, la dynamique de l’ordre naturel. Comme le souligne Mayr, "pour qu’émerge une théorie évolutionniste, il fallait, comme condition préalable, que se produise un affaiblissement de la vision du monde alors prévalante en Occident" (1982, p. 427). Celle-ci reposait sur la croyance que l’univers était statique et façonné, dans ses moindres détails, par un Créateur intelligent. Ainsi, l’obstacle intellectuel fondamental était le présupposé selon lequel l’adéquation entre le vivant et son milieu était parfaite. La nouveauté introduite par Darwin fut d’interpréter l’adaptation des organismes comme la combinaison de l’action de la sélection naturelle et de lutte pour l’existence. Seuls les organismes les mieux adaptés à un lieu et à un moment donné vont avoir plus de chances de se reproduire et de survivre. Comme la sélection ne préserve que les variations héritables alors, dans le temps, pourra être conçue une évolution des espèces à partir d’une modification progressive des génotypes. Citons un passage de L’origine des Espèces résumant ce mécanisme complexe :

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"A considérer la lutte de chaque individu pour trouver sa substance, peut-on douter que chaque variation infime dans la structure, les habitudes, ou les instincts, et adaptant mieux cet individu aux conditions nouvelles, aura un effet sur sa vigueur et sa santé ? Dans la lutte, il aura une meilleure chance de survivre ; et ceux de ses enfants qui hériteront de la variation, si légère soit-elle, auront une meilleure chance"
(Darwin, 1859, p. 130).

37Le rôle de la pression malthusienne est primordial dans le schéma évolutif darwinien car c’est la force capable de produire une modification des caractères dans les espèces, en raison de leur valeur utilitaire différentielle. C’est elle qui fixe le critère d’utilité des différentes sortes de variations apparaissant au cours du temps. Ce n’est pas la sélection mais la lutte qui définit, à tout moment, ce qui est utile, et donc l’aptitude, et la livre à la sélection qui s’en sert de critère pour valoriser les variations.

38La sélection naturelle intervient donc dans le schéma darwinien comme l’opérateur de modification du vivant dont le domaine de définition est la lutte pour l’existence et le point d’appui, les variations individuelles. Sa fonction première est d’exacerber les différences existant entre les diverses variétés formant une espèce. Dans la vision darwinienne, le mécanisme de sélection naturelle rend compte de la dynamique d’un ordre qui, par essence, est contingent et non déterministe : "la sélection naturelle n’obéit pas à des fins préétablies, ne se constate qu’après coup ; s’il existe un ordre quelconque, il n’est que le résultat d’une interaction de larges masses liées entre elles par un réseau de solidarités et d’antagonismes" (Becquemont, 1992, p. 95). Aucun résultat déterminé ne peut s’expliquer, c’est-à-dire être rendu nécessaire, sur la seule base du processus évolutif qui y conduit. La perfection, si elle est constatée, n’est rien d’autre que le produit du processus opportuniste de la sélection naturelle.

39Pour expliquer la variante horizontale du changement évolutif (la spéciation), Darwin introduit le principe de divergence directement issu du principe de division physiologique du travail de Milne Edwards. Dans son optique évolutionniste, il lui sert à montrer comment une légère différence entre les variétés s’amplifie au point de devenir la grande différence que l’on remarque entre les espèces. Selon ce principe, plus les différences de structures et d’habitudes sont exacerbées entre les individus d’une même espèce, plus ils sont à même de s’emparer de places nombreuses et différentes dans l’économie de la nature : "En vertu de ce principe, des différences à peine appréciables d’abord, augmentent continuellement, et les races tendent à s’écarter chaque jour d’avantage et de la souche commune" (Darwin, 1859, p. 162). Darwin ajoute que les avantages de la diversité de structure sont analogues à ceux que présentent la division physiologique du travail dans les organes d’un même individu, sujet si admirablement élucidé par Milne Edwards" (1992, p. 165).

2 – L’évaluation du contexte interne

40Après cette digression liminaire vers les sources d’inspiration évolutionnistes éventuelles dans la pensée de Marshall, il convient de déterminer les raisons pour lesquelles la théorie darwinienne tient une place prépondérante dans l’élaboration de la problématique de Marshall sur l’organisation industrielle. Sur un plan méthodologique, la proximité avec la théorie darwinienne se justifie par la prise en compte explicite d’un temps réel comme élément crucial dans toute explication des phénomènes d’évolution. Sur un plan théorique, Marshall offre une analyse de l’influence de la lutte pour l’existence sur l’évolution de formes organisationnelles reposant largement sur des emprunts directs à la théorie darwinienne.

2.1 – Temps et évolution dans la problématique marshallienne

41Une des spécificités de la méthodologie de Marshall est non seulement d’avoir mis en exergue l’ensemble des présupposés à la base de son analyse théorique mais aussi de les avoir justifier minutieusement dans son article "Distribution and Exchange" (1898), ainsi que dans certains passages des Principles (préface de la première et de la quatrième édition et l’ensemble du Livre I). Comme il a été précédemment évoqué, la démarche de Marshall est fondée sur une dualité méthodologique, elle-même faisant explicitement référence à des systèmes analogiques précis. Ces deux systèmes de référence analogique (physique mécanique et biologie) ne sous-tendent pas le même type de questionnement économique et n’interviennent donc pas simultanément dans le raisonnement.

