Notes
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[1]
Université Paris I, CRHM-IDHE. conchon@ univ-paris1. fr
-
[2]
Robbins, 1947, p. 87.
-
[3]
Hill, 1978, p. 41.
-
[4]
Cf. Koselleck, 1990, pp. 307-29.
-
[5]
Cf. L.M. Hacker, "The Anticapitalist Bias of American Historians", in Capitalism and the Historians, ed. by F. A. Hayek, Chicago, University of Chicago Press, 1954, pp. 64-92.
-
[6]
Cf. L. Bazzoli, L’Économie politique de John R. Commons. Essai sur l’institutionnalisme en sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 2000.
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[7]
Cf. Thompson, 1989 ; Lescohier, 1910, p. 29. Créée secrètement à Milwaukee en 1867, cette organisation qui comptait près de 50 000 membres trois ans plus tard, était un des syndicats les plus engagés dans la lutte salariale.
-
[8]
Cf. Brooks, 1983.
-
[9]
G. Schmoller et K. Bücher avaient fourni avec ce concept d’extension des marchés "la véritable explication de l’évolution industrielle".
-
[10]
Cf. Isserman, 1976, pp. 322-3.
-
[11]
Nouvelle édition, New York, Russell and Russell, 1958 ; vol. 1-2 : Southern Economy ; 3-4 : Reprints of labor conspiracy cases ; 5-9 : Sources (excerpts from newspapers, labor journals, books, pamphlets, manuscripts, government documents) 1820-1880 ; 10 : Index et bibliographie.
-
[12]
Commons, 1918, 2 vol., vol. 3 et 4 by D. Lescohier, E. Brandeis, S. Perlman and Ph. Taft (1935) ; vol. 1 (1918) jusqu’en 1860 ; vol. 2 (1918) 1860-1895 ; vol. 3 (1935) Working conditions and labor legislation (1896-1912) ; vol. 4 (1935) Labor movement (1896-1912).
-
[13]
Barnett, 1919, pp. 340-2. Cross, 1918, pp. 667-73.
-
[14]
Coats, 1983, p. 156.
-
[15]
Cf. Commons, 1934a/1990, I:101. "Every one of the economists, from whom we proceed to derive our present theories has contributed a new insight, not seen before, or not clearly seen".
-
[16]
Cf. Commons, 1934a/1990, I : 107 : "Institutional Economics is not something new – it always has been the obvious accompaniment of all economic theories".
-
[17]
Biddle, 1990, pp. 19-47.
-
[18]
Cf. Herbst, 1965.
-
[19]
Commons fit d’ailleurs un compte-rendu critique du livre de G. Schmoller, Der Moderne Kapitalismus (J. R. Commons and Selig Perlman, American Economic Review, XIX, 1929, pp. 78-88).
-
[20]
Veblen, 1964, pp. 168-71 et 250-1.
-
[21]
Cf. Loader, Waddoups et Tilamn, 1991, pp. 421-9.
-
[22]
Cf. Commons, 1934a/1990, I : 76 : "In the feudal and agricultural period property was mainly corporeal. In the mercantile period (Seventeenth Century in England) property became the incorporeal property of negotiable debts. In the stage of capitalism of the past forty years property becomes also the intangible property of liberty to settle upon whatever prices the seller or buyer can obtain". Cf. Biddle et Samuels, 1997, pp. 291-318.
-
[23]
Cf. Dutraive, 1993, p. 122.
-
[24]
Commons, 1924a/l995:333 : "The unfolding of [working rules] is a historical process brought about through the decision of disputes between members of concern".
-
[25]
Commons, 1934a/1990, II:657 : "The Hegelian scheme was directed towards a predetermined goal which, on the spiritual side of Hegel himself, was the unfolding of the spirit until it should reach a German world empire of unity and liberty".
-
[26]
North, 1990, p. 3 : "I then outline a theory of institutional change not only to provide a framework for economic (and other) history, but also to explain how the past influences the present and the future, the way incremental institutional change affects the choice set at a moment of time, and the nature of path dependence".
-
[27]
Boyer, 1989, pp. 1397-426.
"Le concept économique ne se construit (et ne peut se construire) qu’à partir de l’Histoire, il ne se vérifie (et ne peut se vérifier) que par l’Histoire. Celle-ci figure au point de départ comme au point d’arrivée de la théorie économique".
1En 1932, Lionel Robbins avait reproché aux institutionnalistes américains de ne proposer, en fait de projet théorique, qu’une explication des phénomènes économiques dans l’histoire, comme l’avaient fait avant eux les tenants de l’école historique allemande : "La seule différence entre l’Institutionnalisme et l’Historismus est que l’Historismus est beaucoup plus intéressant" [2]. Or, pour l’un des fondateurs de ce courant de pensée, John Rodgers Commons, théorie et histoire devaient se féconder mutuellement. Il s’est en effet efforcé de concilier une approche théorique et une démarche historique pour saisir, de façon réaliste et compréhensive, la dynamique des phénomènes économiques.
2C’est précisément cette symbiose qui permet d’interroger le statut de la temporalité historique dans l’œuvre de John R. Commons, considéré comme l’un des fondateurs de l’institutionnalisme américain. Il peut cependant paraître surprenant de vouloir aborder avec un regard d’historien l’économiste Commons, pour qui la causalité à l’œuvre est principalement le futur, la volonté d’agir présente étant motivée par l’anticipation des résultats. Lewis E. Hill avait déjà noté que Commons, contrairement à Veblen, était "un historien extrêmement compétent" [3]. Un des étudiants de Commons, Edwin White, prétendait même préférer l’historien à l’économiste. Mais Commons avait refusé de s’enfermer dans de tels cloisonnements disciplinaires, pour réintroduire et mêler dans le champ de l’économie, le droit, la sociologie et l’histoire. L’histoire n’est pas seulement conçue par Commons comme le cadre temporel dans lequel se déroulent les phénomènes économiques ; elle est inhérente à ceux-ci.
3Chez Commons, cette sensibilité historienne tient en grande partie à l’influence de la philosophie pragmatique. L’expérience passée est conçue comme une justification susceptible d’informer la pratique, et une référence utile pour tenter de résoudre les problèmes sociaux de son temps. La connaissance historique devient à cet égard un moyen de relier le passé au présent, les leçons de l’histoire à l’actualité de réformes à entreprendre [4]. L’intelligence de l’évolution historique permet ainsi non seulement de comprendre la réalité contemporaine mais aussi d’infléchir favorablement le cours de l’histoire.
4A l’inspiration pragmatiste du projet théorique de Commons se conjugue en outre l’influence de la méthodologie évolutionniste. En plaçant le changement au cœur de son analyse, Commons se donne en effet pour objet de comprendre la genèse et l’évolution du système capitaliste. Cela suppose un point de vue historique qui met au jour les fondements institutionnels et leur transformation dans le temps. Cette étroite interaction est en même temps la source d’une des difficultés majeures pour saisir la dimension historique du projet économique de Commons. Elle ne peut en effet être dissociée de l’ensemble de son système de pensée.
5C’est précisément la raison pour laquelle il serait vain de prétendre démêler chez Commons la théorie économique de la perspective historique. Il nous a donc paru plus pertinent de suivre, à travers l’évolution même de sa réflexion, la dimension historique de son projet théorique. Après plusieurs années consacrées à l’histoire du mouvement ouvrier aux États-Unis, Commons entreprit, à la fin de sa vie, de récapituler son ambition scientifique dans Legal Foundations of Capitalism (1924), Institutional Economics. Its Place in Political Economy (1934) et The Economics of Collective Action (ouvrage posthume paru en 1950). Si le premier ouvrage de cette trilogie constitue véritablement une analyse historique de l’économie, les deux suivants présentent une approche plus synthétique de son projet. Ces différents moments de la pensée de Commons permettent donc de proposer trois éclairages sur la dimension historique de sa réflexion : ses travaux sur la genèse du salariat, son analyse généalogique de l’économie politique, et le modèle qu’il propose de l’évolution du capitalisme.