42Pour sa part, l’analogie biologique est mobilisée dès lors que l’économiste introduit dans son raisonnement des nouvelles séries de phénomènes qui, de par leur nature, sont plus proches des conditions de la vie :

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"The main concern of économics is thus with human beings who are impelled, for good and evil, to change and progress. Fragmentary statistical hypotheses are used as temporary auxiliaries to dynamical - or rather biological - conceptions : but the central idea of economics, even when its Foundations alone are under discussion, must be that of living force and movement".
(préface 8ème édition, 1961).

44L’utilité méthodologique de cette analogie est donc radicalement différente. C’est en vertu de la nature similaire de nombreux phénomènes économiques et biologiques qu’il apparaît légitime d’établir une correspondance substantielle entre ces deux domaines de savoir.

45L’inconvénient de la conception physicienne de la dynamique économique est d’évincer des aspects primordiaux liés au changement comme l’irréversibilité du temps et la prise en compte de changement qualitatifs. Elle n’autorise, par conséquent, que des solutions dynamiques hypothétiques. C’est pour cette raison que Marshall conclut, après l’exposé de sa position en faveur de l’utilisation des applications mathématiques en économie, que "les analogies peuvent être utiles pour mettre sur la voie, mais deviennent encombrantes dans un long voyage. Il importe de savoir quand les introduire mais aussi et surtout à quel moment il convient de s’en affranchir" (1991 [1898], p. 104).

46Il ne suffit pas pour construire une théorie de l’évolution économique satisfaisante de rechercher des analogues aux diverses composantes du mécanisme de sélection évolutive. Il est nécessaire de déterminer préalablement ce qui rassemble, au delà des emprunts conceptuels, l’économie et la biologie. Selon nous, Marshall a effectué ce travail d’introspection en s’interrogeant sur la façon dont la théorie évolutionniste darwinienne pouvait éclairer l’étude de l’évolution des phénomènes économiques. Il a, en effet, inclut dans sa problématique les principaux présupposés du modèle darwinien : la prise en compte d’un temps historique avec la mise en évidence de phénomènes d’irréversibilité et la dissociation entre les notions d’évolution et de progrès.

47Dans la vision du monde de Darwin, le temps est indissociable de la genèse du monde vivant et de son évolution. Il est associé à une certaine idée de continuité, d’instabilité et de contingence [3]. Une des particularités de l’œuvre de Marshall est justement le fait de prendre en compte la notion de temps et de postuler qu’elle est "une des principales difficultés que rencontrent les investigations économiques" (1971, V, V, I). A son époque, la plupart des constructions théoriques élaborées par les fondateurs de la théorie de l’équilibre était basée sur une notion de temps abstrait empruntée à la mécanique rationnelle. Le temps étant matérialisé sous la forme d’un écoulement continu et uniforme, l’économiste pouvait se permettre de faire abstraction de cette variable dans la détermination de lois. Comme le montre si bien Bergson, la propriété inhérente de la conception du temps en physique mécanique est d’être réversible. Bergson fait une différence entre le temps abstrait, propre à la démarche du scientifique intervenant dans ses spéculations sur les systèmes artificiels et, le temps concret mobilisé par le philosophe dans ses spéculations sur les phénomènes de l’évolution organique. Le scientifique, fidèle aux principes de son intelligence, raisonne inéluctablement sur les phénomènes de la vie comme sur les phénomènes physiques. Tel est ce que Bergson appelle l’artifice de la connaissance, qui est identique, selon lui, à l’artifice employé par le cinématographe :

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"Cet artifice consiste à prendre des vues quasi instantanées sur la réalité qui passe (or la réalité est mouvement), de les enfiler le long d’un devenir abstrait, uniforme, indivisible situé au fond de l’appareil de la connaissance, pour imiter ce qu’il y a de caractéristique dans le devenir même"
(1909, p. 305).

49Or une telle démarche ne permettra jamais de reconstituer le mouvement, comme caractéristique première de la réalité car "il y a plus dans la transition que la série des états, plus dans le mouvement que la série des positions, c’est-à-dire des arrêts possibles" (1909, p. 307). Le propre de notre intelligence est d’isoler instinctivement ce qui ressemble au déjà connu. Ainsi, elle ne permet de prévoir de l’avenir que ce qui est recomposable avec des éléments semblables avec ceux du passé :

50

"Elle cherche le même afin de pouvoir appliquer son principe que le même produit le même, c’est-à-dire ce qui est soustrait à l’action de la durée. Ce qu’il y a d’irréductible et d’irréversible dans les moments successifs d’une histoire lui échappe"
(1909, p. 29).