6Dans un premier temps, Commons s’est distingué par ses travaux sur l’histoire du travail et du mouvement ouvrier. Du début du XIXe siècle jusqu’aux années 1960, ce sont en effet essentiellement des économistes qui se sont intéressés à l’histoire américaine du travail et du syndicalisme, ce champ de recherches étant quasiment délaissé par les historiens [5]. Le travail, considéré comme une activité économique, semblait relever naturellement de la compétence des économistes (Richard T. Ely, Robert F. Hoxie, Selig Perlman, etc.). A l’Université du Wisconsin, le département des Industrial Relations s’illustrait d’ailleurs dans ce domaine pour ses approches pluridisciplinaires qui articulaient notamment l’histoire et l’économie.
7Les analyses historiques de Commons sur cette question sont par ailleurs indissociables de son engagement dans la politique de réformes de son temps [6]. Commons occupa en effet de nombreuses fonctions - successivement à la National Civic Federation (1902), à l’American Association for Labor Legislation (dont il fut un des fondateurs en 1906), à la commission industrielle du Wisconsin (1911), puis à la commission nationale des relations industrielles (1913-1915) -, qui le placèrent en position de médiateur lors de plusieurs grèves, et le mirent en contact avec les partenaires sociaux. Il contribua également à l’élaboration de plusieurs réformes importantes sur la législation du travail, entre autres la Civil Service Law (1905), le Public Utility Act (1907), et l’Unemployment Insurance Act (1932). Si ses vues sociales ont largement contribué à inspirer sa réflexion historique, celle-ci devait inversement lui fournir des arguments pour promouvoir des réformes spécifiques.
8Dans un article consacré à l’histoire de l’industrie de la chaussure aux États-Unis de 1648 à 1895 (cf. Commons, 1909 : 39-83), Commons retrace l’évolution parallèle de la détérioration insensible du statut des travailleurs (du maître cordonnier indépendant à l’ouvrier d’usine moderne) et de la formation d’organisations de protection (des premières guildes jusqu’aux syndicats d’industrie). Cette dynamique s’inscrit elle-même dans un processus économique où les conditions de production et l’état du marché ont évolué au cours de trois siècles. A chacune de ces étapes, les ouvriers, confrontés à de nouvelles formes de menace compétitive (articles de mauvaise qualité, briseurs de grèves, ateliers qui exploitent les ouvriers ou travailleurs immigrés) durent, pour les combattre et préserver leur statut, se constituer en organismes de protection : la Compagnie des fabricants de chaussures (The Company of Shoemakers) de Boston (1648), la Société des maîtres cordonniers (The Society of Master Cordwainers) de Philadelphie (1794), la Société de défense des intérêts des compagnons cordonniers unis (The United Beneficial Society of Journeymen Cordwainers) créée en 1835 et les Chevaliers de Saint-Crispin (The Knights of Saint-Crispin) en 1868 [7]. Après la disparition de cette dernière organisation en 1872, une autre fut créée en 1895, le Syndicat des ouvriers de l’industrie de la botte et de la chaussure (The Boot and Shoe Workers Union), qui s’efforça de regrouper tous les ouvriers d’usine dans un syndicat industriel unique. Les cordonniers furent en effet un des premiers métiers à s’organiser en syndicats - à Philadelphie, Baltimore et Pittsburgh notamment - pour défendre leurs salaires et lutter contre la concurrence de la main-d’œuvre non qualifiée [8]. Et, par cet exemple, Commons retrace avec une certaine justesse l’histoire du mouvement syndical américain, centré dans un premier temps sur le métier regroupant les seuls ouvriers qualifiés, jusqu’à l’avènement d’un syndicalisme industriel.
9D’après Commons, cette double évolution des logiques capitaliste et syndicaliste était déterminée par un facteur exogène de changement, l’extension des marchés, qui affectait l’organisation économique et favorisait en retour l’émergence d’une conscience salariale. Commons emprunte ce concept d’extension des marchés à l’école historique allemande, qui l’avait employé pour expliquer le développement de l’économie européenne et le changement de nature des relations entre ouvriers et employeurs (cf. Commons, 1909 : 77) [9]. Commons entend toutefois relativiser ce concept en l’adaptant aux spécificités de l’histoire américaine. Le développement du réseau ferré avait en effet alors ouvert aux maîtres cordonniers de nouveaux marchés dans les territoires récemment colonisés du Sud et de l’Ouest. Afin de faire baisser les prix de vente et de pouvoir ainsi soutenir la concurrence des autres fabricants, ils n’eurent d’autre choix que de comprimer les salaires de leurs ouvriers. Si avant 1850, c’était essentiellement l’extension du marché qui avait déterminé, selon lui, les changements qui affectaient l’industrie de la chaussure, ce facteur s’était combiné dans la seconde moitié du XIXe siècle, à des changements endogènes, tels que l’introduction de la mécanisation (avec la machine à coudre (sewing machine) en 1852 et la machine à brocher (pegging machine) en 1862) et des commandes massives du gouvernement pour équiper l’armée en chaussures lors de la guerre civile (cf. Commons, 1909 : 72-73) [10]. De fait, lors de grèves mémorables en 1869 et en 1870, les Chevaliers de Saint-Crispin tentèrent, en vain, de s’opposer à l’introduction de ces nouvelles machines qui permettaient aux employeurs de recourir à une main-d’œuvre non qualifiée.
10Dans les dernières pages de son article, Commons compare son esquisse du développement industriel avec l’interprétation marxiste pour s’en démarquer. L’histoire des ouvriers de la chaussure aux États-Unis montrait en effet qu’une conscience salariale s’était formée avant l’avènement du capitalisme industriel. On ne pouvait donc pas limiter l’explication de ces conflits sociaux à l’exploitation du travail salarié. Pour Commons, c’était donc moins le mode de production que l’extension du marché et la séparation progressive, à la fin du XVIIIe siècle, des fonctions de marchand, d’employeur et d’ouvrier salarié, qui expliquaient l’érosion des droits des ouvriers et l’émergence des syndicats. Au lieu de rechercher un remède idéaliste dans le collectivisme, il recommandait plutôt d’éliminer ou tout au moins de réguler cette menace compétitive par des organismes ou une législation de protection. Maurice Isserman remarquait toutefois qu’il était difficile de généraliser les conclusions que Commons tire de l’exemple des fabricants de chaussures à l’ensemble de l’industrie américaine, comme il le suggère. Les changements technologiques furent en effet moins rapides dans ce secteur que dans d’autres branches d’activités. De plus, en marge des organismes de protection que dépeint Commons pour l’industrie de la chaussure, se développèrent dans d’autres secteurs industriels des syndicats aux revendications proprement sociales.
11Nommé professeur d’économie à l’Université de Madison dans le Wisconsin (1904-1932), Commons fut chargé par Richard T. Ely de diriger une histoire du travail coordonnée par l’American Bureau of Industrial Research. A partir de sources que R. T. Ely avait commencé à compiler, et en collaboration avec certains de ses étudiants (notamment John B. Andrews et Helen Saposs), il composa Une histoire documentée de la société industrielle américaine (1910-191 l) [11]. L’article sur les fabricants de chaussures y fut placé en guise de préface. Il dirigea ensuite une Histoire du travail aux États-Unis (1918) [12]. Cette publication, d’inspiration plus sociale que le projet résolument économique en chantier au même moment à l’Université Johns Hopkins, eut une influence considérable sur l’historiographie américaine du travail, comme en témoignent les comptes-rendus à l’époque même et les travaux ultérieurs [13]. Commons, qui à l’origine devait se charger de couvrir la période coloniale, l’après guerre civile et l’organisation industrielle du travail, ne composa en fait que l’introduction.