51En posant, dès la préface, que la notion de temps est l’un des problèmes majeurs rencontré lors de la modélisation économique, Marshall se distingue déjà de l’ensemble de ces analyses économiques atemporelles. D’une façon générale, le temps affecte la nature même des phénomènes économiques qui, immergés dans un contexte d’interactions multiples, se transforment continuellement :

52

"Chaque force économique y modifie constamment son action sous l’influence d’autres forces qui agissent sans cesse autour d’elle. Les changements qui surviennent dans le volume de production, dans ses méthodes et dans son coût de production se modifient sans cesse mutuellement…"
(1971, II, I, V).

53Dans sa problématique de l’évolution des organisations sociales, l’introduction du temps réel permet d’exprimer l’aspect de contingence, d’irréversibilité et de transformation qualitative. La référence à la théorie darwinienne apparaît dans une étude relative au rôle de la classification en économie :

54

"Nous nous heurtons à cette difficulté que les propositions les plus importantes à une période du développement économique peuvent être parmi les moins importantes à une autre. En cette matière, les économistes ont beaucoup à apprendre des récentes expériences de la biologie, et la profonde discussion que Darwin a faite de la question jette une vive lumière sur les difficultés qui se présentent à nous. Il montre que les caractères qui déterminent les habitudes de vie de chaque être dans l’économie de la nature, ne sont pas, en règle générale, ceux qui jettent le plus de lumière sur son origine, mais ceux qui en jettent le moins. […]. De même pour une institution économique, celles de ses particularités qui contribuent le plus à la rendre à l’œuvre qu’elle a présentement à accomplir, sont vraisemblablement, pour cette raison même de date récente."
(1971, II, I, II).

55Retranscrit dans le cadre de la problématique économique marshallienne, cela signifie que les véritables "affinités’’ (au sens darwinien) ou encore les propriétés fondamentales du processus d’évolution sociale ne sont pas celles qui déterminent son adaptation au milieu, dans un environnement donné, mais celles qui sont "le résultat héréditaire de la communauté de descendance" (Darwin, 1859, p.537). Cette adhésion à une classification darwinienne dans le contexte économique est précisément mise en application lorsqu’il aborde la question de l’évolution des organisations sociales et, en particulier, des structures organisationnelles des entreprises. Marshall veut, en effet, montrer comment la division du travail est le principe structurant toute forme d’organisation mais que, suivant les circonstances de temps et de lieu, il revêt une signification particulière. Dans le chapitre VIII du livre IV, Marshall explique comment l’organisation sociale (actuelle) est le produit d’un lent développement et d’un grand nombre de générations devant ses propriétés fondamentales, non pas à celles lui permettant de s’adapter à son milieu, mais à d’autres qui au cours du temps se sont transmises, comme une sorte de code commun, à travers les différentes formes qu’elle a revêtues. Ainsi, entre le système de castes adopté par toutes les nations à la tête du progrès humain dans les temps lointains et l’organisation moderne du monde occidental, il existe une accointance "secrète", expression de l’influence de l’hérédité dans l’organisation sociale :

56

"Nous voyons qu’elle offre [l’organisation moderne] un contraste frappant et une ressemblance non moins frappante avec le système de castes […] Le sacrifice de l’individu aux exigences de la société est à certains égard comme une survivance des conditions qui prévalaient dans les temps lointains ; la division du travail entre les différentes branches d’industrie, et entre les différents individus d’une même branche est toujours aussi entière et rigide… "
(1971, IV, VIII, III).

57Adam Smith avait déjà expliqué les bienfaits d’un tel principe mais, comme le remarque Marshall, il s’est toujours bien gardé de l’ériger en loi universelle assurant la prospérité et le bien-être des peuples comme l’ont fait, selon lui, les disciples smithiens de son époque. Cette forme d’organisation industrielle répond simplement aux besoins de son temps. Le système de castes et l’organisation moderne présentent comme point commun d’être le produit des habitudes et aptitudes de nombreuses générations. Corrélativement, l’adaptabilité relativement supérieure par rapport à toute autre forme d’organisation fournit une explication à leur survivance. En revanche, elle ne permet pas d’en inférer une quelconque appréciation normative sur leur optimalité. Il est surprenant de remarquer de Marshall appuie cette thèse directement en référence à ce qui constitue une des pierres angulaires de la théorie de Darwin :

58

"Again we know that an animal or a vegetable species may differ from its competitors by having two qualities, one of which is of great importance to it ; while the other is unimportant, perhaps even slightly injurous, and that the former of these qualities will make the species succeed in spite of its having the latter : the survival of which will then be no proof that it is beneficial"
(1961, IV, VIII, III).