12Il y reprend l’argument déjà développé dans son article sur l’industrie de la chaussure, selon lequel la lutte continuelle pour étendre les marchés est la cause fondamentale du changement économique : "C’est l’expansion des marchés sur cette vaste étendue et dans l’histoire, de l’époque coloniale jusqu’à nos jours, qui a changé la nature de la concurrence et en a accentué la contrainte, qui a dissocié les manufactures de l’agriculture, introduit l’intermédiaire, produit de nouveaux ajustements entre les classes sociales et effacé les limites illusoires qui matérialisaient la juridiction des États" (Commons, 1918a, I:6). La spécificité de l’histoire du travail aux États-Unis tenait précisément pour Commons à l’impact de l’extension des marchés qui y aurait été plus important qu’en Europe, à cause de l’étendue du pays et de l’absence de barrières féodales sur le commerce. Commons ne faisait en cela que reprendre les théories développées par Frederick Jackson Turner sur la signification de la frontière dans l’histoire nord-américaine (cf. Commons, 1934a : 43 et 128-37). Les deux hommes, qui s’étaient connus à l’université Johns Hopkins au séminaire de Herbert Baxter Adams, partageaient l’idée d’une histoire considérée comme une série de conflits d’intérêts contradictoires. Quand Turner quitta l’université du Wisconsin pour Harvard en 1910, il suggéra d’ailleurs au département d’histoire de recruter Commons, alors en poste au département d’économie, pour le remplacer.
13D’autres raisons liées à la singularité de l’histoire américaine expliquaient selon lui la constitution d’un syndicalisme plus conservateur aux États-Unis. Alors qu’en Europe, les exigences syndicales s’étaient souvent doublées de prétentions politiques, on ne retrouvait pas une semblable connexion aux États-Unis, où les ouvriers blancs disposaient du droit de vote. En outre, parce que l’organisation fédérale du gouvernement et la prégnance d’un système judiciaire éminemment conservateur rendaient difficile l’action politique, les revendications du mouvement ouvrier s’étaient portées essentiellement sur les conditions de travail et des questions économiques. L’afflux d’ouvriers immigrés et leur difficile intégration conféraient en outre aux revendications syndicales un caractère racial, plus qu’elles ne traduisaient une véritable conscience de classe. Commons observait enfin que les fluctuations de la conjoncture avaient retardé la constitution d’un syndicalisme stable aux États-Unis : celui-ci n’avait été véritablement actif que lors des périodes de croissance économique : "des grèves dures, syndicalisme et lutte des classes s’étendirent subitement à tous les secteurs de l’industrie dans le pays" (Commons, 1918a, I:11). A l’inverse, pendant les phases de récession, le mouvement du travail avait eu tendance à se replier sur des idéologies utopiques et à se limiter à des actions charitables auprès des chômeurs.
14Dans cette histoire du travail qu’il dirige, Commons reprend la périodisation précédemment esquissée dans son article sur les fabricants de chaussures mais en la généralisant à l’ensemble des activités industrielles. Au cours de la période coloniale, l’artisan itinérant s’était progressivement fixé en ville. Les intérêts identiques du marchand, de l’employeur et du journalier y étaient représentés, pour chaque secteur d’activités, par les guildes soucieuses de défendre les conditions de travail et de vente. L’évolution des formes du marché - avec l’essor des entrepôts et l’extension du système de crédit notamment - allait entraîner, à la fin du XVIIIe siècle, la séparation progressive des fonctions de marchand, d’employeur et d’ouvrier salarié. Commons entrevoyait un dernier stade de cette évolution avec le système bancaire auquel les marchands avaient eu recours au même moment pour étendre leurs crédits. On verra que Commons reprendra en les affinant ces séquences de développement économique dans ses travaux ultérieurs.
15Commons esquisse ainsi une périodisation de l’histoire du travail centrée sur les conflits issus de la contradiction entre l’évolution du système capitaliste et celle des formes d’organisation industrielle. Sur le même modèle, les théories économiques constituaient autant de réponses conjoncturelles aux tensions sociales : "La science de l’économie politique de l’après-guerre est l’aboutissement de sept siècles de conflits économiques et de la douzaine d’écoles qui en résulta" (Commons, 1934a/1990, I:116). Cependant ces théories, selon Commons, loin d’expliquer et de résoudre les conflits existants, se limitaient à proposer des idéalisations d’une harmonie future des intérêts (cf. Commons, 1934a/1990, I:108).
16C’est ainsi que Commons entreprend de montrer que l’économie institutionnelle, loin d’être une simple spéculation théorique, constitue une alternative réformatrice aux excès de l’économie de marché. De même que ces dérèglements résultent de l’évolution intrinsèque du capitalisme, les conceptions théoriques qui leur sont organiquement associées s’inscrivent dans un processus intellectuel. A ce titre, Commons devait nécessairement en venir à porter un éclairage critique sur l’histoire de la pensée et des catégories qu’elle a développées.
17Le point de départ de son analyse est un bilan critique de la théorie néo-classique, accusée de s’enfermer dans une approche statique de l’économie. Comme les tenants de l’école historique allemande avant lui, Commons ne manque pas d’affirmer la dimension historique de cette discipline. Il reproche précisément à la théorie néo-classique de n’avoir pas pris en compte le caractère changeant et transitoire des phénomènes économiques (cf. Commons, 1934a/1990, I:424). En postulant un individu rationnel soucieux de son seul intérêt personnel, les économistes classiques s’étaient enferrés selon Commons dans des déductions dogmatiques, qui les empêchait de penser le changement historique. Supposer un tel comportement immuable et uniforme revenait de fait à nier l’historicité des phénomènes économiques et à conclure à des lois déterministes. En réaction contre des modèles abstraits et des principes universels dont il dénonce le caractère généralisant et réducteur, Commons entend élaborer une conception relativiste de la théorie économique, intégrant la dimension historique (cf. Commons, 1934a/1990, I:474 ; et 1950:139-144). On ne pouvait pas selon lui oublier que l’action des hommes en société est toujours médiatisée par sa relation au contexte : "En fait, la science économique est autant une histoire des changements qui s’opèrent dans le cadre des opportunités offertes aux individus" (Commons, 1950:140). Il souligne donc la vocation de l’histoire à prendre en considération de multiples conditions et des causes variées, en accord avec la nature changeante et contingente des phénomènes.
18C’est précisément au nom de cette historicité de l’économie que Commons entreprend de montrer que son projet théorique est lui-même le produit d’une généalogie intellectuelle. Il revendique ainsi une filiation conceptuelle dans laquelle s’inscrirait l’économie institutionnaliste, conçue comme une étape de l’économie politique. En effet, Institutional Economies ne prétend pas être une récusation des théories précédentes : "Le problème n’est pas d’inventer une économie différente — l’économie institutionnelle — en rupture avec les écoles précédentes, mais de rendre à l’action collective, dans toutes ses modalités, la place qui lui revient dans la théorie économique" (Commons, 1934a/1990, I:5). Le sous-titre même d’Institutional Economics, "Its place in Political Economy", suggérait l’ambition de se situer dans un vaste mouvement de la pensée. De fait, Commons, en adoptant le pragmatisme de Peirce, conçoit la vérité comme une notion contingente, qu’un processus cognitif permet de révéler graduellement. Les auteurs qui l’ont précédé avaient eux-mêmes participé à cette objectivation progressive. MacLeod avait ainsi, selon Commons, contribué à mettre au jour le double sens de "bien", en distinguant la chose matérielle et la propriété de celle-ci. Dans cette perspective, l’économie institutionnelle "est indissociable des découvertes remarquables et des perceptions des économistes classiques et psychologiques" (Commons, 1931 : 648).