59Dans la sphère sociale, la lutte pour l’existence peut avoir conservé des habitudes qui ne présentent pas d’avantage, mais qui ont survécu en raison de leur forte corrélation avec d’autres caractéristiques directement responsables de la présence de certaines formes d’organisation. Marshall critique sévèrement ceux qui voyaient dans l’organisation moderne de la division du travail une forme naturelle et nécessairement efficiente de l’industrie : "cette subtilité romanesque était séduisante pour des esprits sérieux et réfléchis ; elle les dispensait de voir, et de chercher à corriger, le mal qui se mêlait au bien dans les transformations s’accomplissant autour d’eux" (1971, V, VII, IV). Or, ce préjugé les empêchait surtout de rechercher si ces institutions, même parmi les plus importantes de l’organisation moderne, ne pourraient pas être éphémères. Et il ajoute qu’elles sont surtout utiles en ce qu’elles ouvrent la voie à une meilleure organisation pour des temps plus heureux.

60A présent, il convient de s’interroger sur la façon dont Marshall articule les notions d’évolution et de progrès afin de départager l’influence spencérienne ou darwinienne. En tant que valeur sociale, le progrès est toujours associé à une certaine conception de l’évolution : "chaque coloration idéologique du Progrès est tributaire de la compréhension de l’évolution sociale que retient chaque système de pensée" (Leroux, 1995, p. 110). Les différentes conceptions de l’évolution retenues par la biologie peuvent ainsi servir de cadre d’inspiration utile pour l’interprétation et la classification des différentes catégories d’évolution sociale, et donc du progrès. Ceci ne veut pas dire que l’évolution sociale est un décalque parfait de l’évolution des espèces mais simplement que, sur une plan métaphysique, les différentes inspirations évolutionnistes issues de la biologie peuvent servir de modèle d’intelligibilité pour la compréhension des théories de l’évolution sociale.

61Depuis la parution de l’Origine des Espèces, il règne un malentendu venant de l’identification systématique qui a été faite entre tendances évolutives et progrès. Comme le souligne Gayon, il existe une différence sémantique réelle entre ces deux termes. Alors que "le progrès met l’accent sur l’enchaînement des causes et des conséquences, l’évolution met l’accent sur les modifications internes à l’objet" (1992, p. 110). La loi d’évolution spencérienne est une manifestation du concept de progrès car elle postule une tendance immanente à la complexification progressive de l’organisation des êtres vivants, tendance qui se fait toujours dans le sens de la perfection. La conception de l’évolution retenue par Darwin est foncièrement différente. Ce sont les fluctuations de la lutte pour l’existence qui définissent les contours de l’avantageux de du désavantageux. L’évolution se définit comme un processus contingent "où c’est seulement d’une rétrospection que le résultat de l’évolution reçoit son sens" (Mathiot, 1998, p. 205).

62Dans le chapitre consacré à l’analyse des organisations sociales et industrielles, Marshall donne le sentiment d’avoir intégré parfaitement cette dissociation entre progrès et évolution qui existe dans la théorie de l’évolution darwinienne. Il décrit un mécanisme de "sélection naturelle économique" qui, comme son analogue biologique, est appréhendé de façon probabiliste et apparaît comme entièrement soumis aux exigences des circonstances extérieures. Les différentes formes d’organisations sociales ou industrielles sont soumises à un processus de sélection naturelle économique qui, dans un univers compétitif, élimine progressivement celles ne présentant pas une adaptation adéquate à leur milieu et simultanément favorise la formation de nouvelles formes organisationnelles. Il précise alors qu’il peut y avoir des influences externes empêchant l’émergence d’une forme d’organisation, qui a priori seraient en parfaite adéquation avec un milieu donné et, "réciproquement, il peut arriver que la lutte pour la survivance ne réussisse pas à faire naître des organismes qui seraient pourtant très profitables à leur milieu. Dans le monde économique, le besoin d’une disposition industrielle nouvelle ne suffit pas pour autant à en provoquer à coup sûr l’offre " (1971, IV, VIII, I).

2.2 – Le modèle sous-jacent à la métaphore évolutionniste

63A présent, il s’agit de mettre en évidence le raisonnement analogique sur lequel prend appui la métaphore évolutionniste dans la problématique de Marshall. Ce dernier affirme que "les économistes ont profité beaucoup de nombreuses et profondes analogies qui ont été découvertes entre l’organisation sociale, et particulièrement l’organisation industrielle, et l’organisation physique des animaux supérieurs d’autre part. Dans certains cas, ces analogies apparentes, […], ont finalement justifié leur prétention de servir d’illustrations à l’unité d’action fondamentale qui existe entre les lois du monde physique et celles du monde moral " (1971, IV, VIII, I). Le principe suivant lequel le développement d’un organisme physique s’opère par un double mécanisme de différenciation des fonctions entre ses parties distinctes et d’intégration de ces mêmes parties entre elles s’applique, pour Marshall, aussi au mode de développement des organismes sociaux (les institutions et les firmes). Il est vrai que Marshall cite, en note, les noms de Herbert Spencer, Bagehot et Häckel comme figures emblématiques et représentatives de l’énonciation de ce principe. Au premier abord, cette référence est problématique car elle est susceptible de renverser la légitimité de la filiation darwinienne. Toutefois, au-delà de cette incursion spencérienne, il nous semble que l’argument avancé par Marshall est plus proche de la problématique darwinienne dans laquelle s’insère son principe de divergence. Pour Darwin, plus les organismes sont diversifiés, plus ils sont favorisés pour occuper les places indéfiniment diversifiées de l’économie naturelle. Or, c’est la même idée qui est présente dans l’affirmation suivante de Marshall :

64

"La théorie d’après laquelle les organismes dont le développement est supérieur, au sens que nous venons de donner à cette expression, sont ceux qui ont le plus de chance de survivre dans la lutte pour l’existence"
(1971, IV, VIII, I).