19Commons s’emploie dans les premiers chapitres d’Institutional Economics à rechercher les fondements philosophiques et psychologiques de l’économie politique, en posant quelques auteurs comme autant de jalons de ce processus théorique (John Locke, François Quesnay, David Hume et Charles Peirce, Adam Smith, Jeremy Bentham, William Blackstone et Malthus). Commons interrompt ensuite le fil chronologique de cette histoire intellectuelle, sans toutefois justifier ni cette rupture de présentation en chapitres monographiques, ni la césure temporelle qu’elle suggère. Les auteurs postérieurs, auxquels sont cependant reconnues leurs spécificités théoriques, sont simplement répertoriés dans deux phases majeures de l’économie politique : l’économie de l’ingénieur (Engineering Economics) ou matérialiste (Materialistic Economics), centrée sur la valeur-travail et l’efficience productive (que Commons fait débuter avec Ricardo, que théorise Marx et qui trouve son apogée avec F. Taylor), et l’économie domestique (Home Economics) ou psychologique (Psychological Economics), qui érige une science de l’échange fondée sur un concept psychologique de rareté (à laquelle Commons associe Gossen, Jevons, Menger et Bôhm-Bawerk).
20L’ambition de Commons n’est assurément pas de proposer une histoire intellectuelle de l’économie politique, mais d’élaborer une nouvelle conception de celle-ci. C’est pourquoi son projet théorique ne peut se comprendre sans envisager les principes méthodologiques qui guident son investigation scientifique. Parce que la connaissance participe pour lui d’une pratique évolutive, Commons élabore dans le même temps son objet et la méthode pour le construire, en développant au fur et à mesure de son propos, les catégories conceptuelles dont il a besoin. Ce processus génétique de théorisation, qui s’inspire de la méthode d’enquête de Dewey et Peirce, constitue une démarche fondamentalement heuristique : "La méthode de la science historique, et donc de la science économique, se définit par le processus d’analyse, de genèse et de perception" (Commons, 1934a/1990, II:746).
21L’analyse consiste en premier lieu à classer des concepts en identifiant leurs caractéristiques communes afin de réduire leur complexité. Ce procédé amène Commons à rompre la succession chronologique des théories et de leurs auteurs pour les reclasser dans d’autres taxinomies et les comparer (cf. Commons, 1934a/1990, I:117-20). A. W. Coats recensa ainsi pas moins d’une quarantaine de termes employés par Commons pour désigner les différentes écoles économiques [14].
22Mais, dans la mesure où Commons entend fonder par la genèse ses propres notions, il a besoin de dérouler dans le temps les concepts identifiés chez les auteurs antérieurs. Le principe désigne, dans sa terminologie, cette dimension temporelle et dynamique d’un concept qui évolue. Commons s’attache à relever les modifications que le temps et le contexte historique font subir aux notions, soit que la théorie qui les avait formulées soit incomplète, soit que le phénomène qu’ils tentent de décrire ait changé. Il remonte ainsi constamment jusqu’aux "Pionners of New Insights" (Commons, 1934a/1990, I:121), les auteurs qui les premiers formulèrent un concept fondamental ou introduisirent une précision essentielle [15]. Pour chacun des auteurs évoqués, Commons commence par rappeler le cadre proprement théorique de sa pensée, avant de montrer la postérité de ses idées. Par exemple, "la théorie de Ricardo remaniée par K. Marx et l’ingénieur F. Taylor transparaît dans les théories de l’efficience du management scientifique, et remaniée par H. George dans celle de l’impôt unique. La théorie malthusienne de la rente, reprise par les économistes psychologiques, transparaît dans la théorie de la productivité spécifique de J.B. Clark" (Commons, 1934a/1990, I:349). L’histoire intellectuelle de l’économie politique se lit donc, pour Commons, à travers la généalogie de ces nouvelles perceptions. En remontant jusqu’à la première énonciation de chaque idée et en examinant ses modifications successives, il entend distinguer les acceptions multiples qui se sont greffées au cours du temps sur le sens originel (Cf. Commons, 1934a/1990, I:400). Le sens d’un concept n’étant pas fixé dans l’absolu, il reflète toujours les valeurs et les a priori du moment. Commons est ainsi moins intéressé à introduire de nouveaux concepts, qu’à clarifier les significations sédimentées par le temps et à dissiper les confusions qui se sont introduites selon lui, notamment entre le sens économique et le sens légal des termes.
23Cette démarche compréhensive, qui combine l’analyse et la genèse, lui permet de formuler de nouvelles perceptions et de construire sa propre théorie à partir des notions dégagées dans l’histoire de l’économie politique. Fidèle à la tradition pragmatiste, Commons conçoit en effet la vérité non pas comme une réalité objective, mais comme un consensus d’opinion. Il tente donc de créer un compromis synthétique entre les auteurs qui l’ont précédé et ses propres analyses. Il suggère d’ailleurs que la plupart de ses propres idées étaient implicitement contenues dans les théories antérieures [16]. Tout au plus la démarche qu’il préconise prétend-elle fournir une approche plus cohérente et plus intelligible de l’économie, en intégrant le droit, l’éthique, la philosophie sociale ainsi qu’une perspective historique.
24Un tel procédé appelle cependant de sérieuses réserves. Alors qu’il prétend s’inscrire dans une généalogie conceptuelle, il l’instrumentalise pour alimenter ses propres constructions théoriques, quitte à la dévoyer parfois par ses interprétations personnelles. Il le reconnaît lui-même : "Ce que j’ai essayé de faire, c’est de développer un système de pensée, qui donne leur juste poids à toutes les théories économiques, modifiées par ma propre expérience" (Commons, 1934a/1990, I:8). Commons n’appréhende les auteurs qu’il commente qu’en fonction de ses propres attentes et présupposés, et n’en retient ainsi que les aspects qui intéressent sa propre théorie. Jeff E. Biddle a bien montré le "présentisme instrumental" de Commons, qui emprunte à Malthus l’idée du caractère volontaire de la nature humaine et le rejet de toute idée de rationalité, parce que ces arguments sont compatibles avec son projet théorique [17]. Il en va de même pour le traitement qu’il fait de Smith. Non content de sélectionner les seuls concepts qui lui sont utiles, Commons les reformule à son gré. Il substitue ainsi ses propres notions aux terminologies des auteurs auxquels il se réfère. Par exemple, au terme de productivité employé par Marx, qui pouvait selon Commons signifier tout autant la production de la valeur d’usage et la production de valeur mesurée par la quantité de travail, il préfère le terme d’efficacité (cf. Commons, 1934a/1990, I:378).
25En réalité, Commons construit d’entrée de jeu les unités de compréhension qui lui permettent de lire rétrospectivement les théories de ses prédécesseurs. Il les passe ainsi au filtre de ses propres concepts : "Nous devons faire le détail de ces changements historiques pour les suivre dans la théorie économique, afin d’asseoir les théories contemporaines de transactions, règles opératoires et going concerns" (Commons, 1934a/1990, I:52). Dans un dialogue posthume avec les auteurs, il tente "à travers les écrits économiques depuis John Locke jusqu’au XXe siècle, de découvrir dans quelle mesure ils ont ou non introduit l’action collective" (Commons, 1934a/1990, I:5). A partir de cet a priori, il n’a pas de mal à affirmer que ces auteurs, aveuglés par un individualisme méthodologique, n’avaient pas vu que le comportement humain est inévitablement contrôlé, libéré et développé par l’action collective. La lecture que Commons fait de ces auteurs est donc fortement biaisée dans la mesure où elle sert à légitimer sa théorie de départ, exposée comme préliminaire à son incursion dans le passé.
26En déroulant une histoire de la pensée économique, censée être le prélude à la formulation de l’économie institutionnelle, Commons cherche donc à légitimer sa propre théorie. Cependant, tout en prétendant s’inscrire dans la lignée des théories antérieures, il s’en démarque parfois radicalement.
27C’est au nom du relativisme historique qu’il professe que Commons propose, dans Institutional Economics, un modèle général d’interprétation du système capitaliste et une périodisation heuristique de son évolution. Il considère en effet le capitalisme comme un concept dynamique dont l’unité fondamentale, le going concern, ainsi que le suggère cette forme verbale, est essentiellement évolutive. Les caractéristiques contemporaines de ce système économique sont donc selon lui le produit d’une construction historique.