65Marshall consacre tous les chapitres suivants à l’étude de ce principe d’organisation majeur de l’industrie. Il construit alors son raisonnement à partir d’une argumentation de type analogique. Deux sous-systèmes, l’un plus général que l’autre, sont à la base de ce raisonnement analogique. Tout d’abord, Marshall aborde la question du l’évolution des organisations sociales et industrielles sous l’angle du mécanisme de la sélection naturelle. Ensuite, il mobilise le principe de la division physiologique du travail pour donner à l’évolution des organisations une certaine directionnalité.

66La structure formelle de la théorie darwinienne évolutionniste repose sur quatre composantes causalement reliées entre elles : un mécanisme générateur de mutations, un environnement concurrentiel (de lutte pour l’existence), un principe de sélection agissant sur les variations individuelles et enfin un mécanisme de propagation temporelle des variations sélectionnées.

67Transposé dans un environnement économique, le principe darwinien de lutte pour l’existence doit exprimer l’idée similaire d’une concurrence entre différents organismes pour les ressources existantes. Marshall applique cette idée à la concurrence que se livrent entre elles les différentes formes organisationnelles dans une même branche d’industrie :

68

"Nous pouvons envisager les principales conséquences économiques de la loi d’après laquelle la lutte pour l’existence amène à la multiplication des organismes qui sont le mieux adaptés pour profiter de leur milieu"
(1971, VIII, I, IV).

69Les firmes composant un réseau industriel spécifique constituent l’analogue des organismes individuels. L’objet du changement, la constitution génétique de l’individu (le génotype) dans le cadre biologique, est la structure organisationnelle interne de l’entreprise dans la sphère économique. La sélection économique agit dans un univers concurrentiel en préservant seulement les structures organisationnelles qui, dans un environnement donné, assurent à leur entreprise un degré d’efficience supérieur. Pour Marshall, l’adaptabilité de chaque entreprise est déterminée, au moins à l’époque où il l’observe, en fonction du degré plus ou moins important de la spécialisation.

70Il faut remarquer que cette transposition est possible uniquement parce que Marshall conçoit la firme sous l’angle de sa structure organisationnelle. La mise à l’écart d’une conception de la firme comme une sorte de boîte noire est une condition préalable à l’application de l’analogie biologique (Niman, 1994). Précisément, Marshall met en avant l’avantage que possèdent les grandes firmes disposant des procédés évolués du machinisme leur permettant de profiter à la fois des économies externes, liées au développement général de l’industrie, et des économies internes, liées à leurs propres ressources. Les petites entreprises (où la division du travail est moins développée) sont dans une situation désavantageuse car elles doivent supporter des coûts plus importants et bénéficient d’une moins bonne information. Dans des secteurs de développements récents et en transformation rapide, le progrès de la machinisation a chassé progressivement les petites entreprises :

71

"Le progrès des machines, quant à la variété et quant au prix, pèse partout lourdement sur le petit industriel. Ce progrès l’a déjà chassé complètement de certaines industries et est en train de le chasser rapidement de certaines autres
(1971, IV, XI, II).

72La mobilisation du mécanisme de la sélection naturelle pour expliquer le développement des organismes économiques laisse entière la question de leur devenir. A la fois dans l’espace et dans le temps, plusieurs espèces d’entreprises apparaissent alors que d’autres sont amenées à disparaître. Cette évolution des formes d’organisation va de pair avec une complexification croissante due à la spécialisation. Marshall parle d’évolution lente, graduelle et ascendante. Néanmoins, l’environnement économique évolue lui aussi consécutivement aux changements internes des firmes. Marshall est ainsi amené à remarquer que le cours général du progrès va tout de même en faveur du petit industriel :

73

"Les économies externes, sur lesquelles aucune firme n’a une influence particulière, gagnent constamment en importance par rapport aux économies internes dans toutes les branches des connaissances commerciales : les journaux et les publications professionnelles et techniques cherchent pour lui et lui fournissent beaucoup de renseignements dont il a besoin qui, il y a peu de temps, n’étaient à la portée que de ceux qui pouvaient avoir des agents bien payés sur un grand nombre de places éloignées"
(1971, IV, XI, IV).

74Cela signifie donc que Marshall intègre dans son schéma explicatif la nature non déterministe du schéma évolutionniste darwinien. Il n’existe pas de critère de succès invariant dans la lutte pour l’existence. Une des propriétés cruciales de ce principe est la non prédictibilité ex ante de la forme précise des structures émergentes. Deux raisons expliquent cela : l’incertitude des mérites relatifs des comportements ou des alternatives choisies qui doivent être adoptés ; deuxièmement, les interactions et interdépendances entre les firmes qui font des choix ou adoptent des comportements. Les firmes adoptent des comportements dont les performances sont inconnues a priori car celles-ci se révéleront une fois que les comportements de toutes les firmes ont été mis en œuvre. Dans une telle perspective, toute prédiction est d’entrée de jeu éliminée.

75Dans le cadre de sa théorie de l’évolution, la seule réponse que donne Darwin à la direction privilégiée de l’évolution est contenue dans son principe de divergence. En se réappropriant ce second principe, Marshall prouve combien il a une vision non seulement juste de la théorie darwinienne mais aussi comment il a su en extraire les jalons essentiels pour les transposer en économie. Il pense que ce principe de division physiologique du travail est valable aussi pour les organismes sociaux, car, comme il a été souligné en début de section, il instaure une corrélation positive entre le degré de spécialisation d’une firme et sa faculté d’adaptation : la diversification est donc présentée comme un facteur adaptationnel crucial dans un univers compétitif. Le développement de la division du travail entraîne une augmentation de la taille des entreprises (une complexification) et la possibilité de dégager des économies internes et externes.

76La coordination de cette organisation complexe est assurée par l’entrepreneur. La fonction entrepreneuriale est donc l’équivalent du système neuronal en économie. Marshall attribue un grand rôle à l’entrepreneur dans ses Principles, au point de lui consacrer un chapitre entier du livre IV. Il le définit comme une catégorie spéciale d’employeur (business men) : "ce sont ceux qui se hasardent ou entreprennent les risques d’affaire " (1971, IV, XII, II). Placé à la tête de la pyramide organisationnelle, toute défaillance de sa part se répercute invariablement sur l’ensemble des réseaux qui lui sont subordonnés. L’industriel idéal possède des aptitudes que l’on retrouve rarement dans la réalité. Il a un double rôle de marchand et d’organisateur de la production. Il doit avoir une connaissance complète de tout ce qui touche à sa partie. L’entrepreneur est aussi un conducteur d’hommes. Il doit exalter toutes les facultés d’initiative et d’invention qui existent de façon latente chez ses employés et assurer l’ordre et l’unité de sa firme. Marshall insiste sur le rôle crucial des innovations (comme par exemple l’invention de nouveaux procédés) qui profitent positivement à l’entreprise. Toute entreprise, aussi longtemps qu’elle est bien dirigée, tend à devenir plus forte à mesure qu’elle s’étend d’avantage. Et tant que l’énergie et l’initiative de l’entrepreneur sont optimales, que les circonstances de temps et de lieux restent favorables à la firme, alors celle-ci va être entraînée dans un processus conduisant à terme à une situation de quasi-monopole dans la branche d’industrie où elle se trouve :

77

"Et si cela pouvait durer cent ans, lui [l’entrepreneur à la tête d’une entreprise fortement diversifiée] et un ou deux autres comme lui se partageraient la totalité de la production pour la branche d’industrie dans laquelle il est installé"
(1971, IV, XIII, I).

78Si telle était la conclusion définitive de Marshall, nous serions amenés à réfuter notre proposition préalable et à reconnaître finalement que l’idée spencérienne d’un progrès continu, exprimé sous la forme de la division du travail, l’a fortement influencé. Néanmoins, Marshall avoue que peu d’hommes possèdent l’ensemble de ces qualités, limitant ainsi dans le temps la pleine vigueur d’une entreprise : "la durée pendant laquelle une entreprise gardera sa pleine vitalité est limitée par les lois de la nature, combinées avec les circonstances de lieu et de temps" (ibid.). Ces lois de la nature sont principalement celles limitant la durée de vie des fondateurs de la firme, et plus étroitement encore, la partie de leur vie pendant laquelle leurs facultés conservent toute leur vigueur. En conséquence, une firme perd progressivement, à quelques exceptions, son élasticité et sa puissance de progrès au cours du temps. En invoquant l’hypothèse biologique d’un cycle de vie propre aux entreprises, Marshall freine donc la marche irréversible de l’économie vers une situation de monopole, qui, faut-il le rappeler, tendrait à saper les bases même de la concurrence initiale.