28En cela, Commons reprend des arguments déjà avancés par l’école historique allemande, dont l’institutionnalisme américain est communément présenté comme un prolongement à cause de leurs similitudes théoriques. Cette école eut en effet une influence considérable sur les sciences sociales aux États-Unis et sur l’American Economic Association (créée en 1885) ; elle s’explique notamment par l’analogie des problèmes posés par la constitution de l’unité allemande et par la réunification américaine après la guerre civile [18]. Commons reconnaissait d’ailleurs pour sa propre réflexion l’influence de cette approche qui "a introduit dans la science économique la méthode de la recherche historique, qui prit de l’importance à cette époque" (Commons, 1934a/1990, I:115) [19]. C’est Richard T. Ely (qui avait été l’étudiant de Johannes Conrad à Halle) qui lui fit découvrir les travaux de Gustav Schmoller et d’autres représentants de l’école historique allemande. A la suite des modèles historico-génétiques proposés par Karl Bücher, Gustav Schmoller, Werner Sombart notamment, Commons tenta lui aussi une périodisation du capitalisme.
29Commons se démarque ainsi de Thorstein Veblen, autre illustre représentant de l’institutionnalisme américain, plus critique à l’égard des conceptions historicistes. Ce dernier avait proposé une périodisation de l’évolution économique du monde occidental, fondée sur l’interaction dynamique d’instincts trans-historiques, de progrès technologiques et d’arrangements institutionnels. La barbarie primitive (jusqu’à la première moitié du néolithique) caractérisait une période où coexistaient pacifiquement de petites unités agricoles fondées sur la propriété commune et l’instinct grégaire. La propension à l’émulation allait cependant engendrer la formation du surplus et opérer du même coup un renversement institutionnel avec l’apparition de la propriété privée. Ces changements préparèrent l’avènement de l’ère barbare dominée par l’instinct de prédation et les rivalités entre les communautés pour accaparer le surplus économique. Les principes de domination et de soumission régissaient alors les sociétés de l’Asie ancienne (où ils étaient particulièrement développés) et celles de l’Europe féodale (dans une moindre mesure) [20]. Après l’ère artisanale dominée par l’artisan individuel producteur et vendeur de son travail, et l’instinct de workmanship, arrive enfin l’âge de la machine, que Thorstein Veblen fait débuter à la fin du XVIIIe siècle, où l’emportent la domination standardisée des ouvriers et la volonté de profit des entrepreneurs [21]. Le modèle de Commons diffère de celui de Veblen sur deux points essentiels. Alors que Veblen avait insisté sur les adaptations, qui ne sont pas institutionnalisées, à de nouvelles circonstances matérielles, Commons privilégie, comme on le verra, les processus judiciaires et législatifs dans l’évolution de l’économie. D’autre part, Veblen avait tenté d’appréhender l’histoire économique dans l’ensemble de son développement ; Commons en revanche ne s’intéresse pas aux types d’organisation économique qui ont pu précéder le capitalisme. Il rejette les étapes anthropologiques comme étant des périodes primitives de rareté caractérisées par le communisme (Cf. Commons, 1934a/1990, II:766 et 774). Seules l’occupent l’émergence et l’évolution du système capitaliste.
30Commons fait donc débuter son histoire du capitalisme avec l’apparition du "système contemporain de négociation issu du féodalisme" (Commons, 1934a/1990, I:121). Locke, avec lequel s’ouvre Institutional Economics, incarne précisément pour Commons la transition entre le féodalisme et les débuts du capitalisme : il fut "le porte-parole de la révolution qui fit passer l’Angleterre du féodalisme au capitalisme" (Commons, 1934a/1990, I:51). Si, dans Institutional Economics, Commons ne s’attarde pas sur cette transition, c’est sans doute parce que, dans Legal Foundation of Capitalism, il s’est déjà attaché à retracer les fondements juridiques du capitalisme et à interpréter l’évolution du système économique anglo-américain depuis le féodalisme. Dans cet ouvrage, Commons suggère d’ailleurs une périodisation économique (féodalisme, capitalisme et industrialisme) correspondant globalement à trois formes de marchés (rent bargain, price bargain et wage bargain), qui auraient évolué corrélativement sur huit siècles et successivement dominé. Au cours de cette évolution, Commons centre notamment son analyse sur la lente construction des notions de propriété et de droits de propriété [22].
31A travers le déclin du féodalisme, Commons analyse principalement la transition économique et légale qui permit l’émergence du capitalisme. A l’époque féodale, la propriété n’était pas distincte de la souveraineté, qu’elle relevât de la prérogative royale ou du pouvoir seigneurial. La propriété corporelle conférant alors un pouvoir à la fois sur les choses et sur les hommes, la liberté personnelle n’avait pas de statut bien défini. Et dans la mesure où la propriété relevait de la volonté souveraine, le bien concédé ne consistait qu’en promises (privilèges, franchises ou libertés) mais il ne s’agissait pas de véritables droits de propriété. L’introduction de la monnaie pour la fixation et le paiement des impôts royaux, en remplacement des redevances seigneuriales arbitrairement acquittées en nature (XIVe-XVe siècles), allait entraîner, en même temps qu’une dissociation entre souveraineté et propriété, la séparation progressive de l’économique et du politique : "Graduellement, la rente gouvernementale tut extraite de la rente économique par le processus de transformation de la valeur d’usage en valeur d’échange grâce à l’introduction de la monnaie" (Commons, 1924a/l 995:219). Avec le rapport monétaire qui ébranla le système féodal, émergèrent la propriété privée et la liberté économique (l’individu, après avoir acquitté les impôts royaux, est libre de profiter des opportunités du marché pour vendre sa production), deux catégories nécessaires à l’apparition de l’économie d’échange. En axant son analyse sur le rôle fondamental du prélèvement d’État dans la définition du capitalisme, Commons propose un modèle alternatif à l’historiographie d’inspiration marxiste de la transition du féodalisme au capitalisme, qui était centrée sur la différenciation de l’économique et du social. Pour Commons, la construction de l’État de droit et les progrès de la common law représentent au contraire la condition historique du développement des institutions essentielles à l’économie de marché. L’État monopolisa l’usage de la violence, en imposant la primauté des juridictions royales sur les justices seigneuriales à partir du XIIe siècle, et en organisant une armée royale qui se substituait aux troupes qu’entretenaient les princes féodaux. Ce processus a contribué à l’affirmation des droits individuels en plaçant les sujets sous une loi commune, et à la fondation de la communauté politique (commonwealth). Signe de la complexité de cette double impulsion fiscale et juridique, et de la variété de ses évolutions, Commons est amené à situer cette transition à différents moments de l’histoire, au début et à la fin du XVIe siècle (cf. Commons, 1924a/1995:225), en 1689 (cf. Commons, 1934a/1990, I:13 et 51), en 1789 (cf. Commons, 1934a/1990, I:487), et au milieu du XIXe siècle (cf. Commons, 1934a/1990, II:881).
32Commons ne s’intéresse au féodalisme que dans la mesure où il lui permet de décrire les conditions nécessaires à l’émergence du capitalisme, notamment l’apparition de la valeur d’échange et d’une conception immatérielle de la propriété. Avec le développement de l’économie marchande, les guildes, qui sont "les lieux dont est issu le capitalisme" (Commons, 1924a/1995:226), furent progressivement dépossédées de leur privilège de closedshop (se dit d’une corporation qui n’admettait que des travailleurs affiliés) et de divers autres monopoles (1599-1602). Les cours de justice furent dès lors en mesure de construire une common law of price bargaining. Cependant, les marchands ne pouvaient pas anticiper sur des profits à venir tant qu’ils n’étaient pas assurés d’un système stable de droits de propriété et qu’ils restaient sous le coup de l’incertitude liée à l’arbitraire royal. Les luttes politiques du XVIIe siècle, dont les prémices remontaient à la Magna Carta (1215), permirent d’infléchir la prérogative royale, et de rendre les cours de justice indépendantes du souverain. Les marchands obtinrent dès lors la reconnaissance légale de certaines pratiques commerciales en matière de libre concurrence et d’exécution des contrats. Commons estimait que l’officialisation de la négociabilité des effets de commerce aurait contribué à faire baisser les taux d’intérêts pratiqués à l’époque et à accélérer la circulation du capital [23].