79Cette appréhension biologique des phénomènes économiques a suscité des commentaires d’ordre assez divers. Il en est un qui nous intéresse au premier plan car il est en étroite relation avec la problématisation que Marshall a construite à partir de l’analogie biologique. Cette critique, émanant de Limoges et Ménard (1994), conduit à la remise en cause de la cohérence de la métaphore évolutionniste dans les écrits de Marshall. Exposons le fil conducteur de leur critique. Partant du constat que dans un environnement économique soumis à un mécanisme de sélection naturelle, l’aptitude à survivre dépend de façon positive de la capacité de la firme à se complexifier, et ainsi à dégager des rendements croissants, celles qui sont les moins spécialisées, dans le même secteur, tendent donc à être éliminées. En conséquence, dans le long terme on peut s’attendre à voir émerger des secteurs largement concentrés avec quelques grandes firmes disposant d’une pouvoir monopolistique mettant en danger l’existence même des marchés compétitifs. Pour eux, Marshall étant conscient des conséquences d’un tel processus décida alors de restreindre les avantages de la division du travail : "it is in exhibiting differences between the usages of the concept of the division of labor in economics and in biology that Marshall realized that the threatening potency of the analogy" (1994, p. 349). L’introduction de la "firme représentative" dans ce schéma est l’argument convaincant grâce auquel Marshall se libérerait des conséquences indésirables d’une telle analogie : substituée à la notion d’organisation la notion de firme représentative éliminerait ainsi toute la richesse de ce dernier concept et constituerait la marque d’une régression de la part de Marshall vers une approche de type pré-darwinienne.

80Nous pensons que l’interprétation du processus irréversible marshallien proposée par Limoges et Ménard doit être contrastée. D’une part, comme nous venons de le montrer, Marshall nuance, tout au long de ses développements, la marche irréversible de ce processus en insistant sur les avantages que détiennent, dans certains secteurs, les petites firmes. Celles-ci, en supportant des coûts organisationnels moins lourds ont la possibilité d’occuper des niches spécialisées dans lesquelles les économies d’échelles sont difficiles à obtenir. D’autre part, il faut rappeler que si Marshall utilise sur l’ensemble du Livre IV l’analogie biologique, c’est parce qu’elle lui semblait la plus à même de rendre compte du processus économique réel, en dressant un lien direct entre l’efficience des firmes et leur structure interne. Pour en rendre compte Marshall transposa le mécanisme de la sélection naturelle darwinien à la réalité économique.

81Toutefois, nous avons indiqué précédemment l’importance dans un tel mécanisme de l’existence de variations héréditaires, autrement dit, dans un contexte économique, d’un flux suffisamment abondant de structures organisationnelles diversifiées sur lesquelles la sélection peut agir. C’est précisément pour cette raison, il nous semble, que Marshall a si souvent nuancé cette marche de l’économie vers une situation de quasi-monopole en définissant explicitement la firme par un cycle de vie. Citons un passage significatif :

82

"Mais bien avant que cette limite ne soit atteinte [une situation de monopole par un industriel], ses progrès seront arrêtés, sinon par la décadence de ses facultés, du moins par le diminution de son ardeur et de son énergie au travail. L’essor de sa maison peut se prolonger, s’il réussit à passer ses affaires à un successeur à peu près aussi énergique que lui. Mais pour que sa maison continue à progresser rapidement, il faut deux conditions qui se rencontrent rarement toutes deux dans la même industrie"
(1971, IV, XI, V).

83D’une part, il arrive rarement qu’un producteur arrive à écouler aisément une augmentation de sa production, si ce n’est en créant de nouveaux besoins. D’autre part, même si les conditions permettent à un établissement de réaliser des économies, il est exposé à se voir supplanter rapidement par des maisons encore plus jeunes employant des procédés nouveaux (donc avec une structure interne différente).

84L’innovation intervient donc dans son schéma évolutionniste comme une variable susceptible de changer le cours de l’évolution économique. Si Marshall avait véritablement décrit une marche irréversible de l’économie concurrentielle vers une situation de monopole, il serait rentré en contradiction directe avec le fonctionnement même du mécanisme de sélection naturelle car cela serait revenu à attribuer une finalité ex ante à un processus qui par essence est non déterministe. Marshall reconnaît donc que les circonstances (l’environnement économique) viennent à changer au gré du temps, réclamant de la part des firmes un nouveau type d’adaptation, pas forcément de même nature que le précédent. Certes, à son époque, il voyait bien l’avantage que possédaient les grandes firmes avec une production abondante sur les autres. Pour autant, il n’en fait pas une loi valable universellement. L’évolution des organisations n’a pas de terme définitif car la pleine prospérité d’une grande maison ne dure jamais bien longtemps.

85Enfin, il convient de s’adresser à Marshall lui-même qui, dans son article Distribution and Exchange, définit la firme représentative comme une notion d’essence biologique :

86

"The first is to estimate the expenses of production with reference to a representative firm. This conception is biological rather than mechanical ; and its application in the theory of the value is one mark of the gradual transition from the mechanical view of the composition of the forces, which is suitable to the earlier stages of the theory, to the biological notion of composite organic dévelopment, which belongs to its later stages"
(1898, p. 50).