33Le capitalisme entra, selon Commons, dans une nouvelle phase avec l’essor du marché salarial. La spécificité du rapport salarial, par nature inégalitaire, impliquait en effet de nouvelles conceptions juridiques, pour protéger l’ouvrier de la contrainte économique. En étudiant les décisions des cours de justice au XIXe siècle, Commons s’efforça notamment de montrer qu’elles avaient favorisé les représentants du capital, plutôt que les syndicats. Ce n’est qu’à la fin du siècle (notamment avec le cas du procès qui opposa Holden et Hardy en 1898), que l’on commença à reconnaître aux travailleurs le droit d’organisation et de grève, donc des droits légaux sur le travail qu’ils fournissaient.
34L’histoire du capitalisme réside donc dans une transformation corrélative (le legal-economic nexus) de l’économique et du politique, que Commons décline en souveraineté executive à l’époque de la monarchie suzeraine, puis législative après la révolution anglaise avec l’avènement d’un gouvernement représentatif, et enfin judiciaire avec la primauté de la Cour Suprême (Cf. Commons, 1934a/1990, II:684).
35Les deux derniers stades - capitalisme et industrialisme - recoupent pour partie la chronologie du capitalisme qu’esquisse Commons dans Institutional Economics. Il y décompose l’histoire du capitalisme en phases industrielles (liées aux degrés de développement technologique de la production), grossièrement délimitées dans le temps. Au capitalisme marchand qu’il situe entre le XVIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, succèdent le capitalisme patronal (jusqu’au milieu du XIXe siècle) et finalement le capitalisme bancaire, la forme contemporaine du capitalisme (cf. Commons, 1934a/1990, II:763-88). Les délimitations chronologiques des deux dernières périodes varient toutefois au cours du livre. Commons commence en effet par restreindre le dernier stade du capitalisme au seul XXe siècle – "au vingtième siècle s’épanouit un troisième stade du capitalisme que nous désignons par capitalisme bancaire" (Commons, 1934a/1990, I:115 et II:806) -, puis y inclut la seconde moitié du XIXe siècle (cf. Commons, 1934a/1990, I:122). Cette dernière période, qui ne figurait pas dans l’article de 1909, fut ajoutée dans Institutional Economics à l’exemple de l’industrie de la chaussure, que Commons reprit pour illustrer la dynamique historique du capitalisme (United Shoe Machinery Company).
36Commons hésite parfois entre l’histoire singulière du capitalisme anglo-saxon et la description d’un processus universel, mais il s’attache à moduler la chronologie en fonction de la conjoncture nationale propre à chacun des pays étudiés. Si la révolution de 1689 en Angleterre marque la transition entre le féodalisme et le capitalisme marchand, c’est Turgot qui incarne le passage de l’une à l’autre période en France (cf. Commons, 1934a/1990, I:121 et 487). On observe des décalages chronologiques semblables en fonction des branches d’activités. Ainsi en Angleterre, le capitalisme patronal compte une cinquantaine d’années d’avance dans les industries textiles et métallurgiques (cf. Commons, 1934a/1990, II:771). A l’inverse, des résistances et des survivances peuvent venir troubler cet ordonnancement chronologique : "La dernière étape, la finance, n’est pas complètement achevée dans le cas des fermiers américains, qui en sont encore à l’époque du capitalisme marchand" (Commons, 1950:61).
37Chacune de ces périodes capitalistes est définie par le type d’agent qui domine alors l’activité économique, le marchand, l’employeur industriel, puis le banquier : "Les trois termes ci-dessus ne désignent pas des périodes historiques nettement circonscrites, mais la prééminence relative du marchand, de l’industriel ou du banquier au cours de l’évolution du capitalisme. Ces trois stades coexistent tous au même moment dans différentes industries américaines" (Commons, 1950:62). Moins qu’une simple succession de trois stades économiques, Commons conçoit donc un schéma dialectique où chacune de ces trois activités existe comme force agissante dans l’évolution du capitalisme. Ainsi, le capitalisme bancaire trouve ses origines dans les banques commerciales créées pendant la période du capitalisme marchand (cf. Commons, 1934a/1990, I:116). Le processus économique va simplement contribuer à différencier les trois types de capitalistes et leur conférer successivement un rôle prédominant. Dans un premier temps, le marchand, en contrôlant le capital et le travail, dominait l’activité économique. Avec l’introduction du système industriel, le capitaliste-employeur l’a peu à peu supplanté, combinant les fonctions d’employeur (soucieux de réduire les salaires) et de marchand (désireux de réduire les prix). Et, pour consolider ses entreprises et faire face à l’extension des marchés et à la compétition économique accrue, l’industriel dut solliciter l’aide financière du banquier. L’essor des grandes sociétés industrielles, la généralisation du système de crédit et la puissance des banques centrales, contribuèrent à élever le financier au rang d’acteur principal de l’économie.
38Il est intéressant à ce titre de rapprocher l’évolution du capitalisme telle qu’elle est décrite par Commons, de l’histoire qu’en fait F. Braudel. Même si celui-ci avait vigoureusement réfuté une telle trilogie dialectique du capitalisme, considérant que les négociants cumulaient les activités de commerce, de production et de finance, les deux hommes s’accordent pour relativiser l’importance de l’industrialisation dans l’histoire du capitalisme et reconnaissent l’État comme constitutif du fonctionnement de ce système.
39Pour Commons, l’évolution du capitalisme en stades n’est pas due aux seules forces du marché. Il est donc amené à complexifïer son schéma tripartite initial en y incorporant les dimensions juridique et éthique. Il reproche précisément à Marx et à Veblen d’avoir retenu, l’un le mode de production dominant, l’autre, le primat technologique, comme seul fondement du développement historique du capitalisme. Or Commons refuse d’adhérer à un tel monisme causal, qui implique un ordre des déterminations et une subordination à l’économique. Pour lui l’histoire du capitalisme, conçu comme une économie globale, réside dans l’interaction réciproque à travers l’histoire entre les changements technologiques (industrial stages) et les fondements institutionnels de l’économie (economic stages) : "En adoptant un point de vue historique, on distingue trois périodes économiques correspondantes" (Commons, 1934a/1990, II:773). Même si Commons distingue, pour la clarté de l’exposé, les industrial des economic stages, il n’envisage aucun rapport unilatéral de causalité entre les premiers et les seconds.
40Il décline ainsi l’évolution du capitalisme - émergence, dynamique et régulation - sur le mode de la rareté, puis de l’abondance et enfin de la stabilisation. En réduisant ainsi dans l’abstraction la complexité du changement historique, Commons livre une conception dynamique de l’idéal-type capitaliste de Max Weber. Les multiples usages qu’il fait de ces concepts, qui désignent à la fois des entités et des processus, contribuent cependant à obscurcir ses analyses. Ainsi la rareté et l’abondance renvoient tantôt à des catégories économiques, tantôt à des configurations historiques singulières.
41La rareté, associée au capitalisme marchand, correspond à des temps d’inefficacité, de violence et de superstition, où la liberté individuelle était étroitement soumise au pouvoir communautaire, féodal ou étatique. Durant la période préindustrielle, ces institutions exerçaient un contrôle sévère de l’activité économique pour se prémunir elles-mêmes. On trouve des exemples de ce capitalisme défensif aussi bien dans les guildes médiévales, qu’à l’échelle nationale avec la politique mercantiliste (cf. Commons, 1934a/1990, I:331). C’est en réaction contre de telles pratiques que les cours de justice allaient progressivement établir les règles du marché libre. La révolution industrielle et l’accroissement des capacités productives remplacèrent la rareté par l’abondance. Cette période octroya davantage de libertés aux individus, qui eurent désormais la possibilité de négocier efficacement parmi des offres plus nombreuses. Cette forme offensive du capitalisme fut marquée par une déprise du contrôle étatique et une compétition économique destructrice. On vit alors se succéder des cycles irréguliers, où alternaient des phases de croissance avec des périodes de récession. Le développement des syndicats s’explique dans ce contexte (Syndicate Capitalism). La stabilisation, "qui débute avec les mouvements de concertation entre capitalistes et travailleurs au XIXe siècle" (Commons, 1934a/1990, II:773), représente la phase où l’on commença à réguler cette instabilité économique qui ne fit que s’accroître avec le capitalisme bancaire. Les sanctions gouvernementales en Italie et en Russie, les lois antitrusts et les concertations avec les syndicats aux États-Unis (cf. Commons, 1934/1990, II : 782) constituaient pour Commons autant de tentatives contemporaines pour réguler l’alternance entre l’abondance et la rareté, en subordonnant l’individu à l’action collective.
42Le capitalisme est ainsi resitué à travers l’évolution des institutions considérées dans leurs dimensions tant économiques que juridiques. "L’économie institutionnelle consiste à revenir sur les décisions juridiques des derniers siècles" comme le soulignait Commons (cf. Commons, 1934a/1990, I:5). Dans la mesure où il considère les transformations du droit comme constitutives des changements économiques, il est normal que les décisions de justice ponctuent l’histoire du capitalisme. Dans Legal Foundations of Capitalism notamment, Commons insiste sur le rôle des cours de justice qui sanctionnent de nouvelles pratiques et en prohibent d’autres. Les décisions judiciaires entérinent à ses yeux les changements institutionnels nécessaires pour résoudre les conflits [24] et adapter les règles juridiques aux contraintes économiques et sociales du moment. A ce titre les tribunaux interviennent dans l’histoire comme un opérateur qui fixe les règles nécessaires à la cohésion de l’ordre social. Et, inversement, pour l’économiste attentif aux évolutions historiques, les jugements rendus permettent d’observer les changements accomplis.
43Ce faisant, Commons postule la continuité du capitalisme à travers ses différentes et successives phases historiques, où s’enchaînent des états provisoires et des changements décisifs. L’évolution historique s’opère ainsi par glissements successifs, de la valeur d’usage à la valeur d’échange, d’une société régie par la stabilité des statuts à "un âge du contrat et de la compétition" (Commons, 1934a/1990, II:703), d’une action concertée pour augmenter la production de richesses à une volonté de la contrôler (cf. Commons, 1934a/1990, I:346), etc. Selon la même logique, chaque école économique passée a selon lui des prolongements dans l’époque contemporaine. Ainsi la doctrine des physiocrates français trouve un écho dans les revendications agraires et fiscales des farmers américains, et dans leur engagement politique du côté du parti démocrate (cf. Commons, 1934a/1990, I:109-15). Le changement historique est en effet conçu comme une succession continue d’étapes dans le temps davantage que comme une suite de ruptures. La difficulté de Commons à intégrer la conjoncture des prix (qu’il considère comme l’épine dorsale (the backbone) économique de l’histoire) et les cycles économiques dans son modèle temporel du capitalisme, contribue à lisser une évolution qui apparaît dénuée de fluctuations, de crises et de retards. Seules les révolutions politiques - qu’il s’agisse de 1689 ou de 1789 -, en libérant l’économie des contraintes anciennes, constituent des charnières essentielles dans la dynamique du capitalisme. Une autre discontinuité notable que relève Commons se situe entre le capitalisme marchand et les deux phases suivantes du processus. Alors que le capitaliste marchand détenait le contrôle à la fois physique et légal (droits, devoirs et libertés assignés aux individus par la communauté) des biens, on assiste par la suite à une séparation progressive de ces deux pouvoirs : l’industriel, puis le banquier, conserveront le transfert légal, déléguant la production aux seuls ouvriers.
44Cependant, Commons conçoit le processus non pas comme un progrès, qui conférerait un sens à l’histoire, mais comme une évolution dont le terme final n’est pas spécifié. Il reproche à Marx de n’avoir pas su se départir d’une approche téléologique de l’histoire, en postulant "le balancement de la civilisation dans l’histoire depuis la thèse du communisme primitif jusqu’à l’antithèse de l’individualisme au XVIIIe siècle, pour revenir à la synthèse inéluctable du communisme à venir" (Commons, 1934a/1990, I:367 et II:878). Commons ne peut se satisfaire d’une telle pensée circulaire qui revient en somme à nier l’histoire, dont la fin serait un simple retour aux origines. Veblen avait selon lui souscrit à un semblable déterminisme historique, quand il prétendait, dans Impérial Germany and the Industrial Revolution (1954), que le progrès technologique requérait l’unification des principautés allemandes et y favoriserait sur le long terme l’avènement d’une idéologie démocratique et pacifique [25]. Chez Commons, en revanche, le processus historique décrit est stochastique et non finalisé. En cela il s’apparente davantage à une conception kantienne de l’histoire considérée comme un fil conducteur réfléchissant une certaine rationalité sans finalité dogmatique. Il n’en reste pas moins que même si Commons ne détermine pas de sens à l’histoire, la structure logique des concepts qu’il utilise suggère une orientation implicite : l’histoire du capitalisme doit tendre vers la stabilisation.
45Cependant, refuser une explication téléologique de l’histoire ne signifie pas nécessairement renoncer à toute visée prospective : la stabilisation "on peut [la] trouver dans le communisme, le fascisme, le capitalisme bancaire, ou tout autre mouvement de concertation qui s’efforce de résoudre des situations de conflit et d’instabilité" (Commons, 1934a/1990, II:788). L’ambition de Commons est de trouver de nouveaux arrangements institutionnels susceptibles de corriger les effets déstabilisateurs du capitalisme bancaire pour aboutir à un capitalisme raisonnable. N’avait-il pas confessé dans ses mémoires que son objectif était de sauver le capitalisme en le rendant meilleur (cf. Commons, 1934b : 143) ? Ce capitalisme raisonnable n’emprunte en rien à la conception hégélienne d’une histoire spéculative qui consisterait en une révélation graduelle de la raison. La distinction que Commons établit entre le rationnel et le raisonnable implique en effet une vision de l’histoire bien différente. Alors que la rationalité postule un principe absolu, stable à travers le temps, le raisonnable suppose une adaptation continue des règles aux institutions sociales et à un contexte donné : "Cette idée institutionnelle de raison et de valeur raisonnable a été collective et historique" (Commons, 1934a/1990, II:682).
46L’histoire représente donc bien pour Commons une dimension constitutive de l’économie. La perspective historique qu’il adopte lui permet de montrer que tout se joue dans le temps, le présent ayant des extensions à la fois dans le passé et dans le futur. La réalité économique se situe dans une tension entre l’expérience du précédent, l’actualité du changement, et le processus du devenir. Une telle conception de l’évolution historique s’apparente en cela à celle de Douglass C. North [26]. Cependant, si chez ce dernier le changement historique répond davantage à des critères d’optimisation et de rationalité du marché, Commons insiste pour sa part sur la récurrence des conflits et la régulation nécessaire de l’économie. C’est pour tenter de résoudre les dérives du capitalisme contemporain, que Commons en propose une compréhension historique. Si l’histoire apporte une perspective indispensable à ses démonstrations, elle ne constitue donc pas un objet autonome ; elle s’articule étroitement aux autres dimensions de son discours. En reprenant la terminologie proposée par R. Boyer pour désigner les types de relations que peuvent tisser entre elles les disciplines, on pourrait donc dire que l’histoire et l’économie relèvent chez Commons de l’interaction symbiotique (l’une et l’autre n’étant pas reconnues comme des champs autonomes) [27].