Conclusion

87La perspective méthodologique que nous avons proposée afin d’évaluer la valeur cognitive de la métaphore biologique dans l’analyse marshallienne de l’évolution de l’organisation socio-économique, s’est révélée être bénéfique à plus d’un titre. L’étude du contexte théorique, dans lequel se situe l’émergence de cette métaphore, a permis de montrer comment celle-ci se situait dans un contexte peu propice à son acceptation collective par la communauté scientifique. En effet, la théorie économique dominante à cette époque, largement fondée sur des modèles mécaniques et énergétiques issus de la physique, reposait sur une appréhension de la réalité économique diamétralement opposée à celle retenue par la conception évolutionniste. D’autres hypothèses ont été avancées dans le développement de cette première analyse. L’oubli temporaire de cet axe de la pensée de Marshall, au profit de sa contribution à l’édifice néoclassique, a été aussi renforcé par la fait que celui-ci, contrairement à ce qu’il avait prétendu, n’a pas développé, plus amplement, dans un ouvrage spécifique son approche évolutionniste des phénomènes sociaux. De plus, les quelques références faites à Spencer dans ses écrits n’ont pas facilité la véritable portée de son entreprise. Or, si l’on pousse un peu plus avant l’approfondissement de la métaphore biologique, c’est bien Darwin, et non Spencer, qui fournit à Marshall un modèle d’intelligibilité pour la compréhension des mécanismes de l’évolution. L’éclaircissement de cette filiation est importante car, comme il a été montré, l’évolutionnisme darwinien et l’évolutionnisme spencérien révèlent deux logiques de l’évolution diamétralement opposées. En particulier, si l’ordre dynamique darwinien se caractérise par son événementialité, ou sa contingence, celui de Spencer est ouvertement finalisé justifiant sa philosophie du progrès.

88L’éclairage donné par l’évaluation du contexte interne au lieu de propagation de la métaphore évolutionniste a permis de renforcer la thèse d’un ancrage darwinien de la théorie de Marshall. La force de sa théorie réside principalement dans l’intégration des principaux fondements philosophiques du modèle évolutionniste de Darwin au cœur de sa problématique. Toutefois, son raisonnement analogique peut s’avérer pour l’évolutionniste contemporain, présenter quelques lacunes conceptuelles. Pour autant, ces oublis n’enlèvent rien à la cohérence d’ensemble du raisonnement proprement dit. Ils semblent pouvoir être imputés à la position de précurseur de Marshall dans l’appréhension évolutionniste des phénomènes économiques.

89La métaphore évolutionniste chez Marshall a ouvert la voie vers un enrichissement possible et inédit du savoir économique. L’articulation proposée entre la démarche statique et le modèle physique d’un côté et, de l’autre, la démarche dynamique et le modèle évolutionniste (biologique), est d’une actualité incontestable. Aujourd’hui une grande partie des travaux effectués par les économistes évolutionnistes consistent dans des modélisations rendues possibles par les systèmes dynamiques stochastiques. Toutefois, Marshall avait raison de dire qu’une approche évolutionniste défie, en quelque sorte, les limites du formalisme. De par leur essence, les phénomènes économiques partagent avec les phénomènes de la vie des caractéristiques communes fondamentales. A la différence des phénomènes physiques, leur nature interne se transforme avec le temps et sont responsables de l’émergence de dynamiques beaucoup plus complexes. Marshall a été un des premiers économistes à mettre en lumière "l’incompatibilité fondamentale entre la vision de l’économie considérée comme un système en développement illimité, dans lequel l’environnement et la nature des acteurs sont sujets au changement, […], et une vision de l’économie considérée comme un système fermé avec un ensemble fixe d’états d’équilibre" (Kirman, 1999). Loin d’anéantir la pertinence de l’utilisation de la modélisation mathématique en économie, Marshall tempère tout de même son utilité en envoyant un message de prudence à la postérité, pour qui voudrait croire que l’économie s’apparente à une branche appliquée des mathématiques.

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  • Stengers, I. (1987), éd., D’une science à l’autre. Des concepts nomades, Paris, Seuil.
  • Thomas, B. (1991), "Alfred Marshall on economic biology", Review of Political Economy, 3.(1). pp. 1-14.
  • Tort, P. (1983), La pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier.
  • Walras, L. (1895), Mélanges d’Économie politique et sociale, Paris, Economica, 1984.

Notes

  • [1]
    Université Aix Marseille III, GREQAM, pelissiermaud@ hotmail. com
  • [2]
    "Cette loi du progrès humain permet de conclure que la Nature tend avec le temps vers un Bien universel, et qu’il suffit à l’homme de s’adapter au degré de développement atteint pour assurer la bonne marche de ce progrès" (Becquemont, 1992, p. 116).
  • [3]
    "Continuité, parce que, depuis l’apparition du premier organisme, le vivant est regardé comme ne pouvant faire que du vivant. Instabilité, parce que si la fidélité de la reproduction conduit presque toujours à la formation de l’identique, il lui arrive, rarement mais sûrement, de donner naissance au différent : cette étroite marge de flexibilité suffit à assurer la variation nécessaire à l’évolution. Contingence, enfin, parce qu’on ne décèle aucune intention d’aucune sorte dans la nature, aucune action concertée sur l’hérédité, capable d’orienter la variation dans un sens prémédité" (Jacob.F, 1970, p.146).
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