47Même si l’histoire est souvent soumise à des schématisations grossières et des raccourcis abusifs chez Commons, la réflexion de l’économiste est animée par un souci constant de prendre en compte le caractère historique des phénomènes économiques, les droits et les valeurs. Dans Legal Foundations of Capitalism notamment, il s’efforce ainsi de construire dans l’histoire les catégories de la propriété ou du capitalisme. Cela le conduit à croiser le temps court des événements politiques et des cas judiciaires, avec le temps long des structures économiques, des configurations sociales et des croyances religieuses. L’histoire ne fournit pas seulement à Commons un répertoire de matériaux et d’exempla ; elle constitue la trame de son projet théorique, même si dans Institutional Economics, il ne livre de ce processus qu’une version épurée, allégée des nombreuses références historiques qui émaillaient l’ouvrage précédent.
48C’est pourquoi Commons ne cesse d’esquisser des classifications temporelles pour rendre compte simultanément du fonctionnement et de l’évolution du capitalisme dans l’histoire. Cet aspect de sa démarche, que A.W. Coats avait négligé pour inventorier les apories de l’économiste, constitue sans doute un des traits les plus intéressants de sa pensée. Il construit la durée historique du développement du capitalisme en tâtonnant, à la recherche des charnières temporelles les plus significatives pour délimiter les étapes du processus décrit, quitte parfois à proposer, comme on l’a vu, des jalons différents dans un même ouvrage. Les découpages chronologiques qu’il propose comme clés de lecture des dynamiques économiques évoluent également d’un livre à l’autre. On passe ainsi de périodes historiques nettement distinguées dans l’article sur les Shoemakers, à des configurations théoriques complexes dans Institutional Economics, où la dialectique capitaliste se formule par le biais de concepts. Le tableau suivant montre bien ces évolutions conceptuelles de la pensée économique et historique de Commons (voir Annexe).
49Malgré ces variations, l’évolution de la pensée de Commons fait preuve d’une indéniable continuité. Le réemploi continu de l’article sur les Shoemakers le montre bien. Étude de cas d’une branche industrielle, cet exemple va par la suite servir à expliquer l’histoire du travail aux États-Unis, puis la dynamique générale de l’économie anglo-saxonne. Les conflits du travail deviennent à ce titre un modèle générique valable pour l’histoire du capitalisme tout entier. Il en est de même des deux pôles d’un même mouvement historique, perceptibles dans Institutional Economics. A travers la singularité de l’exemple anglo-saxon, Commons a tendance à suggérer une explication universelle du développement du capitalisme. Tout en affirmant le caractère évolutif des phénomènes économiques, il ne cesse donc d’élargir ses intuitions premières à des domaines de plus en plus vastes dans une généralisation théorique. A ce titre, une autre dialectique apparaît structurante de sa réflexion : entre le sentiment du changement historique et des invariants auxquels l’économiste revient pour mieux les approfondir.
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- Lescohier D. (1910), "The Knights of St. Crispin, 1864-1874 : A Study in the Industrial Causes of Trade Unionism", Bulletin of the University of Wisconsin, Madison, n° 355, p. 29.
- Loader C., Waddoups J. et Tilamn R. (1991), "Thorstein Veblen, Werner Sombart and the Periodization of History", Journal of Economic Issues, Vol. XXV, n° 2, june, pp. 421-429.
- North D. C. (1990), Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press.
- Nulty P.J. Mc. (1980), The Origins and Development of Labor Economics : A Chapter in the History of Social Thought, Cambridge, Cambridge University Press.
- Robbins L. (1947), Essai sur la nature et la signification de la science économique, Paris, Librairie de Médicis.
- Thompson R. (1989), The Path to Mechanized Shoe Production in the United States, Chapel Hill.
- Veblen T. (1964), The Instinct of Workmanship and the State of the Industrial Arts, New York, Augustus M. Kelley.
Notes
-
[1]
Université Paris I, CRHM-IDHE. conchon@ univ-paris1. fr
-
[2]
Robbins, 1947, p. 87.
-
[3]
Hill, 1978, p. 41.
-
[4]
Cf. Koselleck, 1990, pp. 307-29.
-
[5]
Cf. L.M. Hacker, "The Anticapitalist Bias of American Historians", in Capitalism and the Historians, ed. by F. A. Hayek, Chicago, University of Chicago Press, 1954, pp. 64-92.
-
[6]
Cf. L. Bazzoli, L’Économie politique de John R. Commons. Essai sur l’institutionnalisme en sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 2000.
-
[7]
Cf. Thompson, 1989 ; Lescohier, 1910, p. 29. Créée secrètement à Milwaukee en 1867, cette organisation qui comptait près de 50 000 membres trois ans plus tard, était un des syndicats les plus engagés dans la lutte salariale.
-
[8]
Cf. Brooks, 1983.
-
[9]
G. Schmoller et K. Bücher avaient fourni avec ce concept d’extension des marchés "la véritable explication de l’évolution industrielle".
-
[10]
Cf. Isserman, 1976, pp. 322-3.
-
[11]
Nouvelle édition, New York, Russell and Russell, 1958 ; vol. 1-2 : Southern Economy ; 3-4 : Reprints of labor conspiracy cases ; 5-9 : Sources (excerpts from newspapers, labor journals, books, pamphlets, manuscripts, government documents) 1820-1880 ; 10 : Index et bibliographie.
-
[12]
Commons, 1918, 2 vol., vol. 3 et 4 by D. Lescohier, E. Brandeis, S. Perlman and Ph. Taft (1935) ; vol. 1 (1918) jusqu’en 1860 ; vol. 2 (1918) 1860-1895 ; vol. 3 (1935) Working conditions and labor legislation (1896-1912) ; vol. 4 (1935) Labor movement (1896-1912).
-
[13]
Barnett, 1919, pp. 340-2. Cross, 1918, pp. 667-73.
-
[14]
Coats, 1983, p. 156.
-
[15]
Cf. Commons, 1934a/1990, I:101. "Every one of the economists, from whom we proceed to derive our present theories has contributed a new insight, not seen before, or not clearly seen".
-
[16]
Cf. Commons, 1934a/1990, I : 107 : "Institutional Economics is not something new – it always has been the obvious accompaniment of all economic theories".
-
[17]
Biddle, 1990, pp. 19-47.
-
[18]
Cf. Herbst, 1965.
-
[19]
Commons fit d’ailleurs un compte-rendu critique du livre de G. Schmoller, Der Moderne Kapitalismus (J. R. Commons and Selig Perlman, American Economic Review, XIX, 1929, pp. 78-88).
-
[20]
Veblen, 1964, pp. 168-71 et 250-1.
-
[21]
Cf. Loader, Waddoups et Tilamn, 1991, pp. 421-9.
-
[22]
Cf. Commons, 1934a/1990, I : 76 : "In the feudal and agricultural period property was mainly corporeal. In the mercantile period (Seventeenth Century in England) property became the incorporeal property of negotiable debts. In the stage of capitalism of the past forty years property becomes also the intangible property of liberty to settle upon whatever prices the seller or buyer can obtain". Cf. Biddle et Samuels, 1997, pp. 291-318.
-
[23]
Cf. Dutraive, 1993, p. 122.
-
[24]
Commons, 1924a/l995:333 : "The unfolding of [working rules] is a historical process brought about through the decision of disputes between members of concern".
-
[25]
Commons, 1934a/1990, II:657 : "The Hegelian scheme was directed towards a predetermined goal which, on the spiritual side of Hegel himself, was the unfolding of the spirit until it should reach a German world empire of unity and liberty".
-
[26]
North, 1990, p. 3 : "I then outline a theory of institutional change not only to provide a framework for economic (and other) history, but also to explain how the past influences the present and the future, the way incremental institutional change affects the choice set at a moment of time, and the nature of path dependence".
-
[27]
Boyer, 1989, pp. 1397-426.